Chapitre 5. La carte carbone : des quotas d’énergie pour les particuliers
p. 161-187
Texte intégral
Introduction
1Depuis plusieurs années déjà, la Grande-Bretagne élabore un projet de rationnement de l’énergie, qui serait à la fois une politique climatique et une politique énergétique. Cette « carte carbone » serait un système de quotas pour les particuliers, et s’appliquerait aux achats d’énergie primaire : électricité, fuel, essence pour la voiture ou encore billets d’avion. Les quotas individuels seraient égalitaires, car chaque participant recevrait la même part, dégressifs, car leur volume diminuerait progressivement d’année en année, et échangeables, car une bourse du carbone permettrait aux particuliers d’acheter ou de vendre une partie de leur quota.
2Elaborée à l’origine par des universitaires dans les années 1990, cette idée a depuis fait son chemin en politique, et était considérée comme une possibilité sérieuse dans le camp des travaillistes jusqu’à ce qu’ils perdent les élections législatives en mai 2010. Comme politique climatique, sa principale concurrente est évidemment la taxe carbone, plus facile et moins chère à mettre en œuvre. Mais la carte carbone a plusieurs avantages, notamment d’être à la fois une politique climatique et une politique énergétique, prenant en compte le changement climatique mais aussi le pic de pétrole. Sa botte secrète, c’est qu’en cas de crise énergétique, pénurie, crise d’approvisionnement ou hausse brutale des prix de l’énergie, la carte carbone peut devenir un instrument politique de répartition de la consommation d’énergie. C’est en effet le double visage du rationnement : il organise la restriction en période d’abondance, et la répartition en période de pénurie.
3La carte carbone n’a encore jamais été instituée : pour le moment c’est une politique publique qui n’existe qu’à l’état de projet, principalement en Grande-Bretagne. Mais bien qu’elle ne soit pas encore appliquée et ne le sera probablement pas à court terme, elle suscite énormément d’intérêt car elle propose des perspectives renouvelées sur les politiques énergétiques : un principe de limitation individuelle qui ne cache pas son côté contraignant.
Origines scientifiques et variations autour d’un thème commun
Trois propositions abouties élaborées depuis les années 1990
4Le projet d’une carte de rationnement du carbone a d’abord été formulé par le Dr David Fleming, économiste et analyste indépendant des politiques environnementales, qui en a publié l’idée en 19962. Il a continué à développer ce projet de quotas échangeables d ‘ énergie (TEQs, Tradable Energy Quotas) depuis, et continue à publier des ouvrages scientifiques et de vulgarisation à ce sujet3.
5Après sa première proposition élaborée en 1996, le projet de Fleming avait intéressé le Tyndall Centre for Climate Change Research, à Manchester, qui en a proposé une application concrète pour la Grande-Bretagne, sous l’égide des scientifiques Kevin Anderson et Richard Starkey4. Leur proposition est très légèrement différente et porte donc un autre nom : ce sont les quotas domestiques échangeables (DTQs, Domestic Tradable Quotas).
6Enfin, Mayer Hillman, qui avait travaillé à l’idée de quotas individuels de carbone depuis les années 1990, s’est associé avec des chercheurs de l’université d’Oxford et notamment Tina Fawcett pour présenter à son tour un ouvrage présentant sa propre version de la carte carbone, sous le nom de crédits personnels de carbone (PCAs, Personal Carbon Allowances)5.
Des principes partagés : le tronc commun de la carte carbone
7Ces trois schémas sont très proches. Ils proposent tous les trois qu’un organe politiquement indépendant fixe une limite nationale aux émissions de GES, que cette limite soit indépassable et qu’elle diminue progressivement tous les ans, selon un rythme connu longtemps à l’avance. Ce volume national serait ensuite divisé en autant de parts égales qu’il y a d’habitants en Grande-Bretagne, et distribué gratuitement à ces habitants. La première année de la mise en place de la carte carbone, le volume partagé serait équivalent aux émissions de GES de l’année précédente. Les parts égales correspondraient donc à la moyenne des consommations individuelles de l’année précédente. Mais petit à petit les parts diminueraient, en lien avec l’engagement britannique de réduire ses émissions de GES de 80 % d’ici 2050 (par rapport aux émissions de 1990).
8La part individuelle de chaque habitant, que l’on peut considérer comme un quota ou comme un crédit, serait matérialisée sous forme de points stockés sur une carte électronique : la carte carbone individuelle. Ces unités représenteraient des « droits à polluer » individuels. Les principaux achats d’énergie effectués par les particuliers (carburant, fioul, factures d’électricité) donneraient donc lieu à un double paiement : le paiement en argent, comme c’est déjà le cas aujourd’hui, et le « paiement » en autant d’unités carbone que l’achat représente de GES émis. Ces points seraient déduits du montant restant sur la carte individuelle.
9A ce stade de l’explication, la carte carbone ressemble à un système classique de rationnement, mis à part qu’il serait électronique au lieu d’être sous forme de coupons. Mais les trois schémas de carte carbone proposent aussi d’instaurer une bourse du carbone à travers laquelle les participants au système pourraient échanger leurs points, selon un prix fixé par le rapport de l’offre et de la demande. Ceux qui consomment moins d’énergie que la moyenne auraient des points excédentaires à revendre, que pourraient leur racheter ceux qui auraient les moyens d’en consommer plus.
Quelques divergences relatives
10Voilà dans les grandes lignes les points sur lesquels s’accordent les trois principales propositions de carte carbone : TEQs, DTQs, PCAs. Leurs divergences se font sur les points suivants, qui sont plus ou moins périphériques :
11les consommations d’énergie incluses : faut-il comptabiliser l’avion et les transports en commun ?
12les participants : faut-il inclure les entreprises et les administrations dans le même schéma, ou leur élaborer un système parallèle (du type du marché européen des droits d’émissions) ? Dans ce cas quelle proportion des GES doit-on attribuer à chacun : 40 % ou 50 % pour les particuliers ? Faut-il attribuer une part entière aux enfants, ou le tiers d’une part, et à partir de quel âge ?
13La divergence qui peut sembler la plus significative est celle de la participation conjointe ou séparée des entreprises et des particuliers. Les organigrammes en sont plus ou moins complexes (voir ci-dessous, Figure 14), mais la différence réelle n’est pas si profonde, elle ressort peut-être plus de l’imaginaire véhiculé. Fleming tient, par exemple, à ce que les habitants, les entreprises et l’État participent au même système pour qu’émerge le sentiment d’une lutte menée collectivement. Cependant, du point de vue de l’automobiliste et de l’usage de la voiture individuelle, la pratique de la carte carbone ne s’en voit pas particulièrement changée, c’est pourquoi nous ne nous y attarderons pas.
Parentés et affiliations : les cadres de références de la carte carbone comme politique publique
Contraction and Convergence
14Contraction et convergence : ce cadre d’action pour la réduction des émissions de GES a été proposé en 1990 par le Global Commons Institute7 et développé par Aubrey Meyer8. Il a depuis reçu le soutien de plusieurs gouvernements, ONG et organisations internationales comme la Banque Mondiale ou le GIEC, qui ont estimé essentiels ses deux principes de base pour organiser la lutte contre le changement climatique : 1 °- le niveau global des émissions de GES doit être progressivement réduit, 2 °- la gouvernance mondiale doit se fonder sur la justice et l’équité. Ces principes aboutissent à un plan d’action en deux étapes, qui sont la contraction et la convergence des émissions de GES.
15Contraction : déterminer politiquement un objectif international ferme en termes de réduction des émissions de GES dans l’atmosphère, ainsi que le temps disponible pour atteindre cet objectif : la date de convergence. Ces données combinées déterminent le rythme du programme de diminution des émissions.
16Convergence : élaborer des politiques coordonnées pour atteindre cet objectif commun de plafonnement des GES, de telle sorte qu’on aboutisse finalement à une égalité d’émissions par tête, d’un pays à l’autre. Entretemps, les pays ou régions auraient la possibilité de vendre et d’acheter les quotas des autres, ce qui induirait dans de nombreux cas un effet redistributif puisque, les pays les plus pauvres étant souvent de moindres pollueurs, ils recevraient de l’argent de la part des plus riches. Cette inversion du sens de la dette est une clé du succès du modèle de Contraction et Convergence auprès des pays du Sud.
17La carte carbone emprunte en partie à ce modèle, d’abord pour le principe d’équité entre les émetteurs de GES, ensuite pour les possibilités d’échange de quotas, mais surtout pour l’idée qu’il faut d’abord fixer le niveau limite de ce que la biosphère peut supporter, et ensuite s’organiser politiquement pour faire fonctionner la société à l’intérieur de ces limites. Cela signifie que l’on reconnaît le caractère absolument non-négociable de la contrainte naturelle, l’existence d’une limite absolue extra-sociale.
Cap and trade
18Le système communautaire d’échange de quotas d’émissions (SCEQE) est la principale politique européenne de lutte contre le changement climatique. Il encadre les émissions de plus de 11000 installations industrielles, représentant environ 40 % des émissions européennes de GES. Un marché du carbone permet aux participants d’échanger leurs quotas selon le prix du moment. A partir de 2012 et 2013, le SCEQE réglementera les émissions d’un plus grand nombre d’activités économiques, incluant notamment le transport aérien.
19Ce système fonctionne selon le principe du « cap and trade » : un volume maximal d’émissions est fixé (« cap ») et est ensuite partagé entre des bénéficiaires qui peuvent les échanger sur un marché (« trade »).
20A l’heure actuelle, les États membres de l’Union Européenne ont une grande influence dans la distribution des quotas d’émissions à leurs industries, de telle sorte que les critères économiques et politiques peuvent primer sur les objectifs climatiques. Les plans nationaux d’allocation des quotas (PNAQ) ont été accusés d’être trop généreux dans leur distribution aux entreprises, faisant perdre au système une grande partie de son caractère contraignant et contribuant à abaisser le prix des quotas. En outre, le volume maximal de GES fixé au départ, le fameux « cap », n’est pas une limite absolue : il peut être dépassé grâce à la multiplication d’échappatoires, qui permettent par exemple de recevoir des droits d’émissions en échange d’investissements « de développement propre » dans des pays du Sud.
21Avec ses quotas de carbone échangeables sur un marché, le SCEQE a plusieurs points communs avec les systèmes de carte carbone individuelle. Certes, il ne touche que les entreprises et pas les particuliers, mais rappelons que dans la proposition des TEQs et des DTQs (mais pas celle des PCAs) tous les acteurs économiques participent aux côtés des particuliers.
22Au-delà de l’implication des particuliers, plusieurs différences doivent néanmoins être soulignées. Pour la carte carbone, le montant total des quotas serait fixé en fonction d’un programme national de réduction des émissions de GES9. La quantité totale de droits d’émissions partagée chaque année ne dépendrait pas de tractations politiques puisqu’elle serait fixée par une commission indépendante du gouvernement10. En outre, la distribution des quotas de la carte carbone se ferait sur une base égalitaire, chacun recevant exactement autant de droits d’émissions que son voisin.
Les rationnements papier « à l’ancienne »
23Le rationnement est un système de gestion de la pénurie que plusieurs pays européens ont employé pendant et après la seconde guerre mondiale. Les tickets attribués à chacun équivalaient à un droit de consommer. Il s’agissait alors de répartir le plus également possible des denrées nécessaires et devenues trop rares pour être confiées au système de marché : pain, sucre, viande, tissus, essence…
24A Cuba il existe toujours, depuis 1962, un système de rationnement pour certains produits estimés être en quantités insuffisantes. Ce système s’appelle Libreta, en référence au carnet personnel que les Cubains doivent présenter dans les magasins d’État, et où les cases correspondant aux rations autorisées sont cochées au fur et à mesure.
25Le projet de rationnement de l’énergie tel qu’il est étudié depuis plusieurs années en Grande-Bretagne se situe dans un contexte très différent : ce qui serait rationné-l’énergie-ne manque pas encore suffisamment pour qu’il soit justifié de contrôler sa distribution. Elle est au contraire trop abondante, au vu de la nécessité de limiter nos émissions de GES. Le rationnement aurait donc cette fois un but différent : limiter les consommations individuelles dans un contexte d’abondance (relative), c’est empêcher de consommer trop plutôt que permettre de consommer un peu. Cela dit, l’analyse en terme de rareté peut également convenir au rationnement organisé par la carte carbone si on estime que ce n’est pas l’énergie qui est rare mais l’air non pollué, ou encore la possibilité humaine d’entreprendre des actions polluantes sans bouleverser complètement le climat. On passe alors, indirectement, par un contrôle des consommations d’énergie, pour répartir équitablement une marge de manœuvre qui s’est rétrécie.
Fonctionnement : plusieurs leviers pour changer les comportements
Les particuliers, cibles et vecteurs de la politique de la carte carbone
26La carte carbone vise la réduction des émissions de GES à travers une politique de réduction de la demande d’énergie des particuliers. Etant à l’origine de 40 % des émissions de GES du pays11, les particuliers ont leur rôle à jouer, estiment les défenseurs de la carte carbone, pour que la Grande-Bretagne réduise de 80 % ses émissions (par rapport au niveau de 1990) d’ici 2050, comme elle s’y est engagée. Les individus sont donc ciblés particulièrement comme émetteurs de GES, mais ce sont aussi des vecteurs de transmission pour, à travers eux, toucher les entreprises ainsi que les services publics et les administrations.
27Pour réduire la demande d’énergie des particuliers, deux gisements d’économies d’énergie sont ciblés en particulier, selon l’étude de préfaisabilité de 2008 commandée par le Ministère britannique de l’environnement : la réduction des consommations inutiles d’énergie (« installation d’ampoules basse consommation ») et le changement des modes de vie (« vivre dans une maison moins chauffée, ou choisir de partir moins loin pour les vacances »12). Il s’agit donc de diminuer les consommations d’énergie par l’efficacité et la sobriété, pour reprendre la distinction proposée par l’association Négawatt13.
28On parle d’efficacité énergétique lorsqu’on utilise moins d’énergie pour un service égal : avec des ampoules à basse consommation, l’éclairage est similaire, mais demande moins d’énergie. De même, le fait d’éteindre les appareils non utilisés permet de diminuer la consommation d’énergie sans modifier le service rendu par ces appareils. L’efficacité énergétique est donc à la fois le fait d’améliorations techniques et de réduction des gaspillages.
29La sobriété énergétique, en revanche, demande un changement plus profond, puisqu’il s’agit de consommer moins d’énergie en réévaluant à la baisse les besoins, et donc le service énergétique rendu. C’est le cas par exemple lorsqu’on fait passer la température intérieure des maisons de 19°C à 17°C. Ce type de réduction des consommations énergétiques implique la plupart du temps une modification des modes de vie associée à un sentiment de perte de confort. Ces changements de mode de vie sont donc très délicats à toucher dans le cadre des politiques publiques, et c’est pourquoi la plupart des campagnes d’incitation se sont jusqu’alors portées de préférence sur tout ce qui relève de l’efficacité énergétique, où les avantages individuels sont plus évidents. Pourtant, si l’objectif est de réduire les émissions de GES de la Grande-Bretagne de 80 % d’ici 2050 par rapport à l’année 1990, il semble difficile d’éviter des changements profonds de mode de vie, si ce n’est de véritables bouleversements14.
Trois leviers de changement : économique, psychologique et social
30Pour atteindre ces deux gisements d’économies d’énergie, c’est-à-dire pour obtenir des Britanniques qu’ils prennent des décisions relevant de l’efficacité ou de la sobriété énergétique, la carte carbone agirait par le biais de plusieurs leviers ou mécanismes. On peut en identifier trois : le levier économique, le levier psychologique et le levier social15.
31Le levier économique entre en action avec l’attribution d’un prix au droit d’émettre des GES, alors que ce droit n’était auparavant pas réglementé. Il s’agit donc en quelque sorte de réintroduire dans les échanges marchands ce qui était auparavant une externalité. A la bourse du carbone, le prix des unités dépendra du rapport entre l’offre et la demande. Ce rapport dépendra de la disponibilité des unités de carbone, mais aussi de leur caractère plus ou moins nécessaire au bon fonctionnement de la société et de l’économie.
32Du côté du secteur privé, l’instauration de la carte carbone et la possibilité de prévoir à long terme le rythme de diminution des quotas personnels permettront de mieux anticiper l’évolution future du marché. Les entreprises pourront orienter leur recherche et développement vers la conception de produits économes en énergie, ou fonctionnant sans énergie fossile, adaptés à un marché composé de consommateurs de plus en plus rationnés. Pour les services publics le raisonnement est similaire : lors d’une étude préparatoire pour la construction d’un équipement public, on prendrait en compte plus clairement des contraintes comme le coût croissant pour l’énergie et une mobilité restreinte pour les usagers.
33Du côté des individus, le prix fixé par la bourse du carbone aux droits d’émettre des GES devrait être une incitation à ne pas utiliser les quotas personnels entièrement pour pouvoir en revendre l’excédent. Cela signifie que les participants aux comportements les plus sobres recevraient une gratification pécuniaire à la mesure de leurs économies d’énergie. A l’inverse, les particuliers dépassant la moyenne des consommations d’énergie seraient pénalisés, ce qui constitue également une incitation à changer de comportement. Cet effet de bonus-malus est évidemment d’autant plus incitatif que le prix du carbone est élevé. Il ne faut donc pas s’attendre à ce qu’il soit très efficace dans les premières années de la mise en place de la carte carbone, quand le prix du carbone sera vraisemblablement faible.
34Sur le long terme en revanche, la certitude que les quotas individuels de carbone diminueront d’année en année, ainsi que l’assurance que les unités de carbone excédentaires pourront être revendues, peuvent rendre nettement plus rentable un investissement qui ne l’aurait pas été auparavant, comme celui d’isoler un logement ou d’installer un chauffe-eau solaire.
35Le levier psychologique est une combinaison du prix du carbone, de la visibilité du coût en carbone des consommations d’énergie liées aux décisions individuelles, et de la fixation d’un quota de carbone personnel, qui fera office de référence, de frontière entre les créditeurs et les débiteurs de carbone. Il semblerait, selon une étude menée par Capstick et Lewis en 200916 sur 65 personnes, que le prix du carbone ne constitue pas une incitation aussi forte que le fait de se savoir débiteur ou créditeur. La rationalité économique aurait donc moins de conséquences que l’effet psychologique. Cela dépend évidemment du prix du carbone, qui peut évoluer, mais nous constatons en tout cas que les deux effets peuvent se conjuguer.
36La visibilité du coût carbone des activités et des consommations personnelles devrait également avoir un impact. Les particuliers seraient informés pour chacune de leurs transactions énergétiques de son coût en unités carbone, et recevraient chaque mois un relevé de leurs débits et crédits carbone, ce qui donnerait un critère de comparaison unique entre des services énergétiques divers et permettrait une meilleure appropriation des enjeux énergétiques et climatiques par la population. Les consommations d’énergie, dont une bonne part est déréalisée car immatérielle17, seraient de ce fait rendues plus tangibles. C’est déjà l’enjeu visé à travers des opérations comme les étiquettes énergie pour les appareils électroménagers, ou les tickets de caisse de certains supermarchés qui font figurer un bilan carbone des achats effectués. Ces stratégies reposent sur le constat qu’une mauvaise connaissance des questions climatiques et énergétiques est souvent un frein à l’action18.
37Le levier social, enfin, prend en compte le fait que les décisions individuelles sont l’objet de déterminismes sociaux. Les défenseurs de la carte carbone reconnaissent que le paradigme actuel valorise les comportements dispendieux en matière de consommation d’énergie, en dépit des alertes climatiques. Ils estiment cependant que ce paradigme peut être modifié par l’instauration de la carte carbone, qui fixera une nouvelle référence de modération. « Le budget carbone alloué aux individus suggère, d’une certaine façon, ce qu’est une empreinte carbone juste et acceptable. L’existence d’un système de PCA et les échanges de droits d’émissions qui s’ensuivront créeront de nouvelles institutions, de nouvelles entreprises et de nouveaux discours qui pourront modifier les relations sociales et les actions individuelles qui en découleront. L’acceptabilité de certains comportements dans divers milieux sociaux peut évoluer.19 ».
Quelques questions autour des transports
Faut-il inclure l’avion dans les quotas de carbone ? Et les transports en commun ? Un argumentaire éthique plutôt que climatique
38Si la carte carbone vise la réduction des émissions de GES individuelles, jusqu’à quel point les usages de l’énergie doivent-ils être réglementés ? Quels sont les domaines de la consommation privée qui devraient être surveillés et faire l’objet de calculs de GES ?
39Les schémas existants de quotas personnels de carbone sont généralement d’accord pour considérer que doivent être comptabilisés les consommations d’énergie domestique et le carburant des voitures. Mais il y a un désaccord sur les autres moyens de transport. Dans le système des DTQs et des TEQs, seuls les achats de carburants pour les véhicules individuels sont soumis aux quotas de carbone, les GES des autres moyens de transport (avion, train, bus etc.) étant pris en compte par les entreprises ou administrations concernées. Dans le système des PCAs, en revanche, les particuliers sont soumis aux quotas de carbone pour le carburant de leur voiture individuelle mais aussi pour leurs billets d’avion et leur usage des transports en commun (Tableau 6).
Tableau 6 : Inclusion des émissions individuelles de GES dans les schémas de DTQ et de PCA, extrait de Catherine Bottrill, Understanding DTQs et PCAs, Change Institute, Oxford University, 2006
DTQ | PCA | |
Énergie consommée dans la maison | ||
gaz, charbon, fuel domestique, électricité | oui | oui |
Transport | DTQ | PCA |
essence/diesel pour les véhicules personnels | ||
transports en commun (trains, tramways, métro, ferry, cars, bus, taxis) | non | oui (sauf peut-être au début) |
voyages en avion | non | oui |
40Cette différence entre les DTQs et les TEQs d’une part et les PCAs d’autre part tient à plusieurs raisons qui méritent d’être détaillées.
41Tout d’abord, le schéma des PCAs ne concernant que les particuliers, et non pas également les entreprises et les administrations comme le proposent les autres systèmes, la question de l’attribution de la responsabilité des GES issus des transports en commun (hors avion) ne permettait pas vraiment d’autre réponse. Il fallait soit reporter la responsabilité de ces transports aux particuliers, soit ne pas les comptabiliser du tout. Ces consommations étant plus diffuses et plus dispersées que les factures d’énergie domestiques, la question s’est posée. Les chercheurs de l’Environmental Change Institute (ECI), qui ont développé les PCAs et se sont prononcés en faveur de la prise en compte des GES des transports en commun dans les quotas personnels, ont néanmoins prévenu qu’il serait peut-être préférable de ne pas les inclure dès les premières années20. Ajouter dès le départ l’utilisation des transports en commun signifierait un nombre beaucoup plus important de transactions à inclure, pour des volumes de GES plutôt faibles.
42En dehors de cette question de praticité et de simplicité, un autre argument essentiel a été avancé, cette fois pour défendre l’inclusion des transports en voiture individuelle et des voyages en avion : celui de l’équité. Les chercheurs de l’ECI mettent en avant le fait que la seule prise en compte des émissions de GES liées à l’énergie domestique pénaliserait de nombreux foyers pauvres, alors qu’une inclusion des transports dans le total des émissions comptabilisées permettrait de faire pencher la balance en leur faveur.
43Plusieurs simulations récentes réunies par Catherine Bottrill21 ont permis d’estimer que si les quotas de carbone ne concernaient que l’énergie domestique, 30 % des personnes des deux déciles inférieurs auraient des consommations supérieures à la moyenne. Elles seraient donc conduites à acheter des quotas supplémentaires, en dépit de leurs revenus faibles. Cet effet régressif serait au contraire évité avec l’inclusion des transports individuels, et en particulier des voyages en avion, une pratique socialement très marquée. Une enquête de 2006 dans la région d’Oxford a ainsi montré que sur les 500 personnes interrogées, les 50 % les plus riches était responsables de 91 % du total des émissions de GES liées au transport (avion inclus), tandis que les 50 % les plus pauvres n’en avaient émis que 9 %.
44Les consommations d’énergie ont évidemment tendance à augmenter avec le revenu, c’est le cas des transports et surtout de l’avion, mais il y a parfois des variations importantes qui ne sont pas liées au revenu : une importante consommation d’énergie domestique peut être le fait de la taille de la maison comme de sa mauvaise isolation. Inclure à la fois l’énergie domestique et les transports autres que la voiture permettrait de compenser l’un par l’autre et de limiter la pénalisation des plus pauvres.
45On remarquera que dans cette controverse l’empreinte carbone de l’avion n’a pas été utilisée comme argument, alors qu’il s’agit d’un des postes d’émissions de GES les plus lourds et ayant la plus forte croissance.
Les ruraux sont-ils désavantagés par leur dépendance à la voiture ?
46Une objection fréquente adressée à la carte carbone comme à la taxe carbone est celle de la pénalisation des ruraux. Ces derniers seraient désavantagés de se voir traités à égalité avec les urbains alors que leur dépendance à la voiture est beaucoup plus forte que pour les urbains, qui peuvent compter sur les transports en commun.
47L’étude de préfaisabilité rendue en 2008 au ministère de l’environnement permet d’éclairer ce point. Thumim et White sont les auteurs de la partie de ce rapport qui s’attache à estimer les impacts distributifs d’une éventuelle mise en place de la carte carbone, c’est à dire les impacts sur les divers segments de la population22. Leurs calculs se font sur l’hypothèse d’un système de quotas personnels qui s’appliqueraient aux consommations d’énergie domestique et au transport en véhicule individuel (ni l’avion ni les transports en commun ne sont donc pris en compte dans cet exercice).
48Contrairement à ce qui est généralement estimé, les résultats de cette simulation montrent que les ruraux ne seraient pas désavantagés par leur utilisation « obligée » de la voiture mais par les besoins énergétiques de leur maison. Le tableau ci-dessous, élaboré à partir de données britanniques, donne les détails des consommations individuelles d’énergie selon le lieu d’habitation (Tableau 7) :
49Nous retiendrons deux informations données par ce tableau. La première, c’est que les Britanniques émettent deux fois plus de CO2 du fait de leur consommation d’énergie domestique que pour le carburant de leur voiture individuelle. Ce rapport (deux tiers pour la maison et un tiers pour la voiture) s’explique notamment par le fait que l’électricité britannique est majoritairement d’origine thermique.
50La deuxième information, plus intéressante du point de vue français, c’est qu’il y a une nette différence en valeur absolue entre les émissions de CO2 en ville et à la campagne (13 529 kg de CO2 au total pour les habitants isolés contre 7169 pour les urbains). En effet, si les proportions des deux postes d’émissions sont comparables (entre 2/3 et ¾ pour la maison et entre 1/3 et ¼ pour la voiture), les volumes ne le sont pas. Les ruraux sont effectivement désavantagés, mais beaucoup plus par leur maison que par leur voiture. En effet, ceux qui vivent de façon isolée émettent environ un tiers de plus de CO2 avec leur voiture que les habitants des villes (3382 kg de CO2 contre 2079). Mais pour la maison, l’écart est encore plus grand, c’est un rapport du simple au double (10147kg de CO2 pour des ruraux isolés contre 5090 kg de CO2 pour des urbains).
51Pourquoi les maisons rurales émettent-elles plus de CO2 que les maisons de ville ? Thumim et White avancent les explications suivantes : les systèmes de chauffage des maisons rurales seraient plus anciens et moins efficaces, fonctionneraient souvent au fioul et les températures en campagne seraient en moyenne plus basses qu’en ville.
52Ce désavantage des habitants de la campagne peut cependant être pondéré s’il est resitué dans le contexte plus général de la fin de l’abondance des énergies fossiles. Les calculs de Thumim et White présentés ci-dessus ne prennent en compte que le transport et l’énergie de la maison, où effectivement les ruraux sont plutôt perdants. Mais ils ne tiennent pas compte des avantages plus ou moins diffus (et quasiment impossible à comptabiliser) que comporte le fait d’habiter à la campagne dans un contexte bas carbone : par exemple plus de facilité pour trouver de l’alimentation locale, ou pour se chauffer au bois.
Faut-il attribuer une ration plus importante aux ruraux ?
53Tant que les ruraux sont défavorisés par la mise en place d’une carte carbone, il se pose la question d’une éventuelle compensation de ce déséquilibre. La question est délicate, et devra être réglée sur le plan politique, car une allocation de parts supplémentaires de quotas pour les habitants isolés, ou vivant loin de leur lieu de travail, reviendrait à subventionner et à faire perdurer un mode de vie et une mobilité qui risquent de n’être ni durables, ni généralisables. En outre, ces parts supplémentaires seraient prélevées ailleurs, et cela reviendrait à diminuer les parts des autres. Enfin, pour attribuer le droit à d’éventuels bonus, l’administration devrait effectuer des vérifications des modes de vie qui aggraveraient le contrôle déjà dénoncé par les détracteurs de la carte carbone. C’est pourquoi les chercheurs qui ont mis au point les divers systèmes de carte carbone estiment qu’il vaut mieux programmer des mesures politiques d’accompagnement du rationnement (nouvelles lignes de bus, réouvertures de gares, transport à la demande, etc.), plutôt que de distribuer des bonus. Ces bonus remettraient d’ailleurs en cause le principe de l’égalité des parts, qui doit être préservé au maximum pour que le système soit perçu comme juste, et soit donc mieux accepté par la population, estime David Fleming.
54« Il se peut qu’il faille faire quelques exceptions à la règle [de l’égalité des parts] pour certaines personnes, concède Mayer Hillman23. Cependant, de façon générale, ce sera toujours plus avantageux pour la société d’investir dans l’amélioration de leur efficacité énergétique et leur utilisation d’énergies renouvelables, afin que ces personnes puissent vivre confortablement avec la même ration que tout le monde, plutôt que de bricoler constamment en adaptant le volume des rations de chacun. […] Il vaut mieux que le système reste le plus simple et le plus transparent possible, et plutôt concentrer les efforts sur l’aide que l’on peut apporter aux gens en les accompagnant dans leur adaptation à un système fondé sur une ration qui soit la même pour tous, plutôt qu’en augmentant cette ration pour eux. »
Quelques critiques de la carte carbone
55Depuis que la carte carbone a été évoquée dans les années 1990, de nombreux chercheurs, personnes politiques, ainsi que l’opinion publique britannique se sont exprimés à son sujet, et pas toujours pour en souligner les avantages. Voici donc un tour d’horizon des critiques les plus fréquentes et les plus intéressantes.
Les risques du fichage informatique
56Une des critiques récurrentes de la carte carbone concerne son fichier informatique national et centralisé, brassant des milliers de données sur les transactions individuelles d’unités de carbone. Le suivi de ces transactions, effectué à chaque fois qu’un habitant ferait usage de sa carte à puce personnelle, permettra de recueillir des informations banales, mais néanmoins privées et plus ou moins sensibles. Les consommations d’énergie dans les maisons permettent généralement d’estimer le nombre de personnes qui y vivent, et les achats de carburants, de billets d’avion ou de tickets de transports en commun permettent de suivre les déplacements du porteur de la carte.
57A la fois pour ces raisons et pour permettre les achats d’énergie des visiteurs (touristes étrangers ne disposant pas de quotas par exemple) il a été prévu que les particuliers puissent revendre toutes leurs unités dès leur réception, et ensuite se servir de cet argent pour acheter leurs unités au fur et à mesure de leurs besoins, sur les lieux de ventes d’énergie. C’est le système « pay as you go »24. A la station-service par exemple, ces personnes paieraient le prix de l’essence, plus une majoration correspondant aux unités nécessaires25. Cette façon de fonctionner n’est pas très pédagogique26 et comporte un léger désavantage économique27, mais cela dit, si on accepte d’en supporter le coût, il est effectivement possible d’échapper à un suivi personnalisé dans le grand fichier national. On peut cependant prévoir sans risque d’erreur que cette possibilité concernera une minorité de personnes, et que la grande majorité sera l’objet d’un suivi informatisé.
58En quoi ce fichier peut-il poser problème ? Les rapports successifs de la CNIL, depuis sa création, font état d’un emballement presque incontrôlable des croisements de fichiers et de données, et cela y compris en l’absence d’une volonté maligne, parfois même en l’absence d’intention particulière. Une fois que les données seront disponibles, saura-t-on résister à la tentation de s’en servir pour vérifier les déplacements de suspects ? Pour contrôler le train de vie des bénéficiaires des minima sociaux ?
59Certains proposent donc de distribuer des cartes électroniques non nominatives, comme les cartes à unités utilisables dans les cabines téléphoniques, ou bien de renoncer au fichier informatique et de distribuer des quotas sous forme de tickets en papier difficilement falsifiables, sur le modèle des tickets restaurant, par exemple. Cela reviendrait certainement plus cher à organiser, mais peut-être est-ce le prix du droit à l’anonymat.
La question de la justice sociale
60Si les unités de carbone s’achètent, alors la contrainte pour modifier les modes de vie pèsera surtout sur les plus pauvres. Les riches doivent-ils avoir le droit d’acheter davantage de quotas et de polluer plus sous prétexte qu’ils sont riches ? Les pauvres ne seront-ils pas tentés de vendre rapidement les quotas dont ils auraient pourtant besoin plus tard ? C’est ce que dénoncent fréquemment les détracteurs de la carte carbone, une dénonciation qui rejoint les critiques de certains effets pervers de la finance carbone28.
61En effet, ceux qui ont les moyens d’acheter suffisamment de droits d’émissions auprès de la bourse du carbone pourront toujours s’offrir la possibilité de ne pas modifier leur mode de vie. En tout cas, ce sera certainement le cas au cours des premières années de la carte carbone. Mais, remarque Mayer Hillman avec ironie, « ce n’est pas tellement différent de la situation actuelle, où les écarts de revenus entre les individus sont largement acceptés »29.
62Cependant, comme le font remarquer les défenseurs de la carte carbone, malgré ce qui peut être perçu comme une injustice de départ, les plus pauvres y sont mécaniquement avantagés, tout simplement parce que ce sont généralement eux qui consomment le moins d’énergie. On a vu plus haut que l’avantage pour les plus pauvres était d’autant plus net que l’on comptabilisait dans les consommations d’énergie rationnées non seulement l’énergie domestique mais aussi la mobilité (surtout en comptant l’avion). En effet, les pratiques de mobilité les plus émettrices de GES sont culturellement et économiquement liées à des revenus élevés. C’est ainsi que, selon l’étude de pré-faisabilité commandée par le gouvernement britannique (voir tableau ci-dessous)30, 71 % des britanniques des trois déciles de revenu les plus bas seraient gagnants avec un tel système : ils auraient des quotas excédentaires par rapport à leur consommation et pourraient les revendre. Au contraire, les perdants se trouveraient parmi les plus hauts revenus : 55 % des britanniques des trois déciles supérieurs n’auraient pas suffisamment de quotas et devraient donc soit en acheter soit réduire leur consommation d’énergie.
63Les défenseurs de la carte carbone mettent donc en avant un (relatif) transfert d’argent des plus riches vers les plus pauvres, c’est à dire un effet redistributif, ce qui leur permet de qualifier la carte carbone de mesure « socialement progressiste ». Cet avantage est relatif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, s’il y a 71 % de favorisés par la carte carbone parmi les personnes ayant les plus bas revenus, cela signifie que pour 29 % d’entre elles au contraire la carte carbone a un effet pénalisant. La Grande-Bretagne ayant déjà notoirement pour une partie de sa population de gros problèmes de précarité énergétique, il faudrait accompagner la carte carbone de politiques complémentaires pour ne pas aggraver la situation. Ensuite, il faut relativiser l’ampleur du transfert de revenus opéré par l’effet redistributif : il ne devrait pas être particulièrement spectaculaire au cours des premières années, lorsque les unités de carbone seront encore en quantité suffisante sur le marché, et ne se vendront pas très cher. Le bénéfice que pourrait en attendre un foyer qui revendrait ses unités excédentaires ne devrait donc pas dépasser quelques dizaines d’euros par an. Il faut donc surtout retenir de ces estimations que, faute de constituer véritablement un revenu complémentaire, la carte carbone ne serait en tout cas pas pénalisante pour 71 % des plus pauvres.
64La mise en cause de l’équité sociale d’un système où les unités supplémentaires s’achètent doit donc être retournée à l’envers, suggère Hillman : « nous devrions plutôt nous demander quelle justification existe-t-il pour faire perdurer la situation actuelle, où les plus riches ont la possibilité de s’adonner à des activités très énergivores sans se soucier de leurs conséquences sur le changement climatique » et sans devoir payer de « pénalités ».
Carte vs taxe : les atouts de la carte carbone
65La taxe carbone et la carte carbone ont pour point commun de chercher, pour faire évoluer les décisions, à donner un prix à la pollution et à faire ainsi en sorte que les choix les plus écologiques soient aussi les plus économiquement rationnels. Cette proximité de principe fait de la taxe carbone la grande concurrente de la carte carbone. La taxe carbone a des avantages immédiats par rapport aux quotas individuels : c’est un système beaucoup plus simple et plus rapide à mettre en place, moins cher à instaurer et à administrer, et qui a aussi le grand avantage, en tant qu’impôt, de faire partie du répertoire contemporain des politiques publiques. L’étude de préfaisabilité de 2008 commandée par le DEFRA est assez sévère sur ces aspects. Elle estime que, sur le plan technique, la carte carbone aurait besoin de 6 à 8 ans pour être mise en place. Les coûts de lancement sont évalués entre 700 millions et 2 milliards de livres, et les coûts d’exploitation entre 1 et 2 milliards par an.
66Cela dit, malgré ces défauts techniques et son coût important, la carte carbone se défend bien. Ses avantages se situent plutôt sur le plan politique.
La garantie de diminuer les émissions de GES
67Un des intérêts les plus évidents de la carte carbone, c’est qu’en fixant dès le départ le volume total des émissions de GES autorisées, avant même de procéder au partage entre les habitants, les autorités ont la garantie que ce plafond sera respecté. C’est une façon pour le gouvernement de se donner les moyens de tenir sa comptabilité carbone nationale et de s’assurer qu’il est sur la bonne voie pour réduire ses émissions de 80 %. L’instauration d’une taxe carbone pourrait en théorie arriver au même résultat mais il est très probable qu’il faudrait tâtonner plusieurs années et réajuster plusieurs fois le taux et l’assiette d’imposition avant d’arriver à un niveau d’imposition qui limite les GES de façon satisfaisante31. En prenant la question dans l’autre sens, la carte carbone garantit que ce plafond maximal sera une limite respectée.
Un changement de paradigme : accepter l’idée de limite
68Prendre la question dans l’autre sens, comme nous venons de le dire, en établissant d’abord les limites physiques correspondant aux exigences environnementales puis en s’organisant politiquement à l’intérieur de cette contrainte, c’est véritablement un changement de paradigme. C’est une façon de reconnaître que les sociétés humaines sont dépendantes de systèmes biophysiques qui ont des limites. Se donner cette contrainte, c’est une façon d’admettre que certains paramètres ne sont pas négociables, et que la politique doit en tenir compte. Mais plus qu’une prise en compte de cette contrainte, il s’agit d’en faire une traduction dans l’organisation de la société afin de matérialiser par la réglementation une limite qui, sinon, étant invisible ou supraliminaire, serait susceptible d’être dépassée. Si l’on considère les choses sous cet angle, on peut considérer le rationnement de l’énergie comme un rationnement de notre marge de manœuvre en termes d’usage de l’énergie : une marge de manœuvre limitée par le risque de dérèglement climatique, que l’on partage entre les consommateurs d’énergie.
69L’esprit de la carte carbone est donc bien différent d’une taxe, puisque le point de départ pour la distribution des quotas est en théorie la prise en compte d’un plafond d’émissions de GES, tandis qu’avec la taxe on aura plutôt tendance à ajuster le taux de façon à ce qu’il ne soit pas une trop grande entrave aux activités économiques, en partant des taux d’imposition de la consommation déjà existants et jugés acceptables32. On pourrait simplement dire que cette priorité que la carte carbone donne au résultat découle pragmatiquement de l’engagement de l’État de diminuer ses émissions de GES de 80 %, mais il n’empêche que la reconnaissance de limites naturelles à l’action publique est rarement exprimée aussi clairement.
Donner aux particuliers une marge de manœuvre pour organiser leur rationnement
70Les défenseurs de la carte carbone mettent volontiers en avant la souplesse de la carte carbone, qui laisse une marge de manœuvre aux participants pour organiser leur rationnement selon ce qui leur convient le mieux. L’obligation de résultat est inscrite dans le fonctionnement de la carte par l’existence d’un volume maximum d’émissions annuelles de GES, mais le choix des moyens reste en partie du ressort des particuliers. C’est à eux qu’il revient de décider s’ils réduiront plutôt leurs consommations d’énergie domestique, ou plutôt celle des transports, ou un peu des deux, ou encore s’ils achèteront des quotas supplémentaires pour ne pas changer.
71C’est sur ce point qu’insistait le ministre de l’environnement David Miliband en 200633 :
72« Au lieu d’interdire certains produits, services ou activités, ou de les taxer sévèrement, un système de crédits personnels de carbone permet aux citoyens de faire des compromis (…). Contrairement aux taxes ou aux tentatives d’interdire certains produits, les crédits personnels de carbone réglementent l’objectif à atteindre, plutôt que les moyens de l’atteindre. (…) Le prix du carbone s’ajustera au niveau de changement des comportements qui est exigé. »
73Cet avantage de la carte carbone par rapport aux taxes est d’autant plus significatif que les consommations d’énergie réglementées sont nombreuses, créant un éventail des compromis plus large. C’est d’ailleurs un argument qui plaide en faveur de l’inclusion des transports aériens dans le dispositif de carte carbone.
Anticiper les ruptures énergétiques
74Il s’agit ici de comparer les avantages de la taxe vis-à-vis de la carte carbone non plus sur le plan climatique mais comme politiques énergétiques. Etant donné les crises énergétiques très probables des années à venir34, les sociétés peuvent anticiper de deux manières : d’une part en réduisant leur dépendance vis-à-vis d’une consommation abondante d’énergie bon marché, et d’autre part en se préparant à des ruptures d’approvisionnement et à des hausses de prix brutales. En incitant les particuliers à des choix de consommation moins énergivores, la taxe comme la carte contribuent toutes deux à réduire la dépendance à une énergie bon marché. En revanche, en cas de pénurie, une taxe ne permet pas d’organiser la répartition de la consommation. C’est au contraire le cas de la carte carbone, qui dispose d’une botte secrète : en cas de pénurie, le système de répartition de l’abondance peut se transformer presque automatiquement en système de répartition de la rareté. Il faudrait pour cela recalculer les quotas des habitants, pour qu’ils ne correspondent plus à une répartition du volume de GES que le pays se permet d’émettre, mais à un partage de l’énergie disponible.
75Parmi les concepteurs de divers systèmes de carte carbone, David Fleming est celui qui insiste le plus sur cette nécessité de se préparer à des crises énergétiques et à un rationnement plus traditionnel : « Nous avons besoin d’avoir un système fiable de quotas/rations qui soit déjà en place, de telle sorte que, quand la déplétion de l’énergie nous touchera sous la forme de ruptures d’approvisionnement en pétrole ou en gaz, chacun aura la garantie d’avoir une ration juste et égale.35 ».
76La carte carbone permet donc de prendre en compte un avenir énergétique perturbé avec de possibles points de basculement nécessitant une réaction dans l’urgence. Comme politique climatique et énergétique, elle permettrait dès son instauration de réduire les émissions de GES et de diminuer la dépendance énergétique, mais ce serait aussi un dispositif dormant de répartition de la rareté, qui pourrait être activé en cas de nécessité. Les récentes pénuries d’énergie provoquées par des protestations de routiers en Grande-Bretagne36 ont montré qu’en quelques jours seulement des ruptures d’approvisionnement pouvaient entraîner la panique et de très sévères perturbations, démontrant ainsi la fragilité de l’organisation économique et sociale.
Des principes égalitaires et redistributifs
77La distribution de portions de carbone strictement identiques permet d’établir une égalité de principe, puisque tout habitant de Grande-Bretagne se verrait attribuer le même quota, qu’il ou elle soit membre de la famille royale ou chômeur, alors que ces modes de vie sont manifestement incomparables en matière de consommation énergétique. De plus, contrairement à une taxe qui serait proportionnellement plus dure pour les revenus faibles, la carte carbone aurait un effet redistributif : les premières études confirment que la carte carbone contribuerait à augmenter les revenus de la grande majorité (71 %) des foyers modestes. Les promoteurs de la carte carbone et les travaillistes insistent beaucoup sur cet aspect social, mais on pourra toujours faire remarquer que si 71 % des plus pauvres seraient gagnants, c’est parce que 29 % d’entre eux au contraire seraient pénalisés (voir plus haut le tableau de Thumim et White).
Un soutien politique et militant grandissant
Un intérêt croissant pour la carte carbone dans l’univers politique britannique
78Les premiers travaux sur la carte carbone, réalisés dans les années 90, étaient le fait de chercheurs universitaires et le secteur politique n’y prêtait pas grande attention. La possibilité de quotas d’énergie échangeables était un débat pertinent pour le cercle assez restreint des laboratoires de recherches s’intéressant au climat, mais recevait peu d’écho à l’extérieur. Puis petit à petit dans les années 2000, la carte carbone a aussi intéressé des militants écologistes et des politiques. Plusieurs rapports ont été commandés au niveau exécutif et législatif sur la faisabilité et le potentiel de la carte carbone. Elle est depuis considérée avec de plus en plus de sérieux, et fait maintenant partie des débats de politique climatique légitimes dans le champ politique britannique.
79En 2004, la carte carbone a fait son entrée à la Chambre des Communes avec un projet de loi37 présenté le 7 juillet par Colin Challen, député travailliste. Ce projet de loi visait à instaurer dans le Royaume-Uni un système national de quotas domestiques transférables. Colin Challen s’inspirait pour cela des travaux du Tyndall Centre for Climate Change et de ses travaux sur les DTQs.
80Colin Challen n’était soutenu que par une dizaine d’autres parlementaires et sa proposition avait peu de chances d’être votée, mais l’objectif principal de la démarche était de lancer le débat sur la carte carbone.
81En 2005, le Secrétaire d’État à l’environnement Elliot Morley s’est publiquement déclaré favorable à ce que soit étudiée la possibilité d’une carte carbone. Dans une interview de juin 200538, peu de temps avant le sommet du G8, il a estimé que la situation climatique remettait en cause le cadre traditionnel de la politique : il est temps de « penser l’impensable », a-t-il déclaré. « Les allocations personnelles de carbone sont une idée intellectuellement très séduisante », même « s’il faudra sans doute 10 ans de débat avant d’arriver à quelque chose ».
82Quelques semaines plus tard, au cours de l’été 2005, la Commission Développement Durable a confirmé cette orientation politique en recommandant à l’exécutif de « considérer sérieusement » une mesure de ce type et d’émettre un avis à ce sujet « dans les deux ans ».
83En 2006, l’Energy Review Report du Ministère du commerce et de l’industrie évoquait la carte carbone parmi les 12 stratégies de mobilisation des particuliers qu’il avait l’intention d’étudier.
84C’est également en 2006 que David Miliband a succédé à Elliot Morley au Secrétariat d’État à l’environnement. Il qualifie alors la carte carbone de “passionnante expérience de pensée” et poursuit activement l’action de son prédécesseur. Lors de son discours annuel devant la commission d’audit39 il déclare que la carte carbone doit être envisagée sérieusement comme une possibilité pour maîtriser les consommations d’énergie, et insiste nettement sur ses avantages par apport à une taxe carbone, notamment pour les ménages pauvres.
85En novembre 2006 est publié le rapport sur la carte carbone commandé par le DEFRA au Centre for Sustainable Energy (CSE) : « A rough guide to individual carbon trading : the ideas, the issues and the next steps40 ». Ce rapport présente les trois projets académiques de carte carbone déjà proposés et leurs variations. Il suggère aussi d’autres variantes. C’est un rapport assez général qui identifie les enjeux liés à la possibilité de l’instauration d’une carte carbone. Il est encore trop tôt pour prévoir l’introduction de la carte carbone à court terme, mais le ministre Miliband estime que les quotas individuels de carbone pourraient être opérationnels d’ici 5 ans.
86En 2007, une nouvelle étape est franchie lorsque le gouvernement prend l’initiative de lancer une étude de préfaisabilité sur la carte carbone. Cette décision s’inscrit dans la continuité de l’engagement pris en 2006 dans l’Energy Review Report d’analyser plus profondément ce dispositif.
87Au cours de la même année 2007, la carte carbone est discutée à plusieurs reprises dans les débats parlementaires. Les principaux partis politiques y sont favorables.
88C’est aussi à l’occasion des élections du 3 mai 2007 pour le Parlement Ecossais que le Parti Vert Ecossais mentionne la carte carbone parmi les propositions de son programme électoral, le « Scottish Green Party manifesto ». Cette proposition figure dans la catégorie des politiques climatiques.
89L’année 2008 est une année cruciale pour les débats politiques autour de la carte carbone. En avril, le Defra (Department for Environment, Food and Rural Affairs) publie le rapport final de son étude de préfaisabilité sur la carte carbone lancée l’année précédente. Ses conclusions sont les suivantes : la carte carbone présente un potentiel indéniable pour réduire les émissions de GES en impliquant la population, mais elle coûterait cher à mettre en place. De plus, l’acceptabilité sociale de ce dispositif n’est pas encore suffisante dans la population. En outre, selon les auteurs du rapport, les bénéfices attendus ne compensent pas suffisamment les coûts. Le gouvernement « maintient son opinion favorable vis-à-vis des quotas personnels de carbone qui sont une idée intéressante, mais estime qu’à l’heure actuelle le concept est trop en avance sur son temps »41. A la suite de cette étude, le gouvernement annonce donc sa volonté de rester attentif à l’évolution des recherches sur la carte carbone, mais de ne plus y participer activement. Le gouvernement s’apprête à s’orienter plutôt, en matière de maîtrise de la demande d’énergie des particuliers, vers des dispositifs améliorant la visibilité de la consommation d’énergie : étiquettes carbone, compteurs intelligents, etc.
90Mais un mois après le rapport du Defra, le Comité d’Audit Environnemental de la Chambre des Communes publiait son propre rapport sur le même sujet42. Les auteurs du rapport aboutissaient eux aussi à estimer que les coûts étaient élevés et qu’il existait une réticence sociale vis-à-vis de la carte carbone, mais ils n’en tiraient pas la même conclusion : ils invitaient vivement le gouvernement à ne pas se retirer des travaux sur la carte carbone, et à financer de nouvelles études permettant d’aller de l’avant.
91Suite à ce coup de théâtre, le gouvernement a publié une réponse au rapport du Comité d’Audit Environnemental, réitérant plus ou moins sa position initiale : puisque la carte carbone présente des coûts élevés pour des résultats incertains, et que son bénéfice principal semble être la prise de conscience par les particuliers de leurs émissions personnelles de GES, alors le gouvernement a plutôt intérêt à concentrer son action sur ce qui augmente la visibilité des émissions personnelles. Pour autant, le gouvernement répète qu’il souhaite continuer à se tenir au courant des avancées de la recherche sur la carte carbone. Il indique notamment qu’il serait intéressant de conduire des études pilotes ou des simulations. Il y avait pourtant plusieurs expérimentations achevées ou en cours au Royaume-Uni43.
92En 2009, Humber et Yorkshire se sont associés pour une opération volontaire d’échange de quotas de carbone, invitant les participants à s’inscrire pour une simulation d’un an avec des échanges de quotas réels mais des échanges d’argent fictifs. Sans faire figure d’expérience pilote, cette opération pourrait servir à tester certains aspects de l’applicabilité de la carte carbone.
93En août 2009, le All Party Parliamentary Group on Peak Oil de la Chambre des Communes a publié un rapport commandé à David Fleming sur les quotas échangeables de carbone44, montrant ainsi que les réticences du gouvernement n’étaient pas partagées par tous les parlementaires. Le président du groupe, le Libéral-Démocrate John Hemming, a présenté ce rapport en invitant fortement le gouvernement à se tourner en urgence vers un système de carte carbone : « Il est certain aujourd’hui que le pic de pétrole est soit déjà là, soit pour très bientôt. Même l’Agence Internationale de l’Energie admet qu’une rupture d’approvisionnement en pétrole va bientôt se produire. Le gouvernement britannique devrait envisager en toute urgence un système de TEQs, car je suis persuadé que c’est la seule façon globale et juste de faire face aux enjeux du changement climatique et du pic de pétrole. La solution alternative serait de freiner la consommation par des hausse de prix importantes. Mais cela entraînerait une instabilité économique, du chômage et de la précarité énergétique. »
94On remarquera une fois de plus avec ce groupe parlementaire de la Chambre des Communes que les élus les plus favorables à la carte carbone sont souvent ceux qui sont préoccupés par le pic de pétrole, et qui cherchent des solutions de politiques publiques pour y répondre, au-delà de la prise en compte du seul changement climatique.
95En mai 2010, le parti travailliste perd les élections législatives. Ses successeurs au gouvernement, conservateurs et libéraux démocrates, sont nettement plus favorables à une taxe carbone qu’à une carte carbone.
96Cette chronologie45 rend compte de la progressive entrée dans le débat public de la carte carbone. En dépit du recul réitéré du gouvernement pendant l’année 2008, il faut bien noter que la question des quotas personnels de carbone est désormais reconnue dans l’univers politique britannique comme étant une option à part entière en terme de politique climatique nationale. Cela dit, ce qui est vrai dans l’univers politique ne l’est pas forcément pour l’opinion publique : les Britanniques sont généralement bien moins informés de cette option. A plusieurs reprises, lors de débats dans les medias à l’occasion de déclarations politiques sur la carte carbone, on a pu observer une confusion récurrente entre carte carbone et taxe carbone, alors que ce sont des systèmes bien différents. Mais si le degré de connaissance de l’opinion public en général a peu profité des débats politiques sur la carte carbone, ce n’est pas le cas des ONG et associations environnementales.
Des relais de la carte carbone du côté des ONG
97Le Centre for Alternative Technologies (CAT) a contribué à la publicité de la carte carbone en proposant en 2007 un plan de transition énergétique pour le Royaume-Uni intitulé Zero Carbon Britain46. Ce projet de transformation des politiques publiques et des infrastructures nationales se proposait de répondre au double enjeu du changement climatique et du pic du pétrole, avec un plan d’élimination complète des GES en 20 ans. Parmi les solutions proposées figurait en bonne place la carte carbone, sous sa forme TEQs, comme politique structurante pour réduire la consommation d’énergies polluantes : « Graduellement, les individus et les entreprises devront apprendre à faire des choix décarbonés, à cause du coût ou des inconvénients qu’auront les autres possibilités47 « suite à l’introduction des quotas. Le plan Zero Carbon Britain a été réactualisé ces dernières années, et une deuxième version48 s a été présentée au public en juin 2010 au CAT. Le rapport se prononce toujours en faveur d’un système de carte carbone, tout en évoquant la possibilité d’adopter une politique mixte taxe/quota.
98Le mouvement des Villes en Transition, une association de communes pour des réponses locales et solidaires au changement climatique et au pic du pétrole49, s’est également prononcé clairement en faveur des quotas individuels de carbone. Ils sont mentionnés dans ses deux ouvrages de référence : The Transition Handbook50 et The Transition Timeline51.
99George Monbiot, l’influent chroniqueur écologiste du Guardian, s’est également déclaré en faveur de la carte carbone dans son ouvrage Heat52 et dans ses allocutions et chroniques journalistiques. Ses propos ont inspiré la naissance en 2005 d’une association de rationnés volontaires, les Carbon Rationing Action Group (CRAGs53. Ses membres s’appliquent à eux-mêmes des quotas de carbone qu’ils fixent ensemble. Leur objectif est double : diminuer leurs émissions personnelles de carbone et, en montrant qu’il est possible d’opérer d’importantes réductions de cette manière, militer auprès du gouvernement pour qu’il instaure un système similaire mais obligatoire, c’est-à-dire une carte carbone.
100Enfin, en 2008 a été lancée en Ecosse la campagne Holyrood 35054, une campagne visant à pousser le Parlement Ecossais à réduire radicalement ses émissions de GES pour contribuer à réduire le niveau de concentration des particules de CO2 dans l’atmosphère à 350 ppm maximum. La campagne Holyrood 350 recommande l’instauration d’une carte carbone comme moyen de parvenir à « sevrer rapidement et équitablement une société rendue obèse par les carburants fossiles ».
101Pour comprendre cet engouement militant pour la carte carbone, il faut rappeler que la période de rationnement de la Seconde Guerre mondiale est associée dans la culture britannique à un imaginaire nettement moins négatif que ce que ce même mot évoque en France.
102En outre, cet engouement est relatif, et ne doit pas masquer le fait qu’en Grande-Bretagne la carte carbone reste perçue négativement par l’opinion publique en général.
En France, un intérêt politique plus discret
103En France les relais de la carte carbone dans le milieu politique sont beaucoup moins nombreux, mais on peut néanmoins noter un intérêt croissant pour cette idée.
104C’est le député Vert Yves Cochet, en particulier, qui a été le relais le plus important de la carte carbone en France, en la mentionnant lors de ses interventions publiques, dans des articles et dans ses deux derniers livres : Pétrole Apocalypse55 et l’Antimanuel d’écologie56. Il faut noter que pour Yves Cochet l’intérêt de la carte carbone ne tient pas uniquement à son aspect climatique, qui limite les émissions de GES en limitant la consommation d’énergie. Il insiste en effet beaucoup sur l’organisation de la distribution et du partage de l’énergie disponible que permettrait la carte carbone en cas de pénurie. Si le pétrole vient à manquer, estime-t-il, et au vu de notre état de dépendance, le rationnement sera nécessaire pour sauvegarder la solidarité, la paix, et la démocratie57.
105Il faut également noter que pendant les débats du Grenelle de l’environnement la carte carbone a été mentionnée à plusieurs reprises, notamment par le ministre des transports Dominique Perben, qui a proposé de développer les marchés de quotas individuels de CO2. « Celui qui fait l’effort d’émettre moins de CO2 serait récompensé financièrement en ayant le droit de vendre ses quotas58. »
106Si l’intérêt pour la carte carbone se développe en France, le projet est néanmoins loin de la reconnaissance politique dont il bénéficie actuellement au Royaume-Uni.
Notes de bas de page
2 David Fleming, “Stopping the Traffic”, Country Life, 1996, 140 (19), pp. 62-65
3 David Fleming, Tradable Quotas : setting limits to carbon emissions, Newbury, Elm Farm Research Centre, paper 11, 1997 et David Fleming, Energy and the common purpose, Descending the Energy Staircase with Tradable Energy Quotas, The Lean Economy Connection, 2007
4 Richard Starkey et Kevin Anderson, “Domestic Tradable Quotas : a policy instrument for reducing greenhouse gas emissions from energy use”, Technical report 39, Tyndall Centre for Climate Change Research, 2005
5 Mayer Hillman et Tina Fawcett, How we Can Save the Planet, Penguin Books, London, 2004
6 Tableau issu de Simon Roberts et Joshua Thumim, «A rough guide to individual carbon trading. The ideas, the issues and the next steps », Report to DEFRA 2006. En ligne :http://www.cse.org.uk/downloads/file/pub1067.pdf
7 www.gci.org.uk
8 Aubrey Meyer, Contraction and Convergence : the Global Solution to Climate Change, Green Books, 2000
9 au Royaume-Uni, il correspondrait à l’engagement pris dans la loi de 2008 sur le climat de réduire les émissions de GES de 80 % d’ici 2050 (par rapport au niveau de 1990).
10 Cette commission indépendante s’appelle Energy policy committee dans le système des TEQs.
11 David Fleming, 2007, p. 10
12 Ces exemples sont tirés de l’étude de pré-faisabilité, Defra 2008
13 http://www.negawatt.org/
14 Voir à ce propos l’expérience des CRAGs, clubs de rationnement britannique, qui peinent malgré leur très grande motivation à arriver à un mode de vie durable sans remettre profondément leurs choix de vie en cause. Mathilde Szuba et Luc Semal, CRAGs : le rationnement contre l’abondance dévastatrice, Sociologies Pratiques, Presses de Sciences Po, avril 2010
15 Cette catégorisation est proposée par Yael Parag et Deborah Strickland dans Personal Carbon Budgeting, working paper, Environmental Change Institute, Oxford University, juin 2009
16 Stuart Capstick et Alan Lewis, « Personal Carbon Allowances : a Pilot Simulation and Questionnaire », Ukerc Research Report, Environmental Change Institute, 2009
17 Alain Gras, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Fayard, 2003, p. 121
18 Lorenzoni, I., Nicholson-Cole, S. and Whitmarsh, L. “Bariers perceived to engaging with climate change among the UK public and their policy implications”. Global Environmental Change, 17, 445-459, 2007
19 Yael Parag et Deborah Strickland, juin 2009, p. 5
20 Catherine Bottrill Excluding ground public transport in personal carbon trading, Environmental Change Institute, Oxford University, 2006
21 Catherine Bottrill, 2006
22 Thumim et White, “Distributional Impacts of Personal Carbon Trading”, Rapport final pour le DEFRA, 2008
23 Mayer Hillman & Tina Fawcett, 2004, p. 127
24 L’option « pay as you go » est représentée dans le schéma des DTQs reproduit au début de cet article.
25 Cette majoration dépendrait du prix des unités à ce moment, indiqué par la bourse du carbone
26 Il est plus difficile de savoir où l’on se situe par rapport au « seuil » que constitue le quota égal distribué à chacun, et qui fait office de référence.
27 Les unités de carbone variant de prix d’un jour à l’autre selon l’offre et la demande, il est préférable de surveiller le cours plutôt que de vendre et d’acheter les unités à l’aveugle.
28 Voir notamment Aurélien Bernier, Le Climat otage de la finance, ou comment le marché boursicote avec les « droits à polluer », Mille et une nuits, 2008
29 Mayer Hillman et Tina Fawcett, 2004, p. 142
30 Thumim et White, 2008
31 En outre, il y a le risque qu’un taux suffisamment efficace pour réduire les émissions de GES soit très élevé, et donc politiquement et socialement inacceptable.
32 Nathalie Berta, « Formation des prix sur les marchés de permis négociables : émergence théorique et difficultés pratiques » in Echange et marché, l’Harmattan, 2008
33 Rt. Hon David Miliband, UK Minister for the Environment, 19/7/06
34 World Energy Outlook 2008, Agence Internationale de l’Energie, novembre 2008, Executive summary
35 David Fleming, 2007, p. 33
36 « fuel protests » de septembre 2000 et septembre 2008
37 http://www.colinchallen.org.uk/record.jsp?ID=18&type=article
38 “Energy Ration Cards for Everyone Planned”, Daily Telegraph, 2 juillet 2005
39 http://www.defra.gov.uk
40 S. Roberts, J. Thumin (2006)
41 “Synthesis report on the findings from Defra’s pre-feasibility study into personal carbon trading », Defra 2008, London, p. 21
42 Environmental Audit Committee, Personal Carbon Trading : Fith Report of session 2007-2008, House of Commons, mai 2008
43 Plusieurs expérimentations partielles de la carte carbone ont été conduites, notamment par la société Atos Origin avec plusieurs de ses employés, ou par des chercheurs de l’Université d’Oxford, Stuart Capstick et Alan Lewis.
44 APPGOPO and The Lean Economy Connection, TEQs : A Policy Framework for Peak Oil and Climate Change, House of Commons, Londres, août 2009
45 Sandrine Rousseaux, « Analyse comparative des programmes de carte carbone individuelle établis ou envisagés en Europe et aux États-Unis », Rapport pour le compte de l’Ademe, 2009, p. 54-56
46 www.zerocarbonbritain.com
47 Zero Carbon Britain, 2007, p. 6
48 Ce deuxième rapport s’intitulera Zero Carbon Britain 2030
49 Luc Semal, « Logiques et limites des expérimentations post-carbone », in Michelle Dobré et Salvador Juan (dir.), Consommer autrement. La réforme écologique des modes de vie, L’Harmattan, 2009
50 Rob Hopkins, The Transition Handbook, Totnes : Green Books, 2008
51 Shaun Chamberlin, The Transition Timeline : For a Local, Resilient Future, Totnes : Green Books, 2009
52 George Monbiot, Heat : How to Stop the Planet From Burning, Allen Lane, 2006
53 Mathilde Szuba et Luc Semal, CRAGs : le rationnement contre l’abondance dévastatrice, Sociologies Pratiques, Presses de Sciences Po, avril 2010
54 http://holyrood350.org
55 Yves Cochet, Pétrole apocalypse, Fayard, Paris, 2005
56 Yves Cochet, Antimanuel d’écologie, Bréal, 2009
57 Yves Cochet, 2005
58 Le manifeste de l’Express pour sauver la planète, l’Express, 20 décembre 2006
Auteur
Doctorante en sociologie au CETCOPRA (Paris 1) et est chargée de cours à l’Institut d’Etudes Politiques de Lille
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