Chapitre 2. La direction de thèse : pour une pédagogie du laisser penser
p. 31-47
Texte intégral
1La direction de thèse est l’un des aspects les plus difficiles à accomplir dans le travail de professeur d’université. Plusieurs raisons expliquent cette difficulté. Il existe peu ou pas de formation dans ce domaine1. Malgré cette rareté, on trouve quelques réflexions intéressantes dans Enseigner les sciences sociales. Expériences de pédagogie universitaire2. L’ouvrage comporte plusieurs textes qui inspirent les réflexions que nous proposons ici. Plusieurs universités nord-américaines ont développé des programmes de formation pédagogique pour leur professeur, mais en général ceux-ci portent sur le cours magistral ou sur les nouvelles technologies d’enseignement. Il n’y a pas ou très peu, à ma connaissance, de formation sur la direction de thèse. De plus, je suis persuadé que plusieurs professeurs seraient très réticents à suivre une telle formation. La direction de thèse reste une chasse gardée des professeurs qui y voient, souvent, une occasion unique de marquer de leur enseignement un jeune chercheur.
2Le professeur qui dirige une première thèse n’a, en général, que sa seule expérience de thèse pour encadrer l’étudiant. Cela peut suffire, mais cette expérience ne permet pas d’éviter un certain nombre d’écueils. Il y en a deux qui se présentent d’emblée ; le rapport maître-disciple et celui du rigorisme scientifique. Voyons brièvement le contenu de ces deux problèmes.
3La tentation est grande, en effet, pour un professeur d’essayer de former des disciples. La tradition du maître et du grand maître est encore très forte dans le milieu universitaire. Pour plusieurs, suivre les traces d’un grand penseur est à la fois une source de fierté, de motivation et d’appartenance à une école de pensée et, en même temps, un guide sûr pour se développer intellectuellement et professionnellement. Il y aurait beaucoup à dire sur l’importance des grands maîtres3 et sur cette façon d’encadrer un candidat au doctorat. L’attrait est d’autant plus fort que le doctorant est souvent intimidé face à la tâche qui l’attend. Les exigences sont souvent confuses ou plus encore, mal comprises. Comment faut-il entendre l’impératif de produire un travail intellectuel ayant une contribution originale à la discipline ? On peut légitimement se demander comment on mesure concrètement l’apport original à la discipline ? Il n’est pas facile de répondre à cette question car il n’existe pas beaucoup de critères objectifs capables de le mesurer. De plus, cette contribution peut être de nature fort différente : théorique, méthodologique, épistémologique, au niveau de l’objet, etc. Il me semble évident qu’une bonne revue de la littérature devra permettre au candidat de connaître, en partie, l’état de la connaissance de sa discipline, mais ce n’est pas une garantie qu’une fois cette frontière connue, il peut la dépasser4. Il n’est jamais facile de savoir si une recherche représente une contribution originale à la discipline. Il est certain que l’évaluation par les pairs est un critère valable, mais combien limitée. L’encadrement d’un maître est une solution qu’adoptent de nombreux candidats et ce d’autant plus qu’ils en retirent un certain prestige : « Monsieur ou Madame untel », professeur-e reconnu-e, a dirigé ma thèse de doctorat. On connaît l’importance du capital symbolique dans les milieux universitaires. Mais quelle importance cela a-t-il pour la formation du candidat ? Aucune. C’est certainement la première chose à dire à un éventuel candidat : « Demander à un professeur compétent, disponible et intéressé par votre travail avant de rechercher quelqu’un de connu ou de célèbre ». Je ne prétends pas que les professeurs connus et célèbres sont fatalement de mauvais directeur. Cela n’aurait aucun sens, mais je considère qu’il est important de rappeler au candidat qu’il existe de nombreux critères qui doivent présider au choix d’un directeur de thèse ; intérêt pour la recherche, disponibilité, compétence reconnue (par les collègues et les étudiants) dans la direction de thèse, accessibilité, et même la compatibilité des personnalités.
4Le danger consiste aussi à vouloir absolument inscrire le candidat dans une tradition théorique ou méthodologique donnée. La direction de thèse prend trop souvent l’allure de la promotion auprès du doctorant d’un courant socio-philosophique. L’appartenance à un tel courant permet au candidat de s’identifier et de montrer qu’il fait partie d’un courant, d’une approche théorique importante. L’avantage immédiat est grand : il peut participer aux débats, aux luttes de pouvoir pour imposer des représentations du monde, sans voir tout ce que cela a de contraignant pour le travail de la pensée. En quoi cela peut-il représenter un danger ou même un obstacle ? Au contraire, dira-t-on, les candidats sont plutôt favorables à cette façon de faire dans la mesure où leur thèse s’inscrit déjà dans des débats et qu’on leur propose un cadre d’analyse prêt à être utilisé. Il n’est pas facile de résister à la tentation et ceux qui le font doivent quelquefois en payer le prix. Et ce, d’autant plus que le cade d’analyse étant souvent la hantise des postulants. Certains directeurs vont encore plus loin dans la direction : ils imposent des choix méthodologiques, contestent certains faits rapportés5, limitent les références à certains auteurs ou courants de pensée, le contenu de la thèse est attaqué, etc. Peut-on considérer cela comme un travail de direction de thèse sans considération de l’efficacité de telles méthodes ? Si beaucoup le pensent, nous croyons le contraire.
5Le rigorisme méthodologique est certainement l’un des problèmes majeurs dans l’encadrement des candidats au doctorat : il consiste à les forcer à suivre des règles et des principes méthodologiques très stricts sous prétexte qu’il s’agit-là des normes de la méthode scientifique. Cela dit, le milieu universitaire a ses règles et il ne faut pas, semble-t-il, trop les ignorer. Comment faire la part des choses ?
6La direction de thèse ne consiste plus alors qu’à surveiller l’application sévère et rigoureuse des lois méthodologiques par le candidat en l’assurant de la scientificité de son travail. J’ai vu à plusieurs reprises des étudiants recommencer leurs travaux pour satisfaire aux exigences méthodologiques exagérées de leur directeur. Certains ont abandonné faute d’être en mesure d’y répondre. La tentation est forte de succomber à une telle approche dans la mesure où ces règles valent, pour certains, comme principe objectif de la méthode scientifique. À défaut de savoir quoi dire à un candidat, il est toujours possible de lui répondre qu’il faut suivre la méthode, la méthode scientifique sans considération, semble-t-il, pour l’objet étudié6. Le directeur et le travail d’encadrement s’effacent devant l’objectivité de la démarche. Trop souvent cette réponse se substitue à un véritable travail d’encadrement. L’autre danger avec cette approche consiste à croire que la méthode vaut pour la pensée, qu’elle sera en mesure de produire des résultats. On raisonne aussi comme si les règles et les principes valaient pour le travail de réflexion alors qu’en général les règles viennent toujours après coup légitimer une recherche qui a donné des résultats.
7À quoi tient cette manière d’encadrer ? À deux choses essentiellement : 1. On conçoit mal ce que devrait être le travail de direction de thèse. Faut-il aider le candidat dans sa démarche ou l’aider à penser ? Ou encore faire les deux ? Comment concilier les deux sans tomber dans le rigorisme scientifique ? 2. Le directeur de thèse a-t-il un rôle à jouer dans le contenu de la thèse ? Quelle est sa responsabilité à ce niveau ? C’est à ces questions que nous allons essayer de répondre dans cet essai. Mais avant de le faire, il importe de préciser deux choses. Nous ne cherchons pas à donner des réponses à la question suivante : Comment bien diriger une thèse de doctorat ? Notre objectif est plus abstrait et modeste. Il consiste à proposer une réflexion sur la direction de thèse. De plus, je suis persuadé qu’une approche fondée sur la liberté de penser du candidat peut être aussi efficace qu’une approche directive et contraignante.
La démarche ou la réflexion
8Il paraîtra surprenant d’opposer démarche et réflexion. En effet, on voit mal comment une démarche de recherche rigoureuse ne pourrait pas conduire à une réflexion elle-même rigoureuse et même à des développements de la pensée originaux. Tout le problème tient au mot rigoureux. Pour certains, la rigueur est un critère de la recherche scientifique très important alors que pour d’autres, il est secondaire. Il ne faut pas non plus confondre rigueur et précision. La science n’a-t-elle pas toujours procédé ainsi au cours de son histoire en inventant une méthode toujours plus efficace et rigoureuse pour interroger et produire de la connaissance certaine ? La réponse à une telle question exigerait de longs développements historiques et épistémologiques. Disons seulement qu’il existe une vaste littérature critique sur ces questions et sans prétendre que ces auteurs ont raison, ils soulèvent cependant assez d’interrogations pour au moins nuancer les positions épistémologiques scientistes7. Je crois cependant que le débat doit porter moins sur les questions épistémologiques que sur les principes qui les fondent.
9L’importance accordée à la démarche repose sur deux principes : la croyance que la science a besoin de telles règles, que la raison, au moins, dans sa recherche de la vérité ne peut procéder autrement. Le second principe est assez corollaire au premier même s’il est moins apparent ; la méthode est une forme de contrainte imposée à la pensée pour qu’elle soit en mesure de saisir réellement le monde. La science s’intéresse au monde réel et non aux fictions, aux mondes imaginaires ou possibles que la pensée, abandonnée à elle-même, peut s’inventer. Revenons un instant sur chacun de ces principes. L’importance d’analyser ces règles est d’autant plus grande que celles-ci ont joué un rôle important dans de nombreuses recherches. Ces principes ont même constitué des obstacles à la compréhension des enjeux et dans la résolution de certains problèmes sociaux. Le rôle des experts est à cet égard révélateur8. On trouve toujours un expert pour soutenir nos positions.
10La nécessité des règles est certainement la chose la moins certaine dans la démarche de recherche et dans le travail intellectuel. Il est vrai qu’il existe une longue tradition philosophico-scientifique qui depuis toujours a fait la promotion de telles règles. Les approches rationaliste et positiviste ont développé une épistémologie fondée essentiellement sur la recherche d’un critère de scientificité. En général, c’est après-coup que l’on détermine les règles efficaces du travail scientifique et leur efficacité est loin d’être démontée. Le travail scientifique comporte, en partie, une dimension réflexive. Ce n’est ni la théorie ni non plus l’expérimentation qui la rend possible. Le travail théorique est assez rare en sciences sociales où l’on confond souvent utilisation et discussion d’une théorie avec le travail théorique où il s’agit véritablement d’un effort de penser qui ne se limite pas à redire ce qui a été déjà dit. Si la thèse comporte assurément un travail de théorisation, elle est surtout et avant tout une réflexion, un travail de la pensée. Nous ne traiterons pas de la théorisation.
11Le travail de la pensée, encore faut-il s’entendre que la thèse de doctorat concerne la pensée, n’est jamais linéaire. On peut le supposer au moins en partie. La pensée ne va jamais ou plutôt rarement d’un point A à un point B d’une façon directe. Elle ne suit pas nécessaire une méthode qui dans certains cas risque de lui faire perdre sa créativité. Au contraire, elle affronte de nombreux cul-de-sac ; elle procède par retour en arrière, rejet de ce qui a été déjà fait et pensé. Elle zigzague, elle se déplace, bouge constamment dans toute sorte de direction car elle n’a point de repères fixes. La pensée affronte de nombreuses impasses. D’une certaine façon, elle est une mise en abyme, un gouffre sans fond car il n’y a pas de vérité à trouver. On comprend ce que peut avoir d’angoissant une telle mise en abyme, une chute dans une profondeur où il n’y a ni repère, ni fondement. Mais, dira-t-on, en acceptant cette définition du travail de le pensée, on justifie d’emblée le besoin d’une méthode rigoureuse pour un jeune penseur qui n’est pas encore en mesure d’affronter un tel effet du travail de réflexion. D’abord il n’est pas certain qu’un jeune chercheur ne puisse affronter cette mise en abyme. Ensuite, les chercheurs plus expérimentés y arrivent seulement en faisant appel à des habitudes de pensée qui ne permettent pas de véritablement « à se disposer à penser ».
12Nous pensons que la méthode, les règles ou les principes de la démarche scientifique non seulement n’empêchent pas cette mise en abyme, ils réduisent à peine son effet, mais la fausse sécurité qu’ils procurent crée encore plus d’angoisse lorsque la mise en abyme se produit inévitablement chez le doctorant. Il comprend encore moins ce qui lui arrive et il cherche la solution la plus facile : la méthode efficace et éprouvée. Or, elle n’existe pas. La sensation de déroute, de ne plus savoir où il en est, prend des proportions quelquefois très imposantes au point où certains candidats abandonnent leur recherche. Ils sont perdus, ils ne voient plus très bien la cohérence de ce qu’ils font. La peur du vide et de l’échec les forcent à toutes sortes de compromis qui en fin de compte ne les aident vraiment pas. À défaut de comprendre le travail d’encadrement d’une thèse, le directeur soit laisse faire soit force le candidat à faire des choix méthodologiques qu’il n’est pas en mesure de faire et de comprendre. Cette mise en abyme est nécessaire et elle n’est pas préjudiciable au candidat. Essayons d’en dire un peu plus à ce sujet.
13La mise en abyme ne permet jamais la découverte de la vérité ou d’une vérité ; elle est essentiellement exploration, ouverture à l’ouvert. Autrement dit, elle est une disposition à penser. Elle relève de l’expérience, de ce que l’on peut éprouver. Il y a dans l’expérience quelque chose qui est au-delà de la raison, un rapport plus direct du sujet à l’objet ou au monde. On ne prétend pas que la thèse doit se limiter à ce rapport. On suggère plutôt qu’il est difficile de nier cette expérience et que cette ouverture dispose le sujet à penser. Le « disposer à » n’est pas la pensée, mais signifie se placer de telle manière qu’il soit possible à la pensée d’advenir9. C’est donc que la pensée suppose un apprentissage, un « apprendre à penser ». Qu’est-ce que cette disposition ? Qu’est-ce que cet « apprendre à penser » ?
14Malgré ce que l’on peut imaginer, le « disposer à penser » est une étape importante dans le cheminement du candidat car on présume que faire une thèse suppose d’avoir à penser. Et, tout compte fait, c’est peut être le seul véritable apprentissage qu’on peut lui transmettre. Pourtant, on voit mal de quelle façon un directeur de thèse peut agir pour « disposer à penser ». Voyons d’abord, ce qu’est-ce « disposer à penser » avant de répondre à cette question.
15Cette disposition à penser doit être comprise comme un devenir capable de penser. Il faut distinguer entre le désir penser et le pouvoir penser. Il est entendu que nous voulons penser, mais en sommes-nous capables ? Cette capacité à penser suppose une volonté et un pouvoir. La réponse n’est pas aussi évidente qu’elle paraît. Il ne s’agit pas de prétendre que certains ont la capacité et d’autres pas. Être capable de penser signifie seulement « se disposer » d’une façon telle que la pensée puisse advenir, être en notre pouvoir. La méthode, par exemple, n’est ni une disposition à penser ni un pouvoir penser. L’erreur est fréquente de considérer la méthode comme un moyen de pouvoir penser plutôt que comme une façon de recueillir nos données, de les colliger et de les présenter. Le fait de suivre des règles de méthode n’offre aucune garantie que la pensée est en notre pouvoir. Tout au plus, c’est l’expression, bien faible et maladroite, d’un désir penser. Comment transformer ce désir penser en pouvoir ou en un vouloir penser, c’est-à-dire mettre la pensée en notre pouvoir. Se « disposer à penser » suppose, nous l’avons dit plus haut, un apprentissage.
16Le terme « apprendre » désigne trois choses : être avisé de quelque chose, chercher à devenir (apprendre à lire) et porter à la connaissance. On serait tenté, suite à ce que l’on vient de dire, de limiter notre compréhension du mot « apprendre » au seul sens de chercher à devenir. C’est le réflexe du sens commun : apprendre signifie en général chercher à devenir. En procédant ainsi, on réduirait la possibilité même de penser ce que veut dire « apprendre à penser ». Les trois définitions que nous avons données du terme sont très près les unes des autres, mais en insistant sur leur différence, si minime soit-elle, on circonscrira la portée du « apprendre à penser ». C’est précisément le travail de cette différence qui permettra de bien saisir ce que l’on entend par « disposer à penser ».
17De quoi s’agit-il dans le « apprendre à penser » ? De vouloir penser, de mettre la pensée en notre pouvoir. Comment pouvons-nous y parvenir ? La question n’est pas banale ; elle représente, selon moi, l’une des tâches importantes de la direction de thèse. La réponse à notre question paraîtra triviale : il faut apprendre, c’est-à-dire être avisé, qu’elle n’est pas en notre pouvoir, mais que c’est ce que nous voulons. C’est la première étape de l’apprentissage, s’apercevoir que penser n’est pas en notre pouvoir. Il y a à penser (un désir), mais il n’est pas en mon pouvoir. Le candidat le voit bien quand il affronte son sujet pour la première fois ; il désire le penser, mais il n’est pas disposé à le faire car il n’est pas encore capable de penser, c’est-à-dire dans les dispositions favorables. D’abord, parce que son rapport au sujet et à l’objet n’est pas encore fixé. Plus important, il n’est pas disposé à le voir comme sujet, encore moins à le penser ainsi.
18Il faut se donner le moyen de penser, chercher à devenir, passer du « désir penser » au « pouvoir penser ». Cette deuxième étape est peut être la plus difficile car elle est plus abstraite. Comment passe-t-on du désir au pouvoir penser ? Existe-t-il une méthode, une façon de faire ? Bien entendu, la réponse est négative. Il n’est pas facile de mettre la pensée en notre pouvoir, de s’approprier du pouvoir de la pensée. Chose certaine, ce « pouvoir penser » ne peut s’imposer de contraintes ; il ne peut y avoir quelque chose qui ne peut être pensée pour des raisons morales, politiques, sociales, philosophiques, etc. La pensée a pouvoir sur tout ; elle n’est limitée que par elle-même, par un choix délibéré qu’elle s’impose. Le danger qu’on anticipe, c’est qu’elle s’égare ou qu’elle dérape dans des mondes imaginaires ou dans des abymes sans fin. Toute la qualité d’un bon encadrement, c’est moins d’éviter ces dérives, d’une certaine façon elles sont inévitables, que d’utiliser ce pouvoir penser, de le mettre à notre disposition, pour la thèse.
19Enfin, « porter à la connaissance » signifie « faire arriver » (porter), faire en sorte que je devienne autre. C’est peut-être là le plus grand problème avec « l’apprendre ». On a cru depuis longtemps que la pensée consistait à faire la loi aux autres discours, qu’elle visait à s’affirmer en prétendant dire ce qui est (« l’acte de l’esprit s’entretenant avec lui-même »10.) Nous verrons plus loin ce qu’implique le devenir autre. Pour l’instant, si le « devenir autre » est un « disposer à penser », est-ce une condition suffisante pour passer du désir au pouvoir penser ?
20Le « penser » n’existe pas d’emblée. Ce n’est pas contrairement à ce que l’on croit généralement, une chose naturelle donnée à l’être humain comme peut l’être le « comprendre » qui est un besoin et une volonté nécessaire de l’être humain. Par contre, ce qu’il y a là, c’est un « désir penser ». Le « désir penser » est une condition insuffisante pour penser parce que le désir ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Le désir n’aspire qu’à désirer. C’est bien la première chose que veut un candidat au doctorat. Il souhaite et veut penser, par lui-même. Je crois que cette ambition est présente chez la grande majorité des candidats ; elle se manifeste souvent très maladroitement. Le problème vient de l’institution universitaire qui a une double pratique : d’un côté le travail de la pensée est fortement encouragé et valorisé et de l’autre elle fait tout pour qu’il ne puisse penser par lui-même en multipliant les obstacles par des remarques non pertinentes. Elle le maintient dans le « désir penser » qu’elle nourrit sans rien faire pour en faire un « pouvoir penser ».Pourtant, le « penser » ne peut se faire dans le vide. Il y a toujours quelque chose à penser. Quel est ce quelque chose ? Est-ce bien une chose ? Une construction ? Un objet réel mais construit ? La réflexion sur la pensée nous amène une fois de plus dans un autre univers. Il faut essayer maintenant de trouver cette chose qu’il y a à penser. La situation se présente sous de drôle d’auspices. Nous recherchons la chose qu’il y a à penser, mais il n’est pas certain que le « quelque chose » que nous cherchons soit une chose au sens habituel du terme, un existant. Le « quelque » pose une indétermination sur la substance même de la chose. Le danger avec une définition trop limitée de la chose, c’est de fixer les règles de ce qu’il y a à penser. On doit penser telle ou telle chose. Or, ce n’est pas le cas ici, la pensée n’est pas et ne peut pas être limitée par une chose à penser. Les règles délimitent toujours la pensée, la possibilité de penser. Elles empêchent que certaines choses puissent être pensées.
21Le penser, ce qui donne à penser, est ce qui n’est pas encore pensé, ce que nous ne pensons pas encore. C’est donc dire que penser ce qui est déjà pensé ne serait pas penser. Ce n’est même pas un « désir penser ». Qu’est-ce alors que ce « pas encore pensé » ? Nous sommes face à une difficulté importante qui consiste à dire ce qu’est le « pas encore pensé ». Comment le dire sans le nier ? La meilleure façon de procéder est de laisser pour l’instant dans l’indétermination le « pas encore pensé » en gardant seulement sa caractéristique de « ce qui donne à penser ». Intéressons-nous plutôt au rapport entre la pensée et le « pas encore pensée ». Selon quelle modalité se présente ce rapport ? Ces modalités peuvent être multiples. Arrêtons-nous à celle qui parait la plus évidente : l’altérité.
22Il y a une fracture entre le pensé et le « pas encore pensé ». Cette fracture, on peut la désigner comme l’autre de la pensée, une altérité pure. Le « pas encore pensé » se dérobe toujours, il nous échappe, il n’est pas « quelque chose », un objet. Il est ce qui n’est encore pensé, l’autre de la pensée, mais ce qui se donne en même temps, se présente à la pensée. Penser dans le cadre d’une thèse consiste essentiellement à cerner un objet à penser. Le fait d’être-là, présent à la pensée. L’altérité est ce qu’il y a à penser. Une fois de plus, évitons la confusion, il ne s’agit pas de prétendre que l’altérité est l’objet de la pensée. C’est même le contraire qui est soutenu ici. L’altérité est ici un a priori formel, une condition de la pensée. L’objet ne se donne jamais d’emblée, il représente ce qu’il y a à penser ; une altérité pure. On procède trop souvent comme si on savait déjà ce qu’il y à dire sur notre objet alors qu’il représente ce qu’il y a à penser. La nuance est importante puisque sur « ce qu’il y a à penser » on ne se sait rien. J’entends par là non seulement ce qu’il faut penser dans son altérité, mais la condition de la mise en oeuvre de la pensée. Rarement, un candidat ne se dispose et on ne le dispose de cette façon face à son objet.
23Le mot alter vient du latin et désigne « ce qui devient autre » ou « rend autre ». Les deux sont synonymes. En quoi, l’altérité est-elle un « apprendre à penser » ? Aidons-nous d’un texte foucaultien pour répondre à cette dernière question. Dans L’usage de plaisirs, il écrit : « Il y a toujours quelque chose de dérisoire dans le discours philosophique lorsqu’il veut de l’extérieur, faire la loi aux autres, leur dire où est leur vérité, et comment la trouver, ou lorsqu’il se fait fort d’instruire leur procès en positivité naïve ; mais c’est son droit d’explorer ce qui, dans sa propre pensée, peut être changé par l’exercice qu’il fait d’un savoir qui lui est étranger »11.
24Il y a beaucoup à retenir de cette longue citation de Foucault. Je conserverai deux choses qui semblent très pertinentes pour notre propos. Il est tout à fait dérisoire, écrit Foucault, de faire la loi aux autres, d’imposer des principes épistémologiques ou même méthodologiques qui permettraient de dire la vérité ou même de penser. La réflexion est davantage un exercice sur sa propre pensée ; exercice, écrit Foucault, qui consiste à examiner ce qui peut être changé dans sa propre pensée. Le propos du philosophe est encore plus précis car il s’agit de voir ce qui « peut être changé par l’exercice qu’il fait d’un savoir qui lui est étranger ». Le propos devient pourtant plus énigmatique. Quel est ce savoir qui est étranger à sa propre pensée ? On peut imaginer, et la réponse n’est certainement pas celle qu’aurait donnée Foucault, qu’il s’agit ici de l’altérité, de ce dehors de la pensée qui m’oblige à penser ce que je pense, à faire retour sur la pensée pour voir s’il est possible de penser autrement. Le « penser autrement » n’est pas un objectif, une visée, qu’il faut absolument atteindre. Il faut le considérer comme une condition pour penser, c’est-à-dire se placer d’une telle façon que je puisse mettre en question ce que je pense pour pouvoir simplement penser.
25S’esquisse, dans cette problématisation de la pensée, un autre rapport à l’objet où il s’agit moins de l’analyser que de voir comment cette « altérité pure » remet en cause ce que je pense. Foucault définissait ainsi son propre travail : « L’« essai » – qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication – est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une « ascèse », un exercice de soi dans la pensée »12.
26Avouons qu’il s’agit là d’une définition surprenante du travail de la pensée. On a peu souvent conçu le travail de la pensée comme épreuve modificatrice de soi13. La tentation est grande de dire qu’il s’agit là d’une définition intéressante, mais peu opérationnelle pour le candidat du doctorat. La remarque est peu pertinente car s’il s’agit vraiment de penser, l’obstacle majeur auquel est confronté le doctorant, c’est de savoir déjà ce qu’il y a à penser. Au contraire, nous l’avons vu, la pensée est toujours confrontée à ce qui n’est pas encore pensé dans sa propre pensée. Seul un travail sur soi peut nous mettre devant la tâche d’avoir à penser. Il y a quelque chose à penser. Mais il y a plus encore, ce « devoir penser » est la condition pour mettre en notre pouvoir la pensée. Cette mise en notre pouvoir de la pensée n’est possible que si l’on accepte d’être soi-même changé, de devenir autre que nous étions et de faire de la pensée une épreuve. Une épreuve qu’il faut considérer moins comme une mise à l’épreuve qu’une expérience nécessaire pour pouvoir penser. On voit mieux ce qui sépare le « désir penser » du « pouvoir penser ». Je suis capable de penser parce que j’accepte de faire l’expérience de modifier ce que je pense déjà.
27Tout cela, dira-t-on, est un beau discours philosophique sur la pensée. En quoi concerne-t-il la direction de thèse ? En quoi peut-il nous aider à bien diriger un étudiant dont les préoccupations sont moins philosophiques que pragmatiques ? À ces questions, nous proposons deux réponses. La réflexion philosophique sur ce qu’est penser permet au moins de situer à quel niveau se situe le travail d’encadrement au doctorat. Il n’est pas là où on le pense généralement : méthode, théorie et approche directive. La direction de thèse concerne davantage la disposition du candidat à la pensée. C’est certainement étonnant de croire que c’est à ce niveau que le directeur de thèse doit intervenir ; « disposer à penser ». On peut admettre, diront certains, qu’il s’agisse-là, au plan philosophique de notre tâche, mais concrètement qu’est-ce qu’il faut faire ? Comment, par exemple, aider un étudiant aux prises avec son cadre d’analyse et l’aider à préparer sa soutenance de thèse ? La réponse surprendra davantage que ce qui a été dit sur la pensée.
« Laisser faire » n’est pas « ne rien faire »
28À la question, je répondrais qu’il faut « laisser faire ». Comprenons bien la formule tant elle parait curieuse et va à l’encontre de ce qui est précisément demandé. Plusieurs candidats se plaignent déjà beaucoup du peu d’encadrement et du manque de disponibilité de leur directeur, si en plus on leur dit qu’il doit laisser faire, on voit poindre un vent de panique. Que faut-il entendre par « laisser faire » ?
29Disons d’abord, qu’il n’y a pas de méthode qui serait parfaitement efficace. Chaque candidat est un cas singulier, avec ses expériences, son savoir, sa personnalité. C’est peut être la première chose à faire : fixer une première rencontre où à tour de rôle le candidat et le directeur de thèse exposent leur attente, leur rôle, leur besoin. Je n’ai jamais accepté de diriger une thèse sans avoir eu ce genre de rencontre avec le candidat. Il m’expose ce qu’il attend d’un directeur : disponibilité, besoin au niveau de la méthode, de la recherche bibliographique, de la théorie, etc. En retour, je lui expose que je n’interviens jamais sur le contenu de la thèse ; qu’il est responsable de ce qu’il avance et soutient, que je laisse faire complètement le candidat, que mes commentaires ne sont que des suggestions qu’il n’est pas tenu de considérer, etc. Il a toujours le choix de changer de directeur en cours de route, de faire appel à d’autres compétences s’il le juge nécessaire et utile, etc. Plusieurs sortent de cette première rencontre désemparés car ils espéraient trouver quelqu’un, un directeur, qui allait leur dire quoi faire ou quoi penser. Ce n’est absolument pas le cas. Le désarroi est très grand, mais en général ils comprennent très vite que la thèse est leur responsabilité ; que le directeur n’assume rien de ce qu’ils vont écrire ou dire. Sa responsabilité se situe à un autre niveau : celui de faire en sorte qu’il puisse écrire et dire ce qu’ils pensent dans le cadre de l’institution universitaire, où la démarche, les façons de faire sont institutionnalisées et bien ancrées. Il est très difficile de changer les choses, de proposer des idées novatrices ou des approches inhabituelles, des théories audacieuses. La résistance est très forte. Il arrive que ce type de direction de thèse ne convienne pas à certains ; ils le savent immédiatement après cette première rencontre. Comment procéder concrètement ?
30Je commencerais par la négative ; il ne faut pas rejeter un candidat parce que son sujet est trop ambitieux ou trop vaste. Il n’y a pas de limite au travail de la pensée et l’ambition doit être encouragée. L’expérience m’a démontré, à de nombreuses reprises, que le candidat s’en rend compte rapidement ou bien qu’il est effectivement en mesure de le mener à bien quelque soit l’ampleur du sujet envisagé. Il y a des candidats capables de mener à bien de vastes projets. L’un de mes anciens étudiants a produit une thèse de doctorat de 700 pages dans les délais prescrits14. C’est très rare en Amérique du nord où la norme est d’environ 300 pages. Le problème des thèses qui ne se terminent jamais ne vient que rarement des projets ambitieux. C’est certainement dans la direction de thèse l’un des problèmes les plus faciles à régler. La motivation est certainement le critère le plus important pour la poursuite et la réalisation de la thèse. Ce n’est pas là une grande révélation. Les pressions de l’environnement immédiat du candidat sont très grandes et ce n’est pas toujours facile de résister à celles-ci d’où l’importance de la motivation. De quelle nature doit être cette motivation ? On peut penser qu’elle peut être liée à l’emploi espéré, au sujet traité, à l’espoir de promotion sociale, etc. Toutes ces motivations sont légitimes, mais il me semble que l’étudiant passionné par un sujet, confronté à un problème ou une question qui lui tient à cœur résiste mieux aux nombreuses contraintes qui accablent le candidat au doctorat.
31C’est pourquoi, il faut créer un environnement académique qui soit favorable au travail intellectuel et à la passion qu’il peut provoquer. C’est le rôle du directeur de recherche de créer cet espace à l’encontre de l’institution s’il le faut. J’y reviendrai dans un instant. Il faut accompagner le candidat qui est passionné pour son sujet, laisser s’exprimer cette passion. Ceux et celles qui ont « trippé » sur leur sujet ont toujours produit les meilleurs mémoires de maîtrise et thèses de doctorat que j’ai dirigés. Ce sont les thèses les plus faciles à diriger. L’important, c’est que le directeur participe de cette passion en l’encourageant. Ils ont de plus largement contribué à créer un climat intellectuel motivant pour les autres étudiants de notre département. Je pense à l’un de mes étudiants qui travaillait sur le développement en Afrique qui nous a passionné pendant plusieurs mois avec ses idées originales, ses discussions enflammées sur le pouvoir, ses débats enthousiastes sur tout ce qui touchait cette question. Il a même donné un cours qui a été extrêmement apprécié des étudiants qui ont loué ses idées originales et sa passion. Il a créé et développé beaucoup d’intérêts pour les problèmes qui le passionnaient. Je pense aussi à ces deux autres qui travaillaient sur Heidegger et Luhmann où tous les phénomènes sociaux étaient lus selon la perspective du philosophe et du sociologue allemand. Ils ont créé une dynamique incroyable dans notre département et surtout ils ont suscité des débats et des échanges intellectuels sans précédent. Leur passion était communicative, c’est-à-dire ils ont communiqué leur goût et leur passion du travail intellectuel, celui de la rigueur, leur volonté de comprendre et de bien argumenter. Tous les trois ont fait plus pour la promotion de la théorie, du travail méthodologique que tous les cours qui ont pu se donner pendant leur séjour à la maîtrise. Ce climat, cette passion sans contrainte et ni limite de leur ambitieux projet a été très bénéfique dans leur cheminement intellectuel. Ils connaissent et maîtrisent non seulement parfaitement bien la démarche de recherche, ils l’ont tellement critiquée, remise en cause, mais et c’est la chose la plus importante, ils peuvent penser par eux-mêmes. Ils n’ont eu aucun problème à mener à bien leur projet de thèse et de mémoire de maîtrise.
32Le directeur de thèse n’a pas non plus à proposer de méthode ni de modèle théorique. Ces questions arrivent assez tôt, trop tôt, dans le cheminement du candidat. Trop souvent, le directeur de recherche met l’accent sur ces questions alors que le candidat n’a pas encore réfléchi à son sujet et éventuellement à son objet de recherche. L’obsession de la démarche de recherche, de la bonne méthode et du cadre théorique, fait perdre un temps important au cheminement du candidat. On connaît le syndrome de la maîtrise : donner un marteau à un enfant et vous verrez rapidement que tout mérite un coup de marteau. Le fait d’être un spécialiste du questionnaire d’enquête ne légitime pas de faire toujours des enquêtes par questionnaire ou de transformer toute recherche sous forme d’enquête par questionnaire. La même remarque s’applique au cadre d’analyse. Que le directeur soit un spécialiste de l’ethnométhodologie ne justifie pas qu’il oblige ses étudiants à utiliser le même cadre d’analyse que le sien. Je ne crois pas non plus qu’un directeur est moins compétent parce qu’il n’est pas un spécialiste reconnu de telle méthode ou cadre d’analyse utilisé par son étudiant. Le directeur doit plutôt intervenir auprès de l’étudiant en lui posant la question de la pertinence de ses choix méthodologique et théorique en fonction de son objet. Il n’y a rien d’autre à faire de plus. C’est d’ailleurs rarement, contrairement à ce que l’on croit généralement, pour ces raisons, qu’un étudiant nous demande de le diriger. Ce genre de chose, professeur reconnu, le rassure, mais il se rend vite compte des limites d’avoir un directeur connu ou grand spécialiste de telle ou telle cadre d’analyse : absence de disponibilité, encadrement inexistant, direction tyrannique, etc. La direction de thèse n’a rien à voir avec la reconnaissance du directeur comme spécialiste ou chercheur reconnu. Celle-ci demande de la disponibilité et d’être attentif aux demandes des candidats au doctorat surtout savoir où et quand intervenir quand c’est nécessaire.
33Laisser faire, objectera-t-on, encore faut-il préciser ce qu’il faut laisser faire. Pourtant, jusqu’ici on le voit le candidat n’est pas abandonné à lui-même. À l’objection, je répondrais qu’il faut laisser cheminer le candidat. Lui permettre de prendre la mesure de son sujet ; de lui laisser le temps d’en mesurer l’ampleur et la portée. Une bonne revue de la littérature devrait l’aider en ce sens. La revue de la littérature devrait servir à deux choses : 1. Mesurer l’ampleur du sujet, manière dont il est abordé, les différentes approches, les débats qui l’entourent. La revue de la littérature n’est cependant qu’un point de départ. 2. Une fois cette frontière bien délimitée (ce qui est connu), il faut l’encourager à sortir de cette littérature, à explorer d’autres champs disciplinaires ou domaines que le sien : sociologie, philosophie, étude littéraire, ethnologie, cinéma, roman, etc. Le candidat doit maintenant formuler sa question de recherche et pour ce faire, il doit sortir de la littérature existante, explorer d’autres disciplines.
34On se rend vite compte que la réflexion, la pensée, débordent largement let milieu universitaire. Celui-ci est en général assez en retard sur ce qui se fait et se dit un peu partout dans la société. L’université n’est plus comme elle l’a été pendant de nombreuses années, le lieu de production privilégié de culture, d’idées et d’expériences nouvelles. Le milieu du théâtre, de la création artistique, la littérature, le cinéma sous toutes ses formes, pour ne citer que ces exemples, sont des viviers extrêmement riches où l’on peut puiser matière à réflexion, une façon de se mettre en question. Il s’agit moins d’importer des idées ou des pensées toutes faites que de se disposer à penser autrement. Cette ouverture à l’ouvert est une condition importante au travail de la pensée. Le directeur de thèse doit encourager l’étudiant à explorer ces champs culturels, à y puiser matière à réflexion, à faire en sorte qu’il ne sache plus quoi penser. Ne plus savoir quoi penser est une bonne disposition pour pouvoir penser à nouveau.
35Laisser faire cette exploration et surtout ne pas avoir peur des nouveautés que le candidat va proposer, des pistes curieuses qu’il va explorer sans croire pour autant que la nouveauté est la preuve que le candidat a réfléchi, mais l’exploration, l’ouverture à l’ouvert, font partie de son cheminement. On ne doit pas s’inquiéter (surtout évitons cette attitude paternaliste), il va s’y retrouver, faire les liens et les rapprochements avec son sujet. Son esprit de synthèse, qu’il faut encourager le plus possible, lui permettra d’établir des liens pertinents. Ne jugeons pas trop rapidement ces liens ; ne le rejetons pas surtout en croyant qu’ils vont conduire le candidat sur des voies sans issu. Pour la pensée, il n’y a que des impasses provisoires et il saura les voir s’il y en a.
36On oublie aussi trop souvent que l’essai et l’erreur sont probablement la meilleure forme d’apprentissage. C’est tout à fait normal de se tromper, d’explorer une voie sans issue. Il faut laisser au candidat découvrir par lui-même, prendre conscience de son propre cheminement, pénétrer dans les méandres de sa propre pensée. Le temps ne doit pas être un facteur important au début. Il est vrai de prétendre qu’une bonne thèse est celle qu’on termine et qu’on soutient. Par contre, on n’a pas à exercer cette pression (celle du temps) sur le candidat. Cela relève de sa responsabilité ; et il en est parfaitement conscient.
37La thèse est aussi une expérience personnelle. Je crois essentiel que le candidat sache quelles sont les valeurs auxquelles il tient, et qu’il soit en mesure de savoir que les choix théoriques, méthodologiques ou épistémologiques correspondent à ses valeurs. À défaut de quoi, il aura bien des difficultés à accepter sa recherche, ses choix méthodologiques et théoriques et ses propres conclusions. Une fois ses valeurs connues, il doit se disposer à en changer, accepter que penser soit aussi et surtout une remise en cause de ce que je pense profondément.
38Le dialogue représente un excellent moyen d’expression pour le candidat. J’aime beaucoup lors des rencontres prévues ou imprévues le laisser exposer ses idées ; lui donner la chance de dire verbalement ce qu’il cherche, ce qu’il veut faire, les auteurs qu’il croit important de lire et d’analyser. À ce moment-là, il faut seulement le laisser dire même s’il est vrai que l’imagination est sans borne. Je demande également à mes étudiants en début de rédaction de m’expliquer leur sujet de thèse verbalement en un paragraphe. Plus tard, je leur demande en trois ou quatre phrases pour ensuite, leur faire résumer toute leur problématique en une seule phrase, un exercice que beaucoup apprécient. Ces rencontres servent plutôt de mise en confiance, ce n’est vraiment pas le moment ni le lieu de contester ses choix. Lorsque ces rencontres se déroulent en présence d’autres personnes, des échanges s’installent sur son sujet, sur d’autres sujets avec des étudiants de toutes sortes d’horizon académique. Les résultats de ces rencontres sont extraordinaires pour le candidat à plusieurs niveaux ; il peut exprimer ses idées avec fougue et passion. Cela l’oblige à préciser et à synthétiser sa pensée et l’échange avec les autres lui permet d’avoir d’autres points de vue, de découvrir de nouvelles pistes de réflexion, de nouveaux auteurs et ouvrages, etc.
39Le même exercice est fait devant un public d’autres étudiants de niveaux maîtrise et doctorat, mais ouvert aussi à toute la communauté universitaire. On organise des conférences publiques pour les candidats qui souhaitent partager leurs idées avec d’autres dans un cadre plus large. Ces « séminaires » sont structurés autour de trois règles : 1. Le candidat a au moins une heure 30 pour faire sa présentation ; 2. Il n’y a pas de période question, mais un débat entre tous les participants, y compris le candidat. Il n’est pas l’interlocuteur privilégié. Les interventions ne sont pas limitées. Toutes les idées qui sont présentées peuvent faire l’objet de remarques, de commentaires, de critiques et même d’efforts pour les détruire. C’est le bon moment pour faire état de critiques. Le candidat est bien disposé à les recevoir, le climat intellectuel de ces échanges est idéal pour ce faire. Il n’y a rien de personnel. Seules les attaques contre la personne ne sont pas autorisées ; 3. Il n’y a aucune autorité pour trancher les débats. Il n’y a ni professeur, ni étudiant ; il ne reste qu’une communauté d’interprétants où tous peuvent participer selon leur volonté, leur intérêt sans contrainte. Chacun étant responsable de ce qu’il dit et des idées qu’il défend. Il peut le faire à sa façon, avec fougue, passion ou en criant s’il le souhaite.
40Ce type d’expérience ne convient pas à tous, mais ceux et celles qui y ont participé m’ont avoué avoir beaucoup apprécié l’exercice et affirmé qu’il a été bénéfique pour leur recherche. Il s’agit en fait de créer un climat intellectuel de débats et d’échanges dans lequel les candidats sont traités comme de véritables chercheurs. Le milieu universitaire oppose beaucoup de résistance à cela, convaincu de la nécessité que ces activités soient bien encadrées par un professeur ou par l’institution. Pourtant, il y a souvent plus d’échanges intellectuels réels entre étudiants et professeurs dans un climat académique non formel.
41La soutenance de thèse est un moment important ; le candidat confronte ses idées avec ses pairs. Son encadrement se limite à deux conseils : le premier consiste à rappeler au candidat qu’il est le spécialiste de la question qu’il traite. Il a fait toutes les recherches ; il maîtrise la littérature, il connaît les résultats de ses recherches. Il peut donc défendre sa thèse avec ardeur et confiance en demandant qu’on respecte la convention d’auteur, c’est-à-dire qu’on le juge pour ce qu’il a fait et non pour ce qu’il aurait dû faire. C’est au directeur de la thèse de le rappeler lors de la soutenance, le cas échéant. Le dernier conseil, si la soutenance est un rite de passage, le candidat a le de droit de s’amuser, de prendre plaisir aux débats et discussions qui auront lieu. C’est un moment important pour le candidat, mais rien ne s’oppose à l’humour et à l’autodérision.
42En terminant, il convient de dire un mot sur la critique, sur les interventions du directeur de thèse sur le contenu de la thèse. Il arrive trop souvent que le directeur soit perçu comme une personne très exigeante. C’est loin d’être un défaut lorsqu’on est exigeant pour soi, mais encore faut-il comprendre ce qu’on entend par exigeant. Dire à un étudiant : « votre travail est mauvais », « votre recherche n’est pas du niveau doctorat » etc., ne relèvent pas, à mon sens de l’exigence qu’on attend d’un directeur de thèse et d’une approche pédagogique bien réfléchie. On peut être exigeant et demander au doctorant de respecter ses propres exigences méthodologiques et théoriques, de lui demander de maîtriser les concepts qu’il utilise sans l’insulter et en étant certain qu’on répond soi-même à ces mêmes critères. Le respect est une vertu qui a sa place même dans la direction de thèse. Une bonne critique consiste, selon moi, à accompagner l’étudiant dans sa démarche de recherche et à voir avec lui les limites de sa propre pensée, de sa réflexion.
Conclusion
43On sera étonné de constater aux termes de cette brève réflexion sur la direction de thèse que les activités d’encadrement de l’étudiant sont presque toutes extérieures à la formule académique habituelle. Il est question ici du respect du candidat, de sa démarche de recherche (choix méthodologiques et théoriques), de ses préoccupations existentielles. Il s’agit là de façons de disposer un étudiant qui désire, souhaite et rêve ardemment, accomplir quelque chose au plan intellectuel. Ce n’est pas toujours facile d’encadrer de tels espoirs, un désir si fort de ressembler à Nietzsche, Foucault, Harendt, Heidegger, Camus, etc. Pourtant, ils seront, certains d’entre-eux, mais on ne le sait pas, les modèles intellectuels de demain. Je comprends mal que nos pratiques pédagogiques, certaines d’entre-elles, loin de les encourager, visent au contraire à tout faire pour les dégoûter du travail intellectuel. Je comprends bien la peur du milieu universitaire de cautionner n’importe quoi, de se laisser berner par de faux travaux de recherche. On a bien jusqu’à maintenant survécu à ce type de recherche, je ne vois pas au nom de quoi, on décide d’entreprendre une croisade pour interdire des pensées (celle des doctorants) dont on n’a pas encore mesuré l’effet et la portée. La pensée n’a pas de limite ; laissons à l’histoire le soin de choisir en sachant bien qu’il sera toujours arbitraire et qu’en fin de compte tout se vaut.
Bibliographie
Baraquin N. et al, 2000, Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin.
Dumoulin L., Robert C., La Branche S., Warin P. (dir.), 2005, Les usages politiques de l’expertise, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
Foucault M., 1984, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard.
Heidegger M., 1992, Qu’appelle-t-on penser ? Paris, PUF.
La Branche S., Olivier L. (dir.), 2004, Enseigner les sciences sociales. Expériences de pédagogie universitaire, Paris, L’Harmattan.
Olivier L. et al., 2005, L’élaboration de la problématique : sources, outils et méthode, Paris, l’Harmattan.
Notes de bas de page
1 J’ai eu la chance de suivre une formation sur la direction de thèse lorsque j’étais professeur à l’Université de Moncton. C’est un collègue, dont malheureusement je ne me rappelle pas le nom, au département de science de l’éducation de l’Université de Montréal qui était venu nous la donner. J’en garde un excellent souvenir, mais je dois dire qu’elle a surtout porté sur la démarche de recherche.
2 La Branche S., Olivier L. (dir.), 2004.
3 Je ne suis pas convaincu par cette tradition. J’y reviendrai plus loin.
4 Sur la construction de la problématique et la recension des écrits ou l’état de la question, voir Olivier L. et al., 2005.
5 La question de faits sociaux pertinents est certainement le maillon épistémologique le plus faible de la pensée sociologique. En l’absence, dans la plupart des théories sociologiques, d’une théorie des faits sociaux pertinents, il devient difficile de dire quels sont ceux qui sont réellement pertinents.
6 Une étudiante m’a rapporté que son directeur lui a dit qu’il manquait un cadre théorique à sa recherche. Il lui a dit : « Va à la bibliothèque et trouve-t-en un ! ».
7 On pense immédiatement aux travaux de B. Latour, P.K. de Feyerabend, etc.
8 Voir l’ouvrage collectif de Dumoulin L. et al., 2005. Notons de plus qu’on a pu lire juste avant le déclenchement de la seconde Guerre du Golfe dans un quotidien montréalais : « Tous les experts savent que l’Irak possède des armes de destruction massive ». C’est un expert des questions stratégiques et militaires qui a écrit cela. D’où, on le comprendra aisément, notre grande méfiance des experts.
9 La suite de notre exposé est un long commentaire d’un texte de Heidegger M., 1992, Qu’appelle-t-on penser.
10 Cette définition est tirée de Baraquin N. et al., 2000, p. 219.
11 Foucault M., 1984, p. 15.
12 Foucault M., idem.
13 Pour certains de mes étudiants, ce fut une véritable thérapie.
14 Au départ, la thèse devait faire plus de 2000 pages, mais il s’est rendu compte qu’il n’aurait pas le temps de la compléter dans les délais. Jamais je ne lui ai dit que son projet était trop vaste.
Auteur
Professeur de science politique, Université du Québec à Montréal, Québec, Canada.
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