Une économie foncièrement ouverte
p. 23-34
Texte intégral
1L’ampleur de la récession qui frappe l’économie allemande en cette année 2009 révèle a contrario sur quelles bases est construite sa compétitivité : sur sa profonde ouverture au monde. Ou, pour le dire autrement, sur son insertion heureuse dans un marché mondial globalisé. Certes, l’Allemagne subit en conséquence de plein fouet les effets de la crise. Mais celle-ci, due aux errements d’une finance mondiale dont les nouvelles règles du jeu restent à fixer, est étrangère aux structures ou au mode de fonctionnement même de l’économie allemande qui n’en subit l’impact que par ricochet, dans la mesure où les capitaux circulent actuellement avec une fluidité amoindrie, ce qui gêne sensiblement l’activité, et où la demande de ses principaux clients s’est sévèrement ralentie.
2Le modèle économique allemand n’est pas, lui, en crise, même si l’activité recule considérablement en 2009. Il est au contraire d’une constitution robuste, patiemment reconquise au fil des récessions et des chocs subis au cours des deux décennies écoulées, marquées par une croissance en dents de scie. Et c’est d’ailleurs sur la conscience de cette capacité à rebondir en se renouvelant que les acteurs économiques et politiques allemands fondent actuellement leur confiance en l’avenir. Leur ouverture foncière au monde leur a en effet permis de développer une vision dynamique de la croissance et de voir dans tout bouleversement une opportunité à saisir pour continuer d’améliorer leur compétitivité.
3Depuis 1989, l’économie allemande a été confrontée à de profondes et parfois brutales mutations, dont l’unification en 1990 puis les récessions de 1993-1995 et 2003 ne sont que les étapes les plus immédiatement visibles. Voyant se modifier sans cesse la donne et le contexte global de l’économie, les acteurs politiques, économiques et sociaux se sont progressivement adaptés, faisant évoluer à la fois la pratique et la réglementation, tout en restant fidèles aux fondements sur lesquels est assis le modèle économique et social1. Et en l’espace de ces vingt années mouvementées, l’Allemagne a ainsi trouvé sa place dans le partage mondial du travail et développé une grande capacité d’adaptation aux changements mondiaux qui est aujourd’hui la caractéristique première de son économie.
L’unification a révélé l’impératif du changement interne
4Au moment de la chute du Mur, l’Allemagne s’était installée dans un confort économique et social dont elle ne voulait pas voir la précarité, qui se dessinait pourtant déjà. En 1988 et 1989, la croissance du produit intérieur brut (PIB) frisait les 4 %. Mais déjà, l’État providence était hypertrophié, et son financement pesait lourd sur l’activité ; en 1989, le taux de prélèvements obligatoires atteint 40,7 %, et la part des dépenses publiques dans le PIB est proche de 50 %.
5L’unification sera une première épreuve de vérité. Car à l’euphorie succède le constat de l’état de quasi-faillite où se trouve l’économie des nouveaux Länder. Et si, forcé d’établir ses prévisions pour la transformation de celle-ci sur les seules sources statistiques disponibles (autrement dit, sur la propagande d’État), le chancelier Kohl pensait voir renaître rapidement à l’Est des « paysages florissants » grâce au seul recours à la dette, il dut rapidement déchanter. La TVA dut être augmentée, et un impôt dédié créé, frappant entreprises et particuliers : la « taxe de solidarité » (Solidaritätszuschlag, aujourd’hui de 5,5 %). Le taux de prélèvements obligatoires s’en est trouvé durablement accru et, parallèlement, la dette s’est considérablement creusée. L’effort budgétaire consenti à l’unification grève toujours les finances publiques (le total des aides programmées dans les deux Pactes de solidarité adoptés depuis 1995 et courant jusqu’en 2019 s’élève à 251 milliards d’euros). Et, bon an mal an, l’économie ouest-allemande verse toujours à l’Est un peu plus de 4 % de son PIB.
6Aujourd’hui, les Länder est-allemands disposent d’infrastructures modernes dont leurs voisins de l’Ouest envient la qualité. Car depuis l’unification, le développement et même l’entretien des réseaux de communication occidentaux a été réduit à la portion congrue, pour des raisons budgétaires mais aussi politiques du temps des deux gouvernements de coalition SPD [Sozialdemokratische Partei Deutschlands, parti social-démocrate]/Verts. Or, dans le même temps, l’Union européenne (UE) étendait ses partenariats à l’Est, puis s’élargissait, faisant de l’Allemagne la plate-forme logistique par excellence du marché communautaire et de son ouverture à l’international. Ce n’est qu’au cours des toutes dernières années que la question de la modernisation des infrastructures allemandes et l’interconnexion entre les réseaux de l’ancienne et de la nouvelle Europe est revenue en tête de l’agenda. Cela étant, à l’échelle européenne, les réseaux allemands (ferroviaire, routier ou fluvial, et même de télécommunications) comptent parmi les plus denses et les plus performants. Et cette réalité est, pour les entreprises nationales et internationales, un élément clé de l’attractivité du « site Allemagne », car non seulement elle assure la mobilité des biens et services comme des personnes au sein d’un pays au polycentrisme caractérisé des activités, mais elle constitue aussi de la sorte la condition sine qua non de son insertion dans l’économie européenne et mondiale.
7Malgré l’effort immense consenti à la reconstruction des économies des nouveaux Länder (plus de 1 500 milliards d’euros de transferts bruts depuis 1991), la dynamique de rattrapage, vive au début (au collapsus de 1990-1991 a succédé un franc boom jusqu’en 1994, avec des taux de croissance d’au moins 10 %), stagne depuis une décennie. Si les salaires des Allemands de l’Est atteignent en moyenne 80 % du niveau de l’Ouest (voire plus), et que leur pouvoir d’achat se situe à 90 % (de nombreux prix sont inférieurs à l’Est), la productivité par tête, elle, ne s’élève toujours qu’aux deux tiers.
8Plusieurs éléments expliquent cette stagnation. Outre l’hypertrophie (en partie subventionnée) du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), dont le retour à la normale n’est toujours pas complètement achevé, deux facteurs en particulier sont déterminants. Le premier est « l’effet addictif » de transferts généreux, mais trop indifférenciés, comme le soulignent depuis dix ans les instituts économiques ou le Conseil des Sages, qui n’incitent guère les bénéficiaires à développer une dynamique de compétitivité propre. Nombreux sont les Länder à employer ces fonds pour combler leur dette, et non pour soutenir l’appareil productif2. Le second facteur clé est un rattrapage salarial trop rapide, qui a empêché que ces économies en transition se servent de leur carte maîtresse – un fort différentiel salarial, mais pour un niveau de qualification élevé – pour construire rapidement une nouvelle compétitivité comme l’ont fait plus tard les nouveaux États membres. Or c’est là l’effet de « l’exportation » de problèmes structurels occidentaux, dont l’unification aura permis de prendre conscience avec un peu de recul : « il aurait peut-être mieux valu négocier une progression moins rapide3 », reconnaît un responsable syndical. Certes, il fallait à l’époque endiguer d’urgence l’exode oriental, mais l’objectif « à travail égal, salaire égal » était aussi le fruit d’une singulière coalition d’intérêts. Le patronat (de l’Ouest) redoutait la concurrence des nouveaux entrants ; les syndicats (de l’Ouest) craignaient les effets néfastes d’un « dumping salarial » à l’Est sur leur propre politique salariale.
9S’ajoute à ces facteurs4 un événement qui a contribué à tasser l’essor de l’économie est-allemande à la dynamique ainsi bridée : l’élargissement de l’UE en 2004. À qualification comparable de leur main-d’œuvre, les nouveaux États membres ont pu, eux, mettre à profit le différentiel salarial pour leur rattrapage, ce qui a, en retour, réduit l’attractivité des nouveaux Länder où s’appliquait de surcroît la norme occidentale, inférieure, du temps de travail.
10Cela étant, l’économie des nouveaux Länder s’est rapidement normalisée au plan structurel : la relation entre industrie et services (respectivement un petit tiers et deux gros tiers) est la même qu’à l’Ouest. Plus important encore, des pôles de compétitivité se sont reconstitués. L’ouverture du marché européen vers l’Est et le repositionnement dans cet espace élargi de certaines branches comme la filière automobile européenne ont donc aussi dynamisé certaines régions dans les nouveaux Länder : la Saxe, limitrophe de la République tchèque, et où s’est reconstruit par exemple un important pôle automobile, se pose aujourd’hui en challenger de la Bavière.
11Les erreurs commises dans l’urgence de l’unification, de même que les problèmes structurels préexistants qu’elle a contribué à révéler (dont celui du financement de la protection sociale), ont favorisé la prise de conscience de la nécessité du changement et sa diffusion progressive dans l’opinion. Il aura cependant fallu deux récessions après le boom consécutif à l’unification et une montée incompressible du chômage pour décider pouvoirs publics et partenaires sociaux à s’atteler aux réformes structurelles indispensables à l’amélioration du cadre réservé à l’activité. Ce n’est qu’en 2003, alors que l’Allemagne s’installait dans le rôle de « lanterne rouge de l’Europe », à la grande inquiétude de ses partenaires de l’UE, que le chancelier Schröder lance son programme de réformes (essentiellement de l’État providence) : « l’Agenda 2010 ». Il commence à porter ses fruits.
Restructurations mondiales et accélération de l’intégration européenne ont forcé la compétitivité industrielle de l’Allemagne
12C’est lestée de ces charges (dette, niveau élevé de prélèvements, considérable effort de solidarité interne) que l’économie allemande a dû affronter un second choc, déclenché par les restructurations mondiales de l’industrie, et notamment de l’automobile, à partir de 1993. À cette époque, sous l’effet de l’immense besoin de rattrapage dans les nouveaux Länder, l’économie allemande, bien que toujours exportatrice, était aussi largement portée par la demande intérieure : bâtiment, construction d’installations industrielles, équipement en biens de consommation durable, etc.
13La crise crée alors un choc salutaire, forçant les entreprises industrielles à se rationaliser et, surtout, à mieux s’adapter à une donne mondiale en mutation. Car, parallèlement, la rapide diffusion des technologies de l’information et de la communication (Tic) et de leurs applications commence à profondément modifier les processus de production, rendant obsolète l’approche linéaire d’antan (conception, ensuite production, puis distribution). Désormais, la demande du client final occupe une place centrale, de même que la gestion des relations avec les sous-traitants. Lean production et logistique sont les mots clés de cette époque, et la gestion de l’information devient stratégique dans cette conception globalisée de la production. La concurrence mondiale avivée exige de surcroît un effort accru d’innovation, qu’il s’agisse de produits ou de processus.
14C’est tout le schéma de pensée de la production industrielle qui se rénove alors, donnant une vie nouvelle à l’approche de réseau. Si les entreprises allemandes ont toujours entretenu des relations étroites de partenariat avec leur « banque maison », leurs clients et leurs fournisseurs, si elles sont pareillement insérées dans le tissu local d’activités et qu’elles sont affiliées à leurs multiples fédérations sectorielles ou de branche, ces relations prennent une nouvelle dimension stratégique. L’approche en termes de réseau permet en effet le partage du savoir, élément clé de la performance globale. Le principe de subsidiarité, dont l’une des manifestations est l’auto-organisation de la société, favorise le développement de cette nouvelle conception, d’autant que, dans le même temps, émerge à cette époque (au niveau de la politique industrielle) le concept de cluster – ou « pôle de compétitivité » – qui thématise le rôle fondamental dévolu au partenariat entre entreprises et centres de recherche. Le réseau des instituts Fraunhofer, dont la mission est de pratiquer la recherche appliquée en coopération avec les entreprises (surtout les PME – petites et moyennes entreprises), et qui existe depuis longtemps, voit ce rôle revalorisé par la conscientisation accrue des avantages du travail en réseau. Il en va de même du rôle de ce Rationalisierungs- und Innovationszentrum der Deutschen Wirtschaft (RKW) qui renaquit de ses cendres au sortir de la guerre sous l’impulsion des partenaires sociaux et qui accompagne les PME dans leurs projets de rationalisation et d’innovation.
15Mais du fait de ces transformations, les qualifications qui avaient fait leurs preuves à l’ère industrielle se trouvent elles aussi frappées d’obsolescence. Elles demandent donc à être modernisées, et depuis l’accent est mis non plus sur l’acquisition de connaissances, mais sur l’aptitude à les acquérir (compétences clés). Cette réorientation préfigure le concept du lifelong learning, mis à l’ordre du jour au début du millénaire ou, pour le dire en d’autres termes, à l’aube de la « société du savoir » (appelée aussi « économie de l’information »).
16Les syndicats, à qui la Constitution confère la coresponsabilité, avec le patronat, de fixer salaires et temps de travail5, et qui sont également coresponsables de la définition des profils de qualification, accompagnent ce processus de modernisation notamment par une longue modération salariale. Conscients des enjeux macroéconomiques de la modernisation en cours, ils veillent à ce que les hausses salariales respectent les impératifs de la productivité. Car les entreprises, qui voient leurs produits concurrencés sur le marché mondial par des acteurs émergents, doivent s’en différencier par le haut en offrant des produits d’une qualité encore meilleure, d’un niveau technologique supérieur, et accompagnés d’une valeur ajoutée en termes de services, afin de pouvoir justifier le prix élevé du « made in Germany », lié à de hauts niveaux de salaires, eux-mêmes légitimés par des qualifications élevées. Ce constat est lui aussi à l’origine de la modernisation et de la hausse des qualifications en Allemagne.
17L’emploi industriel se contracte au cours de cette dernière décennie du XXe siècle. Il ne représente plus, aujourd’hui, qu’un gros quart de l’emploi outre-Rhin. Mais cette baisse n’est en rien la manifestation d’une désindustrialisation, puisque dans le même temps naissent toute une série de nouveaux services : des services qualifiés aux entreprises. La frontière entre secteurs secondaire (production) et tertiaire se brouille, au point qu’il conviendrait aujourd’hui de décrire l’industrie allemande comme une industrie de services. Celle-ci a su préserver et même accroître ses parts de marché dans un environnement mondial où la montée en puissance de la Chine ou de l’Inde (mais aussi la flambée des prix pétroliers ou des matières premières) a changé la donne, forçant les acteurs économiques allemands à faire délibérément le choix de la compétitivité hors-prix. Depuis le début du millénaire, l’Allemagne est championne du monde à l’export. Depuis 1995, son excédent commercial a plus que triplé, atteignant les 200 milliards d’euros en 2007.
L’économie allemande assume la globalisation
18Dans ce contexte, la création de l’Union monétaire en 1999 a eu un effet d’accélérateur, car elle signifiait la fin des risques de change au sein de l’UE et la garantie d’une plus grande fluidité des transactions, bien que persistent encore de nombreuses barrières. Alors que le marché mondial subissait d’importants changements, l’euro garantissait un haut degré de stabilité et de prévisibilité au sein même du marché communautaire. Voyant ainsi « leurs arrières assurés », les entreprises allemandes ont su d’autant plus aisément tirer profit de la globalisation qu’elles s’étaient modernisées peu auparavant.
19Le puissant moteur des exportations de biens et des services liés n’est qu’un aspect de ce positionnement réussi dans le partage mondial du travail. L’Allemagne exporte essentiellement des produits manufacturés, plus précisément des biens intermédiaires (un petit tiers du total) et des biens d’investissement (près de la moitié). Trois branches assurent à elles seules presque la totalité de l’excédent commercial, reflétant la forte spécialisation sectorielle de l’industrie : l’automobile exporte les deux tiers de sa production, de même que la construction mécanique, et la chimie plus de 80 %. Géographiquement, ce sont trois Länder qui assurent l’essentiel des exportations : les poids lourds industriels que sont la Rhénanie du Nord-Westphalie, le Bade-Wurtemberg et la Bavière, qui totalisent quelque 70 % de la production et qui contribuent pour plus de la moitié au PIB allemand. Cela s’explique aisément : ils sont spécialisés dans les branches de moyennes et hautes technologies sur lesquelles repose la compétitivité sectorielle de l’Allemagne depuis vingt ans (aux trois branches citées ci-dessus s’ajoute l’électrotechnique).
20Mais l’ouverture au monde repose sur les échanges ; elle ne se limite donc pas aux ventes. Les mêmes branches (et les mêmes Länder) sont aussi fortement importatrices. Dans la production automobile, par exemple, la part des importations s’élève à près de 30 % ; dans la chimie, elle atteint même le double.
21Géographiquement, la structure des échanges par grandes zones n’a guère varié en volume depuis 1995. L’Allemagne réalise toujours les deux tiers de ses exportations dans le marché européen, d’où elle importe pratiquement autant de biens. Plus des trois quarts de l’excédent commercial allemand sont réalisés au sein de l’UE. Mais cette stabilité des volumes masque une évolution de la dynamique des échanges avec certaines zones. Au sein de l’UE 27, les échanges avec les dix États membres entrés en 2004 (et tout particulièrement la Pologne, la République tchèque, la Hongrie et la Slovénie) ont triplé en valeur depuis 1995, année ayant marqué le début des relations de partenariat privilégié avec ces candidats à l’entrée dans l’UE. Si, du fait du processus de rattrapage des économies de ces pays, l’Allemagne y exporte un peu plus de machines que dans l’ancienne Europe, elle en importe en revanche nettement plus de véhicules et de pièces automobiles – c’est là la manifestation du repositionnement de la filière automobile européenne au sein de l’UE depuis son élargissement. Les sites allemands d’assemblage ou de production n’ont pas été « délocalisés » vers ces pays ; au contraire, il s’en est ouvert de nouveaux, au plus près d’une demande en plein essor, et les sous-traitants se sont rapprochés de leurs clients, les suivant dans ce mouvement global de redéploiement.
22Si les échanges avec l’Inde sont encore faibles, bien que dynamiques depuis ces dernières années, c’est en raison de la structure même de l’économie indienne, spécialisée dans les services, un secteur qui se prête par nature peu aux échanges. Si l’Allemagne y vend des machines et des produits métallurgiques, elle y achète du textile et de l’habillement comme les autres économies européennes. En revanche, le partenariat commercial est particulièrement prononcé dans la chimie, où ventes et achats de produits chimiques sont de valeur équivalente. C’est aussi la branche où le perfectionnement est particulièrement prononcé depuis les restructurations mondiales de la chimie au début du millénaire : la part des produits importés en Allemagne pour y être ennoblis représente (toutes origines confondues) près d’un tiers du total importé. C’est environ deux tiers de plus que dans la construction mécanique.
23Le partenariat de loin le plus dynamique est celui avec la Chine, dont l’économie est spécialisée dans l’industrie. En 2006, la Chine était le troisième fournisseur de l’Allemagne (devant les États-Unis). Celle-ci y achète principalement des biens issus d’une production de masse, intensive en main-d’œuvre mais non en R&D (équipements informatiques ou habillement) ; et elle y vend des biens correspondant à la forte demande de modernisation industrielle chinoise (machines, équipements électriques et pièces automobiles). Si les entreprises allemandes considèrent l’empire du Milieu avec « le respect dû à un partenaire6 » tant elles sont conscientes de l’étroitesse des liens d’interdépendance, elles ne redoutent pas la montée en puissance de ce concurrent dans le partage mondial du travail. Au contraire, selon elles, l’effort gigantesque d’innovation de la Chine « ne peut être qu’une incitation à préserver [leur] avantage compétitif et [leur] capacité d’innovation7 ». En d’autres termes, l’industrie allemande relève le défi, se réjouissant d’un challenge qui la dynamise en la forçant à se montrer encore plus performante et à innover en permanence. La concurrence est pour elle un aiguillon bienvenu.
24En Allemagne, la forte dépendance des échanges n’est pas considérée comme un handicap, puisqu’elle a un effet vertueux sur la croissance et l’emploi. Certes, pendant les longues années de restructuration et d’assainissement où elles se repositionnaient aussi sur l’échiquier mondial, les entreprises allemandes ont massivement investi et créé des emplois en dehors des frontières nationales. Mais c’était majoritairement pour servir au plus près des marchés où émergeait une nouvelle demande. L’industrie allemande produisant essentiellement des biens à forte teneur en moyennes et hautes technologies, le critère clé de ces relocalisations n’était généralement pas le niveau des salaires, mais bien plutôt le haut niveau de qualification de la main-d’œuvre locale (que les entreprises n’hésitent pas à former au besoin, comme c’est le cas en Chine, par exemple) et la fiabilité des relations commerciales.
25La forte progression du chômage durant ces années de « délocalisations » était en réalité due aux profondes mutations de l’activité comme à l’évolution des qualifications requises dans une économie globalisée. Mais, du fait du temps nécessaire à son développement, l’offre de nouveaux profils de qualifications est en retard sur la demande ; quant aux « rigidités » de la réglementation du marché du travail, elles ont été progressivement levées par les partenaires sociaux, qui, ce faisant, donnaient aux entreprises la flexibilité nécessaire pour être hautement réactives dans un environnement en permanente évolution.
26Dans l’approche allemande, une bonne tenue des exportations a pour conséquence une hausse des investissements sur le marché national, ce qui se traduit au bout du compte par la création d’emplois. Et celle-ci, en générant une hausse globale des revenus, dynamise à son tour la demande intérieure, amenant ainsi la croissance à s’auto-entretenir. Aujourd’hui, plus d’un emploi sur cinq dépend des échanges, et, parmi ceux-ci, plus des deux tiers relèvent du tertiaire – mais de ce tertiaire lié à la production, aux activités de R&D et à la logistique. La tertiarisation de l’industrie a dynamisé les échanges et dopé l’activité.
Conclusion
27Certes, l’ouverture à l’international est aujourd’hui plus développée dans les anciens Länder, l’économie des nouveaux Länder n’ayant pu rattraper en vingt ans seulement l’avance de quarante ans prise par une Allemagne occidentale qui avait fait, juste après sa constitution, le choix de s’intégrer dans un marché européen en construction et de renouer avec la compétitivité en misant sur les échanges mondiaux. Mais l’économie des nouveaux Länder s’est normalisée.
28Aujourd’hui, en Allemagne, il n’y a plus de clivage notable entre l’Est et l’Ouest. Les nouveaux Länder se sont insérés dans le traditionnel clivage Nord-Sud où les Länder les plus compétitifs sont ceux qui font partie de cette « banane bleue » où se concentre l’activité dans l’UE, et qui s’étend de la Grande-Bretagne à l’Italie. Une seconde « banane bleue » se dessine en parallèle, plus à l’Est, incluant la Saxe et allant jusqu’en Hongrie. Quant aux disparités territoriales en matière de compétitivité au sein même du territoire de l’ex-République démocratique allemande (RDA) – moins prononcées au demeurant que celles constatées en France –, elles sont aujourd’hui considérées comme acceptables, faisant partie elles aussi de la normalité. Après tout, des taux de chômage de 17 % existent tout autant à l’Ouest, dans les régions en restructuration ou à faible développement économique comme le nord-est de la Hesse ou certaines villes de la Ruhr. Et si les nouveaux Länder ont vu prolonger jusqu’en 2019 les aides du Pacte de solidarité versées par les anciens Länder (auxquelles s’ajoute le soutien de l’UE), niveau de vie et création de richesse y sont aujourd’hui largement supérieurs à ceux des nouveaux États membres de l’UE. Simplement, ils sont moins intégrés dans le partage mondial du travail que les anciens Länder – mais parmi ceux-ci, il faut le rappeler, seuls les trois poids lourds industriels le sont pleinement.
29En l’espace de vingt ans, l’interpénétration des économies européennes s’est fortement accentuée, débouchant sur une production intensive en R&D, où l’Allemagne joue un rôle de premier plan. Avec les pays tiers, elle a développé une division du travail complémentaire, y vendant des biens à forte valeur ajoutée, et souvent faits sur mesure, y achetant des produits de masse ou ces matières premières et ces ressources énergétiques qui lui font défaut.
30Son atout majeur dans la globalisation n’est pas nouveau : c’est la qualité de ses ressources humaines, seule « richesse naturelle » dont elle dispose. Et dès lors, dans le fil des mutations induites à la fois par la globalisation des activités et l’avènement de « l’économie du savoir », elle veille soigneusement à développer cette richesse, choisissant pour cela une approche de l’innovation qui dépasse de loin la seule innovation technologique ou l’intensité de la R&D (avec 2,53 % en 2008, la part des dépenses qui y sont consacrées dans le PIB est l’une des plus élevées de l’UE). « Seuls les Hommes sont innovants. La technologie n’est pas innovante, elle est tout au plus le fruit de l’innovation8 », écrivait en 2004 le syndicaliste Heinz Putzhammer, plaidant pour une approche holistique de l’innovation. Cette conception est aujourd’hui d’autant plus largement partagée en Allemagne qu’elle s’inscrit dans une culture entrepreneuriale et un mode de gouvernance respectueux de l’individu, considéré comme un collaborateur actif et autonome. La globalisation et « l’économie du savoir et de la connaissance », où le facteur humain est aujourd’hui la richesse clé, s’inscrivent elles aussi dans cette continuité.
31Et c’est là, dans cette continuité de l’importance accordée à l’individu en tant que porteur des compétences, ou porteur du savoir, que réside l’une des raisons qui font que l’économie allemande non seulement assume pleinement la globalisation, mais accueille aussi positivement le changement. L’expérience des vingt dernières années a conforté les acteurs économiques allemands dans l’idée que rien n’est jamais acquis, et que la performance comme la croissance doivent au contraire se conquérir au prix d’efforts permanents. Cette vision dynamique de la compétitivité est elle aussi ancrée dans la continuité d’une culture économique allemande qui considère la concurrence comme un défi sain et constructif, puisqu’elle appelle chaque acteur à améliorer continûment ses performances. Cela vaut a fortiori pour une économie ouverte comme celle de l’Allemagne.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie sélective
Bericht der Bundesregierung zur Zukunftssicherung des Standortes Deutschland, BT-Drucksache 12/5620, septembre 1993.
10.4000/books.cirac.836 :Bourgeois, I., « 10 ans après l’unification : l’économie des nouveaux Länder en voie de normalisation », in I. Bourgeois (dir.), Allemagne 2001. Regards sur une économie en mutation, Levallois-Perret, Travaux et Documents du Cirac, 2001.
10.4000/rea.584 :Bourgeois, I., « La place de l’Allemagne dans l’économie mondiale », Regards sur l’économie allemande, n° 83, 2007.
10.4000/rea.3567 :Bourgeois, I., « L’innovation, priorité absolue pour les PME industrielles », Regards sur l’économie allemande, n° 90, 2009.
10.4000/rea.585 :Bourgeois, I. et R. Lasserre, « Les PME allemandes : acteurs de la mondialisation », Regards sur l’économie allemande, n° 83, 2007.
Bundesregierung, Jahresbericht 2008 zum Stand der deutschen Einheit, Berlin, 2009.
Commissariat Général du Plan/Deutsch-Französisches Institut, Compétitivité globale : une perspective franco-allemande. Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, Paris, 2001.
« Considérer la Chine avec le respect dû à un partenaire. Un entretien avec Monika Stärk (OAV) », Regards sur l’économie allemande, n° 87, 2008.
Destatis, Verflechtung der deutschen Wirtschaft mit dem Ausland. Ergebnisse der Input-Output-Rechnung als Instrument der Politikberatung. Begleitmaterial zur Pressekonferenz am 18.09.2007 in Berlin, Statistisches Bundesamt, 2007.
Destatis, Konjunkturmotor Export, Matrialienband zum Pressegespräch am 30. Mai 2006 in Frankfurt/Main, Statistisches Bundesamt, 2006.
Deutsche Bundesbank, « Deutschland im Globalisierungsprozess », Monatsbericht, 58e année, n° 12, décembre 2006.
10.4000/books.cirac.679 :Gabel, M., « Aufbau Ost : entre rattrapage et différenciation », in I. Bourgeois (dir.), Alemagne : compétitivité et dynamiques territoriales, Cergy-Pontoise, Travaux et Documents du Cirac, 2007.
10.4000/rea.969 :Hazouard, S., « Des entreprises allemandes bien positionnées en Chine », Regards sur l’économie allemande, n° 87, 2008.
Institut für Mittelstandsforschung Bonn, Die Bedeutung der Außenwirtschaftlichen Aktivitäten für den deutschen Mittelstand. Untersuchung im Auftrag des Bundesministeriums für Wirtschaft und Technologie, Bonn, avril 2007.
10.4000/rea.805 :Lallement, R., « Investissement direct, compétitivité et attractivité », Regards sur l’économie allemande, n° 76, 2006.
10.4000/books.cirac.877 :Lallement, R., L’unification sans miracle. L’économie allemande en mutation (1990-1995), Levallois-Perret, Travaux et Documents du Cirac, 1995.
Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung, Jahresgutachten, 1996/97, 1997/98, 2002/03 et 2004/05.
Schroeder, W., « Le modèle syndical allemand n’existe plus », in I. Bourgeois (dir.), Le modèle social allemand en mutation, Cergy-Pontoise, CIRAC, « Travaux et Documents du Cirac », 2005.
Sinn, H.-W., Ist Deutschland noch zu retten ?, Munich, Econ, 2003.
10.4000/rea.3695 :Uterwedde, H., « L’économie sociale de marché : la jeunesse d’un référentiel », Regards sur l’économie allemande, n° 91, 2009.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet dans cet ouvrage la contribution de Henrik Uterwedde.
2 Cet effet addictif est également observable à l’Ouest, où il contribue à expliquer le clivage Nord-Sud dans la compétitivité des Länder. Il avait amené le Tribunal constitutionnel fédéral à détailler, dans un arrêt rendu en novembre 1999 sur la péréquation financière entre les Länder, le principe fondamental de « l’interdiction du nivellement » sur lequel repose le fédéralisme coopératif allemand. La réforme de celui-ci commence seulement à s’engager.
3 W. Schroeder, « Le modèle syndical allemand n’existe plus », in I. Bourgeois (dir.), Le modèle social allemand en mutation, Cergy-Pontoise, Travaux et Documents du Cirac, 2005.
4 Parmi lesquels le mécanisme de « déprivation relative », bien connu en psychologie, et qui incite les Allemands de l’Est à se comparer systématiquement à leurs voisins de l’Ouest, considérés comme « favorisés », ce qui entretient chez les premiers l’impression d’être « défavorisés ». Les économistes lui accordent une grande importance.
5 Voir à ce sujet dans cet ouvrage la contribution de René Lasserre.
6 « Considérer la Chine avec le respect dû à un partenaire. Un entretien avec Monika Stärk (OAV) », Regards sur l’économie allemande, n° 87, 2008.
7 Ibid.
8 I. Bourgeois, « L’innovation, priorité absolue pour les PME industrielles », Regards sur l’économie allemande, n° 90, 2009.
Auteur
Maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, chargée de recherche au Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine (Cirac) et rédactrice en chef de la revue Regards sur l’économie allemande – Bulletin économique du Cirac.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Allemagne change !
Risques et défis d’une mutation
Hans Stark et Nele Katharina Wissmann (dir.)
2015
Le Jeu d’Orchestre
Recherche-action en art dans les lieux de privation de liberté
Marie-Pierre Lassus, Marc Le Piouff et Licia Sbattella (dir.)
2015
L'avenir des partis politiques en France et en Allemagne
Claire Demesmay et Manuela Glaab (dir.)
2009
L'Europe et le monde en 2020
Essai de prospective franco-allemande
Louis-Marie Clouet et Andreas Marchetti (dir.)
2011
Les enjeux démographiques en France et en Allemagne : réalités et conséquences
Serge Gouazé, Anne Salles et Cécile Prat-Erkert (dir.)
2011
Vidéo-surveillance et détection automatique des comportements anormaux
Enjeux techniques et politiques
Jean-Jacques Lavenue et Bruno Villalba (dir.)
2011