Chapitre 2. Propositions pour une méthode d’analyse globale des inégalités écologiques
p. 297-311
Texte intégral
Introduction1
1Dans les appels à propositions de recherche émanant de diverses instances publiques, le scientifique est fortement encouragé à formuler un projet de recherche en réponse à une demande sociale. Ces sollicitations constituent à la fois un champ important de questionnement en sciences humaines et sociales, et un terrain privilégié pour la mise en œuvre d’une interdisciplinarité dans la recherche. Les équipes engagées dans ces travaux visant à répondre à la demande sociale se trouvent systématiquement confrontées à plusieurs difficultés de natures diverses :
le décalage entre la structuration des champs scientifiques (disciplinaires) et les attentes de la demande sociale (traitement global d’un problème) ;
la difficile articulation entre les enjeux globaux et l’action locale (se pose ici la question de l’emboîtement des échelles territoriales et temporelles) ;
la difficulté de négocier entre l’exigence scientifique et celle d’opérationnalité du résultat de la recherche ;
la nécessité, le plus souvent, de pratiquer une l’interdisciplinarité étendue, notamment entre Sciences dites « dures » et les Sciences Humaines et Sociales.
2Malgré toutes ces difficultés, la volonté de répondre à la demande sociale présente un certain nombre d’avantages d’un point de vue scientifique :
elle permet de s’interroger sur les frontières entre les disciplines (géographie, économie, sociologie, histoire…) et sur leur caractère souvent « artificiel » ;
elle aide à lutter contre la production de savoirs cloisonnés : tout phénomène socio-environnemental a obligatoirement une dimension systémique et dynamique et renvoie à des réalités qui sont tout à la fois historiques, sociales, territoriales, économiques, institutionnelles, etc., que seule l’interdisciplinarité permet de révéler et d’analyser ;
par l’« importation » (et l’hybridation qui s’en suit) de concepts d’une discipline dans une autre, elle contribue, pour chaque discipline sollicitée au cours de la recherche, au renouvellement de ses propres savoirs et à l’interrogation épistémologique sur la façon de les produire.
3Parallèlement à cela, on peut constater que plusieurs questions restent souvent sans réponse dans le cadre de la mise en œuvre de recherches pour construire des outils d’évaluation globale d’une question socio-environnementale et d’aide à la décision, notamment à partir d’un croisement entre des données quantitatives et qualitatives :
Y a-t-il obligation — et possibilité — de quantifier les données qualitatives (le plus souvent recueillies par enquêtes par entretiens ou par observation participante) ?
Comment peut-on arriver à agréger, croiser, pondérer des données quantitatives qui, le plus souvent, sont exprimées dans des unités de mesure différentes ?
Quel degré de précision peut-on attendre des indicateurs choisis ?
Quel est le sens à donner à la quantification de données subjectives du double point de vue scientifique et opérationnel ?
Pondérer des données quantitatives, n’est-ce pas introduire obligatoirement « du qualitatif dans du quantitatif », du subjectif dans ce qui est souvent présenté comme objectif ?
Est-il pertinent de viser la construction d’un indicateur unique pour rendre compte d’un problème socio-environnemental ? Ne doit-on pas se contenter, plus modestement, d’une batterie d’indicateurs ?
Comment introduire la dimension dynamique des problèmes socio environnementaux dans des indicateurs souvent envisagés dans un premier temps comme statiques ?…
4Les réflexions développées dans ce chapitre proposent une première contribution à ces différents questionnements.
1. Quelles approches ou méthodologies disciplinaires pour analyser les inégalités écologiques ?
5L’élaboration d’indicateurs, évoquée dans le chapitre précédent pour prendre en compte le patrimoine naturel, est une première étape pour tenter d’évaluer les inégalités écologiques. Parallèlement à cette première investigation, plusieurs méthodologies peuvent être mobilisées pour analyser les inégalités écologiques en sciences humaines et sociales. Elles peuvent être d’ordre :
spatial, lorsque le critère retenu est celui de la proximité et de l’accessibilité : on peut considérer ici les difficultés ou facilités d’accès aux espaces de nature, mais aussi les structures et l’organisation des quartiers ;
institutionnel, lorsque le critère retenu est celui de l’appropriation : on peut s’interroger sur les catégories de propriétaire (privé, commune, Etat…)
social, lorsque le critère retenu est celui des
environnemental, lorsque le critère retenu est celui de la valeur du patrimoine naturel.
6L’étude des inégalités écologiques peut être développée à différentes échelles géographiques en rapport avec l’analyse de la consommation de l’espace littoral et de la pression des usages sur le milieu naturel. La consommation de l’espace littoral par l’urbanisation est fonction des mécanismes locaux du marché foncier (niveau de prix, structure de l’offre), de la répartition géographique des disponibilités foncières et des politiques publiques mises en œuvre localement en terme d’ouverture du foncier, d’acquisitions foncières du Conservatoire du Littoral ou d’autres acteurs publics. Ces dernières politiques, destinées à soustraire à l’urbanisation les espaces de nature, peuvent générer un effet de rente pour les parcelles constructibles ou bâties immédiatement proches des sites protégés. La pression des usages sur le milieu naturel est quant à elle fonction des usages et activités locales, de la structure de l’offre touristique locale (hébergement : camping dominant ou résidences secondaires ; politique d’accueil des campings-cars ; tourisme populaire ou de standing), des politiques publiques de protection de la nature mises en œuvre localement dans le cadre des documents de planification (PLU). Ces deux approches peuvent être appréhendées à différentes échelles spatiales : la parcelle (unité foncière de base) ; la commune (cadre de la mise en œuvre des P.L.U.) ; l’agglomération comme territoire de projet (cadre de la mise en œuvre du SCOT, avec lequel — les P.L.U. des communes doivent être compatibles ; idem pour les autres documents : P.D.U., Schéma d’urbanisme commercial, P.P.R. etc. — notion de cohérence territoriale) ; le territoire de projet au-delà de l’agglomération (périmètre des DTA, qui s’impose au SCOT ; Pays (contrat de pays) ; SRADT). L’étude des inégalités écologiques doit aussi être envisagée en considérant le rôle des différents acteurs du territoire ou des différentes figures de l’utilisateur de l’espace littoral (Figure 32).
7Plusieurs auteurs (Laigle et al., 2007 ; Schmitt, 2007 ; Villalba et Zaccai, 2007) ont déjà souligné la difficulté d’évaluer d’un point de vue quantitatif ou qualitatif les inégalités écologiques. D’une part, les données à mobiliser pour la construction des indicateurs ne sont pas toutes disponibles ou recensées par les sources statistiques (INSEE), d’autre part, les modalités de croisement de données socio-économiques et environnementales sont difficiles à mettre en œuvre. D’après le rapport d’évaluation de l’Inspection Générale de l’environnement publié en 2005 (Diebold et al., 2005), « l’absence de conception unifiée, et surtout opérationnelle, des inégalités écologiques » explique qu’elles soient peu évaluées. Les chapitres de la première partie ont souligné cette difficulté d’élaborer une approche partagée de la notion d’inégalité écologique. Pour l’évaluation des inégalités écologiques, les recherches réalisées en France ont mobilisé plusieurs méthodes. L’encadré 6 rassemble les méthodes utilisées dans trois recherches différentes (Laigle, 2004, 2005, 2006, 2007 ; Faburel et Gueymard, 2007 ; Scarwell et Roussel, 2007).
Encadré 6. Méthodologies d’analyse des inégalités écologiques dans les recherches de L. Laigle (2004, 2005, 2006, 2007), G. Faburel (2007) et H. Scarwell (2007)
Auteur | Approche | Sources et méthodologie | Références |
L. Laigle (2004, 2005, 2006, 2007) | Analyse des disparités socio économiques et environnementales | Enquêtes de l’INSEE, de la DIV et du MEDD qui fournissent des statistiques sur les conditions de logement et la qualité de l’environnement urbain qui comportent des informations objectives et subjectives sur l’accès à l’urbanité, les nuisances urbaines et les risques environnementaux auxquels les citadins peuvent être exposés selon leurs caractéristiques sociales et leurs lieux de résidence (taille de la ville, types de quartiers et d’habitat). | -INSEE, 2001 |
G. Faburel | Géographie des inégalités environnementales | -Typologie des espaces favorables ou défavorables à la qualité de l’environnement | Faburel G., Gueymard S., 2007 |
I. Roussel | Identification des indicateurs ou indices d’inégalités sociales et environnementales | - Organigramme synthétique | Scarwell et Roussel, 2007 |
8Dans le cadre des études de cas rassemblées dans la deuxième partie, différentes méthodologies ont été utilisées pour analyser les inégalités écologiques :
des approches qualitatives relevant de la sociologie pour étudier à partir d’entretiens semi directifs et de l’observation des usages, les rapports des habitants à la mer, au littoral et aux aménités (Le Touquet, Le Chemin Vert) ;
une étude géographique pour comprendre à partir de la construction des territoires la constitution des inégalités écologiques d’un espace urbain et insulaire (Archipel du Frioul), d’un espace balnéaire inséré dans la ville (Plages du Prado) ou de l’espace d’une commune littorale (Ensubles la Redonne) ;
des approches quantitatives basées sur l’analyse de l’utilisation du sol à partir de sources d’information géographique (Sud Côte d’Opale) ;
l’étude des projets d’aménagement des territoires littoraux et leur contribution à la régulation des inégalités écologiques (Le Chemin Vert) ;
des analyses combinant ces différentes approches pour appréhender la dimension pluridisciplinaire des inégalités écologiques, en privilégiant le croisement entre les approches sociologiques et géographiques (Le Chemin Vert).
9Les démarches mises en œuvre dans ces différentes études montrent la difficulté d’appréhender les inégalités écologiques d’un point de vue global. Pour y parvenir, L. Aigle (2007) propose dans le cadre d’une approche territoriale de croiser des données sociales, urbaines, économiques et environnementales pour caractériser des situations d’inégalités écologiques. Nous avons formulé d’un point de vue théorique une méthodologie répondant à cet objectif.
2. Une méthodologie d’analyse globale des inégalités écologiques
10Nous avons tenté de construire une méthode permettant de réaliser ce croisement de données quantitatives et qualitatives évoqué dans l’introduction. Une méthodologie, élaborée pour l’évaluation de la vulnérabilité des territoires littoraux à l’érosion côtière (Meur-Férec et al., 2004, 2007, 2009), a été transposée dans ce qui suit pour l’évaluation des inégalités écologiques (Brunel et al., 2006). La méthodologie permet de construire un outil d’évaluation qui se présente sous la forme de grilles constituées de quatre colonnes, comme le montre le tableau ci-dessous (Figure 33) :
Les deux premières colonnes présentent les descripteurs, ainsi que les outils de description utilisés. Le descripteur correspond à l’élément que l’on souhaite apprécier, et l’outil de description, à la manière dont on va le renseigner, aux données qu’on va utiliser.
La troisième colonne synthétise les différentes données par rubrique afin d’homogénéiser les différents éléments qui sont renseignés de manière hétérogène. On fixe donc une cote de 1 à 5 à chaque rubrique en fonction des données de la deuxième colonne, en sachant que 1 est la note minimale, et 5, la note maximale.
La quatrième colonne expose l’indice synthétique de la grille, qui correspond à la moyenne des différentes cotes, ainsi que l’écart type à cette moyenne.
11L’objectif de cette démarche est de présenter un outil qui permet d’évaluer la présence d’inégalités écologiques sur le territoire d’une commune littorale. L’échelle choisie est celle de la commune en raison de la disponibilité de nombreux indicateurs pour cette échelle géographique, mais il serait intéressant de renseigner ces grilles pour comparer certains quartiers. Les données utilisées sont issues des sources statistiques de l’INSEE, de la DIREN, de l’analyse des entretiens avec les acteurs locaux, et des documents d’urbanisme. La cotation proposée dans les grilles n’a pas une prétention d’objectivité ou de quantification de l’inégalité écologique mais représente une valeur relative et subjective. Sept grilles ont été élaborées d’un point de vue théorique pour le territoire d’une seule commune (Figure 34) : une grille « état des lieux environnemental et paysager », une grille « état des lieux social », une grille « foncier », une grille « risques et nuisances », une grille « capacité de réaction », une grille « pression anthropique », et une grille « accès et homogénéité du cadre de vie ». Les sept grilles sont présentées ci-dessous.
12L’expérimentation de cette méthodologie devrait faire l’objet de recherches ultérieures.
13La synthèse des résultats peut être représentée sur un graphique en radar selon le modèle ci-dessous (Figure 35) et à partir des thèmes renseignés dans les sept grilles précédentes.
Conclusion2
14Au-delà de ces premières réflexions théoriques sur l’élaboration d’une méthodologie d’analyse globale des inégalités écologiques, l’expérimentation est nécessaire pour valider les hypothèses et adapter, en fonction des données disponibles, les sources à mobiliser pour la construction de cet outil. La mobilisation de la planification écologique peut aussi être une démarche d’analyse permettant une approche croisée des paramètres de la nature et de l’urbain. La planification écologique (Falque, 1972) est une méthode d’analyse multicritère qui permet d’élaborer des grilles d’analyse et des cartes de sensibilité globale du milieu. Pour ce faire, il faut mettre au point des critères d’évaluation du paysage (matrice technique, pondérations pour atténuer des jugements de valeur, choix des critères en étroite liaison avec les niveaux de décisions). E. Lagabrielle et al. (2006) ont par exemple formalisé la mise en œuvre d’un processus de coplanification de la conservation associant acteurs et scientifiques dans le cadre d’une démarche participative. L’élaboration d’une méthodologie d’analyse ou d’évaluation des inégalités écologiques représente un enjeu essentiel dans la perspective d’une prise en compte de ces formes d’inégalités dans les politiques publiques.
Notes de bas de page
1 A partir des réflexions développées par H. Flanquart (Maître de Conférences en sociologie, TVES, ULCO) et Ph. Deboudt (Deboudt et Flanquart, 2008) dans le cadre du projet émergent « Repenser l’aménagement des territoires littoraux face aux effets du changement climatique : Quel outil d’aide à la décision en appui aux politiques publiques ? (DéciLitt) soutenu par la MESHS Lille Nord de France en 2009.
2 A partir d’une note rédigée par V. Morel (novembre 2007) sur la planification écologique dans le cadre des recherches du projet INECOLITO (Deboudt et al., 2008).
Auteurs
ORCID : 0000-0003-2570-1105
Maître de Conférences en Géographie, Laboratoire Territoires, Villes, Environnement, Société (TVES), Université Lille 1 Sciences et Technologies & Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société Lille Nord de France USR 3185 CNRS (accueil en délégation)
Professeur des Universités en Aménagement et Urbanisme, Directeur du Laboratoire Territoires, Villes, Environnement, Société (TVES), Université Lille 1 Sciences et Technologies
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