L’Union en 2020 : quels développements possibles ?
p. 283-312
Texte intégral
1Pour faire face aux crises auxquelles l’Europe était confrontée, le journaliste Christoph Schwennicke estimait dans un article du Spiegel en mai 2010 que l’Union européenne (UE) devait soit rattraper ses retards accumulés, soit courir le risque de s’effondrer en tant qu’union (Schwennicke 2010). Le groupe de réflexion dirigé par Felipe Gonzalez est arrivé à des conclusions comparables, quoique moins dramatiques, publiées sous le titre L’Europe à la croisée des chemins au printemps 2010 (Gonzalez et al. 2010, P. 11). Une position similaire a été prise par les auteurs de l’étude prospective de l’Institut des études de sécurité de l’Union européenne (IESUE) et du National Intelligence Council, présentée à l’automne 2010 : ceux-ci parlent même d’un « moment critique » pour le monde entier et son organisation (National Intelligence Council/IESUE 2010). À l’issue des 19 analyses prospectives présentées dans cet ouvrage, comment peut-on décrire la situation dans laquelle se trouvera l’Union européenne en 2020 ? À ce stade de notre démarche, une première synthèse des 19 contributions vise à en extraire les traits saillants et les convergences. Les auteurs soulèvent deux questions essentielles quant à la situation de l’UE en 2020. D’une part, l’Union européenne sera soumise à une « pression d’adaptation » (Anpassungsdruck) plus ou moins importante, que ce soit par les défis globaux, par son environnement géopolitique ou par ses évolutions internes. D’autre part, elle devra s’efforcer d’y répondre et donc déployer une « capacité d’adaptation » (Anpassungsfähigkeit), qu’il conviendra aussi de pondérer.
Une Union soumise à une forte « pression d’adaptation »
Contestation des instances multilatérales favorisées par l’UE
2Les défis auxquels l’UE sera confrontée en 2020 exerceront sur elle une « pression d’adaptation » plus ou moins forte. Cette pression sur l’Union se traduit premièrement par une contestation et un affaiblissement des cadres de négociation multilatéraux formels et appuyés sur le droit international, instruments privilégiés par l’UE et ses États membres pour assurer leur influence sur la scène internationale. Cette évolution concerne particulièrement les institutions héritées de la Seconde Guerre mondiale, favorables aux pays occidentaux, aujourd’hui concurrencées par un mouvement de régionalisation du multilatéralisme.
3La crise économique mondiale rend d’autant plus « difficile de maintenir en place des structures de gouvernance internationale héritées du passé et ne prenant pas en compte l’évolution des rapports de force » (Nicolas). En 2020, les économies émergentes devraient peser davantage sur l’économie mondiale en s’organisant face aux pays développés, « dans une nouvelle forme de multilatéralisme reflétant de manière plus fidèle les nouveaux rapports de force ». Face à cette concurrence, « il deviendra de plus en plus difficile pour l’UE de maintenir une telle position » lui permettant de faire entendre sa voix dans le concert des nations.
4Le cadre multilatéral de l’Organisation des Nations unies (ONU), largement soutenu et utilisé par l’UE pour peser sur les grands enjeux internationaux, est contesté, avec plus ou moins de conséquences immédiates à l’horizon 2020. Si le multilatéralisme onusien est sous pression, estime Johannes Varwick, la réforme de l’Organisation ne devrait pas significativement progresser pour autant, du fait en particulier des blocages posés par les États membres de l’UE à la réforme du Conseil de sécurité, et « cette attitude européenne contribuera certainement, à l’horizon 2020, à perpétuer la fragilisation du multilatéralisme onusien, dans sa configuration institutionnalisée et formalisée ». Emma Broughton, Morgane Créach et Meike Fink décrivent aussi un affaiblissement du processus onusien dans la gouvernance mondiale du climat, qui fait courir le risque « d’une perte de leadership de l’UE » sur ces questions.
5Un tel affaiblissement du droit international et des institutions de niveau mondial est aussi possible en matière de lutte contre la prolifération nucléaire, en fonction de l’évolution de la crise nucléaire iranienne et du maintien d’une demande, même faible, sur le « marché mondial » de la prolifération nucléaire. Ces évolutions auraient « un impact fortement négatif sur la sécurité de l’UE » (Brustlein), qui serait plus exposée à la prolifération. L’affaiblissement du régime international de non-prolifération serait un coup dur pour l’UE, « dont la stratégie de lutte contre la prolifération mise sur une incitation au respect de ces normes ».
6L’affaiblissement du cadre onusien et la contestation des régimes de droit international vont de pair avec un refus de la politique de l’UE consistant à imposer ses normes. Les pays africains ont rejeté les Accords de partenariat économique (APE) qu’ils jugeaient trop défavorables à leurs économies (Touati) ; la Russie se positionne elle aussi en contradiction complète avec cette politique européenne : « Le rejet par la Russie des modèles extérieurs est incompatible avec la propension de l’UE à exporter son propre modèle de gouvernance » (Fean).
Concurrence croissante dans l’environnement géopolitique de l’Europe
7La pression qui s’exercera sur l’UE aura aussi pour origine la montée en puissance des autres acteurs et la confrontation croissante de leurs intérêts avec ceux de l’Union. Cette concurrence exacerbée s’inscrit dans un contexte où « l’importance relative de l’Union va immanquablement diminuer – avec tout ce que cela implique en termes de poids politique de l’Union et de ses États membres et de la capacité des Européens à influer sur les évolutions futures de l’ordre mondial » (Schwarzer). En matière démographique, « les évolutions démographiques européennes risquent d’être défavorables au poids géopolitique de l’Union européenne dans le monde » (Dumont).
8Les analyses de la situation des États-Unis en 2020 sont divergentes selon le point de vue adopté. D’une part, leur hégémonie est ébranlée par la montée des puissances émergentes, et leur leadership clairement contesté en matière de gouvernance économique mondiale (Nicolas) suite à la crise économique et financière de 2008. Pour autant, la primauté américaine devrait être encore bien établie à l’horizon 2020, fondée sur leur supériorité en matière d’armement conventionnel (Brustlein), sur leur propre perception de leur puissance, leur capacité d’innovation et leur influence décisive sur les affaires du monde (Fröhlich). S’ils exercent une pression sur l’UE, ce sera d’une part en matière commerciale, et d’autre part par la demande d’un partage croissant du fardeau de la sécurité – ou burden sharing.
9Les relations russo-européennes en 2020 seront dans une situation de blocage due aux divergences des intérêts entre les deux parties, qui pour autant seront obligées de cohabiter, si ce n’est de coopérer autant que possible du fait de leur voisinage et de leur dépendance mutuelle. On peut affirmer avec Dominic Fean que « si l’UE et la Russie sont incapables de surmonter ces problèmes, leur relation ne pourra pas progresser. L’Union verra alors ses relations avec la Russie devenir une source croissante de contentieux au plan interne. Cela risquera aussi d’exacerber les relations déjà tendues avec un des partenaires inévitables de l’UE ».
10L’Europe doit s’attendre « à une confrontation internationale énergique de la part de la Chine, dont la politique extérieure développera une force d’action à la mesure de ses capacités économiques et diplomatiques récemment acquises » (Mayer) ; pareillement, « dans un monde de plus en plus multipolaire, l’UE doit s’adapter au renforcement de l’engagement international de New Delhi », estime Enrico Fels. Cette pression sera cependant relativisée par la volonté des deux puissances émergentes de tirer profit de la mondialisation pour moderniser leur économie et résoudre leurs problèmes internes (pauvreté, environnement).
11Cette concurrence se fait aussi sentir en Afrique, en offrant aux pays africains des alternatives au tête-à-tête avec les pays européens. Si l’Union européenne demeurera un partenaire essentiel pour la stabilité et le développement social et économique de l’Afrique, sa primauté est contestée et le mode de ses relations avec le continent africain s’opérera sur des bases plus équilibrées, les pays africains n’acceptant plus les exigences européennes sans prise en compte de leurs propres intérêts (Touati).
12Les pays du Golfe devraient voir leur importance croître du fait de leurs réserves énergétiques, mais aussi de leurs investissements croissants en Europe. Il s’agit donc d’une pression « positive » pour une plus grande implication de l’Europe dans la région et un renforcement du maillage institutionnel entre l’UE et les pays du Golfe (Demmelhuber).
13Le secteur de l’énergie et des matières premières est un des plus évoqués comme champ d’une future concurrence internationale, que ce soit du côté de l’offre (Afrique, Proche-Orient) ou de la demande (Chine, Inde, pays émergents). La pression sur l’UE sera d’autant plus forte qu’elle ne dispose que de peu de ressources sur son propre territoire et que la pression sur ces ressources rares à l’échelle mondiale s’accentuera (Wedig).
Pressions sur la structure interne de l’Union européenne
14La pression d’adaptation s’exerce aussi sur la structure interne de l’UE. Elle sera particulièrement forte dans le contexte post-crise économique de 2008 : « Dans les dix ans à venir, le contexte économique mettra les politiques nationales et européennes à l’épreuve et les autorités politiques ont l’immense responsabilité de créer le cadre propice au développement économique à long terme de l’Union » (Schwarzer). Une période de croissance faible et de chômage élevé pèsera de manière négative sur l’UE et ses institutions, sur la situation budgétaire des États membres et sur la cohésion de la zone euro. Inversement, si l’Union est sortie rapidement et dans de meilleures conditions de la crise de 2008 et de la crise des finances publiques, la pression qui l’affectera sera beaucoup moins forte.
15En matière sociale, la pression risque par conséquent d’être aussi importante : la situation budgétaire des États membres et des régimes sociaux sera très tendue dans les prochaines années. Si la situation économique ne s’améliore pas, les tensions sociales à l’intérieur des États membres et entre eux risquent de s’accroître.
16En matière migratoire, si les flux migratoires à destination de l’Europe devraient diminuer, celle-ci sera cependant confrontée de manière croissante aux problèmes de gestion et d’intégration de l’immigration (Angenendt) : il est difficile de cerner dans quelle mesure l’UE – avec une population vieillissante – devra faire face à des mouvements migratoires importants dus à la hausse de la population dans les régions du monde moins développées. L’Europe connaîtra « dans les dix prochaines années un besoin de plus en plus important en main-d’œuvre qualifiée mais également en main-d’œuvre spécialisée et vraisemblablement en main-d’œuvre peu qualifiée », qu’elle devra concilier avec les « craintes de voir les problèmes d’intégration existants s’exacerber avec une nouvelle vague d’immigration » (Angenendt). L’impact de la situation démographique de l’UE, en état d’« hiver démographique », dépendra des situations démographiques divergentes entre les États membres (Dumont) : besoins différenciés d’immigration de travail, revendications pour un rééquilibrage politique tenant compte des évolutions démographiques nationales, difficultés d’intégration des migrants. La situation démographique de l’UE en 2020, si elle est déjà connue, risque cependant de peser d’une part sur la cohésion européenne en matière d’immigration et sur la représentation politique des États membres au sein des institutions européennes d’autre part.
17En matière énergétique, les bouquets énergétiques très différents entre les pays européens rendent très difficile la coordination des politiques d’investissement dans les technologies et les infrastructures, alors qu’un cadre juridique cohérent et une plus grande efficacité des politiques énergétiques sont nécessaires pour optimiser les investissements, dépasser les blocages des opinions publiques et surtout répondre aux besoins énergétiques futurs de l’UE (Jauréguy-Naudin).
18La pression sur les institutions et la politique européennes demeure plus difficile à évaluer. Elle sera sans doute moins importante sur les institutions européennes, suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, avec « moins de grandes visions au sein de l’UE » (Sonnicksen) et une consolidation des nouveaux outils prévus par le traité (Nies), sans remettre de nouveau sur l’ouvrage l’architecture institutionnelle européenne. L’Union devra apprendre à composer avec son mode de fonctionnement actuel, fondé sur un compromis propre à son caractère sui generis : « Sa complexité structurelle et la nécessité d’une prise de décision souvent consensuelle vont subsister, plutôt que céder la place à un modèle d’intégration plus clair et plus précis » (Sonnicksen). Pour autant, la politisation interne de l’UE devrait s’accentuer, renforcée par le « caractère ‘‘pêle-mêle’’ et de compromis de l’UE, nécessaire à son acceptation et à sa capacité à gérer [ses] conflits et à résoudre [ses] problèmes ».
« Capacité d’adaptation » de l’Union européenne
19Face à cette pression d’adaptation, l’UE présente des capacités différenciées pour répondre aux défis auxquels elle sera confrontée en 2020.
Renforcer une influence européenne sous-optimale
20L’influence de l’Union au sein des instances économiques internationales n’est pas à la mesure de son poids économique : « L’UE n’est pas perçue comme un acteur majeur sur la scène internationale, tout au moins pas un acteur efficace de la gouvernance mondiale » (Nicolas). La capacité des Européens à peser sur les réformes des régimes multilatéraux dépend en grande partie d’eux-mêmes, que ce soit pour la réforme de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), de la Banque mondiale ou de l’ONU. Ce constat se vérifie notamment au sein des Nations unies : « [La] capacité [de l’UE] à insuffler des réformes à l’intérieur même du système des Nations unies n’est pas déterminée par les autres, mais dépend seulement d’elle-même » (Varwick). Or cette capacité des Européens est en l’occurrence fortement limitée par leurs propres blocages quant aux modalités de cette réforme, en particulier appliquée au Conseil de sécurité (Varwick).
21L’UE conserve cependant un fort potentiel d’influence, qui s’exprime dans sa capacité à peser sur la formalisation de normes internationales ou par une politique ambitieuse sous la forme d’un « leadership par l’exemple ». Ce positionnement confère un poids important à l’Europe, en particulier dans les négociations climatiques : « Par son poids économique et ses politiques climatiques relativement ambitieuses, l’UE restera un acteur important dans le cadre des négociations » (Broughton, Créach et Fink). En matière de lutte contre la prolifération, ce positionnement doit aussi offrir une plus grande influence à l’Europe, sous la condition suivante : « Si l’UE envisage de tenir un rôle global dans le domaine de la non-prolifération, sa dépendance à l’égard des normes devrait l’inciter – et inciter ses États membres – à être irréprochable sur ce plan et à les appliquer de manière systématique » (Brustlein).
22Pour autant, le positionnement de « leader par l’exemple » de l’UE est questionné. Un « leadership par l’exemple » malmené risque de décrédibiliser l’UE si, à côté de la position commune européenne, les États membres prônent des politiques différentes plus proches de leurs intérêts nationaux (Broughton, Créach et Fink), ou si les ambitions définies ne tiennent pas compte « des contraintes économiques et des horizons de temps nécessaires au développement des technologies et à la mise en place des infrastructures » (Jauréguy-Naudin). De plus, un tel leadership risque de rigidifier les positions de l’Union et de les fragiliser si d’autres acteurs importants ne suivent pas la voie qu’elle promeut : « [L’UE] doit tenir compte des politiques climatiques engagées par ses pairs sur la scène internationale et s’adapter à un rythme dont elle n’est pas forcément maîtresse » (Jauréguy-Naudin) ; c’est pourquoi « sa volonté de trouver des solutions globales sera moindre et une approche ‘‘pas à pas’’ sera privilégiée, accompagnée par une recherche de coalitions bilatérales, ou coalitions of the willing, sur des sujets précis » (Broughton, Créach et Fink).
23Pour optimiser sa capacité d’action au plan international, l’UE est confrontée à un dilemme : contribuer à l’affaiblissement des cadres de négociation multilatéraux onusiens, au risque d’affaiblir un cadre qui lui est favorable ; mais, en même temps, ne pas manquer de s’investir dans les nouveaux cadres de négociation multilatéraux régionaux, au risque d’être écartée des discussions (Broughton, Créach et Fink).
24Si elle développe une politique plus pragmatique et proactive, l’UE disposera encore de marges de manœuvre et de capacités d’action importantes, qui pourront être mieux articulées au sein des différents forums de négociation : « Pour redynamiser les négociations dans le cadre onusien, l’UE ne doit pas hésiter à multiplier des accords bilatéraux et régionaux (…). Les compétences de l’UE devraient lui permettre d’investir et d’améliorer sa position diplomatique : assistance aux pays intenses en énergie comme les pays en transition, coordination de la collecte des fonds promis à Copenhague » (Broughton, Créach et Fink). Cet effort peut aussi être mené en matière de gouvernance économique mondiale, si l’Union apprend « à travailler de manière indépendante et constructive avec les nouveaux acteurs clés du monde de demain, à savoir les grandes économies émergentes et notamment les BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] » (Nicolas).
25L’Europe en 2020 pourra jouer de son insertion dans la mondialisation pour en tirer profit en termes d’influence, notamment en direction des puissances émergentes ; en s’appuyant sur sa capacité éprouvée à jouer le jeu du multilatéralisme, l’UE pourra trouver des leviers d’action et d’influence en favorisant les échanges avec les pays demandeurs : Chine (Mayer), Inde (Fels), mais aussi Russie (Fean), Proche-Orient (Demmelhuber), Afrique (Touati), etc.
26Dans les domaines où ses intérêts centraux sont en jeu, l’UE disposera en 2020 de capacités d’action importantes. En ce qui concerne l’approvisionnement en matières premières, l’initiative « Matières premières 2020 » illustre que l’UE sait mettre en œuvre des politiques efficaces dans les secteurs où ses intérêts sont directement impliqués (Wedig). C’est aussi le cas en matière économique : la crise de 2008 s’est traduite par une prise de conscience et des avancées en termes d’outils de gestion de crise financière et monétaire. Dans ce domaine, les États européens et l’Union disposent des moyens pour protéger leur monnaie et pour faire face à un potentiel choc externe (Schwarzer).
Discordances et tiraillements entre position européenne et politiques nationales
27Dans certains domaines, les capacités d’adaptation de l’UE sont bridées par l’incohérence persistante de ses positions, qui nuit à sa crédibilité.
28Cette crédibilité est ainsi remise en cause par ses interlocuteurs : par exemple, « Moscou considère l’UE comme un marché lucratif et une source potentielle de modernisation, mais pas comme un partenaire global » (Fean). Inversement, l’Europe devra aussi répondre à des sollicitations « positives » qui testeront sa crédibilité, parce qu’on attendra d’elle un plus grand investissement. Ce sera notamment le cas des États-Unis : pour Bruxelles et Washington, « adopter une vision commune et agir de front sur la scène internationale » (Fröhlich) supposera un burden sharing plus important entre les deux alliés.
29Une des limites à la capacité d’action de l’UE réside dans ses tiraillements internes, entre États membres, mais aussi entre une position européenne et des positions nationales, par exemple au sein de la gouvernance économique mondiale où elle connaît « des désaccords persistants en son sein et [des] faiblesses institutionnelles dans certains domaines » (Nicolas).
30Les États membres de l’UE ne sont pas exempts de tout reproche : dans la relation russo-européenne, « la tentation de faire défection d’une position décidée en commun est d’autant plus forte que l’unité est faible. Dans le contexte d’un environnement international plus concurrentiel, les États membres sont tentés de poursuivre leurs propres intérêts étroits » (Fean), au détriment de la position européenne.
31Dans les négociations climatiques, l’Europe risque de perdre sa position de leader, « à cause d’un manque de concertation et d’une incapacité à parler d’une seule voix lors des rencontres internationales », à cause de « choix énergétiques divergents » et d’une « intégration insuffisante des sujets énergétiques et de la fiscalité climatique dans le droit communautaire pour stimuler une politique commune en 2020 » (Broughton, Créach et Fink). Ces divisions intra-européennes peuvent avoir des effets « désastreux sur la capacité de l’UE à forger des compromis sur des questions difficiles » (Fean) et compliquent la formulation d’une position commune européenne en vue du respect des critères de lutte contre le réchauffement climatique, chaque pays défendant ses propres intérêts (Broughton, Créach et Fink). En matière de prolifération nucléaire, outre le partage des tâches avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), l’appréciation de la potentielle menace ne fait pas consensus (Brustlein).
32La concurrence internationale se fera également sentir en matière de recherche et d’innovation technologique. Elle pèsera sur les politiques de formation et d’éducation européennes (Wissmann), imposant de « relancer l’effort de consolidation de la compétitivité interne de l’Union » (Nicolas).
Des faiblesses internes à appréhender
33Outre la concurrence internationale largement évoquée, les fractures internes de l’UE pourront jouer un rôle critique pour limiter ses capacités d’adaptation. Les tiraillements entre les intérêts nationaux grèvent la capacité d’action de l’UE dans son ensemble : en matière de politique migratoire, les États membres « n’ont jusqu’à présent pas été en mesure d’entamer ne serait-ce que les prémisses d’un concept commun en matière de migration de travail, ni donc de trouver des réponses communes à la question de savoir quelles voies légales d’immigration instaurer » (Angenendt). Sabine von Oppeln fait, elle, l’hypothèse pessimiste que « l’intensification de la concurrence aux niveaux européen et mondial, conjuguée à l’augmentation au sein de l’UE élargie du nombre des États membres endettés et économiquement faibles, [ont] signifié la fin irrémédiable de l’espace social européen ».
34Le vieillissement de la population européenne est un constat déjà connu, qui ne facilite pas une appréhension positive de l’avenir de l’Europe et peut freiner sa capacité à s’engager pour son futur : « Dans la prochaine décennie, la concurrence mondiale sera marquée par le fait que d’autres régions intensifieront plus nettement leurs investissements dans la recherche, le développement technologique et l’innovation et concurrenceront, voire dépasseront l’Europe dans le domaine des hautes technologies. L’Europe, avec sa population vieillissante et de moins en moins nombreuse, n’est en soi pas très bien armée pour relever ce défi » (Schwarzer). L’exigence du maintien d’un niveau d’investissement élevé dans la recherche et développement (R&D), dans l’innovation (Nicolas) et surtout dans l’éducation et la formation (Wissmann) n’en est que plus cruciale. De même, le « tabou du nucléaire » doit être abordé franchement si l’Europe veut tenir ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique (objectifs « 3 x 20 »), car c’est « une technologie clé de tous les scénarios de prospective énergétique » (Jauréguy-Naudin).
35La capacité d’adaptation de l’UE reposera donc aussi sur la réduction des désaccords internes, qui offrira une plus grande marge de manœuvre à l’Union et à ses États membres. Si la crise financière et budgétaire est rapidement dépassée, l’Europe pourra envisager l’avenir avec plus d’optimisme, en disposant de plus de moyens financiers et budgétaires pour s’insérer dans l’environnement mondial de 2020. Dans le même ordre d’idée, sous réserve toutefois d’une grande incertitude sur les possibles évolutions à l’horizon 2020, un renforcement et une clarification de l’architecture institutionnelle, notamment des nouveaux outils prévus par le traité de Lisbonne (affirmation du président du Conseil et du Service européen pour l’action extérieure [SEAE] dirigé par le Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, utilisation croissante des coopérations renforcées), constitueront un fondement solide pour la mise en œuvre de politiques européennes plus efficaces (Nies).
Synthèse des prospectives thématiques
36Afin de bien cerner les convergences et les divergences entre les différents articles de cet ouvrage, chaque contribution a été analysée à travers une grille de lecture qualitative selon les deux problématiques identifiées précédemment : « pression d’adaptation » et « capacité d’adaptation ».
37Chaque thématique abordée dans les différentes contributions de l’ouvrage a ainsi été positionnée sur un graphique à deux axes. L’axe des ordonnées représente la mesure de la pression d’adaptation qui s’exercera sur l’Union européenne, que ce soit sous la forme d’un défi global, de la pression concurrentielle d’un autre acteur de la scène internationale ou d’une pression interne. En d’autres termes, nous avons essayé de déchiffrer dans chaque contribution l’échelle de pression que feront peser sur l’UE les défis auxquels elle sera confrontée en 2020.
38L’axe des abscisses représente la capacité de l’Union européenne à répondre à cette pression, donc sa propre capacité d’adaptation. Cette notion en recouvre deux : les moyens à disposition de l’UE (outils institutionnels, politiques concernées) et sa volonté politique de les mettre en œuvre pour répondre à ces défis.
39Pour chaque article, la pression d’adaptation et la capacité d’adaptation de l’UE ont été évaluées de manière systématique par rapport à quatre niveaux qualitatifs (nulle, faible, moyenne, forte). Chaque article a donc été placé sur le graphique indépendamment des autres contributions, afin de maintenir une relative indépendance dans l’analyse des composantes des facteurs « pression d’adaptation » et « capacité d’adaptation ». Ainsi, le placement des différents articles n’a pas été adapté pour favoriser la formulation des groupes identifiables et l’élaboration des sous-scénarios, étape suivante de la démarche.
B1 : États-Unis (Fröhlich) ; B2 : Russie (Fean) ; B3 : Chine (Mayer) ; B4 : Inde (Fels) ;
B5 : Afrique (Touati) ; B6 : Proche-Orient (Demmelhuber).
C1 : Économie (Schwarzer) ; C2 : Politique sociale (von Oppeln) ;
C3 : Enjeux démographiques (Dumont) ; C4 : Éducation et formation (Wissmann) ;
C5 : Énergie (Jauréguy-Naudin) ; C6 : Clivages et conflits politiques (Sonnicksen) ;
C7 : Institutions (Nies).
40Le graphique peut être analysé à plusieurs niveaux : les zones du graphique, les regroupements d’articles (« clusters ») et une première approche des interactions entre les clusters.
Les zones du graphique
41Le triangle inférieur droit représente la zone où la capacité d’adaptation de l’UE est supérieure ou égale à la pression d’adaptation qui s’exerce sur elle. Il s’agit donc de la zone où l’UE est la plus clairement « proactive », et où elle est donc dans une situation tout à fait favorable pour prendre la mesure des défis auxquels elle est confrontée, voire influencer à son avantage la situation dans ces domaines.
42Inversement, le triangle le long de l’axe des ordonnées est la zone où la pression qui s’exerce sur l’UE est supérieure à sa capacité d’adaptation. Il s’agit donc de la « zone des dangers » pour l’Union, dans le sens où elle ne dispose pas des outils et/ou de la volonté politique de répondre à des défis pourtant des plus pressants. Les domaines placés dans ce triangle mériteront donc une attention particulière à deux égards : d’une part, ils seront un enjeu politique important pour l’Union européenne et ses États membres à l’horizon 2020, qu’il ne faudra pas négliger et sur lequel il conviendra d’engager des politiques permettant, autant que possible, de « faire baisser la pression » (c’est-à-dire de déplacer des domaines vers le bas selon l’axe des ordonnées) ; d’autre part, ils nécessiteront de la part de l’UE et de ses États membres de définir rapidement des moyens leur permettant d’augmenter leur capacité d’adaptation dans ces champs, afin de répondre à ces défis (et de déplacer ces domaines vers la droite sur l’axe des abscisses).
43Le triangle central peut être décrit comme une « zone des potentiels » ou « triangle d’opportunités » (Möglichkeitsdreieck) : dans cette zone, l’UE peut disposer des moyens pour répondre aux défis auxquels elle est confrontée. Mais si la situation est considérée de manière dynamique, le résultat de l’action de l’Union dépendra d’autant plus de la volonté et de la manière plus ou moins optimale dont celle-ci et ses États membres agiront. Au sein de ce triangle central, les domaines situés sur la partie supérieure gauche peuvent en effet basculer dans la « zone des dangers », plus défavorable pour l’Europe, si ses capacités d’adaptation dans ces domaines se dégradent (les domaines considérés se déplaçant vers la gauche sur l’axe des abscisses). Inversement, si ses capacités sont optimisées et s’améliorent donc pour répondre à ces défis, les domaines considérés peuvent être mieux pris en compte par l’UE (déplacement vers la droite selon l’axe des abscisses), voire connaître une atténuation de la pression qui s’y exerce (déplacement vers le bas selon l’axe des ordonnées) : les domaines se rapprocheraient donc du triangle le plus « vertueux » de l’Union proactive, voire y basculeraient.
Les « clusters »
44On peut dans un premier temps constater la quasi-absence de thèmes dans le triangle « UE proactive », ce qui est reflété en grande partie dans les différentes contributions de l’ouvrage. L’Europe déploie rarement une capacité d’action proactive, mais se présente davantage en réaction à une influence de son environnement extérieur.
45Un premier cluster remarquable est relativement bien groupé dans la « zone des dangers » (coin supérieur gauche du graphique) : zone où la pression est la plus élevée et où la capacité d’action européenne est estimée la plus faible. Les domaines ici concernés sont les questions sociales, les migrations, l’éducation et la formation, et la situation démographique (cluster « S »). L’UE en 2020 risque de ne pas disposer de bonnes capacités d’action dans ces politiques, où précisément la pression d’adaptation sera la plus élevée : ce constat doit donc inciter à une grande vigilance sur les enjeux sociaux et humains, et à ne pas les négliger sous peine que leur évolution ne pèse sur l’ensemble de l’Union.
46Un autre cluster situé dans le coin supérieur droit du graphique rassemble les domaines pour lesquels la pression d’adaptation et la capacité d’adaptation de l’UE sont les plus élevées : si les enjeux sont cruciaux, l’Union a dans ces domaines des moyens relativement importants d’y répondre. Il s’agit principalement des domaines économiques (cluster « E ») : gouvernance économique mondiale, climat, matières premières, économie interne de l’UE, énergie. Ce cluster regroupe les domaines qu’on pourrait qualifier de « cœur d’activité » de l’Union, et il est donc logique qu’elle soit la mieux armée pour agir dans ces secteurs. Ceux-ci sont au cœur des préoccupations actuelles liées à la crise et devraient aussi conditionner fortement l’agenda politique européen en 2020.
47Au regard de la crise financière actuelle et de ses conséquences dans les années à venir, ces deux clusters « S » et « E » sont placés au plus haut niveau de pression d’adaptation. La situation de l’UE en 2020 sera donc étroitement liée à leur évolution et à leurs interactions.
48Enfin, un troisième cluster s’étend sur une zone médiane située entre les niveaux faible et moyen. Ce cluster géopolitique « G » regroupe les domaines de politique étrangère : relations avec les autres acteurs internationaux, Nations unies, prolifération. La pression moyenne qui affectera l’UE peut sans doute s’expliquer par l’échelle de temps plus longue sur laquelle les évolutions géopolitiques s’écoulent, et sur la relative prévisibilité des relations de l’Europe avec les principaux acteurs internationaux à l’horizon de dix ans, sauf aléa majeur. Les enjeux de ces relations sont mesurés à l’horizon 2020, et l’Union dispose d’une certaine capacité d’adaptation dans ces domaines. L’enjeu est donc moyennement élevé, pour peu que l’Europe se donne les moyens de sa politique ; il n’est cependant pas faible ou nul, et pourra là aussi entrer en interaction avec les autres clusters : se dégrader si l’UE joue mal ses cartes ou si sa situation interne se détériore, ou au contraire contribuer à améliorer la situation des deux autres clusters si l’Union optimise son interaction avec son environnement dans les dix ans à venir.
49Les contributions relatives aux clivages politiques (C6 Sonnicksen) et aux institutions européennes (C7 Nies) devront être positionnées de manière différente sur le graphique 1, en fonction des perspectives de développement considéré. L’analyse de ces deux articles peut donner lieu en effet à deux lectures opposées, en fonction de la situation retenue en 2020.
(1) Soit les institutions européennes se seront stabilisées et permettront un fonctionnement plus efficace de l’UE, vision présentée par Susanne Nies ; soit au contraire les querelles institutionnelles s’amplifieront et le système institutionnel de l’Union ne sera pas stabilisé en 2020, faisant perdre à l’Europe une importante capacité d’adaptation et d’action.
(2) Dans sa contribution, Jared Sonnicksen décrit une plus grande politisation de l’UE, avec un renforcement des clivages politiques qui la traversent et le maintien de son fonctionnement complexe et reposant sur le consensus. Cette analyse peut être elle aussi à double tranchant : soit cette démarche pragmatique permettra, en évitant les trop grandes ambitions, d’obtenir des résultats plus immédiats ; soit la politisation croissante sera aussi une source croissante de blocages inhibants pour l’Europe.
50La grande incertitude qui règne sur l’évolution de ces institutions et sur la manière dont les États membres et les acteurs institutionnels européens (Conseil, Parlement, Commission) s’approprieront le fonctionnement de l’UE peut donc conduire à deux évolutions différentes :
(1) un positionnement haut se traduisant à la fois par une plus grande pression sur l’UE et une moindre capacité d’adaptation et d’action ; cette situation aurait pour conséquence de faire glisser un certain nombre d’autres domaines dans une zone de plus grande pression d’adaptation et de capacité d’adaptation plus faible ;
(2) à contrario, en postulant que les institutions européennes auront trouvé un mode de fonctionnement plus efficace grâce à la mise en œuvre du traité de Lisbonne, et que l’Europe sera ainsi capable d’une plus grande proactivité (positionnement bas du duo C6/C7), cette évolution aurait une répercussion positive sur l’ensemble des politiques menées par ailleurs : la plupart des contributions représentées sur le graphique pourraient opérer un glissement vers une zone de moindre pression d’adaptation et de capacité d’adaptation plus forte, l’UE étant plus efficace dans la mise en œuvre des politiques dont elle sera responsable.
51Ces possibilités devront être tout particulièrement prises en compte lors de l’identification des perspectives de développement. Les contributions C6 et C7 sont donc positionnées de manière différente sur le graphique 1, en fonction du scénario de leur potentiel de développement.
Sous-scénarios de développement à l’horizon 2020
52Les clusters thématiques, positionnés dans le graphique 1 en fonction de deux paramètres, la pression d’adaptation sur l’axe des ordonnées et la capacité d’adaptation sur l’axe des abscisses, constituent le point de départ pour la formulation de premiers sous-scénarios. Pour chaque cluster – S, E et G –, trois sous-scénarios sont présentés, respectivement positif, médian et négatif ; ces sous-scénarios sont à leur tour mis en relation pour conduire à l’élaboration de scénarios. La classification normative positif, médian et négatif utilisée pour les sous-scénarios qualifie l’articulation attendue en 2020 entre pression d’adaptation et capacité d’adaptation.
53Dans les scénarios positifs, on postule que l’UE – et ses constituants, c’est-à-dire en premier lieu ses États membres – se sera montrée capable de faire face efficacement à la pression d’adaptation en se transformant, et aura trouvé et mis en œuvre les réponses adéquates aux défis identifiés. À défaut d’être devenue de plus en plus proactive, ce qui constituerait l’hypothèse idéale, l’UE se serait à tout le moins renforcée, en s’appuyant sur ses potentiels.
54Les scénarios médians, qui décrivent une situation intermédiaire, partent de l’hypothèse d’une adaptation limitée de l’UE dans les différents domaines. Cette adaptation sera particulièrement difficile dans les domaines S, qu’on peut actuellement qualifier de critiques. Dans les clusters E et G, des évolutions positives auront pu se faire jour, même si elles ne seront probablement pas généralisées.
55Les scénarios négatifs décrivent une absence d’amélioration au regard des évolutions décrites dans les précédents scénarios, et plutôt des détériorations. L’UE et ses constituants ne seront donc toujours pas – voire de moins en moins – en mesure de répondre de manière adéquate aux défis identifiés. Dans ce cas, puisque l’Europe n’aura pas trouvé, d’ici 2020, de réponse adaptée aux défis identifiés, on pourra effectivement parler d’une « décennie perdue »1.
56Des contributions découlent les sous-scénarios suivants pour les trois clusters thématiques identifiés.
S1 – Sous-scénario positif dans le domaine social : l’Europe des citoyens devient de plus en plus une réalité, dans des aspects très étendus. La légitimation de la politique européenne par l’input2 est renforcée par l’emploi des possibilités de participation qu’offre le traité de Lisbonne et par une politisation plus forte. Ceci conduit peu à peu à l’émergence d’une conscience paneuropéenne et d’un sentiment d’appartenance commune. En étroite coopération avec ses États membres, l’UE peut ainsi accroître la légitimation par l’output3 dans le domaine social en soutenant les transformations nécessaires de l’État providence dans les différents pays. Les systèmes sociaux restent ainsi finançables à moyen et long terme, de sorte que les conflits sociaux sont en grande partie désamorcés. Ceci se double d’un large soutien à l’éducation, d’une imbrication effective des besoins démographiques et d’immigration et de mesures concrètes et coordonnées pour l’intégration des migrants.
S2 – Sous-scénario médian dans le domaine social : on assiste à un maintien des tensions sociales, l’UE ne parvient pas à gommer les lignes de conflit existantes, mais elle soutient les actuels systèmes sociaux au travers d’une action de régulation. La réforme durable de ces systèmes n’aboutissant pas (encore), leurs fondations restent fragiles. L’attention reste dirigée principalement sur la dimension nationale – du côté de la redistribution –, ce qui contrevient à une pratique plus libérale de l’immigration ; cette dernière n’est donc développée que de manière ponctuelle et ciblée vers les forces de travail (hautement) qualifiées. L’intégration de migrants reste difficile en raison de problèmes d’acceptation par l’opinion publique ; les tensions existantes perdurent. L’État nation reste le principal interlocuteur politique. En raison d’une « réserve de souveraineté » et d’une volonté de coordination limitée des États membres, l’action de l’UE en matière sociale continue à n’apparaître que de manière diffuse.
S3 – Sous-scénario négatif dans le domaine social : des tensions sociales, différents champs de conflictualité au sein des sociétés européennes apparaissent de plus en plus. Les systèmes sociaux et l’État providence sont tiraillés et sollicités à l’excès. L’UE est critiquée, puisqu’elle est incapable de répondre aux demandes qui lui sont adressées dans le cadre de la crise de l’État social et de l’État providence, faute de compétences suffisantes (y compris en matière de redistribution). Sous l’effet d’un nationalisme qui augmente donc dans les pays européens, l’Union se montre inflexible et ne cède pas à des considérations motivées par la situation de la démographie ou du marché du travail. Les migrants vivant déjà dans l’espace européen sont de plus en plus perçus comme des corps étrangers et font l’objet d’une hostilité croissante. Dans le domaine de la formation, un système à deux vitesses se développe progressivement, en particulier dans le secteur tertiaire.
E1 – Sous-scénario positif dans le domaine économique : fondé sur l’hypothèse d’une Europe puissance économique mondiale, il décrit une UE renforcée au sortir des crises actuelles. Les problèmes économiques ont été surmontés ou sont au moins identifiés et en cours de traitement. Au moyen d’un large rééquilibrage entre les différentes politiques (tournées vers l’intérieur et vers l’extérieur), l’Europe s’est assurée de l’accès durable aux ressources les plus importantes et a atteint divers objectifs relatifs au climat et à l’efficience énergétique ; elle mise de plus en plus sur un développement économique durable, qu’elle maîtrise techniquement et qu’elle peut aussi imposer comme exemple dans le champ de la régulation internationale. Comme l’UE s’est dotée de règles internes claires et se présente unie sur la scène diplomatique, l’évolution positive en matière économique est soutenue par la politique des changes, et le poids de l’euro en tant que monnaie de réserve et de référence augmente. Les investissements sont ciblés de manière efficace, visant l’excellence, et l’Union est dans le peloton de tête des principaux acteurs internationaux en matière de R&D.
E2 – Sous-scénario médian dans le domaine économique : l’Europe économiquement compétitive continue à être bien positionnée au niveau mondial, mais n’a réussi à faire que partiellement baisser la « pression d’adaptation » qui pèse sur elle en matière de compétitivité, d’accès au marché global, d’innovation et de division internationale du travail. Elle demeure donc plus réactive que proactive. L’accès aux ressources est toujours difficile tandis que les projets de mise en valeur de nouveaux gisements et d’infrastructures sont contestés, y compris au sein de l’Union. La transformation de l’économie vers un modèle durable progresse plus rapidement à l’intérieur que sur le plan international. La monnaie unique n’est pas menacée en tant que telle, mais fait toujours l’objet de mécanismes de rejet ou de blocage, notamment parce que la consolidation du budget et la convergence des politiques fiscales n’avancent que lentement.
E3 – Sous-scénario négatif dans le domaine économique : la sape du « cœur de métier » européen. L’UE ne peut plus marquer de points dans le champ économique, qui constituait initialement pourtant sa raison d’être, ce qui pose la question de la légitimation par l’output de son action. L’Europe n’a pas réussi à s’affirmer face aux défis de la concurrence internationale et n’a guère connu de progrès en matière d’innovation – y compris dans le secteur de l’économie durable. Sur le marché mondial, elle est donc repoussée au second plan ; dans le domaine des investissements directs étrangers (IDE), en particulier vis-à-vis de l’Asie, elle perd aussi son attractivité. Ceci s’accompagne d’un accès toujours incertain aux ressources. Par conséquent, la croissance européenne est faible, voire négative, ce qui conduit au maintien d’un taux de chômage élevé, à des difficultés budgétaires renforcées et finalement à la remise en cause de l’intégration monétaire.
G1 – Sous-scénario positif dans le domaine des relations extérieures : le multilatéralisme efficace4 visé par l’Europe est devenu réalité. L’UE continue à jouer un rôle significatif dans le système onusien et a rapproché les positions des États membres – en dépit de réformes seulement cosmétiques de l’ONU. De plus, l’Europe se montre suffisamment flexible pour être présente de manière unie et efficace dans de nouveaux cadres et enceintes multinationaux. Elle devient ainsi l’interlocuteur « alternatif » aux États-Unis, ce qui ne conduit pas, dans le cadre d’une communauté transatlantique qui fonctionne, à une concurrence renforcée, mais à un burden sharing plus équilibré. Le SEAE favorise l’émergence d’une certaine « socialisation européenne » des élites diplomatiques et donc d’une ligne unitaire de la politique étrangère européenne. Dans le domaine de la politique de sécurité et de défense, l’Union se dote d’une orientation stratégique claire, développe les relations bilatérales, en particulier en définissant plus précisément le contenu des différents « partenariats stratégiques » et en surmontant largement les contradictions de ses politiques envers les États tiers.
G2 – Sous-scénario médian dans le domaine des relations extérieures : l’Europe, puissance régionale, se voit confirmée dans son rôle de point de référence et d’ancrage dans son environnement régional. Elle développe les relations avec ses voisins de manière conséquente et efficace, ce qui ne s’étend cependant que sous certaines conditions aux possibles futurs membres de l’Union. Globalement, si l’Europe reste un interlocuteur sollicité, elle n’a pas de position clé per se. Son rôle mondial continue à dépendre des ambitions des États membres, en dépit du développement du cadre institutionnel organisant les capacités d’action extérieure de l’Union. La formation d’une culture commune en matière de politique étrangère diminue nettement à mesure de l’éloignement géographique des cercles d’action de l’Europe.
G3 – Sous-scénario négatif dans le domaine des relations extérieures : on assiste à un retrait de l’Europe, l’UE étant de plus en plus marginalisée parce qu’elle ne fait preuve d’aucune flexibilité et de capacité d’adaptation face aux nouvelles formes de la coopération internationale et ne s’y investit pas. Son obstination à privilégier l’ONU lui porte indirectement préjudice, puisqu’elle l’affaiblit à moyen terme. La conduite parallèle de la politique étrangère de l’UE et de celles des États membres perdure et induit de manière croissante des contradictions, voire une réelle concurrenceentre les deux niveaux. Les offres de coopération faites du bout des lèvres conduisent – même dans le voisinage (Ukraine, Turquie) – à des réorientations géopolitiques importantes, dont profitent principalement les États d’Asie et du Proche- et Moyen-Orient. L’Europe apparaît toujours comme un acteur normatif des relations internationales, mais a de moins en moins les moyens de mettre en œuvre ses prétentions.
Quo vadis Europe 2020 ?
Définition des scénarios
57Les sous-scénarios présentés ci-dessus sont combinés entre eux afin de permettre la formulation des scénarios5. En théorie, la combinaison trois par trois des neuf scénarios identifiés produit au total 27 (33) configurations possibles. Pour autant, les combinaisons qui apparaissent ainsi ne semblent pas toutes réalistes (c’est-à-dire vraisemblablement prévisibles). Ainsi, une UE largement pacifiée dans le champ social est difficile à imaginer dans le contexte d’un développement économique négatif ; il est peu probable aussi qu’une Europe qui aurait vu sa capacité d’influence économique diminuer puisse agir efficacement sur la scène internationale. En revanche, des tensions sociales ne sont pas nécessairement incompatibles avec un rôle mondial plus marqué, même si ce dernier résulterait alors sans doute moins d’un découplage fonctionnel que d’une « externalisation de la politique » pour détourner l’attention de problèmes internes.
58Les combinaisons 1 et 27 constituent le cadre absolu de toutes les évolutions possibles : toutes les autres combinaisons sont situées entre ces deux extrêmes. Il convient par conséquent d’isoler, parmi toutes les combinaisons possibles en principe, celles qui sont réalistes, au sens de la définition donnée supra. De manière classique, ce résultat peut être obtenu par l’identification de combinaisons menant à un scénario positif, à un scénario négatif et à une ou plusieurs tendances (Böhlke et Minx 2006, p. 19).
59Sur la base des observations faites précédemment, on peut procéder à de nouvelles délimitations pour faire apparaître non pas des scénarios extrêmes absolus (combinaisons 1 et 27), mais des scénarios extrêmes réalistes. Considérant la réalisation des sous-scénarios positifs dans le domaine social (S1) comme peu probable, le premier scénario positif réaliste qui apparaît dans le tableau est la combinaison 10 (S2, E1, G1). Pour le scénario négatif réaliste, au contraire, les combinaisons 23 (S3, E2, G2), 24 (S3, E2, G3), 26 (S3, E3, G2) et 27 (S3, E3, G3) sont envisageables. Dans une perspective réaliste – et compte tenu aussi de la structure thématique de l’UE représentée dans le graphique 1 –, on pourra déterminer le ou les scénario(s) négatif(s) réaliste(s) en passant en revue ces différentes combinaisons négatives.
60En l’absence de ruptures non prévisibles, c’est la combinaison médiane 14 (S2, E2, G2) qui doit en premier lieu être considérée comme tendance réaliste. Pour tenir compte du caractère imprévisible de futurs développements, une marge de flexibilité doit cependant être prise en compte, qui prévoie que cette combinaison 14 puisse subir une inflexion. Comme le sous-scénario S1 est jugé hautement invraisemblable, les variantes à la combinaison 14 sont les combinaisons 11 (S2, E1, G2), 13 (S2, E2, G1), 15 (S2, E2, G3), 17 (S2, E3, G2) et 23 (S3, E2, G2).
61Si le scénario positif réaliste n’est pas atteignable par une des combinaisons de la tendance, la combinaison 23 (S3, E2, G2) présente un chevauchement avec le scénario négatif réaliste. En raison de ce chevauchement partiel, la formulation de la tendance se concentrera sur les combinaisons quasi adjacentes 11 (S2, E1, G2), 13 (S2, E2, G1), 14 (S2, E2, G2), 15 (S2, E2, G3) et 17 (S2, E3, G2). En raison des considérations présentées supra, les combinaisons 19 (S3, E1, G1), 20 (S3, E1, G2) et 22 (S3, E2, G1) doivent aussi être considérées comme réalistes. Comme celles-ci ne se laissent déduire qu’à contrario (c’est-à-dire à la fois « positivement » et « négativement ») par rapport la tendance, on formulera sur leur base un scénario alternatif6.
62Ci-après seront donc développés au total quatre scénarios – scénario positif réaliste, tendance, scénario alternatif, scénario négatif réaliste –, sur le fondement des mises en relation des combinaisons présentées précédemment (cf. graphique 2).
Le scénario positif réaliste ou la « deuxième fondation » de l’Union européenne8
63L’UE s’oriente vers une nouvelle « raison d’être » car elle continue à répondre largement aux attentes qui lui sont adressées dans le cadre actuel d’exigence. Grâce à la combinaison d’un crédit international reconnu – qui se fonde sur un socle solide et élargi, tant sur le plan des personnels que des institutions – et d’un développement économique global satisfaisant, ces deux facteurs se renforçant mutuellement, la construction européenne bénéficie d’une acceptation renouvelée auprès des élites politiques et de l’opinion publique.
64Grâce à la conscience d’une solidité des États membres et de la solidarité européenne qui en découle, l’UE soutient une transformation durable de l’économie européenne et défend une position unique sur la scène internationale. Elle se voit dorénavant attribuer à moyen et long terme la capacité de transposer à la sphère sociale les succès enregistrés dans les domaines de l’économie et des relations extérieures. Ceci se reflète d’abord dans une politisation positive, quoique prudente, de l’échelon européen, qui ne part cependant pas, dans un premier temps, des citoyens, mais des élites politiques elles-mêmes : les élections des parlementaires européens sont présentées comme de véritables « élections européennes » par les partis, qui présentent un candidat pour les plus hauts postes européens (au premier rang desquels la présidence de la Commission). Si cela ne suffit pas à faire émerger une vraie identité européenne, cette évolution conduit néanmoins les citoyens à prendre conscience d’une (nécessaire) communauté au sein de l’Union, à côté d’un sentiment d’appartenance local, régional et national toujours dominant. Cette prise de conscience s’explique entre autres par le respect conséquent du principe de subsidiarité, du point de vue fonctionnel, et par l’identification claire des niveaux politiques compétents ; les critiques formulées à l’encontre de l’UE retrouvent un niveau et une teneur réalistes.
65La pertinence croissante de l’UE et l’acceptation dont elle fait l’objet conduisent à la doter d’instruments plus efficaces. Ceci ne se traduit pas obligatoirement par un nouveau débat constitutionnel, mais plutôt par des modifications marginales apportées – autant que cela paraît nécessaire – aux traités conformément à la procédure exceptionnelle d’amendement. En outre, la rotation dans les différentes formations du Conseil est de plus en plus perçue comme antagoniste et donc abandonnée. Le financement de l’UE est aussi augmenté, soit au moyen d’une croissance relative du budget actuel dans les limites existantes, soit par le développement des ressources propres de l’Union. Dans la sphère des intérêts communs européens, des stratégies claires et reconnues comme contraignantes sont formulées et les stratégies existantes sont réécrites, afin de mieux faire coïncider les actions de l’UE et celles menées par les États membres ; cet effort peut porter sur de nombreux domaines, de l’action extérieure à la sécurité « classique » et la défense, en passant par la sécurité des approvisionnements en énergie et en matières premières. Des groupes d’avant-garde peuvent se former dans certains champs d’intérêts « partiellement européens » – dans le respect d’une compatibilité « paneuropéenne ». Sur la base d’une telle flexibilisation « dans un certain esprit des traités », la politique d’élargissement se voit aussi redynamisée à moyen terme.
Tendance : l’Europe des possibilités (il)limitées
66L’Union européenne continue à se développer sur la base du traité de Lisbonne, qui fait ses preuves, même si l’UE n’arrive guère à remédier aux problèmes d’inefficacité qui se font jour. Bien que de nombreux domaines politiques soient toujours davantage pénétrés par l’échelon européen, le principe directeur de fonctionnement reste la méthode Monnet « traditionnelle »9.
67La capacité de l’UE à profiter réellement des possibilités de développement qui s’offrent à elle, en partant d’une position initiale relativement forte, dépend principalement du déploiement de sa politique étrangère et des évolutions économiques – qui ne sont pas uniquement déterminées par des actions politiques. Le cadre posé par le traité de Lisbonne et les modalités actuelles de la mise en œuvre de la politique européenne ne préjugent cependant en rien du développement positif ou négatif de ces potentialités. Dans le domaine économique, cette évolution se mesurera à l’aune du degré d’innovation de l’économie et de sa capacité à devenir, avec un soutien politique, une « nouvelle » économie, c’est-à-dire une économie solidement fondée sur la connaissance. Dans le domaine des relations extérieures, beaucoup d’évolutions dépendront du fruit des efforts entrepris par l’UE – notamment au plan institutionnel à travers le président du Conseil ou le Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité – pour exercer un leadership diplomatique conforme à l’idéal européen d’un monde multilatéral. Dans une hypothèse positive, l’Europe pourra consolider plus avant ses compétences économiques et diplomatiques, étant considérée par ses États membres comme le niveau adéquat de négociation dans ces domaines. Cela ne se traduira certes pas par un renforcement de ses fondements contractuels dans ces secteurs, mais malgré tout par un alignement croissant des États membres sur l’UE et par une extension concomitante de « formes douces » de coopérations européennes (coordinations, bonnes pratiques, etc.). Comme cette évolution se déploie à quelques détails près avec « un certain égard pour les souverainetés » et ne restreindra pas davantage de manière formelle les prérogatives des États, elle pourra constituer à moyen terme un point de départ pour de nouvelles étapes d’intégration.
68En cela, le scénario d’une Europe aux possibilités (il)limitées s’inscrit déjà dans un horizon temporel plus vaste que la deuxième décennie du XXIe siècle : en tant que scénario de transition, il peut indiquer une direction plus positive et plus durable et ainsi ouvrir la voie à une deuxième fondation, institutionnelle le cas échéant, de l’Union européenne. Cependant, si la stagnation, voire la régression dans le domaine de l’économie et des relations extérieures l’emportent, l’Europe des possibilités (il)limitées peut voir diminuer ses capacités de négociation et son policy-output. Certes, l’UE se révélerait relativement stable pendant un certain temps dans sa forme et ses manifestations actuelles. Mais elle ne pourrait résister durablement à des contestations croissantes de l’intérieur et de l’extérieur, qui la conduiraient à emprunter la voie d’un développement négatif, au sens d’un déclin qui se manifesterait selon toute vraisemblance dans les années 2030. Dans ce cas, des modèles de développement correspondant aux scénarios des deux Europe et de l’Europe volatile seraient envisageables en fonction de la situation économique.
Scénario alternatif : Deux Europe
69Alors que l’UE se renforce sur la scène extérieure et dans le domaine économique, et se développe de manière globalement positive, les différences de répartition et donc les écarts de richesse au sein de l’Union et de ses sociétés se creusent. Ceci conduit à une fragmentation renforcée – et conflictuelle – à l’intérieur des États membres mais aussi entre eux.
70La solidarité intra-européenne recule sensiblement, les États membres se livrant des luttes de plus en plus âpres pour la répartition des richesses. Tandis que les tensions sociales s’intensifient clairement, les conséquences du nationalisme qui en résulte en Europe sont dissimulées, du moins à l’extérieur, par la formation d’un « euronationalisme » (selon l’expression de Timothy Garton Ash). Au moins celui-ci soutient-il une tendance positive dans les domaines de l’action extérieure et de l’économie, à court ou même moyen terme : en raison de l’exacerbation croissante des tensions intérieures et de la prédominance des intérêts ouvertement égoïstes des États membres dans la formulation des politiques, l’Europe abandonne certes le modèle d’une puissance coopérative mais, grâce à sa position initiale relativement solide, elle peut dans un premier temps utiliser et imposer ces égoïsmes agrégés vers l’extérieur. Cependant, elle ne peut plus revendiquer la tête haute le rôle d’un acteur normatif ni assumer un leadership moral. Cette attitude provoque sur la durée un rejet croissant des normes européennes ; cette tendance devrait probablement marginaliser de plus en plus l’Union après 2020, tant dans la sphère politique extérieure que dans la sphère économique. Ainsi le scénario des deux Europe ne se pérennisera-t-il pas, ni sur le plan intérieur, ni sur le plan extérieur. Il constitue donc lui aussi un scénario de transition, qui peut conduire, contrairement au scénario de l’Europe des possibilités (il)limitées, à une évolution négative dans la troisième décennie du XXIe siècle.
Scénario négatif réaliste : l’Europe volatile
71L’Europe est mise à l’épreuve dans son existence même sous la pression d’évolutions tendanciellement négatives dans les domaines de l’économie et des relations extérieures d’une part, et d’une évolution clairement négative dans le domaine social d’autre part.
72L’UE apparaît comme de moins en moins capable de répondre aux exigences qui lui sont adressées – en partie par l’insuffisance de ses compétences, ce qui explique qu’elle se voie de moins en moins confier la résolution des défis qu’elle doit surmonter. Bien que les politiques menées par divers États membres soient elles aussi entachées de défaillances incontestables, produisant des résultats insuffisants (carences du policy-output), l’échelon national est confirmé dans son statut d’interlocuteur politique central tandis que le nationalisme et une xénophobie ouverte rencontrent un écho croissant dans toute l’Europe. Même le respect d’une conformité paneuropéenne et l’identification des élites agissantes à l’Europe diminuent. Le projet de la construction européenne est remis en question en tant que tel, bien qu’il soit conservé comme cadre à la poursuite des intérêts nationaux – contrairement à « l’esprit des traités ». Dans une telle Union européenne se forment des « groupes d’avant-garde » – à l’intérieur ou en marge du cadre institutionnel de l’UE – dont la création est principalement motivée par la volonté de défendre des intérêts nationaux. L’UE perd ainsi l’élément qui l’unifiait et apaisait les conflits, sa clé de voûte, et peut donc être considérée dans le meilleur des cas comme une organisation internationale parmi d’autres, nonobstant ses spécificités de fonctionnement, au sein de laquelle les représentants des États au premier chef se retrouvent, mais pas pour négocier la convergence de leurs intérêts ou le règlement de conflits – au demeurant pacifiques. En raison des confrontations croissantes au sein de l’UE, les nombreuses possibilités de décider à la majorité qualifiée diminuent peu à peu sous l’effet d’une tendance croissante à l’intergouvernementalisation : les États membres utilisent de plus en plus les possibilités de blocage que leur offrent les procédures communautaires, ce qui empêche durablement la poursuite du développement de l’Union et de ses politiques vers une plus grande intégration. Son rôle se réduit donc à l’administration et à la définition limitée de ce qui n’est pas controversé, ou qui est susceptible d’être mis en œuvre malgré des réticences lorsque le rapport de force entre les États membres le permet. Toutes ces évolutions entraînent une politisation clairement négative de l’UE : tandis que le contenu des politiques donne lieu à des confrontations violentes, l’intérêt et la participation des citoyens chutent de manière significative. Les élections au Parlement européen deviennent définitivement des élections de second rang ; la tendance au renforcement de cette instance dans l’architecture institutionnelle de l’Union est inversée. Il demeure incertain dans quelle mesure la Cour de justice de l’Union européenne elle-même peut conserver sa primauté inscrite dans les traités ou se voit elle aussi remise en cause.
73L’UE et ses différents États membres se retrouvent peu à peu marginalisés sur la scène internationale. Avec une population vieillissante, une productivité déclinante et des problèmes intérieurs croissants que les États membres gèrent tant bien que mal, l’Union se résume de plus en plus au plan économique et politique à une petite péninsule située à la pointe de l’Eurasie, dépendante des autres acteurs internationaux, qui se révèlent plus cohérents, plus unifiés, et ainsi plus résistants et capables d’imposer leurs vues.
Conclusion : pour un « leadership par la crédibilité »
74Les quatre scénarios de type exploratoire permettent déjà d’identifier quelles sont les évolutions souhaitables et celles qu’il conviendra de prévenir pour éviter une évolution sous-optimale, voire négative de l’UE10. Parmi ce « champ des possibles », on extraira dans cette dernière sous-partie un « champ des souhaitables » qui présentera les développements « positifs » de l’Union selon sa capacité à répondre efficacement à la « pression d’adaptation ». À partir de ces développements « positifs » de l’UE pourront être définies les principales options stratégiques sur lesquelles s’appuieront les acteurs politiques pour décider et engager les politiques souhaitées. La présente contribution se limitera à présenter des recommandations fondamentales quant à l’esprit selon lequel les autorités politiques nationales et européennes peuvent et doivent œuvrer dans les années à venir, au regard des enseignements tirés des contributions et des scénarios prospectifs présentés précédemment11.
75Si le débat sur la « finalité » formelle de l’Union semble provisoirement suspendu, au regard du questionnement sur la poursuite de son intégration et de son élargissement12, l’objectif d’une « Union toujours plus étroite » demeure, comme l’affirme le traité de Lisbonne, mais mérite d’être envisagé d’une nouvelle manière. Le débat actuel que doit affronter l’Europe ne porte en effet pas tant sur cette finalité elle-même que sur la manière dont l’UE peut justifier et atteindre cet objectif. À cet égard, la nécessité soulignée dans les contributions d’une plus grande efficacité de l’Union européenne est précisément au cœur de cette exigence : une « Union toujours plus étroite » pourrait être entendue comme une « Union coopérant toujours plus étroitement ». Si des politiques concrètement mieux réalisées et optimisées se font jour dans le futur fonctionnement politique européen – entre Union et États membres, mais aussi entre les régions et le niveau local –, alors elles pourront rouvrir la possibilité d’une plus grande intégration européenne dans les domaines précis sur lesquels elles portent. Cette intégration ne sera pas justifiée ex ante par l’idéal d’une « Union toujours plus étroite », que son absence de toute « productivité » politique avérée rend contestable. Une « Union toujours plus étroite » sera d’autant plus crédible – et politiquement défendable devant les citoyens européens – qu’elle sera une « Union toujours plus efficace ».
76Cette crédibilisation de l’UE passe par des structures fonctionnelles, visant l’optimisation des politiques engagées au niveau européen, national et local. Le fonctionnement de l’Union sera un enjeu crucial dans les années à venir, en particulier dans la gestion des politiques selon les dispositions du traité de Lisbonne. Si tous les acteurs « jouent le jeu », alors un fonctionnement politique plus ou moins optimal pourra produire les résultats décrits dans les scénarios d’une seconde fondation de l’Europe et de l’Europe des possibilités (il)limitées. À l’inverse, si un fonctionnement concurrentiel « négatif », sur le mode de l’anti-jeu, se met en place entre les institutions européennes (Conseil, Parlement, Commission) et entre les institutions et les États membres, le policy output global de l’Union sera sous-optimal, et l’Europe risque de suivre la voie des scénarios des deux Europe ou de l’Europe volatile. Il s’agira donc moins de renforcer une formalisation du fonctionnement de l’Union que d’appliquer les règles de fonctionnement selon l’esprit de ces règles. Un esprit « collectif », qui « joue le jeu », devra être recherché pour éviter les cacophonies préjudiciables, telles qu’elles sont apparues par exemple au sommet de Copenhague.
77À cet égard, au lieu de conduire à un débat idéologique sur une possible « fédéralisation » de l’UE, la subsidiarité doit précisément être appliquée dans la mesure où elle justifie le niveau politique optimal auquel chaque politique doit être décidée, mise en œuvre et donc justifiée aux yeux des citoyens européens. Si une politique est menée au niveau européen, la responsabilité des acteurs qui la définissent et l’appliquent doit pouvoir être clairement définie et justifiée.
78Enfin, comme les contributions de cet ouvrage l’ont souligné, la crédibilisation de l’action de l’Union passera de plus en plus par l’optimisation du policy output. Le reproche récurrent qui est fait à l’Union et à ses États membres est le décalage constaté d’une part entre une position européenne et des positions nationales, d’autre part entre des politiques intérieures et extérieures. L’enjeu sera donc fondamentalement de travailler à une cohérence des politiques européennes. L’Union européenne, si elle veut s’insérer efficacement sur la scène internationale du XXIe siècle, devra consolider un « leadership par l’exemple » qui fait sa force et demeure son principal atout. Les efforts des responsables politiques européens devront viser à mettre en adéquation les fins et les moyens d’une part, et les politiques internes et externes de l’UE d’autre part. L’articulation des différentes politiques sera à cet égard l’axe selon lequel l’Union devra travailler et sur lequel elle peut précisément valoriser un rôle de coordination des politiques étrangères, européennes, nationales et locales d’une part, et des politiques sectorielles internes et externes (environnement, Politique de sécurité et de défense commune [PSDC], échanges commerciaux, aide au développement, politique industrielle et technologique, droits de l’Homme) d’autre part.
79L’Europe prendra toute sa place dans le monde du XXIe siècle si précisément elle fonde son influence sur un « leadership par la crédibilité » qui englobe et combine à la fois « leadership par l’exemple » et efficacité de ses politiques internes et externes. Elle sera alors l’acteur international crédible qu’attendent ses partenaires et l’organisation politique au sens noble du terme qui aura su répondre aux attentes de ses citoyens.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir, par contraste, les développements consacrés à la première décennie du XXIe siècle dans l’introduction de l’ouvrage.
2 Principe normatif de l’approbation des gouvernés (gouvernement par le peuple).
3 Principe fonctionnel de l’utilité (gouvernement pour le peuple).
4 Voir, à propos de ce terme, Conseil de l’Union européenne 2003, page 9.
5 En ce qui concerne la méthodologie ici appliquée, le lecteur pourra se reporter à l’approche expressément choisie par Algieri, Emmanouilidis et Maruhn (2003, p. 14 et suivantes).
6 Dans le scénario alternatif décrit, des sous-scénarios positifs et négatifs surviennent à la fois. En raison de l’interdépendance thématique entre les différents clusters, d’autres combinaisons mêlant des tendances négatives et positives ne sont en revanche guère vraisemblables. Puisque l’accès aux matières premières, par exemple, dépend entre autres du rapport de force sur la scène internationale, il semble peu probable que le sous-scénario d’une Europe puissance économique mondiale (E1) se conjugue à celui d’un retrait de l’Europe (G3). À contrario, la perspective d’une dégradation de la situation sociale concomitante à des développements positifs dans les domaines de l’économie et des relations extérieures n’est pas à exclure. L’option extrême d’une combinaison du sous-scénario d’une sape du « cœur de métier » européen (E3) avec le sous-scénario du multilatéralisme efficace (G1) ne saurait être exclue par principe, mais elle est jugée peu réaliste en raison des cultures politiques et diplomatiques dominantes en Europe ; les combinaisons 16 et 25 ne sont donc pas prises en compte dans l’élaboration des scénarios d’ensemble.
7 Cf. Böhlke et Minx 2006, p. 19, ou Jouvenel 1999, p. 66, pour visualiser un ensemble de « futurs plausibles » sur un « éventail de scénarios », parmi lesquels sont différenciés des scénarios « souhaitables » présents dans le « champ des possibles ».
8 Suivant l’exemple de Kühnhardt 2008.
9 Algieri, Emmanouilidis et Maruhn (2003, p. 8 et suivantes) emploient même l’expression de « méthode Monnet » pour désigner l’un de leurs cinq scénarios. Ce dernier peut aujourd’hui être identifié comme celui qui décrit le mieux la situation actuelle, ce qui confirme encore la pertinence pérenne de la méthode Monnet, en particulier dans le scénario tendanciel formulé ici.
10 Les scénarios exploratoires ont pour visée d’explorer le champ des possibles : ils se distinguent en cela des scénarios normatifs ou stratégiques qui, partant de l’objectif visé, établissent un compte à rebours des actions à engager pour l’atteindre (Jouvenel 1999, p. 65).
11 Des propositions concrètes sont présentées de manière plus détaillée dans Clouet et Marchetti 2011.
12 Voir l’Introduction du présent ouvrage.
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