Russie : une stagnation des relations, en attendant mieux
p. 113-127
Texte intégral
Des relations au point mort
1En 2010, les relations entre l’Union européenne (UE) et la Russie sont dans le creux de l’ornière. La Russie est un partenaire vital pour l’UE, avec un commerce bilatéral d’une valeur de 181 milliards de dollars en 2009. L’UE est le principal partenaire commercial de la Russie, à hauteur de la moitié de son commerce extérieur en 2008 ; la Russie est le troisième partenaire le plus important pour l’Union (7,9 % du commerce extérieur total de l’UE) après les États-Unis et la Chine1.
2Pourtant, en dépit de relations commerciales florissantes, les sujets politiques sont sources de tension ; les incompréhensions et les intérêts opposés rendent les compromis d’autant plus difficiles entre les deux parties. Ce manque d’enthousiasme politique dans leurs relations, s’il n’est pas traité, risque de miner la coopération entre les deux partenaires. L’enjeu est le plus clairement visible dans la stagnation des négociations en vue d’un nouvel accord censé fonder leurs échanges, dans l’incapacité à atténuer les conflits d’intérêts en matière énergétique et à s’adapter aux activités de l’autre dans le « voisinage partagé ».
3Les priorités de politique étrangère de la Russie l’ont conduite à ne plus considérer l’UE comme un acteur sérieux, pour préférer comme interlocuteurs des acteurs globaux tels que les États-Unis et la Chine. La Russie promeut ses relations avec les BIC (Brésil, Inde, Chine)2 comme une alternative possible à la coopération avec l’UE. Celle-ci est vue par Moscou comme un marché lucratif et une source potentielle de modernisation, mais pas comme un partenaire global. Pourtant, le développement de la Russie reposera sur sa capacité à coopérer avec l’UE. Pour sa part, l’Union est hésitante dans ses actions en direction de la Russie, en raison notamment de son désappointement quant à la direction politique suivie par le pays ces dix dernières années, et de son incapacité à formuler une politique cohérente en direction de son voisin oriental.
4Si l’UE et la Russie sont incapables de surmonter ces problèmes, leur relation ne pourra pas progresser. L’Union verra alors ses relations avec la Russie devenir une source croissante de contentieux au plan interne. Cela risquera aussi d’exacerber les relations déjà tendues avec l’un des partenaires inévitables de l’UE. La Russie, de son côté, pourrait voir son développement économique et social limité et être supplantée par des puissances montantes. Aucune des parties n’est enthousiaste quant au futur de leur relation : il est probable que l’avenir ne permettra pas des avancées fondamentales. À l’horizon 2020, les deux parties devraient s’attacher à poser les fondations d’une relation rénovée, tandis que l’UE devrait prendre garde aux risques inhérents à sa relation avec la Russie et tenter de les réduire.
Les obstacles à la relation UE/Russie
5Avant de s’attacher aux difficultés de la relation entre la Russie et l’UE, il est nécessaire de comprendre que certains facteurs structurels renforcent les obstacles à la coopération bilatérale. En premier lieu figurent l’ambition de Moscou de regagner son ancienne position dans la politique internationale et le trouble de l’UE vis-à-vis de la Russie. Bruxelles et Moscou envisagent différemment leur rôle global et régional : cela crée des problèmes dans leur capacité à respecter les priorités de l’autre partie.
6L’objectif primordial de la politique étrangère de Moscou est d’être pris au sérieux par les puissances mondiales, en particulier les États-Unis. L’arsenal nucléaire russe est considéré comme lui conférant une égalité avec les États-Unis ; aussi, seule la Russie peut rivaliser avec les États-Unis et devrait être traitée comme un partenaire privilégié. Pour Moscou, l’UE n’est pas un acteur crédible de sécurité. L’approche russe privilégiant les aspects « durs » de la puissance est en opposition complète avec la position de l’Union européenne, dont les États membres cèdent leur responsabilité sur les questions de sécurité de manière croissante à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que la Russie considère comme un avatar des États-Unis et, à ce titre, comme une menace.
7La politique de « remise à zéro » menée par Barack Obama a permis de mettre de côté les conflits avec la Russie, au profit d’une coopération pragmatique sur la non-prolifération et l’Afghanistan. Par le nouvel accord Strategic Arms Reduction Treaty (START) d’avril 2010, les États-Unis ont confronté la Russie avec les questions qu’elle considère comme essentielles : les armes nucléaires et la hard security. Cependant, des problèmes persistent (Kramer 2010, p. 65) ; la relation russo-américaine demeurera donc une priorité, et Moscou devrait continuer à concentrer son énergie sur Washington. Dans ce contexte – particulièrement avec la montée en puissance de la Chine –, les analystes russes voient l’importance de l’UE décliner. Ils remettent en cause la nécessité de se coordonner avec l’Union alors qu’il est plus efficace d’agir de manière bilatérale avec d’autres acteurs internationaux.
8Le défi normatif pour les relations UE-Russie est également important. Au début des années 1990, le gouvernement russe était réceptif aux conseils de l’Occident, mais les relations se sont dégradées après la guerre en Tchétchénie en 1994-1996 et les interventions de l’OTAN en ex-Yougoslavie en 1999. Alors que la Russie se souvient des premières années de la « transition » comme d’une dégradation humiliante et d’une période de chaos suscité par les modèles importés de l’étranger, les observateurs européens considèrent la période comme le sommet du potentiel démocratique de la Russie. En refusant d’être un simple « preneur de normes », la Russie défend de manière croissante son droit à interpréter à sa façon propre les concepts politiques tels que la « démocratie », en formulant la doctrine de la « démocratie souveraine » en guise de justification (Smith 2006). Ainsi, le refus de se voir imposer les normes européennes s’est mué en un refus de la domination de l’UE dans l’agenda normatif européen (Averre 2009, p. 1699 ; Sakwa 2010).
9Moscou insiste pour être traité d’égal à égal dans toutes ses relations. Depuis la fin de la guerre froide, la Russie a promu l’idée d’un monde multipolaire, et argumenté que la prédominance des États-Unis était préjudiciable à la sécurité internationale3. Frustrée par ses relations avec l’UE ces dernières années, elle a recherché une influence globale à travers son développement économique, aux côtés du Brésil, de l’Inde et de la Chine – trois autres puissances montantes. En 2009, ces États ont obtenu des changements dans la structure de vote du Fonds monétaire international (FMI), permettant une meilleure représentation de leurs intérêts. Une initiative en droite ligne avec la politique de « multipolarité » soutenue par la Russie et le refus des normes produites à l’étranger (Roberts 2010, P. 40). Certains ont suggéré que l’économie de la Russie, fondée sur les hydrocarbures, ne lui permet pas de prétendre au statut de future puissance économique, mais Goldman Sachs – inventeur de la catégorie des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) – qualifie ces réserves de « populistes » (Anders 2009 ; O’Neill et Stupnytska 2009, p. 17).
10La mémoire historique est aussi une source de contentieux. En Russie, la victoire de la Seconde Guerre mondiale est sacrée : remettre en cause les moyens qui ont permis de l’obtenir est considéré comme une tentative de dépouiller la Russie de son prestige. Ceci complique les relations avec de nombreux voisins, parmi lesquels des membres de l’Union européenne. Par exemple, la Roumanie considère la perte de la Bessarabie entérinée par le pacte Molotov-Ribbentrop comme une tragédie nationale, et pour la Pologne, la libération par l’Armée rouge a inauguré une période de domination soviétique. Cependant, de telles relations ne sont pas statiques : la commémoration commune du massacre de Katyn et la mort tragique de leaders politiques polonais en 2010 semblent ouvrir la voir à des relations plus cordiales entre Moscou et Varsovie.
11Il est important de noter que les relations russo-européennes ne recouvrent pas seulement celles entre Moscou et les institutions européennes à Bruxelles, mais aussi celles entre Moscou et les capitales des États membres. Cela multiplie les occasions de tension entre Moscou et les avatars de l’UE, et de changements de direction soudains et inattendus des relations Russie/UE, dont le fonctionnement fluide est ainsi compromis. Les divisions sont exacerbées par la préférence marquée de la Russie pour les relations bilatérales dans les domaines stratégiques – en particulier l’énergie, un secteur privilégié de la politique étrangère. Sur les questions où il pourrait être en position de faiblesse si elles étaient traitées au niveau communautaire, le Kremlin tente de tirer profit de différences d’opinion en montant des États membres les uns contre les autres. Un exemple parfait en a été la recherche de contrats bilatéraux de livraison de gaz négociés avec la France, l’Allemagne et l’Italie, précisément au moment où l’UE encourageait une plus grande coordination sur le marché interne de l’énergie. En traitant directement avec les capitales des États membres, Moscou court-circuite les procédures de l’UE, et obtient une position de force dans les négociations en recherchant une relation plus symétrique. Cette politique affaiblit la relation bilatérale de la Russie avec l’UE tout en renforçant la tentation pour les États membres d’utiliser les relations UE/Russie pour des objectifs politiques de clocher. En 2006, le Premier ministre polonais Jaroslaw Kaczynski a préféré bloquer les négociations de remplacement de l’Accord de partenariat et de coopération (APC) avec la Russie afin d’attirer l’attention de l’UE sur un conflit commercial bilatéral (Roth 2009, p. 10 et 22).
12Tous ces facteurs concourent à compliquer les relations UE-Russie dans trois domaines : les relations contractuelles, le voisinage partagé et le commerce énergétique.
Liens contractuels
13Un des sujets les plus urgents dans les relations russo-européennes aujourd’hui est leur fondement contractuel. L’APC entré en vigueur en 1997 offre le cadre légal aux relations entre la Russie et l’UE. Après la signature en 1994, la procédure de ratification a duré plusieurs années. Cet accord est maintenant considéré comme largement obsolète : le texte fait à peine mention des relations dans le domaine de l’énergie et ses références aux valeurs partagées de la démocratie et des droits de l’Homme sonnent désormais creux, au vu de la réalité en Russie (Stewart 2009a, p. 126-127). Le traité, qui était censé durer dix ans, est reconduit automatiquement chaque année dans l’attente d’être remplacé.
14Dans le cadre des négociations en vue de son remplacement, certains États membres veulent imposer des conditions à la Russie, visant à améliorer la démocratie et le respect des droits de l’Homme. Cette approche s’oppose à la position russe qui place au plus haut niveau la souveraineté et la non-ingérence dans les affaires intérieures. Le refus de Moscou de demeurer un objet passif de la politique de l’UE peut être identifié dès 1999, lorsque Bruxelles lance une Stratégie commune pour la Russie (Emmerson, Tassinari et Vahl 2006, p. 6). En réponse à l’échec de l’établissement de relations suffisamment ambitieuses dans le cadre de l’APC, et la Russie insistant sur le fait qu’elle méritait un cadre dédié pour ses relations plutôt que d’être intégrée dans la Politique européenne de voisinage (PEV), l’UE et la Russie ont élaboré les Quatre espaces communs en 2003. L’UE tient désormais à engager la Russie dans un cadre légal contraignant qui lierait le pays à des « règles du jeu » claires pour leurs relations ; les responsables officiels russes tendent à préférer un document plus souple complété par des accords sectoriels lorsqu’ils s’avèrent nécessaires. Ce décalage des attentes a contribué à ralentir la progression des négociations, chaque étape nécessitant que les deux parties fassent des efforts pour rapprocher leurs intérêts divergents.
15L’absence de volonté politique forte pour améliorer les relations est illustrée par l’assertion selon laquelle un nouveau contrat est nécessaire pour faciliter les relations économiques. De plus, aussi longtemps que la Russie n’est pas membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’APC demeure la base des relations aussi bien commerciales que politiques. Le refus de la Russie d’accepter les conditions d’entrée à l’OMC est un obstacle à la signature d’un accord de libre-échange avec l’UE, comme cela était envisagé dans les années 1990 (Gomart 2008, p. 6 ; Emmerson, Tassinari et Vahl 2006, p. 8).
Rôle dans le voisinage
16Les activités dans le voisinage sont elles aussi source de tensions. La Russie tente d’abord de regagner une influence sur son « étranger proche » : les anciennes républiques soviétiques. L’UE, de son côté, est en quête d’un rôle régional après que les séries d’élargissement de 2004 et 2007 l’ont amenée aux frontières de ce que la Russie considère comme sa sphère traditionnelle d’influence. Alors qu’aucune négociation ouverte n’est lancée sur ce sujet, les deux parties se débattent pour trouver une sorte de modus vivendi dans leur voisinage. Il est important dans ce domaine de négocier de potentielles embûches.
17L’Union européenne et la Russie voient toutes deux dans les relations avec leurs États voisins un enjeu de sécurité (Averre 2009, p. 1696-1699). La Russie a manipulé les conflits sécessionnistes dans la région pour conserver ces États dans son orbite et empêcher leur rapprochement avec l’OTAN, dont elle perçoit l’élargissement comme une atteinte à sa sécurité (Sweeney 2010). Dans sa Stratégie de sécurité de 2003, l’UE lie explicitement sa propre sécurité à la création d’une ceinture d’États bien gouvernés à ses frontières (Conseil de l’Union européenne 2003, p. 8). Les États membres s’accordent sur le fait que l’UE doit protéger ses intérêts dans son voisinage, mais se divisent sur la meilleure façon d’y parvenir. Par exemple, la Pologne estime que l’adhésion de l’Ukraine à l’UE accroîtrait la sécurité européenne, tandis que l’Allemagne et la France sont réticents face à une réaction négative de la Russie qui pourrait déstabiliser la région (Szymanski 2007, p. 550-552 ; Fean 2009, p. 8). L’opposition russe au Partenariat oriental (PO)4 prouve que ces craintes ne sont pas infondées. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a accusé l’UE d’essayer d’établir une sphère d’influence en Europe orientale, particulièrement depuis l’avancée rapide du projet après la guerre russo-géorgienne de 2008 (Pop 2009).
18L’opposition russe à un rôle de l’UE dans la région trouve sa source dans la crainte que la Russie perde son influence. Crainte qui avait été confirmée par l’échec de Moscou à rallier du soutien pour la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, par les ouvertures faites par le président biélorusse Alexandre Loukachenko à l’UE et par un accord conclu en mars 2009 entre l’UE et l’Ukraine sur la rénovation du système ukrainien de transmission de gaz (STG) qui assure le transit du gaz russe vers l’Europe (Stewart 2009b). Moscou a eu le sentiment d’être perdant face à Bruxelles dans la compétition pour l’influence régionale. En effet, une logique de compétition a imprégné le débat des deux côtés. Un rapport influent récemment publié affirme qu’« une compétition est en train d’émerger entre l’UE et la Russie sur les règles politiques censées régir leur voisinage » (Popescu et Wilson 2009, p. 11). Soulignant la volonté de la Russie d’utiliser à la fois le hard power (guerre en Géorgie) et le soft power (accès commercial à la Moldavie) dans sa quête pour une influence régionale, le rapport recommande que l’UE consolide sa politique de voisinage et propose un programme ambitieux pour la région.
Le commerce énergétique
19Ces dernières années, les relations politiques languissantes ont contrasté avec le niveau des échanges économiques. Avec l’essor du commerce, les motivations économiques ont supplanté l’enthousiasme politique en tant que principal moteur des relations entre l’UE et la Russie. Le pivot de cette relation est le commerce énergétique : en 2009, 73,8 % des importations de l’UE en provenance de Russie étaient liées aux hydrocarbures.
20L’UE et la Russie valorisent toutes deux la sécurité énergétique mais sont en désaccord sur sa nature. La première insiste sur la sécurité d’approvisionnement, qu’elle envisage comme la diversification des fournisseurs et des itinéraires de transport. La seconde considère la sécurité énergétique comme la sécurité de la demande, qui est la mieux assurée en enfermant les membres de l’UE dans des contrats de fourniture d’énergie contraignants à long terme (Kefferpütz 2009, p. 3). Sur ce point, leurs intérêts tels qu’ils sont actuellement formulés sont diamétralement opposés.
21La principale question politique porte sur le gaz : les taxes sur les exportations de pétrole représentent une importante source de revenus pour le gouvernement russe, mais le gaz est une denrée stratégiquement plus importante. Alors que le pétrole est vendu sur le marché mondial, le gaz tend à se limiter à des marchés régionaux. Le coût des infrastructures de transport du gaz vers ses marchés est élevé : il nécessite des contrats de long terme afin que les investissements initiaux dans les gazoducs puissent être rentables.
22Les pays européens ont des niveaux de dépendance variables au gaz russe. L’Allemagne a importé 36 milliards de mètres cubes de gaz de Russie en 2008 – l’équivalent de la consommation totale de gaz de la Turquie la même année –, qui représentaient 41 % de ses importations totales de gaz ; en comparaison, la Pologne a importé seulement 7,2 milliards de mètres cubes de Russie, pour 73 % de ses importations5. Ainsi, l’importance relative du gaz dans le mix énergétique des États membres varie, de même que varie le rôle de la Russie en tant que fournisseur.
23L’instabilité en Russie depuis l’effondrement de l’Union soviétique a augmenté les risques d’investissement, et a encouragé les investisseurs russes à procéder à des acquisitions en aval sur les marchés européens plutôt que dans la production en Russie. Cette situation menace de placer l’État russe et Gazprom en conflit direct avec la stratégie libérale de marché de l’UE (Van Der Meulen 2009, P. 846-848 ; Bremmer 2009). Le rôle économique important de l’État russe a conduit la Russie à être accusée d’utiliser sa position de fournisseur énergétique pour arracher des concessions aux États voisins (Ukraine, Géorgie, Biélorussie). Cette image d’une Russie qui utilise la menace d’une hausse des prix et de coupures d’approvisionnement comme une « arme énergétique » illustre à quel point le commerce énergétique s’est politisé.
24Les itinéraires des gazoducs représentent un enjeu particulier pour les pays du voisinage, dont beaucoup ont un rôle d’État de transit pour les ressources énergétiques liées à l’Europe. Approximativement 80 % du gaz envoyé par la Russie en Europe doit passer par le STG ukrainien. Depuis la crise gazière russo-ukrainienne de 2006, Moscou a fait avancer deux projets d’oléoducs pour réduire sa dépendance vis-à-vis de l’Ukraine : North Stream et South Stream. Si la Commission européenne a déclaré ces deux projets prioritaires, certains États membres craignent que les deux gazoducs n’accroissent l’influence de la Russie en lui permettant de priver les États de transit de gaz sans perturber l’approvisionnement du lucratif marché européen. En effet, si à la fois South Stream et North Stream devaient entrer en service en 2020, la Russie pourrait ne devoir s’appuyer sur l’Ukraine que pour une part marginale du transit de gaz (OCDE/AIE 2009, p. 470). Moscou en serait renforcé dans ses relations avec Kiev ; mais comme les relations avec l’autre principal État de transit, la Biélorussie, se sont progressivement dégradées depuis 2007, une grande incertitude demeure. Incertitude qui porte aussi sur l’itinéraire final et les allocations de gaz pour South Stream ; rien ne garantit donc que ce projet sera achevé. Un projet rival, le Southern Corridor, avance le projet de gazoduc Nabucco comme un moyen de contourner la Russie en reliant les approvisionnements en gaz en provenance d’Azerbaïdjan et à terme d’Asie centrale à l’UE via la Turquie.
25D’ici à 2020, la production de gaz européenne est supposée chuter de 294 milliards de mètres cubes en 2007 à 260 milliards de mètres cubes ; dans le même temps, la part du gaz dans ses besoins primaires en énergie augmentera de 520 milliards de mètres cubes à 558 milliards de mètres cubes (OCDE/AIE 2009, p. 336 et 429). La Russie apparaît comme un candidat de premier choix pour pallier ce manque ; sur la même période, sa production est supposée atteindre 688 milliards de mètres cubes, contre 646 milliards de mètres cubes en 2007. Cependant, cette production n’est pas garantie. La politique de l’État russe a été de maximiser les profits sur les ressources énergétiques afin de tirer avantage des prix historiquement hauts, plutôt que d’optimiser le retour sur investissement et d’exploiter lentement ces ressources (Van Der Meulen 2009, p. 846.). Une grande inquiétude porte sur la durabilité du marché du gaz russe – l’incapacité à investir suffisamment dans le captage de ressources supplémentaires a parfois donné lieu à des commentaires affolés en Europe. Le postulat d’une restriction des approvisionnements en gaz (gaz squeeze), soit une chute de la production et une non-réalisation des contrats, résulterait d’une incapacité à avoir investi suffisamment tôt dans de nouveaux champs gaziers (Riley 2006).
26Étant donné l’importance vitale de ces relations et de l’influence internationale qu’elles offrent à la Russie en tant que l’un des plus importants producteurs d’énergie, Moscou considère le maintien d’une incertitude dans les relations gazières comme un élément positif. Aussi longtemps que la question du gaz demeure d’importance stratégique pour l’Europe, la Russie reste un partenaire d’importance stratégique. Cela conduit certains analystes à suggérer que la Russie continue volontairement de politiser les relations gazières, puisqu’elles lui offrent un forum privilégié où elle doit être prise au sérieux (Noël 2008, p. 2).
Perspectives pour 2020
27Étant donné l’accumulation de problèmes qui sapent l’attraction réciproque des deux partenaires, les chances d’une amélioration substantielle des relations d’ici à 2020 sont faibles. Le rejet par la Russie de modèles extérieurs est incompatible avec la propension de l’UE à exporter son propre modèle de gouvernance, comme le démontre le PO. Les difficultés auxquelles est confrontée la relation UE/Russie sont à la fois historiques et normatives. Ces barrières à la coopération ne peuvent être rapidement levées. De plus, des obstacles pratiques tels que l’adhésion de la Russie à l’OMC et les régions séparatistes de Géorgie semblent insolubles. Pour les dix prochaines années, on peut seulement espérer que des fondations puissent être posées pour des relations plus cordiales et ambitieuses, qui iraient au-delà des obligations entre deux importants partenaires commerciaux.
28Les relations contractuelles ont peu de chances d’aboutir, d’ici à 2020, si ce n’est à des négociations, en tout cas à la ratification d’accords ; comme l’a illustré l’APC, cela peut prendre des années. La Russie ayant abandonné en 2009 sa candidature solo d’adhésion à l’OMC pour une candidature commune avec la Biélorussie et le Kazakhstan, en tant qu’union douanière, pour faire marche arrière en 2010, il y a peu d’espoir qu’une zone de libre-échange UE/Russie voie le jour, telle que l’APC l’envisageait à l’origine. Les responsables politiques russes sont clairement exaspérés par le processus d’adhésion à l’OMC, mais doivent être conscients que l’échec d’une adhésion de la Russie bloquera le développement futur des relations économiques avec l’Union européenne. Le lent processus d’établissement d’une union d’États Russie-Biélorussie et la relation de plus en plus irritée entre les deux parties laissent peu de doute sur le fait qu’une candidature conjointe sera encore plus mouvementée que les efforts de la Russie en solo (Deyermond 2004, Ambrosio 2009). Quant à la candidature individuelle de Moscou, malgré les avancées de 2010 dans les négociations, elle risque de se heurter au veto géorgien.
29Il est aussi difficile d’imaginer que le « partenariat pour la modernisation » portera plus de fruits. Le gouvernement russe espère profiter de l’expertise européenne pour moderniser son économie, à l’exception du cadre sociétal et politique dans lequel elle évolue. Cette approche à la carte d’un développement de style européen ne sera pas pérenne. Le partenariat pourra difficilement fonctionner sans développer un caractère asymétrique, ce que la Russie rejette aussi. Certes, un récent rapport, publié par le think tank présidé par Dimitri Medvedev, soutient une large libéralisation de l’économie, de la société et de la politique aux fins de modernisation (Goltz et al. 2010). Cependant, à mi-chemin du mandat présidentiel de D. Medvedev, il y a peu de signes de progrès dans cette direction. Étant donné l’incertitude sur sa candidature à l’élection présidentielle de 2012 et le fait que le prochain mandat présidentiel durera jusqu’en 2018, on ne peut pas conclure qu’une libéralisation sérieuse aura lieu avant 2020.
30Malgré la promotion de la « marque BRIC », celle-ci n’est pas pour la Russie une alternative à un rapprochement avec l’UE. Premièrement, les BRIC sont une catégorie d’investissement composée de nations censées connaître un développement économique rapide ; elles ont pour seul point commun une croissance rapide et l’objectif de mieux faire entendre leur voix sur la scène internationale. Deuxièmement, la Chine représente plus des deux tiers de la part des BRIC dans le commerce mondial (O’Neill et Stupnytska 2009, p. 8). Considérant les ambitions mondiales de la Russie, il n’est pas dans son intérêt que les BRIC deviennent un forum politique à part entière. Moscou craint déjà d’être subordonné à Pékin dans le cadre de leur coopération en Asie centrale à travers l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) ; la Russie ne souhaite pas créer un regroupement à l’échelle mondiale dans lequel la Chine serait de loin le principal acteur (Aris 2008). Enfin, si la Russie a réussi à atteindre les prédictions de croissance du produit intérieur brut (PIB) avancées par Goldman Sachs en 2003, en dépit de la crise de 2008-2009, les trois autres pays ont dépassé les prévisions initiales (O’Neill et Stupnytska 2009, p. 8, 21 et 27). Fortement touchée par la crise financière, la Russie n’est pas assurée de connaître une reprise rapide, et c’est cette reprise qui déterminera si le pays pourra continuer d’être associé aux autres États du groupe BRIC (O’Neill et Stupnytska, 2009, p. 27). Ainsi, le statut de BRIC dépend d’une modernisation réussie ; or tel est précisément l’objectif de la coopération de la Russie avec l’UE. Par conséquent, pour la Russie, l’appartenance au groupe des BRIC n’est pas une alternative à l’Union européenne, mais dépend bien du succès de la coopération bilatérale.
31Dans le domaine de l’énergie, l’inquiétude principale porte sur la capacité de production russe, mais elle dépend de variables trop nombreuses pour que l’on puisse déterminer comment la situation va évoluer. D’abord, la reprise économique et les objectifs de réduction d’émissions de carbone de l’UE d’ici à 2020 : la part du gaz dans le bouquet énergétique européen pourrait augmenter ou décroître – les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) pour les besoins en gaz de l’UE en 2020 varient de 517 milliards de mètres cubes à 558 milliards de mètres cubes (une chute par rapport aux niveaux de 2007), en fonction de l’efficacité des mesures prises pour la lutte contre le changement climatique (OCDE/AIE 2009, p. 336). Ensuite, l’approvisionnement en provenance d’Asie centrale : si les clients d’Asie orientale consomment de plus grandes quantités de gaz issu d’Asie centrale, les volumes de gaz achetés par la Russie pour son usage propre pourraient devenir plus onéreux. Parallèlement, l’établissement d’un corridor sud pour le transit énergétique pourrait permettre aux États d’Asie centrale de livrer directement leur gaz à l’UE. Enfin, le potentiel des ressources gazières non conventionnelles : le gaz de schiste (shale gas) européen en particulier est une donnée inconnue (Stern 2009 ; Smith 2010, p. 5-6.). Ces facteurs concourent à l’incertitude sur la quantité de gaz importée dont l’UE aura besoin en 2020, ainsi que sur le rôle de fournisseur de la Russie.
32La production russe de gaz, déjà déclinante, ne peut être maintenue que par l’exploitation dans les temps des réserves de gaz de la péninsule de Yamal. Prévues initialement pour être connectées en 2010, il est maintenant certain que ces réserves ne seront pas accessibles rapidement, particulièrement après les coupes dans les investissements de Gazprom durant la crise. De plus, l’utilisation du gaz turkmène pour combler le vide entre le pic de production de gaz et l’activation de ces champs devient plus de plus en plus précaire au fur et à mesure que dure l’intérim au Turkménistan – en particulier du fait du développement de la relation de ce pays avec la Chine (Noël 2008, p. 5).
33Les Jeux olympiques (JO) d’hiver de Sotchi en 2014 seront un baromètre important. La cérémonie d’ouverture indiquera comment l’État hôte se perçoit et quelle image il veut projeter sur la scène mondiale, comme l’ont illustré par le passé les JO de Sydney en 2000 et de Pékin en 2008 (Neilson 2002, p. 19-21). Les Jeux vont aussi placer sous le projecteur les conflits en cours dans le Caucase. La Géorgie utilisera cet événement pour attirer l’attention sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud – Soukhoumi, la capitale de l’Abkhazie, se situe à seulement 120 kilomètres de Sotchi. Il sera aussi difficile d’ignorer les problèmes dans le Caucase du Nord.
34L’impasse sur les deux régions géorgiennes continuera à entraver une coopération plus large entre l’UE et la Russie. Le projet russe d’une nouvelle architecture de sécurité se heurtera aux différends sur la reconnaissance du Kosovo, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Un projet de traité publié par le Kremlin en 2009 autoriserait tous les États de la zone euro-atlantique à y participer (présidence de la Fédération de Russie 2009). L’insistance de la Russie sur la souveraineté de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud a de fortes chances de provoquer des tensions car de nombreux États refuseront qu’elles soient signataires du traité. La proposition, une priorité de la politique étrangère russe, risque fort d’être bloquée par des positions non négociables de part et d’autre. L’UE joue sa crédibilité sur une politique de non-reconnaissance et Moscou a misé son capital politique sur la reconnaissance des deux républiques sécessionnistes. Cela ne peut qu’accroître les tensions en maintenant la Russie à l’écart des architectures régionales de sécurité.
35Le meilleur scénario, selon le « modèle chypriote » – une impasse dans la résolution du conflit mais pas de guerre –, nécessite une gestion habile des tensions par toutes les parties. Cela reste douteux étant donné la nature impulsive du gouvernement géorgien et l’importance que joue la menace de guerre pour la stabilité des autorités sécessionnistes (Lynch 2007, p. 483-496). Les conflits ont souvent accompagné la consolidation du pouvoir interne en Russie, comme l’ont montré les expériences de Boris Eltsine (Tchéchénie, 1994), Vladimir Poutine (Caucase, 1999), et D. Medvedev (Géorgie, 2008 – Gomart, 2010). Les élections présidentielles en 2012 et 2018 posent le risque de tensions militaires exacerbées accompagnant l’accession au pouvoir d’un nouveau leader (même si le transfert du pouvoir est géré par l’État). Tout conflit renouvelé accroîtra l’instabilité régionale et posera davantage de problèmes à la relation UE/Russie.
36En la faisant paraître faible, l’incapacité de l’UE à concevoir une politique unifiée vis-à-vis de la Russie contribue au manque d’attrait de cette dernière pour l’Union. Si cela est compréhensible pour des raisons historiques et économiques, l’échec à surmonter cet obstacle incitera la Russie et les États membres pris individuellement à manipuler la situation. La tentation de faire défection d’une position décidée en commun est d’autant plus forte que l’unité est faible. Dans le contexte d’un environnement international plus concurrentiel, les États sont plus tentés de poursuivre leurs seuls intérêts propres. Les implications d’une division persistante sur la Russie ont une forte probabilité d’avoir un impact négatif sur l’UE tout entière. Un échec persistant dans ce domaine clé de la politique étrangère serait désastreux pour la capacité de l’Union à forger des compromis sur des questions difficiles, qui abonderont dans les prochaines années alors que l’Europe peine à surmonter les retombées de la crise économique et à trouver les réponses face au déclin du vieil Occident.
37Avec la multiplication des risques à l’horizon, et le faible intérêt politique pour la relation UE/Russie de la part des deux parties, l’objectif central pour 2020 pourrait être d’utiliser les années à venir pour poser les fondations d’une relation renouvelée. Tout changement prochain a peu de chance d’être fondamental, car la relation telle qu’elle se présente est trop antagoniste et trop de questions insolubles nécessiteraient d’être résolues. D’ici à 2020, la politique à mener devrait viser à réduire les tensions et les frictions là où cela demeure possible et à éviter les pires chausse-trappes à venir.
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10.1080/09668130902905040 :Notes de bas de page
1 Eurostat Trade Figures, Russia, mai 2009, <trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2006/september/tradoc_113440.pdf>.
2 Voir les contributions d’E. Fels (Inde) et M. Mayer (Chine) dans cet ouvrage.
3 « Russian-Chinese Joint Declaration on a Multipolar World and the Establishment of a New International Order », Moscou, 23 avril 1997 ; Poutine 2007.
4 Le PO est un projet visant à accentuer la coopération avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine, dans le cadre de la PEV.
5 Données extraites du BP Statistical Review 2009.
Auteurs
Travaille au Centre Russie/Nouveaux États indépendants (NEI) de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Ses recherches portent notamment sur la politique intérieure de la Russie et des NEI, les mouvements sécessionnistes et le nationalisme.
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