Chapitre 2. Quand le rapport à la mer organise les inégalités résidentielles (Ensuès-la-Redonne, Côte Bleue, Bouches-du-Rhône)
p. 133-156
Texte intégral
1A partir de l’exemple d’Ensuès-la-Redonne, sur la Côte Bleue, nous analysons la façon dont le rapport à la mer organise, par cercles concentriques, la carte des inégalités résidentielles dans la commune d’Ensuès-La-Redonne sur la Côte Bleue. Petite ville littorale de 5000 habitants, située aux portes de Marseille dans un milieu naturel remarquable, fait de collines boisées et de calanques se jetant dans la mer, Ensuès ressemble à une carte postale. Dans ce site exceptionnel, la ville a depuis 40 ans pivoté vers la mer. C’est elle qui en redessine le visage pour le moins complexe, par une urbanisation contemporaine toute entière orientée vers la mer, alors que le noyau villageois, et ses pratiques, lui ont tourné le dos durant des siècles. La densification des calanques, la transformation des cabanons en villas cossues avec vue imprenable, mais aussi les différentes extensions urbaines hiérarchisées socialement en fonction de leur éloignement de la mer, tout indique l’importance de l’appel à la mer et la façon dont il dessine la carte des inégalités.
2Notre recherche (Harttmann, 2007) est axée sur ce « désir de rivage » (Corbin, 2001) et les effets induits, en termes de stratégies résidentielles, par ce rêve d’un accès à la mer mais aussi, et peut être d’abord, d’une vue sur la mer. Elle nous fait interroger les habitants sur un mode de vie un peu particulier, en périphérie de l’agglomération marseillaise, dans un milieu naturel remarquable et protégé. La question des inégalités écologiques renvoie à la définition de ce qui serait un indicateur partagé du cadre de vie idéal. Dans notre exemple, la vue sur la mer semble bien une référence partagée par tous, le développement urbain des dernières décennies ayant installé une nouvelle échelle des valeurs d’usage du territoire et, partant, des valeurs financières des biens fonciers.
3Cette focalisation sur la mer a pour effet de presque faire disparaître l’intérêt des habitants pour le milieu naturel terrestre dans lequel ils vivent. Bien souvent, celui-ci est même considéré comme une contrainte, un territoire à entretenir, voire comme une menace, un territoire qui peut brûler. C’est ainsi que la plupart des constructions tournent le dos à un territoire communal pourtant considéré comme suffisamment riche pour avoir été, à 82 %, racheté par le Conservatoire du littoral et faire l’objet d’un projet de classement de site.
4C’est en effet une particularité de ce territoire que d’être extrêmement protégé. Soumis à la loi Littoral et en grande partie racheté par le Conservatoire du Littoral, il fait aujourd’hui l’objet d’un projet de classement par les services de l’Etat, en accord avec les municipalités, voire à leur demande. Cette protection d’un milieu naturel remarquable est ambivalente. Elle est égalitaire en ce qu’elle permet à chacun, et notamment aux habitants de l’aire urbaine marseillaise, de bénéficier de la beauté du lieu par une ‘pratique’ occasionnelle. Elle est inégalitaire parce qu’elle permet à ceux qui y résident de bénéficier quotidiennement d’un cadre de vie jugé exceptionnel protégé de toute forme d’urbanisation. De ce point de vue, plus on se rapproche de la mer, plus la demande sociale de protection et d’appropriation de l’espace est forte.
5Ces constats sur les représentations et les pratiques habitantes nous ont poussés à analyser les différents modes d’occupation et d’appropriation de l’espace selon que l’on se trouve plus ou moins loin de la mer. Nous présentons dans une première partie une analyse de la forte croissance urbaine au cours des trente cinq dernières années d’un village agricole qui a progressivement été attiré par la mer et la mise en place de politiques de protection fortes pour contrer ce développement. Une seconde partie présente, à partir de la forme urbaine et des prix de vente des biens immobiliers, les cercles des inégalités résidentielles en fonction de l’éloignement de la mer. La dernière partie montre, à partir d’une approche plus sociologique, que les différentes extensions urbaines se sont faites dans une nature idéalisée.
1. Urbanisation et stratégies de protection des espaces naturels sur le territoire communal
6Ensuès-la-Redonne est restée tardivement une commune rurale, agricole et pastorale peu tournée vers la mer, sans voie d’accès au rivage. Le noyau villageois initial, aujourd’hui encore bien conservé, est situé à 3 kilomètres de la mer, sans vue directe sur celle-ci. C’est son développement contemporain qui va pousser la commune vers la mer selon les désirs des nouveaux arrivants. En réaction à ce développement, et pour le canaliser, les municipalités successives ont soutenu une très forte politique d’achat du Conservatoire du littoral visant à protéger une grande partie du territoire communal, en contrepartie d’extensions et de densifications ciblées (Fig. 11).
7Des vallons méditerranéens, longtemps voués à une agriculture sèche et au pacage. L’actuelle RD5 liant Marseille à Carry le Rouet passe sur le plateau et explique l’allongement est-ouest du centre ancien villageois. La voie ferrée littorale, construite à la fin du XIXe siècle, témoigne par l’importance des ouvrages d’art nécessaires de l’effort entrepris. Les étoiles représentent les gares.
1.1. Une croissance urbaine vers la mer
8A l’image de bien des villages de la région, Ensuès a connu un très fort développement urbain à partir de la fin des années 60. Village de 800 habitants au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, Ensuès n’en comptait que 1041 en 1968. C’est à partir de cette date que la construction de nouvelles résidences va entraîner une forte croissance démographique qui n’est à ce jour pas terminée puisque le dernier recensement de 1999 décomptait 4 542 habitants et que les chiffres provisoires du recensement partiel de 2007 tendent vers 5 100 habitants. La commune, d’un village agricole, est ainsi devenue, notamment du fait de la création d’une voie rapide sur la Côte Bleue, un lieu d’habitation d’actifs urbains situé à 30 minutes de Marseille dans un espace naturel de qualité. Cette augmentation de population s’est accompagnée de bouleversements sociaux importants par l’installation, progressive mais massive, de cadres et professions intellectuelles supérieures dans la commune.
Le noyau historique
9Le noyau historique est constitué d’un habitat dense de maisons de village de type rez-de-chaussée ou R + 1. Ces habitations donnent sur des rues assez étroites dont l’artère principale regroupe, aujourd’hui encore, l’essentiel des services de proximité de la commune. Ses habitants sont pour l’essentiel des descendants des anciennes familles d’Ensuès.
Les calanques
10L’urbanisation des calanques est récente. Elle est progressivement le fait des Marseillais qui venaient par la mer puisque la côte n’était pas accessible depuis le village. Les gens d’Ensuès n’allaient pas à la mer, ce n’était pas leur culture. La Redonne et Méjean, les premières calanques aménagées, ont été d’abord habitées par ces Marseillais et, entre 1890 et 1909, par les ouvriers construisant la ligne SNCF qui va de Marseille à Port-de-Bouc. Ces calanques ont par la suite été transformées en petits ports accessibles uniquement par la mer, ce qui explique qu’elles aient été longtemps et uniquement occupées par les pêcheurs et leurs familles, avec une extension limitée aux loisirs côtiers des Marseillais. La culture des cabanons, aujourd’hui tant mise à l’honneur, ne date finalement que des années 1930. La cabanisation était le fait de Marseillais pour des activités de détente et de pêche (Photo 1).
11Signe que deux mondes parallèles ont longtemps coexisté, il a fallu attendre 1972 pour que les calanques soient reliées au vieux village par une route descendant, de manière abrupte, vers la mer. Peu à peu certaines des familles des premiers occupants des cabanons ont vendu leur emplacement stratégique. Aujourd’hui la répartition se fait environ à part égale entre anciennes familles et nouveaux acheteurs fortunés. Ces changements sociologiques se devinent à travers la transformation de cabanons en de très riches propriétés qui dénotent une évolution importante de la culture locale. Ces nouveaux venus forment une population très exigeante face aux nuisances et pour ce qui concerne la qualité de leur cadre de vie qu’ils ont payé fort cher : ils sollicitent souvent la mairie à propos des odeurs de la raffinerie de la Mède et de celles du centre de compostage Biotechn, plus haut dans les collines. Le survol des calanques par les avions atterrissant à Marseille-Provence, selon le sens du vent, est aussi un motif de revendication récurrent.
Le vallon de Graffiane
12La voie de chemin de fer a aussi conduit à un premier développement du noyau villageois qui, bien que contraint par le relief, va progressivement s’étendre en rejoignant la gare par le vallon de Graffiane. Cette urbanisation, limitée, suit le creux du vallon. Elle est le fait d’anciens du village au début du XXe siècle. En témoignent dans le vallon quelques traces d’agriculture, notamment des vignes.
Les plateaux
13La Côte Bleue a subi au cours des années 70 une très forte pression que les pouvoirs publics ont eu des difficultés à maîtriser. En témoigne sur la commune voisine du Rove l’importante voie désaffectée appelée localement « route Pompidou » (Photo 2). Elle a été réalisée, en contradiction avec les règles d’urbanisme locales alors en vigueur, par la société AMEROVE qui prévoyait de réaliser 4 000 maisons avec une vue splendide depuis les plateaux dominant la rade de Marseille. Sa dénomination provient du soutien présidentiel dont se revendiquait l’opérateur. Soutien qui ne s’est jamais manifesté. Les terrains ont été cédés depuis au Conservatoire du littoral.
14Dans ce contexte, la commune voit son urbanisation s’accroître grâce à l’industrialisation de l’Etang de Berre et à la banalisation de l’automobile. Ensuès intègre alors l’espace périurbain marseillais en devenant une commune résidentielle accueillant de nombreux pavillons. Cette extension progresse au coup par coup. Elle colonise des espaces naturels en suivant le tracé de la RD 48 le long du vallon de Graffiane ou en surplomb de la mer, à l’image du lotissement de la Brise. Les maisons individuelles se répartissent de part et d’autre de cette départementale sans pour autant s’enfoncer dans les espaces naturels collinaires. Il s’agit plutôt d’habitat individuel sur de grandes parcelles qui s’intègrent dans leur environnement.
15Dans ce contexte, la commune voit son urbanisation s’accroître grâce à l’industrialisation de l’Etang de Berre et à la banalisation de l’automobile. Ensuès intègre alors l’espace périurbain marseillais en devenant une commune résidentielle accueillant de nombreux pavillons. Cette extension progresse au coup par coup. Elle colonise des espaces naturels en suivant le tracé de la RD 48 le long du vallon de Graffiane ou en surplomb de la mer, à l’image du lotissement de la Brise. Les maisons individuelles se répartissent de part et d’autre de cette départementale sans pour autant s’enfoncer dans les espaces naturels collinaires. Il s’agit plutôt d’habitat individuel sur de grandes parcelles qui s’intègrent dans leur environnement.
16Les années 1990-2000 sont marquées par l’aménagement en 1991 du lotissement de Chantegrive (Photo 3). Les habitations de type rez-de-chaussée et R + 1 s’imposent de façon massive sur le plateau, dominant la mer au loin. Les élus, à l’époque, n’ont pas su s’opposer aux pressions de la promotion immobilière et aux fortes demandes d’habitats individuels. Le nouveau quartier de Chantegrive est relié au village par une voie unique. C’est une bulle, à la fois en termes spatial et social de 1 500 habitants, ce qui est considérable pour la commune. C’est avant tout une urbanisation d’opportunité foncière, sans équipements publics, sans lien social avec le village. Le lotissement est majoritairement peuplé d’urbains venus de Marseille, il n’a pas été investi par les habitants historiques. La demande de ces nouveaux habitants est plus urbaine, plus militante, que celles des anciens : on assiste à des conflits sur la fréquence du ramassage des poubelles, sur le passage des bus scolaires, sur l’entretien des espaces publics, sur la qualité de l’éclairage public. Il s’agit de classes moyennes qui se sont très fortement endettées pour accéder à la propriété qui était leur rêve. Bon nombre d’entre eux ne parviennent pas à assumer les charges de cette nouvelle propriété. Depuis 1991, date de leur livraison, la moitié des maisons a changé de mains. Symptôme du malaise social et économique des habitants de ce quartier, la majorité des ventes est liée à une séparation ou à un divorce. Et comme aujourd’hui les prix sont trop élevés, les nouveaux habitants sont de plus en plus des retraités aisés qui achètent une maison dans le Sud.
17Comme pour contrebalancer la création de ce lotissement, inquiète d’un risque de développement non maîtrisé de la commune, la municipalité a vendu au Conservatoire une superficie importante de son territoire à la même époque que celle de la création du lotissement. D’autres opérations, la ZAC Panoramic en 1996, et les lotissements des Oliviers et de la Brise ont contribué à étirer l’urbanisation du village vers la mer et les calanques.
18Les parties urbanisées sur la commune sont aujourd’hui très dispersées du fait du relief tourmenté de la commune et correspondent au développement du réseau viaire, par étapes successives. C’est ainsi que plusieurs noyaux d’urbanisations coexistent.
19La dernière décennie montre un profond bouleversement de la population résidante. Aujourd’hui, les nouveaux acquéreurs appartiennent à la classe moyenne supérieure. Il peut s’agir soit de primo accédants, cadres supérieurs ou professions libérales, soit de quadras disposant déjà d’un capital financier de départ. Beaucoup de personnes extérieures à la région, également attirées par la mer, essentiellement des Parisiens et des Lyonnais ont acheté sur la commune grâce notamment au développement du TGV. La municipalité estime qu’ils achètent environ un quart des propriétés vendues.
20La carte ci-dessous (Figure 12) retranscrit l’évolution de l’urbanisation d’Ensuès-la-Redonne au cours des récentes décennies :
Le centre ancien : situé à 3 km du rivage dans une dépression sans vue sur la mer. Habitat dense de maisons de village donnant sur des rues assez étroites dont l’artère principale regroupe, aujourd’hui encore, l’essentiel des équipements de proximité de la commune. Ses habitants sont pour l’essentiel des descendants des anciennes familles d’Ensuès |
Les Calanques (la Redonne, madrague de Gignac, Méjean, Figuières) : d’abord habitées par des pêcheurs marseillais et par les ouvriers en charge de la réalisation de la ligne SNCF entre1890 et 1909. La culture des cabanons, aujourd’hui tant mise à l’honneur, ne date finalement que des années 1930. Elles sont actuellement occupées pour moitié par des récents acquéreurs fortunés. |
Le Vallon de Graffiane : entre 1 et 2 km du rivage, sans vue sur la mer. Il relie le vieux village à la gare (1909) puis aux calanques (1972). Il a été colonisé progressivement par des anciens habitants d’Ensuès. |
Les ZAC Cantegrive et Panoramic, le lotissement (Lot.) Les Oliviers : Les années 1990-2000 sont marquées par l’aménagement de lotissements avec vue vers ou sur la mer : Chantegrive à 2,5 km du rivage, Panoramic, La Brise, Les Oliviers entre 200 et 300 mètres du rivage) ces opérations sont occupées par de nouveaux venus, dont le revenu croît avec la proximité du rivage |
21Depuis une trentaine d’années, ce territoire a donc fait l’objet d’une double colonisation, dans le haut de la commune par des urbains de catégories socio-professionnelles moyennes de l’agglomération marseillaise, près de la mer par des catégories sociales supérieures venues souvent de plus loin.
1.2. Une volonté de protection déjà ancienne accompagnée par la politique du Conservatoire du Littoral
22Face à ces bouleversements successifs, la commune a rapidement admis la nécessité d’une politique de protection forte de son territoire tant convoité. Cela s’est très tôt traduit par le classement en espaces naturels d’une grande partie du territoire. Sur l’ensemble de la commune, les zones N représentent actuellement 82 % du territoire. Elles font en outre l’objet d’une surprotection du fait, soit de leur acquisition par le Conservatoire, soit de leur classement en espaces boisés en application de l’article L146-6 qui couvrent 1 013 hectares. 30 années de protection montrent que les municipalités successives, conscientes de ne pouvoir limiter seules l’urbanisation de ce site remarquable, ont cherché à mobiliser les compétences de l’Etat avant même le vote de la loi Littoral. C’est ainsi que la commune a appuyé la politique d’acquisition foncière du Conservatoire afin de protéger durablement une grande partie de son territoire (Photo 4). Aujourd’hui encore, la commune cherche à se prémunir de cette pression par une demande de classement d’une grande partie de son territoire auprès des services de l’Etat.
Un territoire acquis par le Conservatoire du Littoral
23A partir des années 1976 et 1977, le Conservatoire du Littoral a commencé une politique d’acquisition systématique des terrains naturels sur les communes du Rove et d’Ensuès, face à la multiplication des projets d’équipement de la côte. C’est ainsi qu’il est devenu propriétaire sur la Côte Bleue de 3 000 hectares de terrains dont 1 200 hectares sur Ensuès, pour une enveloppe globale de 50 millions de francs à l’époque.
24Du fait de ce volontarisme déjà ancien la Côte Bleue est aujourd’hui le plus grand site du Conservatoire du Littoral en France continentale. La décennie 70 marque le début de l’engagement de la commune pour préserver un espace naturel remarquable, unique, en incitant le Conservatoire à préempter les terrains mis à la vente. Le POS, en classant en zones ND inconstructibles ses espaces naturels a ouvert la voie à l’action du Conservatoire. A cette période celui-ci a acquis en priorité des grands terrains qui n’étaient pas bâtis dans le double objectif de prendre des positions significatives et de minimiser les coûts de destruction des maisons. Ces premiers terrains se situent à l’ouest de la commune en direction de Carry-le-Rouet mais également sur les hauteurs du vallon de Graffiane. Ces acquisitions ont relayé la volonté communale de freiner une potentielle extension de l’urbanisation de Carry-le-Rouet en créant une coupure d’urbanisation assez étendue. En ce qui concerne le Vallon de Graffiane, la commune a voulu freiner l’urbanisation de manière à la maintenir dans les parties déjà urbanisées du vallon et limiter le glissement du vieux village vers la mer. Au cours des années 1980 le Conservatoire a aussi acheté les terrains situés à la frontière de la commune du Rove mais également autour des calanques et à l’Est du vallon de Graffiane. Il est aujourd’hui propriétaire de 1 368 hectares sur la commune, avec l’appui des municipalités successives qui ont toujours considéré qu’il s’agissait là d’un outil de protection efficace, parce que non sujet aux aléas des politiques locales face à l’urbanisation. La commune a ainsi renoncé à son droit de préemption urbain au profit du Conservatoire du Littoral. Ce dernier a établi un périmètre de droit de préemption des espaces naturels sensibles avec la participation du département. Le prix minimum des terrains est fixé par le Service des Domaines. L’expropriation n’est pas utilisée afin d’éviter la longue procédure de déclaration d’utilité publique.
25La politique menée aujourd’hui continue sur cette dynamique même si la majeure partie des terrains naturels est déjà protégée. La situation n’est plus urgente comme c’était le cas dans les années 1970 où l’urbanisation diffuse risquait de compromettre les grands espaces naturels. Le POS et aujourd’hui le PLU favorisent largement la limitation de l’urbanisation vers certaines zones bien déterminées. Devenu propriétaire de grands ensembles fonciers, le Conservatoire intervient de façon plus fine sur de petites parcelles stratégiques. Cela concerne à la fois des enclaves naturelles au sein de grands secteurs protégés et des espaces proches du rivage particulièrement sensibles, à l’image de certains petits îlots dans les calanques. Ses acquisitions se rapprochent d’une part du littoral afin d’enserrer les zones U des calanques et rendre définitivement impossible leur extension. Sur le plateau, d’autre part, le Conservatoire cherche à acquérir les dernières enclaves qui sont toutes des parcelles naturelles encore vierges. Il s’agit le plus souvent de parcelles de fond de vallon, situées au milieu des massifs dont l’acquisition devrait permettre une unité de gestion du site. Il procède par préemption au gré des opportunités. Cette démarche est systématique et s’inscrit dans la longue durée. Le prix d’acquisition par le Conservatoire de ces terrains inconstructibles se stabilise sur la Côte Bleue aux alentours de 0.60 euros du mètre carré. Ce prix n’est pas vraiment élevé car les terrains acquis ne portent plus d’enjeux majeurs en terme de constructibilité, il s’agit souvent de garrigue, et leur inconstructibilité est assurée par les documents d’urbanisme. L’ensemble de leurs usages est extrêmement limité puisque seule la culture pour gibiers est autorisée sur les terrains acquis par le Conservatoire.
26Les acquisitions du Conservatoire n’ont pas eu vraiment d’impact sur les prix de l’ensemble des terrains de la commune. En règle générale, il semblerait que ça soit plutôt la rareté des terrains, réelle sur la commune, comme plus généralement sur l’ensemble de la Côte Bleue qui a contribué à augmenter les prix ainsi que la politique communale visant à limiter l’ouverture à l’urbanisation. En effet, cette dernière entend bien respecter le seuil des 6 000 habitants afin d’offrir un cadre privilégié pour ses habitants mêlé entre les maisons individuelles et la nature. Ce pari mené pour la conservation de la nature est bien tenu puisque certains habitants viennent même de Carry-le-Rouet ou bien de Sausset-les-Pins, communes limitrophes, pour s’installer à Ensuès car le cadre de vie est perçu comme plus typique et plus respectueux de la nature.
Vers un classement de la Côte Bleue
27C’est une délibération de la commune d’Ensuès en date du 26 mars 2004 qui a lancé la procédure de classement. Dans cette délibération la commune demande ce classement parce qu’il s’agit « de la protection la plus forte, susceptible de garantir à plus long terme la préservation du site » et précise que « la mesure de protection des sites la plus efficace et la plus durable aujourd’hui en France est le classement ». Sans doute n’a t elle qu’une confiance limitée dans ses propres documents d’urbanisme et leur pérennité. Il est plus surprenant que le classement projeté se superpose aux acquisitions du Conservatoire. Il faudrait probablement rechercher dans l’opposition des habitants et usagers des calanques aux programmes d’extension des capacités portuaires de la Côte Bleue portées par la Communauté urbaine de Marseille-Provence-Métropole la raison de ce surcroît de protection. Une fois encore, dépassé par les externalités d’une croissance urbaine qui lui échappe, la commune a donc cherché à mobiliser les outils lourds de l’Etat afin de se prémunir de son puissant voisin marseillais. En 2006, la commune du Rove, limitrophe, a également délibéré en ce sens. A l’origine, cette demande de classement ne concernait que la bande littorale et les calanques, en aucun cas la totalité du territoire communal. Néanmoins, le MED, qui avait inscrit la Côte bleue dans une liste des sites qu’il avait prévu de classer, a profité de la demande des élus pour définir une bande d’étude beaucoup plus large puisque la quasi-totalité du territoire communal naturel d’Ensuès figure dans le projet de classement.
28La totalité des territoires du Rove et d’Ensuès est ainsi concernée. Le site inclura aussi quelques petites parties des territoires de Gignac, Carry et Marseille mais 90 % du site classé seront situés sur ces deux communes. La plupart des critères justifiant un classement de site sont au rendez vous, comme le souligne l’étude préliminaire commandée par la DIREN : paysage, histoire, patrimoine (militaire ou ferroviaire), richesse écologique… même si une étude d’Eccomed a montré qu’il y avait plus de richesse écologique à Carry qu’à Ensuès.
29Le 14 octobre 2007 le préfet a validé le projet de classement de la DIREN mais lui a demandé, pour des raisons politiques, et avant de consulter officiellement les collectivités, de prendre l’avis de MPM pour vérifier qu’il n’y aurait pas d’opposition frontale. Le préfet jugeait en outre préférable d’attendre les élections municipales de mars 2008. Car si la protection du milieu naturel reste l’argument officiel de cette demande de classement, la raison de fond pourrait en être davantage la volonté municipale de se prémunir des volontés d’aménagement de la Communauté Urbaine de Marseille dans la baie de l’Estaque puis vers la Côte Bleue. C’est en tout cas l’analyse de la DIREN, confirmée implicitement par le préfet qui a demandé à la DIREN d’informer la CUMPM avant tout lancement officiel de la procédure afin de s’assurer de la compatibilité du projet de classement avec ses propres projets. Ce projet est en outre cohérent avec la DTA qui classe en espace remarquable au titre de la loi littoral l’ensemble du massif.
30Les fonds de vallons habités à Ensuès et au Rove ont été sortis du périmètre d’étude du classement de site afin de limiter les problèmes de gestion et d’adaptation du bâti existant. De même, d’anciennes carrières ou le village de l’Estaque en sont également exclus Marseille, qui a de grands projets de développement dans ce secteur, s’y étant formellement opposé. Le classement porte donc essentiellement sur des milieux naturels, à l’exception notable de certaines calanques habitées dans lesquelles l’ABF va bénéficier d’un pouvoir fort. Cette volonté de classement des petits ports et des calanques, proposé par la mairie, est pourtant très fortement partagée puisque les CIQ de chacune des calanques se sont prononcés en faveur de ce classement. Ils sont même à l’origine de la demande de la municipalité auprès des services de l’Etat. Les habitants des calanques ont donc préféré demander de nouvelles contraintes réglementaires plutôt que de risquer de voir s’élever de nouvelles constructions. Si les calanques sont inclues dans le périmètre de classement, plus haut, dans la colline, celui-ci évite pourtant soigneusement les projets d’urbanisation futurs de la commune.
31La multiplication de dispositifs de protection interroge. Ces protections, visant à contraindre le développement de la commune, obéissent à des logiques extérieures au territoire communal. Bien que demandées par les équipes municipales successives, elles servent de façon différenciée les habitants d’Ensuès. Cette protection réglementaire apparaît comme un contresens culturel pour l’habitant traditionnel, ravit les classes supérieures installées dans les calanques qui voient en elles un moyen de préserver leur tranquillité et gêne les périurbains des classes moyennes dans leur désir d’accession à la propriété même loin de la mer compte tenu des prix du foncier. Fondamentalement, la protection apparaît bien souvent au service d’un entre-soi permettant de se prémunir des projets du puissant voisin marseillais et de limiter les accès au rivage aux catégories sociales les plus fortunées.
2. Les cercles des inégalités
32L’accès physique à la mer, le sentiment d’en être proche, et la vue ont chacun un impact sur la valeur des biens immobiliers. La combinaison de ces trois facteurs y est déterminante. Le rapport à la mer dessine l’échelle de valeur des résidences et de la répartition sociale des habitants. Typologie sociale et relation à la mer sont étroitement liées dans la commune.
33Dans les calanques, les pieds dans l’eau ou en position dominante avec un accès direct à la mer, se situent les cabanons et les très belles villas. Un peu en retrait, un peu plus dans les hauteurs, la deuxième couronne abrite de belles villas avec une très belle vue. Toutefois elles sont incluses dans des lotissements assez denses, orientées vers la mer, certes, mais sans bénéficier d’un accès direct. Ce sont les lotissements La Brise et Panoramic, le bien nommé. Enfin, beaucoup plus loin, on retrouve les villas plus ordinaires, toutes orientées vers la mer, sans grande qualité architecturale et en lotissement d’une très grande densité, c’est le lotissement de Chantegrive.
34S’il est malaisé de lier protection et formation du prix des biens fonciers, la relation avec le paysage est plus facilement décelable. Certes, la relation entre protection et formation du foncier s’établit avec une corrélation forte pour les terrains protégés. Si une spéculation a pu perdurer face aux protections publiques au cours des années 80 et 90 sur le littoral notamment, elle semble en voie de diminution tendancielle malgré une remontée récente liée aux incertitudes boursières. Le prix des terrains acquis par le Conservatoire dans ces espaces a tendance à stagner, voire à régresser en euros constants. En revanche l’effet des protections environnementales est marginal dans la formation des prix des terrains voisins et nécessiterait pour être établi un échantillon important. En outre la façon dont joue une politique publique sur les prix n’est pas mécanique, par exemple par un effet visible à sa promulgation. Généralement les politiques publiques sont pressenties, annoncées et, après le début de leur mise en œuvre, mettent du temps à produire leurs effets. Il y a donc des effets d’anticipation autant que d’inertie, qui sont fondamentaux pour l’analyse des prix fonciers. Leur prise en compte nécessite des échantillons importants en taille et sur une période de temps suffisante pour en percevoir les effets. (Napoléone, 2001, 2005) Nous n’avons pas pu procéder à ce recensement et l’échelle de notre territoire d’observation ne permet en tout état de cause pas d’établir des données utilisables. Ce pourra être l’objet d’un travail ultérieur mené en collaboration avec l’INRA et le Conservatoire du Littoral. La recherche pourrait ne pas être dénuée d’intérêt puisque les responsables du ministère de l’Equipement ont évoqué lors de réunions de travail (DGUHC, 2006) la possibilité d’un système de taxation des plus-values dont profiteraient les terrains bordant les coupures d’urbanisation. Encore faudrait-il être capable d’en établir à la fois la réalité et le taux.
35D’ailleurs, si la conviction qu’une plus-value existe est spontanément assez largement partagée par les professionnels de l’urbanisme, elle rencontre plus de scepticisme chez ceux de l’immobilier qui ne constatent pas de lien aussi direct entre voisinage d’un terrain protégé et valorisation du bien. Des contingences viennent en effet parasiter cette relation comme par exemple le risque incendie ou l’exposition accrue aux cambriolages du fait d’un moindre contrôle social de proximité. La relation entre le paysage et la formation du prix des biens fonciers est plus aisée à établir. Des travaux en ce sens, effectués suivant la méthode des prix hédonistes, notamment dans la région de Dijon (Cavailhès et al., 2006), le montrent bien. Le paysage à Ensuès c’est d’abord la mer. Cela peut constituer un paradoxe dans un village qui lui a historiquement tourné le dos. C’est surtout la manifestation du profond bouleversement qu’a subi ce village passant en 40 ans de 800 habitants ruraux à 5000 périurbains en quête d’horizons marins. L’étude d’Ensuès montre, à l’instar des travaux des chercheurs dijonnais (Cavailhès et al., 2006), une certaine myopie dans les stratégies résidentielles. En effet, non seulement le prix des biens est corrélé à la proximité de la mer, mais encore la différence de prix entre une maison ayant vue sur la mer et une ne l’ayant pas diminue au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. De même, lors des estimations qu’ils rendent pour les DIA dans les périmètres de préemption, les domaines intègrent la distance au rivage et la vue sur la mer pour les biens bâtis, mais aussi pour les biens inconstructibles.
36Une étude des transactions sur les 24 derniers mois permet de chiffrer approximativement le surcoût lié à la mer :
Au village, à 3 km de la mer un terrain constructible, sans vue sur la mer est vendu 230 000 euros ;
A Chantegrive (Photo 6), une maison avec vue sur la mer vaut 400 à 450 000 euros soit 10 % de plus qu’une maison privée de vue ;
A Bourgailles, sur des grands terrains de 4000 m2, les maisons avec vue sur la mer sont vendues au moins 600 000 euros ;
Dans le vallon de Grafiane les maisons se vendent de 300 000 à 600 000 euros suivant leurs dimensions, leur proximité de la mer et leur hauteur à flanc de coteaux, très peu ont vue sur la mer. La distance au rivage varie entre 1 km et 1 km 5 ;
Au lotissement des Oliviers les maisons valent environ 500 000 euros sur des terrains entre 500 et 1000 m2. La mer est à 500m à vol d’oiseau ;
Au lotissement de la Brise, les maisons sont une surface habitable de 150m2 et des terrains de 1200 m2, elles sont vendues 500 000 euros minimum. La mer est également à 500 m à vol d’oiseau.
37La ZAC Panoramic (Photos 5) regroupe des maisons cossues sur des terrains supérieurs à 1000 m2. Elles valent entre 650 000 et 1 000 000 euros, et bénéficient, à ce prix, de la vue sur la mer qui est de 100 à 300 m à vol d’oiseau.
38Enfin, une belle villa sur la mer, dans les calanques, sur un petit terrain forcement réduit vu la topographie des lieux (1000m2 est un grand maximum) coûte de 1,5 à 2 millions d’euros. Toujours dans les calanques, une petite maison de 100 m2, avec vue sur la mer (Photo 6) sur un terrain de 400 m2 coûte 630 000 euros. La même, sans vue sur la mer, coûte 500 000 euros, soit une moins value de 26 %.
39Les cabanons des calanques constituent une catégorie particulière où la rareté le dispute au ‘coup de cœur’. Les modalités de leur transmission, au sein des familles ou tout au plus dans un cercle de proche intimité, les plaçaient encore très récemment hors marché. Cela rendait difficile leur évaluation, notamment par les domaines. La constitution d’un prix de référence était alors quasiment impossible. Ces cabanons, de piètre qualité constructive, sont des bâtiments sans valeur intrinsèque. Leur évaluation il y a quelque temps était alors fortement influencée par la valeur de la construction et donc très faible.
40La position des domaines a évolué à cet égard. Du fait de mutations survenues ces dernières années, les cabanons ont acquis une valeur considérable qui tient d’abord à la présence de la mer. Le marché est très faible, ces biens sont d’une rareté extrême, très convoités, les prix de comparaison qui fondent les estimations des domaines très élevés Certains ont pu atteindre 400 à 500 000 euros pour 70 m2 et un jardinet. Cela a eu une incidence très importante pour le Conservatoire lorsque celui-ci a décidé de se porter acquéreur à La Veysse, calanque voisine d’Ensuès, de cabanons menacés par des éboulements de rochers en provenance de ses terrains (Photo 7).
41Les services des domaines ont estimé un cabanon les pieds dans l’eau le double de la valeur de son sosie situé en fond de vallon sans vue sur la mer à 100 mètres de distance.
42Cela aura probablement dans les années à venir une forte incidence sur l’évolution des catégories socio-professionnelles de leurs propriétaires à l’occasion des successions. 50 % de ces cabanons appartenant à des familles modestes, les partages successoraux pourront en effet conduire dans nombre de cas à la vente de ces cabanons, aucun des héritiers n’étant à même de racheter la part de ses co-indivisaires.
3. Choisir sa nature : la mer, même au loin, le dos à la terre
43Quelle que soit la distance à la mer et la typologie du bâti, les maisons tournent le dos assez nettement au milieu naturel voisin de forêt ou de garrigue pour n’être orientées que vers la mer (Photo 8). Cette vue onirique, image d’un milieu naturel peu effrayant parce qu’à la fois distant et hors de toute histoire familiale ou professionnelle, conduit à ne plus voir la nature dans laquelle la maison est construite. Cette mer relève d’une nature fantasmée n’exerçant pas de contrainte sur la vie quotidienne. L’avantage du grand paysage marin c’est qu’il ne demande pas d’entretien, de débroussaillage ou d’arrosage et qu’il fait rêver, ne serait-ce que par procuration. Si la mer est leur horizon commun, les rapports au milieu naturel protégé de la commune changent néanmoins selon les types de population.
44Pour les anciens du village, les collines et la chasse, la vigne et l’élevage font partie d’une identité paysanne qui n’est pas si ancienne et donc encore vivace. Dans leur culture, le milieu naturel avait, et a encore, vocation à être à la fois ouvert et très utilisé : chasse, ballades, cueillettes traditionnelles participaient effectivement de l’entretien et des équilibres de ces milieux. Aujourd’hui, le quad ou enduro relèvent de la même attitude : le milieu naturel ouvert appartient à tous, qui peuvent y pénétrer, s’en servir… Cette perception de leur patrimoine local va à l’encontre des volontés du Conservatoire de restreindre les usages de l’espace, voire d’en interdire certains afin de le protéger, au prix d’une séparation entre la vie locale et ses espaces naturels : le risque est alors celui du sentiment d’une protection imposée, vécue comme une fermeture de l’espace, une captation du territoire au profit de logiques externes, au profit des ‘autres’, les marcheurs et visiteurs d’un jour. Le maire communiste de vieille souche du Rove, commune voisine, limite le plus possible les accès aux massifs pour réserver à ses habitants l’accès à leur territoire, y compris en ne s’occupant pas du sentier du littoral.
45Pour les nouveaux habitants des lotissements, cette protection est moins problématique puisque, s’agissant d’urbains, ils n’ont pas l’habitude de fréquenter le massif. Les jardins suffisent. En revanche, ils apprécient la tranquillité que cette protection amène et s’insurgent des intrusions qu’y font les promeneurs, motorisés ou non.
46Mais ils sont sensibles aux contraintes qu’impose ce milieu naturel : obligation de débroussailler dans une bande de 50 mètres. Le problème est alors celui du coût… pas toujours bien perçu puisque le risque incendie ne fait pas partie de la culture de ces habitants. De fait, bien peu d’habitants de Chantegrive se conforment à l’obligation de débroussaillement. La réalisation d’une piste DFCI a provoqué la colère des habitants du lotissement qui y voyaient d’abord le risque d’une fréquentation accrue des espaces naturels à proximité de leurs propriétés. La vie de la frontière entre les terrains du Conservatoire et les propriétés riveraines bâties est faite de compromis, de face-à-face, de dos à dos. Les terrains du Conservatoire étant notamment issus d’un très vaste terrain dont le bornage n’avait pas été fait, le Conservatoire a pris la précaution de ne pas classer dans son domaine propre incessible une bande de terrain tout au long de l’interface entre ses terrains et les espaces urbanisés. Des constructions diverses, piscines, terrasses, parties d’habitations, empiétant sur les propriétés du Conservatoire, celui-ci joue la conciliation. C’est ainsi qu’il a procédé à plus de 80 rétrocessions payantes sur la commune à des riverains qui avaient édifié des constructions sur des terrains n’appartenant pas à son domaine propre avant leur acquisition par le Conservatoire. En revanche, il constate les infractions, poursuit et fait détruire et remettre en état pour les occupations de ses terrains postérieures à leur acquisition. Elles sont nombreuses de la part des habitants mitoyens (Photo 9).
47Les propriétaires de petits terrains qui font face aux très grandes étendues libres propriété du Conservatoire peuvent être tentés d’empiéter volontairement sur ces espaces, propriétés de l’Etat et donc ressenties comme collectives, sous forme d’aménagements de terrains de sport, de terrasses, de barbecues etc. Une école maternelle y a même fait son espace de récréation. A Chantegrive, les constructions qui peuvent percevoir la mer tournent le dos aux autres espaces, ceux du Conservatoire y compris. Leurs habitants peuvent alors y externaliser des remblais, des clôtures, des canalisations… Ces empiètements sont considérés comme ‘normaux’ compte tenu des dimensions respectives des terrains et du sentiment d’une propriété collective du sol du Conservatoire. Ces externalisations de l’urbanisation sur les espaces protégés ne sont pas le fait des seuls habitants puisque, sur les terrains du Conservatoire et avec son assentiment, derrière le lotissement de Chantegrive, passe une piste DFCI, s’élèvent un pylône de relais hertzien et une tour de guet pour la prévention des incendies, affleurent des réservoirs d’eau… (Photo 10).
48Faire respecter l’immensité de ses propriétés est un combat quotidien pour le Conservatoire. A l’inverse, il doit faire face à une demande très forte d’entretien de ses terrains, de débroussaillage, de nettoyage… la demande sociale des habitants immédiatement riverains va à l’encontre des politiques du Conservatoire qui visent à laisser ces espaces évoluer de la façon la plus naturelle possible. Les habitants situés à proximité des acquisitions du Conservatoire ont des avis contrastés sur ces espaces protégés classés inconstructibles. Certains pensent que ces acquisitions sont une bonne chose pour eux car ils sont sûrs de n’avoir aucun voisin. Pour d’autres par contre c’est un danger car selon eux le Conservatoire n’entretient pas ses espaces ce qui les met en première ligne lorsque survient un incendie. C’est ce qui s’est passé en 2003… et les propriétaires ne sont pas indemnisés pour les dommages causés.
49Dans les calanques, le milieu naturel terrestre est également peu regardé, même si les habitants demandent sa protection, puisque c’est la mer qui est au centre de toutes les attentions. On tourne également le dos au massif auquel s’accrochent les maisons. La volonté est de rester dans l’entre soi, de ne pas se développer, de ne pas densifier. Il y a un consensus fort sur cette vision, partagée à la fois par la population traditionnelle et les nouveaux arrivants fortunés. Les calanques sont le lieu d'un très fort contrôle social. Ce sont les CIQ (un par calanque !) qui sont à l’origine, en 2004, de la demande municipale de classement du site des calanques d’Ensuès, y compris les zones urbaines, considérant que les acquisitions du Conservatoire et le zonage du PLU ne constituaient pas une protection suffisante. Le projet de classement en cours d’élaboration inclut les zones urbanisées des calanques. Les 5 CIQ des 5 calanques formulent la demande d’une protection très forte de leur cadre de vie, y compris parfois à leurs dépens. Les habitants sont prêts à figer leurs habitations ou à passer par les fourches caudines de l’ABF pour tout projet d’aménagement, même mineur. Les CIQ ont organisé des réunions publiques avant de saisir la municipalité sur la demande de classement. Il y a eu une vaste concertation sur ce thème et un grand consensus. Néanmoins, cet affichage unanimiste semble être à usage externe. On constate en effet de nombreuses infractions au code de l’urbanisme pour travaux réalisés sans autorisation. L’entre soi demeure, le contrôle social de cette petite communauté se substituant au contrôle réglementaire (Photos 11 et 12). La vie des habitants des calanques est très liée à l’eau et à la pratique du nautisme sur des bateaux appropriés à cette côte découpée aux accès étroits. Les ports sont très petits, accueillent des bateaux de petite dimension, les listes d’attente pour obtenir un anneau s’allongent sur plusieurs années voire plusieurs décennies. Les associations de riverains ont demandé le classement des ports, très caractéristiques de ces côtes. Si les arguments affichés pour cette demande de classement relèvent du paysage, du pittoresque, des pratiques culturelles et sont d’ailleurs tout à fait recevables de ces points de vue, l’objectif premier est de contrer le projet de la Communauté urbaine de Marseille-Provence-Métropole de développer l’offre de places de bateaux dans la rade de Marseille.
50Ces calanques se caractérisent ainsi par une volonté d’entre soi très fort. S’il est garanti d’une certaine façon par le niveau très élevé des prix des biens immobiliers, cet entre soi inégalitaire se trouve renforcé par les caractéristiques physiques des lieux qui justifient un discours offensif de contrôle de l’espace par les habitants avec les outils de la puissance publique. La demande est celle d’avoir la paix. Il n’y a pas de demande particulière en termes d’équipements publics ou de développement. Les difficultés d’accès et l’éloignement, qui induisent un mode de vie un peu particulier, sont assumés et défendus, personne ne se plaint, comme personne ne veut que l’on s’occupe de ce territoire. L’intime conviction d’appartenir à une petite caste de privilégiés interdit d’une certaine façon aux habitants d’afficher les désagréments de la situation. La difficulté d’accès est plus vécue comme une protection contre autrui que comme une contrainte. Une revendication très forte, à laquelle la mairie a accédé, est la demande de fermeture des routes l’été afin que les calanques, cul-de-sac sur la mer, ne soient pas engorgées de voitures. Donc, les mois d’été, une barrière est mise par la mairie sur les voies publiques d’accès aux rivages pour abaisser le taux de fréquentation des calanques par les ‘autres’. Ceux-ci auront-ils le droit d’utiliser les voies publiques pour aller se baigner enfin dans la Mare Nostrum pendant les mois d’hiver ? Ce n’est pas sûr. Les habitants demandent l’extension de cette fermeture à l’ensemble de l’année. L’ensemble de ces revendications est porté au conseil municipal par une adjointe au littoral, habitante d’un cabanon restauré.
Conclusion
51Le cas d’Ensuès-la-Redonne illustre le passage d’une pratique de rivage à la naissance puis à l’affirmation d’un désir de rivage. Un désir créateur d’inégalités, par la recherche d’une vue sur la mer imprenable et l’appropriation de l’accès au rivage, avec leur corollaire de sélection sociale par le prix des biens.
52Le rapport des nouveaux habitants à leur environnement naturel est surdéterminé par ce rapport à la mer au point de leur faire se détourner des espaces terrestres de proximité faisant pourtant l’objet, du fait de leurs qualités de puissants dispositifs de protection. Si nous avons pu évoquer les relations entre les aménités environnementales nées du rapport à la mer et la formation des prix, le lien entre les politiques de protection et cette dernière nécessiterait des échantillons importants et l’observation sur une longue période Cela pourra faire l’objet d’un travail ultérieur avec l’INRA et le Conservatoire du Littoral notamment. La recherche pourrait ne pas être dénuée d’intérêt puisque les responsables du ministère de l’Equipement ont évoqué lors de réunions de travail (DGUHC, 2006) la possibilité d’un système de taxation des plus-values dont profitent les terrains bordant les coupures d’urbanisation. Si la conviction qu’une plus-value existe et est assez largement partagée dans les milieux professionnels de l’urbanisme, elle laisse par ailleurs sceptiques les professionnels de l’immobilier. La poursuite de recherches en ce sens n’en aura que plus de prix.
Auteurs
Maître de Conférences en Aménagement et Urbanisme, Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (IUAR) de l’Université Aix Marseille 3
Professeur des Universités en Aménagement et Urbanisme, Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional (IUAR) de l’Université Aix Marseille 3
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