Partenariat social : la fin de l’exception allemande ?
p. 51-68
Texte intégral
1Le système de relations du travail tel qu’il s’est reconstruit dans la République fédérale d’Allemagne (RFA) après la Seconde Guerre mondiale a longtemps fait figure de modèle en Europe et dans le monde occidental. Il semblait pouvoir résoudre la quadrature du cercle en parvenant à garantir aux salariés ouest-allemands un niveau de rémunération et des standards sociaux élevés et par là même la paix sociale, tout en assurant une excellente compétitivité des entreprises et un haut niveau d’emploi. Même si, sur ce dernier front, les performances du pays se sont sensiblement détériorées avec l’apparition d’un chômage durable à la suite des chocs pétroliers, le partenariat social n’en a pas moins continué d’apparaître comme l’un des principaux ressorts de la capacité d’adaptation de l’économie allemande face à la nouvelle donne de l’économie mondiale au cours des années 1980. Et si des doutes se sont dès cette époque exprimés quant à la viabilité à long terme du « modèle social allemand », ils portaient davantage sur la dérive programmée de l’État providence et le coût croissant de la protection sociale que sur le système de relations professionnelles proprement dit et sur la capacité de celui-ci à réguler les conditions de rémunération et de travail aussi bien au niveau global qu’au niveau des entreprises.
2Ce n’est qu’à partir du tournant des années 1990, sous l’effet conjugué de l’unification, de l’accélération du processus de globalisation et d’une intégration économique de plus en plus poussée du marché européen que se manifestent des symptômes de crise tangibles dans le fonctionnement des mécanismes de régulation sociale au sein de l’Allemagne désormais unifiée. Cette crise du partenariat social allemand a fait l’objet, au cours des vingt dernières années, de multiples analyses et surtout d’évaluations contradictoires. En Allemagne, comme en Europe et aux États-Unis, elle a souvent été placée au centre des interrogations et du débat sur la compétitivité du « site Allemagne » : le partenariat social générait des contraintes et des rigidités qui constituaient l’un des handicaps majeurs de l’économie allemande face aux impératifs de coût et de flexibilité de la globalisation. À l’inverse, l’analyse que nous en proposerons ici tendra à montrer que le système allemand de relations sociales a fait preuve, dans le réajustement et la réarticulation de ses mécanismes de régulation, d’une singulière adaptabilité qui a permis aux entreprises allemandes de surmonter les handicaps de compétitivité imposés par un ensemble de contraintes internes, parmi lesquelles les charges héritées de l’unification et le poids d’un certain nombre d’acquis sociaux. Nous n’en montrerons pas moins que ces réajustements ont conduit à une fragmentation croissante du système de régulation qui pourrait désormais laisser douter de sa capacité de protection et d’intégration sociale dans la sphère de travail.
L’architecture bien ordonnée du partenariat social ouest-allemand et sa contribution à la réussite économique et sociale du « modèle rhénan »
3Au lendemain de l’effondrement de 1945, les partenaires sociaux n’ont eu de cesse de reconstruire un système de partenariat professionnel apte à conjurer les défauts qui avaient empêché l’expérience tentée une première fois sous Weimar1 de réussir. Les syndicats s’empressèrent de s’organiser sur la base unitaire de la neutralité confessionnelle et partisane, ce qui permit de tirer un trait sur les divisions fatales du pluralisme syndical des années 1920. Ils adoptèrent également le principe uniforme du syndicat d’industrie (Industrieverbandprinzip) qui leur assura unicité de représentation intercatégorielle et vocation majoritaire dans chaque branche. De leur côté, les employeurs remirent en place le principe d’une organisation socioprofessionnelle exclusive et solidaire pour chaque branche, distincte de la représentation d’intérêts économiques nécessairement différenciés, de sorte qu’ainsi établie la symétrie institutionnelle des partenaires chargés des négociations dans chaque branche constitue la clé de voûte d’un système reposant en outre sur des règles du jeu conjointement élaborées et acceptées. Celles-ci portent non seulement sur des principes communs – respect du partenaire, primauté de la négociation sur le conflit, respect de la paix sociale pendant toute la durée des accords –, mais aussi sur des procédures contractuelles volontaires de médiation et de résolution des conflits. Ce « construit social » est consacré par le principe constitutionnel de l’autonomie tarifaire (art. 9 de la Loi fondamentale) par lequel l’État garantit aux partenaires sociaux la liberté pleine et entière de négocier les conditions de rémunération et de travail dans leur branche respective2.
Le rôle central de la convention collective de branche
4Sur cette base s’est développé un système de régulation sociale qui, dans la fixation des normes de salaire et de travail, donne à la négociation collective une place centrale et privilégiée par rapport à la loi, l’État n’intervenant qu’en cas de carence des partenaires sociaux, soit en procédant à l’extension d’une convention existante soit en vertu d’une loi sur la fixation de conditions de travail minimales – option très rarement utilisée. Cette prédominance de la négociation se traduit par l’existence d’un édifice contractuel hautement sophistiqué qui se décline de façon sensiblement analogue et homogène dans chacune des branches professionnelles. Dans la plupart d’entre elles, avec quelques variantes, les organisations professionnelles unitaires ou majoritaires3 ont le monopole de la négociation, et la convention collective, sous ses différentes déclinaisons récurrentes (convention salariale annuelle, accord-cadre de classification pluriannuel, « convention-manteau » triennale ou quinquennale sur les conditions de travail), fait office de « loi négociée » propre à chaque profession.
5Il découle de ce qui précède que c’est au seul niveau de la branche et dans le seul cadre de la renégociation d’une convention, sous la direction exclusive du syndicat et en dernier recours, que se pratique la grève. Laquelle est d’ailleurs soumise à une consultation préalable des adhérents et fortement encadrée par le syndicat pour en assurer la légitimité et l’efficacité, tandis que symétriquement l’association patronale peut recourir au lock-out à plus grande échelle, ce qui a pour effet de vider la caisse de grève du syndicat. On comprend que dans ces conditions le recours au conflit n’intervient qu’assez rarement (tous les quatre à cinq ans dans quelques grandes branches pour « recharger les compteurs » en période favorable).
6La branche professionnelle constitue ainsi l’élément déterminant au sein duquel s’opère la confrontation entre syndicats et associations patronales : c’est là que s’articulent les enjeux de la négociation, que s’expriment, au besoin par le conflit ouvert, les antagonismes d’intérêts et que s’établissent les compromis relatifs aux conditions de rémunération, d’emploi et de travail de chaque profession.
7Ce système, que l’on désigne souvent sous le terme « partenariat conflictuel » (Konfliktpartnerschaft4), présente plusieurs avantages systémiques majeurs. Tout d’abord, il permet d’organiser et d’institutionnaliser la régulation à un niveau économique pertinent5 entre partenaires représentatifs et responsables, qui agissent selon des règles du jeu partagées. Autant de conditions qui, en règle générale, garantissent en fin de compte des arbitrages économiquement raisonnables, légitimes et praticables pour l’ensemble des entreprises de la profession. Second avantage, tout aussi important : ce système permet de maintenir l’entreprise à l’écart du processus d’arbitrage conflictuel. Protégée par le contrat de branche, garant de la paix sociale, elle n’est pas un lieu d’affrontement direct autour de la question des normes et ne se réduit pas au champ d’application de ces dernières. Cette garantie est encore renforcée par le fait que la loi sur la constitution interne de l’entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) stipule que la concertation entre le chef d’établissement et l’instance élue de représentation du personnel – le Conseil d’entreprise (Betriebsrat) – s’exerce dans le respect des normes conventionnelles ou ne peut que prévoir des dispositions plus favorables (principe de faveur) mais que, par ailleurs, et en particulier dans ce dernier cas de figure, Betriebsrat et chef d’entreprise doivent s’abstenir de recourir à toute action conflictuelle dans la représentation de leurs intérêts. L’entreprise peut offrir des avantages extraconventionnels mais ceux-ci lui restent propres. De ce fait, toute stratégie syndicale de surenchère conventionnelle à partir d’une action revendicative menée par quelques « entreprises pilotes » est exclue.
8Par sa cohérence, ce dispositif institutionnel et réglementaire a conduit au fil des années à un système de régulation rationnel et efficace dans lequel la convention générale de branche (Flächentarifvertrag) est devenue le pivot central et la référence quasi exclusive des relations entre employeurs et salariés. À l’aube des années 1990, 90 % des entreprises étaient liées par une convention (tarifgebunden), ce qui signifie qu’elles adhéraient à une organisation patronale signataire d’un Tarifvertrag, lequel se référait généralement, même s’il était d’application locale, à une grande convention de branche6. Ces grandes conventions n’étaient d’ailleurs négociées dans les grandes branches que dans des zones tests où étaient fixés des standards de référence de validité nationale, lesquels étaient ensuite déclinés en fonction des particularités régionales. De plus, les partenaires sociaux de branche veillaient à ne pas épuiser toutes les marges de négociation de façon à ce que la convention puisse être appliquée dans les entreprises les plus faibles du secteur, tandis que pour les entreprises les plus rentables subsistaient des marges non négligeables pour la signature d’« accords maison » plus avantageux.
Stabilité, légitimité et responsabilité des acteurs
9Le système s’accommodait d’une puissance réelle, néanmoins tout à fait relative, des syndicats : longtemps, le taux de syndicalisation moyen a plafonné – il était de l’ordre du tiers de la population active —, avant de commencer à décliner dans les années 1980 sous l’effet conjugué de différents facteurs. Cela n’a pas empêché les syndicats de bénéficier durablement d’une image positive dans l’opinion, du fait de la modération et du sens des responsabilités dont ils faisaient généralement preuve dans l’action revendicative. Celle-ci n’allait cependant pas sans une réelle pugnacité, notamment dans la branche phare des métaux où IG Metall réussissait, à intervalles réguliers et lorsque la situation le permettait, à mobiliser ses adhérents dans des conflits d’envergure débouchant sur des avancées contractuelles significatives.
10Le partenariat social a en fait longtemps dû sa stabilité à la confiance que lui témoignaient ses principaux acteurs, qui le considéraient comme un jeu gagnant-gagnant. Du côté syndical, il était le moyen de garantir des hausses de salaires régulières grâce à un partage globalement équitable des gains de productivité, réalisé dans les branches entre d’un côté la distribution de revenu, l’amélioration des conditions et la baisse du temps de travail, et de l’autre l’investissement, lui-même générateur d’emploi et de qualification. Du côté patronal, la convention générale de branche a longtemps comporté d’indiscutables avantages en ce qu’elle permettait, à travers des salaires assez uniformément régulés, d’unifier la concurrence sur leur marché du travail sectoriel et de développer des politiques anticipatives de gestion et de formation de la main-d’œuvre. C’est ce qui explique que les employeurs sont en fait restés, plus que les syndicats qui voyaient leur audience progressivement diminuer, les véritables piliers du système, avec un taux d’adhésion très élevé aux organisations patronales de branche. Au début des années 1990, pas moins de 72 % des salariés travaillaient encore dans des entreprises affiliées à une association patronale, ce qui continuait par là même à assurer une couverture conventionnelle très dense, d’autant que les entreprises non adhérentes s’alignaient et appliquaient néanmoins en règle quasi générale la convention de leur secteur7.
L’État délesté du conflit salarial
11L’État quant à lui trouvait son compte dans un système de régulation où les partenaires sociaux – à la différence de leurs homologues dans d’autres pays européens comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Italie – assuraient eux-mêmes, dans le cadre de l’autonomie contractuelle, la régulation et la répartition globalement équilibrée des revenus primaires. N’étant qu’assez épisodiquement inquiété par les dérives inflationnistes des politiques salariales et bénéficiant par ailleurs en ce domaine de la vigilance préventive de la Bundesbank, l’État fédéral allemand pouvait se dispenser de réguler les salaires et se consacrer plus directement à l’autre volet de la politique sociale – la redistribution des revenus et la protection sociale. Il pouvait en outre se concentrer sur d’autres domaines plus stratégiques encore, tels que la politique de pilotage global de l’économie et la lutte contre le chômage en période de crise, comme ce fut le cas au moment des chocs pétroliers, puis dans les années 1980 avec la mise en œuvre progressive des politiques de modernisation structurelle et d’innovation. Le partenariat social, avec ses mécanismes vertueux et sa contribution multiforme à la stabilité du système économique et social global était bel et bien au cœur du « modèle » de l’Allemagne rhénane.
Le tournant des années 1990 : l’unification et l’émergence d’un nouveau contexte économique et social
12L’unification marque indiscutablement une nouvelle étape dans l’évolution des relations professionnelles allemandes, à la fois parce qu’elle en élargit le cadre territorial et institutionnel et surtout parce qu’elle les inscrit dans un contexte économique et social profondément transformé.
13Il serait toutefois inexact de circonscrire aux seules années 1990 les premiers éléments significatifs d’une crise d’adaptation du système allemand de relations professionnelles. En effet, un certain nombre de ces symptômes sont d’ores et déjà palpables dans les années 1980. Ce serait en outre trompeur, car cela sous-entendrait que l’unification serait l’une des principales causes de la déstabilisation progressive du modèle, ce qui n’est vrai qu’en partie.
Premiers signes d’érosion du système de régulation dans les années 1980
14Parmi les signes de crise avant-coureurs des années 1980 figure principalement l’affaiblissement progressif du syndicalisme allemand sous l’effet des changements structurels accélérés de l’économie et des transformations de la population active qui en découlent. Bien que globalement le syndicalisme allemand ait plus longtemps résisté au processus de désyndicalisation qui dès cette époque touche les pays voisins et en tout premier lieu la France et la Grande-Bretagne, la régression de l’emploi qui s’amplifie alors dans les secteurs industriels traditionnels tels que les mines, la sidérurgie, la construction navale, le textile, le bâtiment, l’industrie du bois, a très sensiblement affaibli le syndicalisme dans ces secteurs à forte densité ouvrière où il était autrefois solidement implanté. Ces pertes n’ont été que partiellement et provisoirement compensées dans les branches industrielles dynamiques des métaux (automobile, construction mécanique, électrotechnique et électronique) ou de la chimie, car la croissance de la population active dans ces secteurs a surtout bénéficié aux techniciens, ingénieurs et cadres, dont la syndicalisation est plus faible, tandis que la population ouvrière qualifiée fortement syndiquée a diminué régulièrement sous l’effet de la rationalisation. Quant à la croissance de l’emploi dans le secteur tertiaire et en particulier dans les services aux entreprises, elle a certes apporté de nouveaux adhérents mais dans une proportion moindre du fait d’une syndicalisation plus faible des « cols blancs ». Ces tendances lourdes, qui se sont manifestées dans la seconde moitié des années 1980 sous l’effet des changements sectoriels, se sont conjuguées à des facteurs sociodémographiques tels que la désaffection relative des femmes dont la part dans la population active a augmenté régulièrement. En outre, dès cette époque, les jeunes générations manifestent un profond désintérêt pour le syndicalisme sous l’effet de l’élévation du niveau général d’instruction et d’aspirations essentiellement tournées vers l’épanouissement individuel8.
15En fait se manifestent alors les premiers signes d’une crise d’identification entre les aspirations d’un certain nombre de catégories de salariés, les nouveaux enjeux de la vie au travail et les priorités classiques que les syndicats inscrivent dans leur politique conventionnelle. Ceci est par exemple visible dans la politique relative au temps de travail : les syndicats allemands donnent alors la priorité à la réduction de la durée hebdomadaire à 35 heures, alors que se pose, aussi bien du côté des entreprises que des salariés, la question de la flexibilité et de l’aménagement du temps de travail, ou encore celle du développement de nouvelles formes de travail comme le temps partiel ou le travail intérimaire. D’autres enjeux importants tels que la formation et la refonte des classifications en relation avec le développement des technologies et des nouvelles formes d’organisation du travail sont également négligés dans la politique contractuelle et commencent à être abordés systématiquement au niveau de l’entreprise dans le cadre de la concertation avec le Betriebsrat – signe que l’entreprise émerge progressivement, à côté de la branche où se fait la régulation « classique », comme un niveau pertinent de régulation innovante au plus près des enjeux organisationnels et sociaux de terrain.
Le chantier d’urgence et le faux pas salarial de l’unification
16Dans ce paysage social de plus en plus marqué par les transformations qu’induisent la compétition internationale et les changements technologiques sur la vie au travail, l’unification de l’Allemagne apparaît dans un premier temps, en 1990-1991, comme un grand chantier d’urgence où il s’agit tout d’abord de procéder à l’extension de l’édifice des relations contractuelles9. Mais alors que l’appareil juridique s’impose d’emblée puisque le droit du travail ouest-allemand s’applique immédiatement dans les nouveaux Länder, la « construction » des acteurs implique une transition qui a nécessairement été contrastée. Tandis que le processus d’autodissolution des organisations syndicales de l’Est et de leur absorption par celles de l’Ouest s’est opéré sans difficultés majeures et n’a pour ainsi dire procédé que d’un simple transfert de savoir-faire, l’émergence d’une représentation patronale digne de ce nom a pris un certain temps, puisqu’au départ les nouveaux « patrons » n’étaient que des gérants fonctionnaires des anciennes entreprises du peuple (Volkseigene Betriebe). Le processus de privatisation engagé par la Treuhandstalt fut cependant rapidement mené, de sorte qu’avec le concours technique des associations patronales ouest-allemandes émergea assez vite une représentation patronale authentique constituée pour l’essentiel de nouveaux entrepreneurs. Les composantes du système contractuel se trouvèrent mises en place.
17La phase initiale de transition n’en a pas moins été hautement problématique du point de vue des choix de politique salariale, puisqu’un processus d’alignement des salaires est-allemands sur ceux de l’Ouest fut engagé très précocement, dès le début de l’année 1991, et dans la totalité des branches. Étalé sur trois ou quatre ans, il s’est traduit par des hausses de l’ordre de 25 à 30 %, alors que la productivité des entreprises de l’Est ne dépassait pas elle-même le tiers de celle de leurs consœurs de l’Ouest, ce qui hypothéqua gravement et durablement le redressement économique ultérieur des nouveaux Länder. En effet, cette hausse inconsidérée des coûts salariaux unitaires a entraîné à court terme une montée dramatique du chômage puis l’installation d’un chômage durable qui se maintient encore aujourd’hui autour de 17 % de la population active. Le coût de cette décision a été considérable : les transferts sociaux augmentèrent et se maintinrent à un niveau exorbitant qui ne manqua pas d’alourdir durablement les déficits sociaux aussi bien que les charges des entreprises allemandes10.
Les chocs en retour de l’unification
18Ce faux pas magistral au plan macroéconomique11 a par ailleurs eu de fortes répercussions sur le système de relations du travail lui-même qui, à peine mis en place à l’Est, s’en trouva fragilisé. Les entreprises est-allemandes qui réussirent à survivre ou à redémarrer après avoir été privatisées ne purent bientôt plus absorber les hausses salariales découlant des engagements contractuels initialement consentis. Cela donna lieu à un conflit retentissant dans la métallurgie est-allemande en mai 1993 après que, dès la fin 1992, les employeurs eurent dénoncé unilatéralement l’accord de revalorisation des salaires. Le conflit déboucha finalement sur un compromis obtenu avec la médiation de Kurt Biedenkopf, ministre-président du Land de Saxe, qui permit de rééchelonner le calendrier et de prévoir une clause d’exception (Härtefallklausel) permettant aux entreprises en situation difficile de déroger temporairement et sur certains points aux dispositions de la convention. Cet accord inaugura une procédure d’application suspensive ou conservatoire de la convention de branche qui avait le mérite d’être régulée par les partenaires sociaux de la profession et de préserver la couverture conventionnelle. Elle visait également à endiguer la pratique de la « désertion conventionnelle » (Tarifflucht) qui se propageait de plus en plus dans les nouveaux Länder et qui consistait pour les entreprises à quitter purement et simplement les associations patronales ou à ne pas y adhérer pour échapper aux conventions. La pratique n’était d’ailleurs pas nouvelle puisqu’on l’avait vu poindre à l’Ouest dès la fin des années 1980, et les syndicats, jusqu’alors hostiles à toute exception à la norme conventionnelle, avaient commencé à entrevoir la nécessité de prévoir, dans certaines situations, des assouplissements éventuels des conventions sous forme de clauses dérogatoires (Öffnungsklauseln).
19La démarche de flexibilité contractuelle défensive inaugurée à l’Est en réponse à une politique salariale inconsidérée permit d’éviter un écroulement prématuré de la négociation collective dans les nouveaux Länder, mais elle n’en contribua pas moins à la fragiliser de manière durable en affichant sa contingence. À l’inverse, elle constitua une aubaine – et allait bientôt faire école à l’Ouest – pour les entreprises, qui purent ainsi faire face à la récession qui toucha l’Allemagne, sous l’effet du recul de la demande mondiale, en 1993-1994. Elle allait même ouvrir la voie à un réaménagement progressif de l’ensemble du système de négociation, tant les contraintes qui s’exerçaient alors sur les entreprises ouest-allemandes étaient inédites. Après l’euphorie conjoncturelle du « boom de l’unification » et sous l’effet de la montée générale des charges que cette dernière avait provoquée, le choc de la récession fut sévère et obligea les branches et les entreprises industrielles à procéder à de douloureux ajustements pour rétablir leur compétitivité. Et ce aussi bien sur le marché européen qui venait de s’ouvrir que sur le marché mondial où émergeaient de nouveaux compétiteurs.
La modernisation du système de régulation contractuelle
20L’ajustement se fit simultanément sur trois fronts : la réduction des effectifs, la flexibilité de l’organisation du travail et les salaires – autant de variables sur lesquelles le système de négociation fut soumis à rude épreuve, les acteurs étant contraints d’apporter des réponses nouvelles. L’épisode le plus spectaculaire fut sans nul doute la signature de l’accord Volkswagen-IG Metall de décembre 1993 par lequel le constructeur parvint à résorber un sureffectif de 30 000 emplois sans licenciements en instaurant la semaine de quatre jours assortie de réductions de salaire, d’un accroissement de la flexibilité du temps de travail et d’une réorganisation en profondeur de la production. Bien que répondant aux contraintes très spécifiques d’un seul groupe industriel, et de ce fait difficilement généralisable, l’accord Volkswagen n’en sera pas moins repris sous diverses formes au niveau des branches pour répondre à la crise et à la montée du chômage. Qu’il s’agisse de l’accord de garantie d’emploi (Beschäftigungssicherungsvertrag) signé dans l’industrie des métaux en mars 1994, ou de celui de la chimie de janvier 1994 instaurant des « corridors de modulation », ces accords d’un genre nouveau ont tous en commun d’autoriser le recours à des accords d’entreprises pour concilier réduction/aménagement du temps de travail, ajustement des rémunérations et sauvegarde des emplois.
21Cette ouverture de la négociation vers l’entreprise enclenchera par la suite une multiplication d’expériences de flexibilisation du temps de travail qui ouvriront la voie à un vaste processus de différenciation des conditions de rémunération et de travail à l’intérieur des branches12. Ainsi s’installe progressivement, à partir du milieu des années 1990, un système de négociation qui s’articule sur deux niveaux : d’une part celui de la branche, où la convention de branche conserve sa prééminence pour l’instauration d’un cadre général de normes communes valable pour l’ensemble de la profession ; d’autre part celui de l’entreprise, où la régulation ne se limite plus comme auparavant à la seule application locale des normes conventionnelles mais donne lieu, par voie de conventions d’entreprises (Betriebsvereinbarungen) signées avec les Conseils d’entreprise, à une politique contractuelle d’entreprise. Celle-ci englobe progressivement les principales variables de la rémunération et de l’organisation du travail et évolue ainsi vers un modèle décentralisé de management social concerté.
Les contraintes de la globalisation
22Si on considère l’évolution macroéconomique globale, on s’aperçoit que cette reconfiguration du système de régulation contractuelle qui s’opère à partir du milieu des années 1990 procède essentiellement d’une logique adaptative imposée par la globalisation des marchés et des activités. Elle répond à l’objectif premier, très largement partagé par le patronat et les syndicats des principales branches, de restaurer puis de maintenir la compétitivité internationale du « site Allemagne » afin de préserver autant que possible le potentiel de production sur le sol allemand. Au regard des contraintes économiques externes du pays et du niveau élevé de ses charges internes13, les marges de manœuvre qui président au partage de la valeur ajoutée sont extrêmement serrées : alors que les coûts de production se mesurent de plus en plus à l’aune des standards de prix du marché mondial, les gains de productivité qui servent de base à la rémunération des salariés et à la profitabilité des entreprises sont largement absorbés par le niveau élevé des prélèvements, et notamment des prélèvements sociaux.
Le pacte social de compétitivité
23La politique d’ajustement structurel dans laquelle se trouvent alors engagés les partenaires sociaux dans la seconde moitié des années 1990 s’inscrit en quelque sorte dans un pacte social de compétitivité plus ou moins formalisé qui se décline branche par branche. Dans ce cadre, les syndicats acceptent la rigueur salariale pour préserver l’emploi, tandis que les entreprises soucieuses de préserver leurs parts de marché investissent d’abord pour rationaliser leur appareil de production et améliorer leur rentabilité. En cela les partenaires sociaux s’en tiennent strictement au champ de compétences qui leur est dévolu par la Tarifautonomie, lequel se caractérise par le maintien d’un consensus de base réciproque sur le double objectif de la rentabilité économique et de la responsabilité sociale de l’entreprise, et se fonde sur des procédures de concertation rénovées et optimisées.
24On constate cependant que le consensus entre partenaires sociaux se réduit à la seule sphère productive et butte sur l’autre volet de « l’économie sociale de marché », celui de la protection sociale, qui relève précisément de la souveraineté de l’« État social » dont la refonte est source, depuis les années 1980 et plus encore depuis l’unification, de désaccords croissants. Sur cet enjeu, les lignes de fracture sont relativement claires : alors que le mouvement syndical se pose assez largement en défenseur sourcilleux du statu quo – ou, du moins, du maintien des acquis —, le patronat, et notamment sa frange libérale, plaide pour une plus large part de responsabilité de l’individu à la fois dans le financement de la protection et dans le bénéfice des prestations. Il est à cet égard significatif que les tentatives entreprises au cours des années 1990 par les gouvernements Kohl puis Schröder pour intégrer la protection sociale et la politique du marché du travail dans des « Pactes pour l’emploi et la compétitivité » aient toutes échoué en raison des désaccords des partenaires sociaux, et notamment de la résistance du mouvement syndical.
25En dépit du cycle de croissance ralentie des années 1995-2000, puis du processus de stagnation dans lequel l’économie allemande s’englue à la suite de la récession de 2001-2002 provoquée par l’éclatement de la bulle des valeurs technologiques, les partenaires sociaux maintiennent résolument le cap de la politique conjointe de compétitivité qu’ils mènent dans les branches et les entreprises. D’autant que la pression de la globalisation s’accentue sur les branches exportatrices et oblige ces dernières à renforcer leurs atouts compétitifs et à optimiser leur chaîne de création de valeur, au besoin par une relocalisation des activités ou une productivité renforcée des sites domestiques. C’est pour répondre à cette problématique que les partenaires sociaux de l’industrie des métaux, IG Metall et son homologue patronal Gesamtmetall franchissent un nouveau pas sur le chemin de la régulation flexible. Ils concluent au printemps 2004 l’accord de Pforzheim qui permet aux entreprises de la branche de déroger aux minima conventionnels non plus seulement en cas de difficultés, mais aussi pour faire face à des impératifs de compétitivité. Dans cette perspective, la question du temps de travail revient alors sur le devant de la scène comme variable d’ajustement, mais cette fois dans la perspective d’une flexibilité modulable à la hausse sans compensation salariale. L’accord de Pforzheim ouvre ainsi la voie à une série d’accords d’entreprise conclus au cours de l’été 2004 dans plusieurs usines des groupes Siemens et DaimlerChrysler et qui prévoient un relèvement de la durée conventionnelle du travail de 35 à 40 heures hebdomadaires sans revalorisation salariale, et ce afin de pérenniser l’implantation de ces unités de production en Allemagne. D’autres accords dérogatoires de ce type ont été signés par la suite, notamment chez Volkswagen mais aussi dans plusieurs centaines d’entreprises de l’industrie manufacturière14, pour assouplir les conditions de rémunération à l’embauche, le régime des heures supplémentaires, des primes et compléments annuels de salaires, et comportant parfois à titre de contrepartie des clauses de garantie d’emploi.
26Ces efforts de modernisation de la régulation conventionnelle, combinés à une politique de longue haleine de modération salariale, ont porté leurs fruits en termes de compétitivité, comme en témoigne l’évolution des performances des entreprises allemandes à l’exportation, qui n’ont cessé de s’améliorer au fil des années. Elles ont tout d’abord constitué, pendant la période de marasme du début des années 2000, le seul véritable moteur de la croissance allemande et empêché le pays de s’enfoncer dans la récession alors que la demande intérieure continuait d’étouffer sous l’effet d’un chômage persistant et du poids des prélèvements. Dans un deuxième temps, à compter de 2004, la restauration de la compétitivité externe a fini par produire des dividendes : alors que la dynamique économique interne a été durablement freinée par les charges héritées de l’unification, la compétitivité externe retrouvée a permis de tirer profit de la croissance mondiale15. Les surplus dégagés par le commerce extérieur16 ont généré des flux de revenu qui ont permis de régénérer l’investissement sur le marché national, de recréer progressivement des emplois, rétablissant ainsi les conditions d’une croissance auto-entretenue... Ainsi, avant même que le pouvoir politique n’engage, d’abord sous le second gouvernement Schröder en 2003-2004, la réforme du marché du travail et de la protection sociale avec l’Agenda 2010, puis, sous le gouvernement Merkel, l’assainissement des finances publiques au moment du retour de la croissance, les partenaires sociaux avaient réussi en amont, au prix de patients efforts, à engager le redressement de l’économie productive.
Un système en voie de fragmentation ?
27Face aux changements et aux contraintes considérables auxquels il a été soumis au cours des vingt dernières années, le système allemand de relations professionnelles a fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation dans ses mécanismes. Il n’en manifeste pas moins des signes d’érosion tangibles dans la solidité de son architecture et affiche des performances différenciées dans sa capacité à assurer une régulation satisfaisante des intérêts sociaux en présence.
La perte de représentativité et de légitimité des organisations
28Le système de régulation sociale allemand repose très largement sur une représentation institutionnalisée et médiatisée des intérêts sociaux qui s’appuie sur des organisations puissantes et solidement enracinées dans leur milieu respectif. Or, tant du côté syndical que patronal, ces organisations ont perdu de leur représentativité et de leur capacité à traduire la diversité des intérêts qu’elles sont censées représenter.
29Du côté syndical, le déclin est relatif mais indéniable et, par certains aspects, préoccupant. Avec un nombre total de 7,9 millions d’adhérents en 2008, le mouvement syndical reste de loin la première force sociale organisée du pays, et son organisation majoritaire, le DGB, qui regroupe à lui seul 80 % des adhérents avec 6,4 millions de membres, fait encore figure de forteresse en Europe. Mais depuis vingt ans, la décrue se poursuit et elle s’est même accélérée, puisqu’en 2000 il en comptait encore près de 7,8 millions. Après s’être maintenu autour de 38 % jusqu’en 1990, le taux de syndicalisation global a diminué de plus de moitié et s’établit aujourd’hui à 17 %. Il est encore de 30 % chez les ouvriers, 22,5 % chez les fonctionnaires, mais ne dépasse guère les 13 % chez les employés17. Et même s’il recule moins chez les femmes du fait de l’augmentation de leur taux d’activité18, il est désormais passé en dessous de la barre des 10 %, alors qu’il continue de reculer chez les moins de 25 ans (environ 5 %). L’influence des syndicats est cependant très variable selon les secteurs : elle reste forte dans les grandes branches industrielles exportatrices du secteur de la transformation des métaux (construction mécanique, automobile, électrotechnique) – où IG Metall peut encore se prévaloir, avec ses quelque 2,3 millions d’adhérents, d’un taux de syndicalisation de l’ordre de 30 % —, de même que dans ceux de la chimie, de l’énergie, des mines et du papier – où le syndicat IGBCE reste lui aussi largement représentatif avec ses 700 000 adhérents. Les syndicats sont également puissants dans le secteur du BTP et aussi dans celui des transports, lequel relevait antérieurement du secteur public, mais les 1,5 million d’adhérents que comptait en 2000 l’ancien syndicat unitaire ÖTV et les 320 000 de celui des cheminots se sont quelque peu dispersés, depuis la privatisation, dans des organisations catégorielles concurrentes. L’influence syndicale est à l’inverse très hétérogène dans les services en dépit de la création du grand syndicat unitaire Ver.di. Seuls les secteurs des banques-assurances et du commerce y disposent d’une représentation syndicale solide. L’érosion générale de l’audience syndicale, dont les causes tiennent davantage à des facteurs socio-démographiques (tertiarisation, féminisation, allongement de la scolarité et élévation du niveau d’instruction) ou culturels (individualisation) qu’à une crise de la représentation proprement dite, n’en est pas moins préoccupante, à la fois par son accélération au cours de la décennie écoulée et par les risques qu’elle comporte à terme quant à la capacité de mobilisation syndicale sur le terrain. Dans la négociation de branche, le syndicat, pour faire valoir les intérêts des salariés, doit au besoin pouvoir recourir à l’affrontement et donc s’appuyer sur la mobilisation de ses adhérents pour établir le rapport de force nécessaire.
30Du côté patronal, la représentativité, qui se mesure au nombre d’entreprises affiliées à l’association de branche qui les concerne, est également variable, du fait d’un tissu d’activité très différencié selon l’importance respective des grandes entreprises et des PME, moins fortement organisées. Globalement, le taux d’organisation est cependant en recul constant sous l’effet d’un ensemble de facteurs – la volonté de s’affranchir des obligations contractuelles n’est qu’un élément parmi d’autres, loin derrière les fermetures et les restructurations. La plupart des associations patronales regroupent néanmoins entre 50 et 60 % des entreprises de leur branche, mais la désaffection est particulièrement forte dans les services, notamment dans les nouveaux secteurs de l’information et de la communication. L’indicateur intégré le plus significatif est la part des salariés regroupés dans les entreprises affiliées aux organisations patronales liées par une convention et qui équivaut aujourd’hui à un taux de couverture conventionnelle de 57 %. Si ce taux est en retrait par rapport à celui qui prévalait encore au début des années 1990 (72 %), l’explication en est davantage le foisonnement et aussi l’externalisation de nouvelles activités de services, voire la multiplication de structures d’emplois aidés, qu’un mouvement de rétraction de la régulation conventionnelle.
Incertitudes et potentialités de la négociation d’entreprise
31Le troisième facteur qui présente un risque pour la continuité de la protection conventionnelle est celui de la capacité des organisations syndicales à relayer de manière effective la décentralisation de cette protection auprès de l’entreprise. La négociation et la conclusion d’accords d’entreprise supposent l’existence, à ce niveau, d’une représentation salariée qui soit en mesure d’assumer son rôle, et qui ne peut être que le Conseil d’entreprise (Betriebsrat) élu par le personnel. Aux termes du Betriebsverfassungsgesetz (BVG), ce dernier est le seul détenteur du pouvoir de représentation des intérêts des salariés19 vis-à-vis du chef d’entreprise, et, au nom de son droit de codécision sur les conditions de rémunération et de travail, le seul habilité à négocier des conventions à cette fin. Or la présence d’un Betriebsrat, dont la constitution relève de l’initiative syndicale, est loin d’être assurée dans toutes les entreprises : elle ne concerne en moyenne qu’un salarié sur deux, et seulement quatre salariés sur dix dans les PME de 50 à 100 salariés. On constate cependant que depuis la réforme de la loi BVG en 2001, qui visait à faciliter la constitution des Conseils d’entreprise, la tendance à l’érosion de ces derniers au sein des PME a été enrayée et que, par ailleurs, leur présence est assurée à 90 % dans les entreprises de plus de 500 salariés20, et qu’enfin, elle est pour ainsi dire la règle dans la totalité des entreprises du secteur manufacturier et du secteur de la banque-assurance. Si l’on recoupe les deux variables que constituent la présence effective du Conseil d’entreprise et l’existence d’une convention collective de branche, il apparaît qu’en fait, dans les secteurs clés de l’économie, le champ de la négociation articulée entre la branche et l’entreprise offre de très larges possibilités pour une régulation contractuelle différenciée qui s’adapte au plus près des conditions économiques spécifiques de l’entreprise. L’évaluation qu’en font les Comités d’entreprise est d’ailleurs, pour cette raison, nettement positive. Loin de devoir être analysée – comme c’est trop souvent le cas – comme une solution défensive ou un pis-aller, la négociation d’entreprise semble au contraire offrir de réelles possibilités de co-management social innovant. Elle offre aussi de nouvelles opportunités à l’action syndicale pour se rapprocher des attentes des salariés sur le terrain21.
Conclusion
32Dans le contexte d’une économie ouverte, la modernisation et la flexibilité d’une régulation socioprofessionnelle qui s’oriente en fonction de l’impératif de compétitivité, loin d’avoir des effets protecteurs et uniformisateurs, participent d’une logique de différenciation sociale. Cette nouvelle régulation compétitive ne profite qu’inégalement à l’ensemble des branches d’activité et des catégories de salariés. Elle tend même à accentuer la disparité des situations entre les secteurs les plus productifs et plus innovants, ceux qui sont en mesure de tirer parti de la globalisation des marchés et ceux qui, au contraire, dans le secteur des biens de consommation et des services à la personne, sont soit exposés à la concurrence low-cost, soit tributaires d’une demande domestique stagnante. Dans ces secteurs, le partenariat social tend à se réduire à une peau de chagrin ou à se fragmenter. C’est notamment le cas dans les anciens services publics désormais privatisés, où la dérégulation a parfois favorisé dans certains secteurs l’émergence de syndicats catégoriels22 pratiquant la surenchère salariale, tandis que dans d’autres activités l’absence d’interlocuteurs suffisamment représentatifs se traduit par un dumping social caractérisé – ce dont se prévaut Ver.di, le deuxième syndicat du DGB, issu en 2002 d’un vaste conglomérat23, qui en appelle à l’État pour introduire un salaire minimum légal, n’hésitant pas en cela à jeter par-dessus bord le principe constitutionnel de l’autonomie contractuelle sur lequel le mouvement syndical allemand d’après-guerre a fondé toute son autorité.
33En cela, le partenariat social allemand ne répond plus tout à fait aux objectifs qu’il s’était assignés pendant la période de reconstruction et de croissance de l’après-guerre et durant laquelle il a fonctionné comme une superbe machine à orchestrer le travail, à produire de l’emploi et du pouvoir d’achat et à distribuer du bien-être. Le tout selon une logique qui fut d’abord une logique de partage et de « symétrie sociale », avant de devenir progressivement, au nom du maintien des acquis, une logique d’assistance. Avec l’unification, l’élargissement du cadre national, beaucoup plus qu’un défi politique, a d’abord été un défi économique et social d’une grande ampleur, et ce au moment même où la production de richesse se décidait pour une part essentielle en dehors du cadre domestique, sur le marché mondial. La gestion de cette double contrainte a raisonnablement conduit les partenaires sociaux à privilégier le critère de performance, au nom de la préservation de la richesse, mais au prix de l’acceptation d’une segmentation sociale accrue et d’une révision quelque peu déchirante de ce que recouvrait la dimension sociale de l’économie de marché24. En cela, le partenariat social allemand s’est incontestablement banalisé et, dans sa capacité à assurer la cohésion sociale, il ne fait plus vraiment figure d’exception en Europe, et encore moins en Allemagne même. Cependant, à le regarder naviguer depuis vingt ans par gros temps, il apparaît que ce système de pilotage social concerté reste singulièrement efficace dans la gestion du changement, en particulier de par son aptitude à concilier les intérêts et à associer individus et groupes sociaux, à égalité de droits et de responsabilités, dans une démarche solidaire et partagée de progrès collectif. L’Allemagne n’est certes plus tout à fait un modèle, mais elle reste, incontestablement, le premier laboratoire social d’Europe.
Bibliographie
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Bibliographie sélective
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Müller-Jentsch, W., Konfliktpartnerschaft. Akteure und Institutionen der industriellen Beziehungen, Munich, Reiner Hampp, 1999.
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Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet P. Waline, Cinquante ans de rapports entre patrons et ouvriers en Allemagne, Tome 1 : 1918-1945, Paris, Armand Colin, 1968.
2 Pour une présentation détaillée du dispositif, voir A. Lattard, « Relations du travail : un équilibre entre consensus et conflit », in A.-M. Le Gloannec (dir), L’Etat de l’Allemagne, Paris, La Découverte, 1995, p. 342-347, et aussi L. Kissler, R. Lasserre, Tarifpolitik. Ein Deutsch-Französischer Vergleich, Francfort/New York, Campus, 1987.
3 Dans l’industrie, c’est en règle générale le syndicat unitaire de branche (IG) affilié au DGB qui mène seul la négociation ; dans le secteur tertiaire et le secteur public, c’est la fédération sectorielle concernée (exemples : banques-assurances, employés des administrations publiques, transports, services postaux...) du Syndicat unifié des Services Ver.di, affilié au DGB, avec parfois une autre organisation catégorielle représentative dans le secteur considéré (exemple : médecins des hôpitaux dans le secteur de la santé).
4 Voir W. Müller-Jentsch, Konfliktpartnerschaft. Akteure und Institutionen der industriellen Beziehungen, Munich, Reiner Hampp, 1999.
5 La branche présente d’importantes caractéristiques communes qui entrent de manière significative dans la détermination des conditions de rémunération et d’emploi (matières premières, technologies, qualification de la main-d’œuvre, productivité, etc.) et qui justifient qu’elle soit un lieu privilégié de régulation sociale. La convention collective fait alors figure de « cartel salarial » assurant alors un standard social optimisé qui protège du dumping social ou de la surenchère salariale. La neutralisation de la variable salariale permet de faire porter l’essentiel de la concurrence sur la sphère technico-productive, en particulier sur l’innovation et la recherche du meilleur rapport qualité-prix et également sur sa commercialisation. Cette conception uniformément partagée et pratiquée en Allemagne depuis le siècle dernier explique pour une large part le haut niveau de compétitivité de l’industrie allemande et reflète le souci prioritaire de préserver et de valoriser le capital humain.
6 Voir G. Bosch, « Auflösung des deutschen Tarifsytems », Wirtschaftsdienst, n° 1, 2008.
7 Voir G. Bosch, « Auflösung des deutschen Tarifsytems », Wirtschaftsdienst, n° 1, 2008.
8 Sur ces évolutions, voir R. Lasserre, A Lattard, « Le syndicalisme allemand, une puissance en perte de vitesse », in G. Bibes, R. Mouriaux (dir.), Les syndicats européens à l’épreuve, Paris, FNSP, 1990, p. 125-151.
9 Voir R. Lasserre, « Les relations du travail depuis l’unification », in J. Vaillant (dir), L’Allemagne unifiée, cinq ans après, AGES/PU Valenciennes, 1995, p. 183-196, et aussi A. Hege, « Le modèle social allemand au défi de l’unification », in A. Hege et al., Regards sur l’Allemagne unifiée, Paris, La Documentation française, 2005, p. 47-85.
10 Voir R. Lallement, L’unification sans miracle – L’économie allemande en mutation, Levallois-Perret, Cirac, 1995.
11 Dans ce choix, les partenaires sociaux et surtout les états-majors de l’Ouest qui ont présidé à distance à la négociation ont une lourde responsabilité. Les syndicats ont cru faire d’une pierre deux coups : améliorer rapidement le pouvoir d’achat des salariés de l’Est et protéger par là même les salaires occidentaux d’une pression à la baisse, tandis que le patronat y a vu l’opportunité de se prémunir contre la concurrence qu’aurait pu constituer le maintien d’une zone de bas salaires dans les nouveaux Länder.
12 Voir A. Lattard, « Négociation collective : quel avenir pour la négociation de branche ? », in I. Bourgeois (dir.), Le modèle social allemand en mutation, Cergy-Pontoise, Cirac, 2005, p. 61-70.
13 Voir à ce sujet dans cet ouvrage la contribution d’Isabelle Bourgeois.
14 Entre 2004 et 2006, 850 accords d’entreprise dérogatoires ont été conclus selon cette procédure dans l’industrie des métaux et de l’électrotechnique (voir G. Bosch, op. cit. [6]).
15 Voir R. Lasserre, « Le redressement économique de l’Allemagne », Politique étrangère, n° 2007/4, 2007, p. 803-815.
16 L’excédent commercial s’établit en 2004 à environ 7 % du produit intérieur brut (PIB).
17 Voir Informationsdienst des Instituts der deutschen Wirtschaft, n° 46/2008, p. 6.
18 Celui-ci est passé de 40 % en 1980 à 45,37 % en 2008 (Destatis.de).
19 La présence de délégués syndicaux n’est en effet reconnue aux termes de la loi que pour assurer le lien entre le syndicat et ses adhérents et donner des avis au sein du Betriebsrat avec voix consultative.
20 Voir P. Ellguth, « Tarifbindung und betriebliche Interessenvertretung : Aktuelle Ergebnisse aus dem IAB-Betriebspanel 2007 », WSI-Mitteilungen, n° 9/2008, 2008.
21 Voir W. Wassermann, « Gewerkschaftliche Betriebspolitik », in W. Schröder, B. Wessels, Die Gewerkschaften in Politik und Gesellschaft in der Bundesrepublik Deutschland. Ein Handbuch, Wiesbaden, Westdeutscher Verlag, 2003, p. 405-428.
22 À l’instar de GDL, syndicat des conducteurs de locomotives ; de Cockpit, syndicat des pilotes de ligne ; du Marburger Bund, syndicat des médecins des hôpitaux dans le secteur de la santé.
23 Voir M.-H. Pautrat, « Ver.di : un géant sans cohésion », in I. Bourgeois (dir.), Le modèle social allemand en mutation, op. cit. [12], p. 87-92.
24 Voir à ce sujet dans cet ouvrage la contribution d’Alain Lattard.
Auteur
Professeur d’études allemandes contemporaines à l’université de Cergy-Pontoise et directeur du Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac).
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