Économie : gérer les conséquences politiques de la crise
p. 185-197
Texte intégral
1L’évolution de la situation économique de l’Union européenne (UE) sera décisive à au moins trois titres pour les perspectives d’intégration européenne dans la décennie à venir.
2Premièrement, les effets de la crise financière sur l’économie réelle et l’endettement des États sont tellement considérables qu’on en est venu à se demander, au vu de l’accroissement des divergences économiques, si l’existence même de l’union monétaire – le noyau dur du marché unique, où l’intégration est la plus complète – n’était pas menacée. Certains observateurs sont arrivés à la conclusion qu’une vaste réforme de la gouvernance de la zone euro, voire la mise en place d’une union politique, étaient les conditions nécessaires au maintien à long terme de l’union monétaire, faute de quoi celle-ci serait promise à une désintégration susceptible d’affecter de nombreux autres domaines que la monnaie.
3Deuxièmement, l’évolution de l’économie est un paramètre déterminant pour le climat politique dans les États membres et les perspectives d’intégration dans l’Union. Elle influence à la fois l’attitude des gouvernements et de l’opinion publique vis-à-vis des nouvelles avancées en matière d’intégration. Sur ce point, on ne sait pas encore laquelle des deux tendances contradictoires observables l’emportera : le renforcement du protectionnisme et le repli sur la sphère nationale ou bien la prise de conscience que, précisément en temps de crise, les synergies et les bénéfices communs à l’échelle européenne constituent la voie la plus judicieuse.
4Troisièmement, l’intégration économique au sein de l’Union est loin d’être complète. Ainsi le marché unique est-il par exemple loin d’être achevé et on espère que son approfondissement contribuera à améliorer sa compétitivité de manière significative. Les tendances protectionnistes et hostiles à l’intégration font obstacle à cette tâche, qui est devenue d’autant plus urgente que le poids relatif de l’Europe dans la concurrence mondiale tend à diminuer.
5Les conséquences de la crise financière, économique et budgétaire conduiront-elles à « plus d’Europe » et à un renforcement des actions communes dans le but de faire face ensemble aux défis présents et d’empêcher que des crises semblables se produisent à l’avenir ? Ou la pression économique et les divergences au sein de la Communauté mèneront-elles plutôt à un repli plus marqué sur les projets nationaux, qui assombrirait les perspectives de développement politique et économique de l’UE ?
6Face à cette triple crise, une chose est cependant devenue claire : dans les dix ans à venir, le contexte économique mettra les politiques nationales et européennes à l’épreuve et les autorités politiques ont l’immense responsabilité de créer le cadre propice au développement économique à long terme de l’Union.
7Cet article étudie dans un premier temps les conséquences de la crise sur la croissance et les finances publiques et examine les défis économiques auxquels l’Union sera confrontée dans les dix ans à venir. Une seconde partie présente les principaux aménagements à réaliser dans la zone euro et l’Europe des 27 compte tenu de ce contexte. Enfin, une analyse des défis politiques que l’Union doit relever face aux évolutions économiques clôt cette contribution.
Conséquences économiques de la crise et perspectives d’évolution
2010, troisième année de la crise
8L’UE et la zone euro ont été durement touchées par les retombées de la crise financière sur l’économie réelle. La contraction de l’activité économique depuis 2008 et les déficits budgétaires élevés depuis 2009 tiennent les décideurs politiques en haleine, en particulier ceux des États membres de la zone euro.
9Comme le graphique 1 le montre clairement, l’effondrement de l’économie réelle a entraîné de lourds déficits des finances publiques. Les causes en sont multiples : des recettes moins importantes et des dépenses supplémentaires du fait de la conjoncture (par le jeu des stabilisateurs automatiques), des plans de relance discrétionnaires de plusieurs milliards d’euros et la reprise d’engagements du secteur privé à charge des budgets nationaux (par exemple dans le cas de l’Espagne, suite à l’éclatement de la bulle immobilière). Dans certains États membres, combler les déficits publics est rendu considérablement plus difficile par les primes de risque que les marchés imposent désormais pour leurs emprunts publics. De plus, certains États de la zone euro doivent lutter contre un double déficit : celui des finances publiques et celui de la balance commerciale. Pour y faire face, les États concernés doivent mettre en place des réformes structurelles profondes (et douloureuses) afin d’améliorer leur compétitivité, puisque, par définition, les États de la zone euro ne peuvent plus recourir à la dévaluation de leur monnaie.
Prévisions actuelles
10En 2010, une légère reprise économique a commencé à se faire sentir dans l’Union. Mais les très bonnes prévisions pour 2010-2011 ne doivent pas faire oublier deux choses : premièrement, des différences majeures persistent au sein de l’Union en termes de reprise économique, et deuxièmement, ses perspectives de croissance la placent loin derrière d’autres concurrents. Les pays émergents en particulier affichent, tout comme avant la crise, une croissance du produit intérieur brut (PIB) nettement plus élevée1 (graphique 2).
Risques possibles à long terme
11Les prévisions économiques ne vont généralement pas au-delà d’un horizon de deux à trois ans. Mais des analyses concernant les risques économiques qui pèsent encore sur la zone euro et l’Union européenne se multiplient et ce en particulier sous l’influence de l’actuelle crise de la dette. On redoute par exemple que l’évolution de la conjoncture économique dans l’Union ne suive une courbe en W : en cas de récession à double creux (double dip recession), une courte phase de reprise serait suivie d’une nouvelle baisse conséquente de l’activité économique.
12À l’heure actuelle, on estime que le risque le plus important est une crise de l’endettement qui aurait des répercussions sur le secteur financier et y provoquerait de nouvelles tensions. Les coûts de refinancement pourraient alors augmenter pour le secteur privé, tandis que les banques seraient sous pression, avec pour conséquence une dégradation nette des conditions d’octroi de crédits. La confiance dans les entreprises et le secteur privé diminuerait rapidement et conduirait à une baisse de la demande mondiale. Les perspectives de croissance pourraient de plus s’assombrir si une consolidation des finances publiques excessive ou mal conçue étouffait la demande intérieure encore fragile (Fonds monétaire international 2010, p. 7 et suivantes).
13Nombre d’observateurs estiment que le défi le plus important consiste à rétablir la confiance des marchés financiers – sans pour autant étouffer la reprise économique, ce qui sera particulièrement difficile dans la zone euro. Dans les trois années à venir, la priorité est de rendre le plan de sauvetage de l’euro pleinement opérationnel, de balayer les incertitudes quant au fait que les banques sont touchées ou non par la crise de l’endettement (par exemple en les soumettant à des tests de résistance) et de s’assurer que les instituts de crédit disposent d’un coussin financier adéquat et de liquidités suffisantes. Quant aux États membres de l’UE, leur tâche principale consiste à réduire à moyen terme les déficits publics et à améliorer la qualité et la pérennité des finances publiques, par exemple en réformant leurs systèmes de retraite et d’assurance sociale. En outre, la réforme du secteur financier doit être poursuivie : des mesures de régulation sont nécessaires dans certains États, auxquelles il convient d’associer un programme de restructuration du secteur bancaire et de recapitalisation des instituts de crédit, afin que l’octroi de prêts puisse à nouveau fonctionner normalement.
14Les États membres de l’UE et la Banque centrale européenne (BCE) doivent d’urgence coordonner le retrait des mesures de stabilisation prises pendant la crise (les plans de relance, la politique monétaire expansive et les mesures de soutien au secteur financier), de telle sorte que la croissance déjà fragile ne connaisse pas un nouvel arrêt. En outre, il est indispensable de prêter une attention particulière à la réduction des déséquilibres économiques au sein de la zone euro.
La réorganisation de la politique économique dans la zone euro et l’Europe des 27
Gérer la crise de l’endettement
15Dans l’immédiat, l’Union doit avant tout réussir à endiguer la crise de l’endettement. Les pays lourdement endettés devront consentir les plus gros efforts d’adaptation, en prenant des mesures de consolidation et en adoptant une série de réformes structurelles pour tenter d’atteindre trois objectifs : réduire les déficits et l’ampleur de la dette publique, améliorer leur compétitivité et regagner la confiance des acteurs du marché pour pouvoir à nouveau emprunter de l’argent sur les marchés financiers à des conditions raisonnables.
16Les États de la zone euro, en collaboration avec le Fonds monétaire international (FMI), ont accordé une aide massive aux États membres particulièrement touchés par la crise : en plus de l’aide d’urgence à la Grèce d’un montant de 110 milliards d’euros, la mise en place d’un plan de secours de 750 milliards d’euros a été décidée au cours du week-end des 8 et 9 mai 2010 sous la forte pression des marchés financiers, pour faire face à d’autres problèmes de liquidité. Le principe est cependant de disposer d’un fonds de secours si élevé qu’il garantisse une sécurité suffisante pour ne pas nécessiter d’y recourir. Que de l’argent soit disponible pour des crédits relais et qu’un État ne puisse pas se retrouver en situation d’insolvabilité sans que rien ne soit prévu est censé rassurer suffisamment les acteurs du marché : ceux-ci ne retireront pas brusquement leur argent mais conserveront au contraire les obligations des États concernés ou les achèteront tandis que les gouvernements poursuivront leurs programmes de consolidation ou de réforme.
Mettre en place un mécanisme de gestion de crise permanent
17L’Union n’a commencé à s’atteler à sa véritable tâche qu’après la décision d’aide à la Grèce et le plan de secours de 750 milliards d’euros : en effet, l’une et l’autre ne sont prévus que pour trois ans et on ignore encore ce qu’il se passera à partir du printemps 2013 s’il n’est plus possible d’accorder de nouveaux crédits via ces instruments. On ne peut exclure aujourd’hui la possibilité d’une aggravation de la crise de l’endettement dans les dix années à venir. Le risque qu’un tel scénario se réalise serait en particulier nettement plus élevé en cas de récession à double creux.
18Nombre d’éléments plaident en faveur de la mise en place d’un fonds de secours – qui devrait toutefois être associé à une procédure d’insolvabilité clairement définie. Des crédits relais provenant d’un fonds sont utiles lorsqu’un pays manque sérieusement de liquidités mais n’est pas foncièrement surendetté. Si un État a en revanche un problème d’insolvabilité majeur, il ne sortira pas de la spirale de l’endettement grâce à des crédits relais, bien au contraire : de nouveaux crédits qui ne pourraient pas être remboursés augmenteraient la montagne de dettes et le poids des intérêts et entameraient la confiance des marchés, qui augmenteraient la prime de risque.
19Un fonds de liquidités associé à une procédure d’insolvabilité présenterait un double avantage. Premièrement, il permettrait de disposer d’un instrument de gestion de crise efficace pour des crises de l’endettement futures, de sorte qu’il ne serait plus nécessaire d’en passer par de longues négociations qui inquiètent les marchés pour trouver une solution au coup par coup. Deuxièmement, la mise en place d’un mécanisme de gestion de crise réduirait de manière significative la probabilité de crises financières engendrées par les marchés car le cadre serait transparent et la répartition des coûts plus prévisible. D’autres mesures, plus ambitieuses encore, pourraient être envisagées dans le même but, telles que la création d’eurobonds pour un socle de dette publique représentant au maximum 60 % du PIB (Delpla et von Weizsäcker 2010 ; De Grauwe et Moesen 2009 ; Kösters 2009). Pour des dettes allant au-delà de 60 % du PIB, les États membres de la zone euro devraient émettre des obligations nationales, pour lesquelles ils seraient seuls responsables et dont les intérêts ne seraient versés qu’une fois remplies les obligations de paiement liées à la dette en eurobonds (dette bleue). Cette seconde catégorie de dette, baptisée dette rouge, serait donc plus risquée. Par conséquent, obtenir des crédits par ce biais reviendrait beaucoup plus cher que les emprunts au titre de la dette bleue, et ce coût continuerait d’augmenter à proportion de l’endettement. Ce mécanisme inciterait clairement les États membres à éviter au maximum de s’endetter au-delà de la limite des 60 %.
20L’introduction de la distinction entre dette bleue et dette rouge ne ramènerait pas seulement le coût de financement de la dette publique en dessous de la limite de 60 % du PIB, elle serait également un instrument utile pour amener les États membres à davantage de discipline budgétaire. Les pays fortement endettés pourraient limiter ainsi le coût de leurs crédits et s’astreindre dans le même temps à plus de discipline, puisque le financement des dettes rouges pourrait avoir pour corollaire des primes de risque élevées. Dans la mesure où, en cas de défiance des marchés financiers, les rendements des dettes rouges augmenteraient, mais pas ceux de la dette bleue, la probabilité pour qu’un pays se retrouve en situation d’insolvabilité serait moins grande qu’aujourd’hui.
Réduire les divergences sur le long terme
21Un domaine dans lequel il est très important d’agir à long terme est celui des différences de compétitivité intra-européennes, qui se sont accrues du fait de la crise et contre lesquelles il convient de lutter (Dullien et Schwarzer 2006). Ces différences sont liées à l’absence de réformes dans certains pays, à un manque de coordination dans la zone euro et au fait que les marchés ne sont que partiellement efficaces pour rétablir un équilibre entre des évolutions divergentes. Une adaptation des pays les plus faibles ne suffira peut-être pas à réduire les déséquilibres au sein de la zone euro dans un laps de temps raisonnable2. Si cette crainte se confirme, deux options sont possibles pour retrouver la voie de la convergence et contenir les tensions politiques, économiques et sociales dans la zone euro : des transferts financiers plus importants ou une plus forte demande d’importations de la part des pays ayant une balance commerciale excédentaire, comme l’Allemagne.
Renforcer la position de l’UE dans la concurrence mondiale
22Dans les dix ans à venir, les rapports de force économiques dans le monde vont à nouveau connaître des transformations spectaculaires. L’importance relative de l’UE va immanquablement diminuer – avec tout ce que cela implique en termes de poids politique de l’Union et de ses États membres et de leur capacité à influer sur les évolutions futures de l’ordre mondial, par exemple dans les domaines de l’économie et des finances ou de la sécurité globale3. Dans la prochaine décennie, la concurrence mondiale sera marquée par le fait que d’autres régions intensifieront plus nettement leurs investissements dans la recherche, le développement technologique et l’innovation et concurrenceront, voire dépasseront l’UE dans le domaine des hautes technologies. L’Europe, avec sa population vieillissante et de moins en moins nombreuse4, n’est en soi pas très bien armée pour relever ce défi. Pour pouvoir conserver sa place dans la concurrence mondiale et son modèle économique et social, l’UE devra prendre dans la prochaine décennie des initiatives bien plus radicales que celles débattues en 2010. Elle devra d’une part moderniser ses modèles sociaux nationaux pour les rendre viables à long terme et trouver d’autre part de nouvelles ressources pour défendre ce modèle au niveau mondial.
La Stratégie Europe 2020 et l’avenir du budget de l’Union
23La Stratégie Europe 2020 adoptée en juin 2010 (Commission européenne 2010) se fixe pour objectif de renforcer la compétitivité de l’Union dans les dix ans à venir, en approfondissant la coordination des politiques économiques des États membres afin d’accroître la productivité, la croissance et la viabilité de son modèle. Cette stratégie présente brièvement l’économie sociale de marché européenne, qui se caractérise par un taux d’emploi élevé, une certaine cohésion sociale et une forte productivité, et vise à renforcer le poids de l’UE sur la scène internationale. Comme la Stratégie de Lisbonne en son temps, la Stratégie Europe 2020 est fondée sur la « méthode ouverte de coordination », le contrôle et la coordination des politiques nationales étant cependant renforcés. On espère favoriser la réalisation des objectifs définis dans ce cadre en augmentant l’« appropriation » nationale des programmes, par exemple en associant plus étroitement les Parlements nationaux, en améliorant les liens entre les calendriers politiques nationaux et européens et en augmentant la pression pour le maintien d’une certaine discipline, en multipliant notamment les processus de naming and shaming. Le succès de la nouvelle Stratégie dépendra cependant, comme dans le cas de la Stratégie de Lisbonne, de la volonté des États membres de travailler de manière rigoureuse à atteindre les objectifs fixés et à les examiner régulièrement au cours de la décennie à venir, pour vérifier qu’ils sont toujours adaptés à un contexte évoluant extrêmement rapidement.
24Une autre question centrale pour la réussite de la Stratégie sera celle de son financement. En raison de la crise de la dette publique qui a suivi la crise économique et financière, presque tous les États membres sont dans l’obligation de consolider leur budget national, ce qui, dans certains cas, aura des répercussions notamment sur le budget de l’éducation, de la recherche et développement (R&D), etc. Dans ce contexte, une question importante pour les dix années à venir sera de déterminer dans quels domaines un renforcement de la collaboration européenne est utile, par exemple dans les secteurs de la R&D ou de la politique industrielle stratégique, afin d’obtenir un double effet des synergies : l’accroissement de la compétitivité d’une part et des économies sur les investissements d’autre part. À ce jour, aucun moyen financier à l’échelle de l’Union ne sous-tend la Stratégie Europe 2020 et on a sciemment évité de lier ce débat à la question du futur cadre financier européen, qui entrera en vigueur en 2013. Or c’est précisément là que se situe un des débats les plus importants pour l’avenir : l’élaboration d’une stratégie cohérente concernant les fonds en provenance des budgets de l’UE, de la Banque européenne d’investissement (BEI) et des politiques d’investissement des États membres.
Poursuivre la construction du marché commun
25L’achèvement du marché commun constitue une autre tâche qui pourrait avoir des résultats très positifs. Contrairement à une opinion répandue, le marché commun demeure à ce jour inachevé et les quatre libertés fondamentales (libre circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) sont insuffisamment transposées dans les faits. Ces dernières années, les discussions sur les nouvelles avancées qui permettraient une meilleure intégration transfrontalière des marchés ont laissé place à une lassitude manifeste vis-à-vis du marché commun, elle-même liée à un certain désintérêt pour l’intégration d’une part, et à un rejet du marché provoqué par la crise financière d’autre part.
26Du point de vue économique, la réactivation de la stratégie du marché unique est réellement pertinente : son renforcement améliorerait la performance économique globale de l’Europe, en permettant entre autres de mieux utiliser son potentiel d’innovation et en renforçant sa compétitivité vis-à-vis du reste du monde. De plus, un meilleur fonctionnement du marché unique aurait des conséquences très bénéfiques sur le fonctionnement de l’union monétaire, en permettant par exemple aux mécanismes du marché de mieux rétablir l’équilibre en cas de chocs asymétriques ne touchant qu’une région ou qu’un pays à l’intérieur de la zone euro.
27La relance de la stratégie du marché unique est un des principaux objectifs que la Commission Barroso II veut atteindre d’ici 2015. Pour qu’une reprise de l’intégration des marchés puisse se produire dans ce laps de temps et, qui plus est, s’avérer réellement efficace, il faudra qu’elle soit accompagnée de mesures politiques, notamment dans les domaines social et fiscal. Mario Monti, l’ancien commissaire européen en charge de la Politique de la concurrence, a proposé une stratégie intéressante pour y parvenir, dans un rapport destiné au président de la Commission (Monti 2010). La mise en œuvre des mesures proposées exige cependant de trouver un consensus entre les 27 États membres au terme d’un processus réfléchi et complexe. Des conceptions différentes concernant les mesures réglementaires et sociales nécessaires pour contrebalancer les effets négatifs de l’intégration des marchés (du fait de la suppression des barrières sur les marchés des biens, des services, du travail et des capitaux) ne manqueront pas de se faire jour.
Conséquences politiques de la crise
28Dans quel cadre l’économie européenne évoluera-t-elle dans dix ans ? Cela dépend essentiellement des directions politiques qui seront imprimées dans les mois et les années à venir. Les propositions de réformes – la plupart du temps fondées sur une logique économique – sont de plus en plus ambitieuses. Et les analyses des conditions politiques actuelles font de plus en plus douter que ces propositions puissent constituer un contexte favorable à un renforcement de l’intégration. L’expérience dont on dispose à ce jour montre que les conséquences des crises sur l’intégration européenne sont divergentes, ce qui explique que les prévisions pour les années à venir soient elles aussi contradictoires. On peut distinguer deux pronostics opposés concernant les effets de la crise actuelle sur l’intégration.
29Un scénario possible voit un repli sur la sphère nationale et un renforcement du protectionnisme. De nombreux exemples observés ces dernières années étayent cette hypothèse : si les entreprises ou les banques sont sous pression, les gouvernements leur viennent en aide même si cela va à l’encontre des règles de concurrence en vigueur dans le marché commun et un renforcement de l’intégration est difficile à défendre. Au-delà de cette « gestion du quotidien », la disposition à l’intégration diminuerait dans ce scénario aussi du fait de la difficile situation économique initiale. En effet, les longues phases de croissance faible et de chômage élevé favorisent les tendances populistes et nationalistes et peuvent entraîner une instabilité politique. En outre, dans les décennies passées, les périodes de faible croissance et de chômage élevé se sont majoritairement accompagnées d’une opinion moins favorable à l’intégration dans les États membres. Lorsque les citoyens sentent leur sécurité matérielle individuelle menacée, ils acceptent en général moins bien l’UE, ses institutions et le renforcement de l’intégration.
30Le deuxième scénario envisage que, du fait même de l’expérience de cette crise, naisse une impulsion durable en faveur de l’intégration. D’une part, la crise économique et financière a clairement montré aux États membres de la zone euro qu’il manque à la monnaie commune un cadre politique et institutionnel approprié. Sur trois points, la prévention des crises a échoué : la surveillance et la régulation européennes des marchés financiers, le contrôle et la coordination des politiques budgétaires, de même que le contrôle et la coordination des politiques économiques des États membres étaient incontestablement insuffisants. La cause de ces dysfonctionnements n’est pas dans tous les cas un déficit institutionnel, mais réside à bien des égards dans la trop faible disposition des États membres à travailler en étroite collaboration et à adapter leurs politiques nationales.
31Ces trois dernières années, dans le prolongement des mesures de gestion de la crise, des décisions ont été prises ou des processus lancés à différents niveaux, qui apportent finalement « plus d’Union » dans les divers domaines concernés : par exemple, la mise sur pied d’instances européennes de contrôle financier ; le renforcement de la coordination des politiques budgétaires et économiques préparé dans le cadre du groupe de travail Van Rompuy, qui sera probablement mis en œuvre fin 2010 et prévoit une procédure d’approbation plus précoce et un examen plus étroit des budgets nationaux ; ou encore le renforcement d’Eurostat par rapport aux autorités nationales en charge des statistiques ; et peut-être, à moyen terme, la création d’un mécanisme permanent de traitement des crises de l’endettement.
32En revanche, des avancées plus importantes, qui changeraient du tout au tout les fondements de la collaboration politique au sein de l’union monétaire européenne et mèneraient sur la voie d’une union politique, ne semblent pas se profiler. L’intégration européenne a déjà atteint un degré tel que toute nouvelle initiative toucherait largement à la souveraineté nationale. Les États membres sont plus que jamais confrontés à ce dilemme : accepter une limitation du pouvoir de décision national, pour trouver des réponses européennes à des problèmes européens et regagner ainsi ensemble la marge de manœuvre perdue ; ou maintenir au plus bas l’influence de l’échelon européen sur les décisions politiques nationales, en prenant le risque de ne pas atteindre des résultats politiques optimum.
33Les propositions de renforcement du niveau européen font naître à juste titre des questions concernant la légitimité des interventions européennes. Pour surmonter ce problème, il conviendrait, en ultime conséquence, de renforcer la démocratie au niveau européen (Collignon 2008). S’il doit voir le jour, un renforcement substantiel des actions communes doit être préparé et réalisé au cours d’un processus lent. Une nouvelle réforme du droit primaire serait probablement un processus de longue haleine, et ceci pas uniquement dans la phase de négociation, dans la mesure où des questions fondamentales, telles que celle d’un noyau dur européen (on pense en premier lieu à la zone euro), devraient être débattues dans ce cadre5. Les ratifications et la légitimation nécessaires à une intégration renforcée mettraient les gouvernements et les représentants des institutions européennes, en particulier les députés européens, face à un difficile travail de communication, qui deviendra d’autant plus urgent et d’autant plus ardu si la zone euro ne retrouve pas bientôt la voie d’une croissance économique durable, sous-tendue par une forte compétitivité.
Bibliographie
Collignon, S., « Why Europe is Not Becoming the World’s Most Competitive Economy. The Lisbon Strategy. Macroeconomic Stability and the Dilemma of the Governance Without Government », International Journal of Public Policy, vol. 3, n° 1/2, 2008.
Commission européenne, Europe 2020. Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, COM (2010) 2020 final, Bruxelles, 3 mars 2010.
Delpla, J. et J. von Weizsäcker, « The Blue Bond Proposal », Bruegel Policy Brief, mai 2010, <www.bruegel.org/uploads/tx_btbbreugel/1005-PB-Blue_Bonds.pdf>.
De Grauwe, P. et W. Moesen, « Gains for All: A Proposal for a Common Eurobond », Intereconomics, vol. 45, n° 3, mai/juin 2009, p. 132-135.
Dullien, S. et D Schwarzer, « A Question of Survival? Curbing Regional Divergences in the Eurozone », Review of Economic Conditions in Italy, n° 1, 2006, p. 65-85.
Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale, mise à jour – Rétablir la confiance sans nuire à la reprise, New York, FMI, 7 juillet 2010, <www.imf.org/external/french/pubs/ft/weo/2010/update/02/pdf/0710f.pdf>.
Kösters, W., « Common Eurobonds : No Appropriate Instrument », Intereconomics, vol. 45, n° 3, mai/juin 2009, p. 135-138.
Monti, M., Une nouvelle stratégie pour le marché unique. Au service de l’économie et de la société européennes, Rapport au président de la Commission européenne José Manuel Barroso, Bruxelles, Commission européenne, 9 mai 2010.
Notes de bas de page
1 Ils partent évidemment d’un niveau moins élevé que celui de l’UE et de la zone euro. Néanmoins, le dynamisme économique qu’ils ont retrouvé après la crise et la rapidité avec laquelle ils ont gagné du terrain dans le secteur des technologies montrent que le processus de rattrapage ira plus vite dans la décennie à venir que l’on ne s’y attendait il y a encore quelques années.
2 Au début de sa déclaration du 15 mars 2010, l’Eurogroupe a reconnu ce fait pour la première fois.
3 Voir la contribution de F. Nicolas dans cet ouvrage.
4 Voir la contribution de G.-F. Dumont dans cet ouvrage.
5 Voir la contribution de J. Sonnicksen dans cet ouvrage.
Auteurs
Directrice du groupe de recherche « intégration européenne » de la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) à Berlin. Elle est cofondatrice et coéditrice de la revue électronique European Political Economy Review et du site Internet Eurozone Watch.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Allemagne change !
Risques et défis d’une mutation
Hans Stark et Nele Katharina Wissmann (dir.)
2015
Le Jeu d’Orchestre
Recherche-action en art dans les lieux de privation de liberté
Marie-Pierre Lassus, Marc Le Piouff et Licia Sbattella (dir.)
2015
L'avenir des partis politiques en France et en Allemagne
Claire Demesmay et Manuela Glaab (dir.)
2009
L'Europe et le monde en 2020
Essai de prospective franco-allemande
Louis-Marie Clouet et Andreas Marchetti (dir.)
2011
Les enjeux démographiques en France et en Allemagne : réalités et conséquences
Serge Gouazé, Anne Salles et Cécile Prat-Erkert (dir.)
2011
Vidéo-surveillance et détection automatique des comportements anormaux
Enjeux techniques et politiques
Jean-Jacques Lavenue et Bruno Villalba (dir.)
2011