Analyse proxémique d’interactions didactiques
p. 139-157
Texte intégral
1Dès leur entrée dans la classe et tout au long de leur enseignement, les professeurs manifestent par leurs gestes et leurs positions un certain nombre de significations. Nous pensons que les modalités non-verbales d’échange de significations entre le professeur et les élèves jouent un rôle non-négligeable dans la qualité et l’efficacité de la relation didactique. La recherche dont ce texte est issu tente de rendre compte de certaines de ces modalités.
2Traduire dans un langage verbal des éléments qui par nature ne sont pas réductibles à un système de type digital (Watzlawick & al., 1972) est déjà une gageure. De plus, la familiarité de ces éléments non verbaux, abondamment utilisés dans la communication ordinaire, représente un obstacle en rendant invisibles des comportements appris pour certains dès l’enfance, par imitation, et spécifiés ensuite dans les situations que nous étudions.
3La méthodologie d’analyse est spécifique à la fois à l’objet d’étude, et aux situations analysées. Nos outils d’observation et d’analyse sont issus du champ de la didactique des mathématiques, et de celui de l’anthropologie.
1. Relation didactique et action du professeur
4A la suite de Chevallard (1991), nous considérons comme didactique tout ce qui "dans les affaires des hommes, concerne l’enseignement et l’apprentissage". Le concept de didactique est donc ici utilisé dans une perspective anthropologique. La nature de notre objet de recherche nous conduit par ailleurs à nous référer à deux systèmes de concepts : le premier est issu de la didactique des mathématiques (Brousseau, 1998 ; Sensevy, Mercier, Shubauer-Leoni, 2000 ; Sensevy 2001) ; le deuxième est celui élaboré par l’anthropologue E. T. Hall (1971) pour décrire la façon dont les hommes usent de l’espace dans les rapports qu’ils entretiennent avec leurs semblables.
1.1. Situation, milieu, contrat
5Le contrat didactique, est défini par Brousseau comme "l’ensemble des comportements (spécifiques) du maître qui sont attendus de l’élève, et ceux de l’élève qui sont attendus du maître" (Brousseau, 1998). Il s’agit donc d’un système d’attentes réciproques entre le professeur et les élèves, informé par l’institution dans laquelle il s’inscrit.
6L’activité de l’élève se déroule dans un certain milieu, qu’on peut considérer avec Brousseau comme "tout ce qui agit sur l’élève, et tout ce sur quoi l’élève agit" (Brousseau, 2003). Une dimension importante du travail du professeur est donc un travail de "mésogénèse", c’est à dire de construction ou d’aménagement du milieu (Sensevy & al, 2000).
1.2. Topogenèse et chronogenèse
7Une autre façon de spécifier la notion de contrat didactique est proposée par Chevallard en 1981, avec les concepts de topogenèse et de chronogenèse, concepts qui ont été repris et prolongés par Sensevy, Mercier et Shubauer-Leoni (2000).
8La chronogenèse représente le temps didactique, disposition du savoir en éléments successifs sur l’axe du temps. Enseigner est donc, dans cette perspective "parcourir, avec les élèves une séquence, une suite orientée d’objets de savoir"
9La topogenèse représente l’état des lieux respectifs, des topos, qu’occupent le maître d’une part, et chacun des élèves ou groupe d’élèves d’autre part. Les lieux dont il s’agit ici sont des lieux symboliques qui comprennent pour le maître comme pour l’élève l’ensemble des tâches qu’ils sont censés accomplir, et leur espace de savoir.
10Vu sous cet angle, le contrat didactique en cours, à un moment donné de l’interaction, peut se concevoir comme un état de la topogenèse à ce moment précis de la chronogenèse.
1.3. Le jeu du professeur
11On peut à la suite de Brousseau considérer que l’élève dans une situation d’apprentissage joue à un "jeu" où il s’agit de produire des "réponses" qu’il suppose correspondre à l’attente du professeur. Si la situation est construite de façon adéquate, l’attente du professeur est suffisamment opaque à l’élève pour que la production de la "réponse" souhaitée soit le résultat de la mise en œuvre du savoir visé, ou tout au moins que le savoir soit contenu dans la stratégie mise en œuvre pour "gagner", c’est à dire produire la réponse adéquate. On voit bien ici que le professeur va être soumis à un paradoxe, car ce n’est pas lui qui doit jouer, et plus il "dévoile ce qu’il désire, plus il dit précisément à l’élève ce que celui-ci doit faire, plus il risque de perdre ses chances d’obtenir et de constater objectivement l’apprentissage qu’il doit viser en réalité (Brousseau, 2003). Le professeur est donc conduit à jouer un autre jeu qui est un jeu sur le jeu de l’élève (Sensevy & al., 2000).
12Pour rendre compte de ce jeu du professeur, Sensevy & al. nous propose un modèle de description de l’action du professeur dont les quatre éléments structuraux renvoient à cette idée du jeu du professeur sur le jeu de l’élève.
Définir désignera ce que le professeur fait pour que les élèves sachent précisément à quel jeu ils doivent jouer ;
Réguler désignera ce que le professeur fait en vue d’obtenir, de la part des élèves, une stratégie gagnante ;
Dévoluer désignera ce que le professeur fait pour que les élèves prennent la responsabilité de leur travail ;
Institutionnaliser désignera ce que le professeur fait pour que tel ou tel comportement, telle ou telle assertion, telle ou telle connaissance soient considérés comme légitimes, vrais, et attendus, dans l’institution.
13Dans le modèle, cette structuration ne prend son sens que si l’on considère qu’elle soutient une triple production :
production des lieux du professeur et de l’élève (effet de topogenèse) ;
production des temps de l’enseignement et de l’apprentissage (effet de chronogenèse) ;
production des objets des milieux des situations, et l’organisation des rapports à ces objets (effet de mesogenèse).
14Une hypothèse qui sous-tend notre travail est que les techniques par lesquelles le professeur définit, régule, dévolue le jeu et institutionnalise les connaissances ou les savoirs ne sont pas uniquement verbales, et qu’une part de l’efficacité de son enseignement dépend de la concordance ou de la discordance entre ces éléments non-verbaux et les diverses significations produites dans et par la situation.
2. La proxémique comme modèle d’observation des comportements
15D’après Hall (1963, 1971), de la même façon que les animaux observent entre eux certaines distances constantes (reconnaissance, fuite…), l’homme observe lui aussi des distances uniformes dans les rapports qu’il entretient avec ses semblables. La complexité des comportements proxémiques amène Hall à choisir huit items1 qui lui permettent de décrire et d’analyser les comportements d’individus de la classe moyenne du Nord-Est des Etats-Unis.
16Préalablement à la recherche sur laquelle s’appuie cet article, nous avons testé cette modélisation de manière exploratoire dans l’analyse de situations de classe (Forest, 2001). Cette étude nous a permis à la fois de constater la fécondité de la modélisation de Hall, et de l’adapter à l’étude des interactions didactiques.
17L’importance du regard en classe a par ailleurs été mise en évidence par les travaux de Delandsheere et Delchambre (1979). Ces auteurs évaluent en effet les interactions visuelles en classe à 75 % du total des interactions non-verbales. Cette importance du regard, confirmée par nos propres observations, nous a amené à utiliser, au moins dans un premier temps, un modèle simplifié comme guide d’observation. La distance que nous postulons — distance didactique — est donc une fonction de la distance euclidienne entre professeurs et élèves, de l’orientation du corps, et de celle du regard. L’élève et le maître sont d’autant plus proches de l’autre, au sens où nous l’entendons, que leurs regards sont convergents, que leur posture est face à face, et bien sûr que leur distance physique est courte.
18En l’état actuel de nos travaux, l’intérêt de ce schéma est avant tout heuristique : on peut le concevoir comme un outil d’observation, présent en arrière fond, et permettant d’informer les analyses qui suivent.
3. Méthodologie employée
3.2. Quelques mots sur le recueil des données
19Le travail prend appui sur des vidéos2 tournées dans une classe de CP, en mathématiques et en lecture, en novembre, mars et juin. Chaque séance a été filmée par une caméra fixe et une caméra mobile, et a été suivie d’un entretien à chaud avec le professeur. Aucune directive n’était donnée au professeur, si ce n’est que les séances devaient être représentatives de sa pratique habituelle. Les séances sur lesquelles portent les analyses peuvent donc être considérées comme des séances ordinaires dans une classe ordinaire. Le professeur est une maîtresse chevronnée.
3.3. Technique d’analyse3 : phase 1
20La principale technique employée est une "analyse à la sourde", c’est à dire que toutes les observations sont effectuées dans un premier temps son coupé. Ce procédé est rendu nécessaire pour les raisons évoquées en introduction : il s’agit par là de rendre étrange ce qui est commun. L’enjeu de ce dispositif est donc de rendre visible ce qui ne l’est pas habituellement. Cette première phase porte sur l’ensemble de la séance, et elle peut être décrite de la façon suivante ;
Première observation vidéo, en attention flottante, avec prise de notes à la volée.
Deuxième observation vidéo, repérage de moments remarquables, ou de formes régulières. Aller-retour entre caméra fixe et mobile, découpage de la séance en épisodes.
Ecriture du scénario global de la séance et analyse didactique a priori (toujours à la sourde)
Choix de quelques épisodes considérés, toujours à la sourde, comme particulièrement denses en comportements non-verbaux.
3.3. Technique d’analyse : phase 2
21Elle consiste en une étude plus détaillée des épisodes repérés dans le flux de l’action comme étant potentiellement importants par rapport aux enjeux de la séance, ou caractéristiques de l’action de ce professeur. Pour chaque moment choisi, l’analyse est affinée en effectuant des aller-retour répétés entre l’observation "à la sourde" proprement dite des épisodes vidéos, et la description écrite des phénomènes observés. Il s’agit toujours d’essayer de comprendre ce qui se passe, uniquement à partir des interactions non-verbales, et d’en rendre compte au mieux. Cette deuxième phase intègre les éléments mis en évidence dans la première, et elle comprend successivement :
Le découpage de chaque épisode en sous-épisodes, ou moments d’interactions, dont la durée peut aller de 3 à 20 secondes.
Une description la plus objective possible, qui porte sur les comportements proxémiques observables du professeur et des élèves. Chaque moment est alors découpé en plans successifs, illustrés par des vignettes, et censés représenter chacun au mieux la proxémie du professeur à un instant donné. Le grain de ce découpage s’établit entre ½ et 5 secondes.
L’inférence, à partir des éléments disponibles, de la topogenèse et de la mesogenèse de l’instant considéré. Les éléments disponibles sont tous autres que verbaux, et comprennent donc l’état du tableau, des différents supports utilisés et l’état du cahier des élèves, ainsi que le scénario global de la leçon, tel qu’il a été inféré.
Une mise en relation du comportement proxémique avec les autres éléments, dont la chronogenèse.
22Il s’agit donc dans cette phase de décrire les éléments de la situation, les tâches dévolues à chacun en rapport avec le déroulement de la leçon ; il s’agit in fine de tenter une mise en relation de ces productions professorales supposées avec les comportements proxémiques observés. Dans toute cette phase, le son est maintenu coupé, et le sera jusqu’à ce que la totalité des moments ait été commentée de la même façon. Toutes les conjectures produites sont écrites en regard des vignettes et des moments considérés. Une conclusion globale est posée en fin d’épisode.
3.4. Technique d’analyse, phase 3
23La dernière phase de l’analyse consiste à confronter l’ensemble des analyses produites à la sourde avec les énoncés produits par le professeur et les élèves. Il s’agit donc de "mettre le son". Les transcripts verbaux sont importés dans le logiciel d’analyse, et les moments analysés de nouveau, au regard des productions verbales et de la prosodie.
24Cette dernière phase donne lieu à un "commentaire sur le commentaire", qui rend compte de la validation ou de l’invalidation des conjectures, et qui tente également de déterminer les liens particuliers qu’entretiennent les deux modalités de communication, verbale et non-verbale.
3.5. Techniques d’écriture
25Le type de travail décrit ci-dessus amène progressivement le chercheur à être extrêmement sensible aux aspects étudiés. La difficulté suivante consiste évidemment à pouvoir partager, en les rendant visibles à d’autres, la réalité des phénomènes observés. La réalisation des vignettes illustrant des plans dans les différents moments répond en partie à cette nécessité. Ces vignettes peuvent éventuellement être renforcées par des signes descriptifs (par exemple des flèches pour indiquer les regards).
4. Exemple : extrait d’une leçon de lecture en début d’année de CP
26Il s’agit donc ici d’illustrer notre méthodologie en nous attachant à l’étude détaillée d’un épisode de classe. Cet épisode sera tout d’abord resitué dans son contexte par une présentation globale, qui rendra compte en même temps de la première phase de la méthodologie. Une analyse plus détaillée de deux fragments prendra place ensuite, en même temps que seront déclinées les phases 2 et 3 de la méthodologie.
4.1. Présentation globale de la séance
27Cette séance conduite au mois de novembre voit l’étude par les élèves du phonème [p] et des syllabes associées, à travers la lecture successive de mots, considérés hors contexte, et choisis visiblement par la maîtresse en fonction de leurs caractéristiques. Le phonème [p] a été présenté au cours d’une leçon précédente, à travers un "mot-repère" (plante). L’enjeu dans cette séance est autant la connaissance, en fin de leçon, de différentes combinaisons syllabiques possibles avec [p], que la mise en place d’une disposition consistant, à chaque rencontre avec des groupements inconnus, à s’interroger en associant des termes déjà connus pour découvrir et intégrer à son répertoire des groupements nouveaux et inconnus. La progression installée par la maîtresse au cours de cette leçon est donc à considérer également sous cet angle.
4.2. Analyse didactique
4.3. Repérage de formes
28L’analyse à la sourde permet de repérer dans le flux de l’action les lieux privilégiés par le professeur, ainsi que des configurations proxémiques (appelées "formes" dans ce qui suit) qui se répètent de façon régulière. Les cercles représentent des positions privilégiées par le professeur.
29Au cours de cette séance, la maîtresse va en particulier inscrire l’étude de chaque syllabe, mot ou expression dans un certain format d’interaction, à chaque fois inauguré par la même forme, et qui se met en place dès la première syllabe. De notre point de vue, cette forme et ses déclinaisons vont contribuer à conduire les élèves à focaliser leur attention sur le contenu visé, c’est à dire les éléments phonétiques et syllabiques. Elle se reproduit à chaque présentation d’une expression, et signifie vraisemblablement la mise à l’étude de celle-ci.
30Ceci nous permet une schématisation a priori du format d’interaction de cette séquence, qui apparaît comme constituée d’une succession d’épisodes comparables, chacun inauguré par la forme présentée ci-dessus. Les 20 minutes de l’ensemble de la séance apparaissent ainsi comme étant partagées entre l’étude des différentes expressions, de façon très inégale comme le montre la représentation ci-dessous (la bande représente la durée totale de la leçon).
31La forme proxémique que nous avons mise en évidence peut de ce fait être considérée comme une "balise" chronogénétique, utilisée par la maîtresse pour rythmer la séance en épisodes, et qui va vraisemblablement permettre aux élèves (à l’instar du chercheur) de se repérer dans la durée de la leçon.
4.4. Analyse détaillée de deux fragments
32Les fragments que nous allons présenter font partie de l’épisode "un pari". On y observe dans un premier temps le maintien de la maîtresse en position effacée au début de l’épisode. On verra dans le deuxième fragment la maîtresse reprendre plus nettement la main. On notera que la maîtresse indique dans l’entretien post-séance s’être attendue pour cette expression à des difficultés spécifiques.
4.5. Modalités de présentation des analyses
33Pour des raisons de lisibilité, les différents niveaux d’analyse sont présentés pour chaque vignette de façon synoptique, ce qui ne doit pas oblitérer la nature séquentielle du travail. Celui-ci s’est bien déroulé en suivant la méthodologie décrite plus haut. Le tableau ci-après récapitule les différents moments des phases 2 et 3 de l’analyse. Les numéros correspondent dans ce tableau à l’ordre dans lequel nous utilisons et interprétons les données.
5bis — Les commentaires finaux sur chaque moment, résultat de l’ensemble du travail, sont intercalés sous forme d’encadrés entre les éléments déjà produits à la sourde.
4.6. "Un pari", début de l’épisode (durée : 6")
34La maîtresse vient d’écrire l’expression au tableau, et elle s’est effacée "classiquement" sur le côté. Elle a interrogé une première élève, Flora, qui a apparemment fourni une bonne réponse (un pari). Mais la maîtresse n’a ni confirmé ni infirmé son énoncé.
35Commentaire global à la sourde : La forme de l’activité suppose que la maîtresse laisse ici de la place aux élèves, mais sans pour autant en laisser une prendre le dessus. Elle donne pourtant la parole à Elodie, mais d’une très faible et très brève avancée de la tête accompagnée d’un aussi bref croisement de regard (plan D.12). Elle reprend aussitôt un regard plus général sur la classe, sans du tout bouger de sa place (plan D.13). Tout en laissant un peu d’attention à Elodie (plan D.14), elle garde un contact étroit avec la classe, qu’elle peut solliciter presqu’aussitôt en tournant son regard vers le tableau (plan D.15) avant de le ramener de nouveau vers la classe (plan D.16).
Commentaire après confrontation au transcript : on voit ici comment, s’agissant d’interactions spécifiques au contenu, la proxémique ne permet pas à elle seule d’expliquer ce qui se passe. Elle est pourtant très utile pour comprendre comment, en fonction des réponses de tel ou tels élèves, la maîtresse indique à tous la manière dont il convient de continuer à jouer. Sur le plan D12, par exemple, c’est bien le maintien de la maîtresse en position de retrait qui a induit la poursuite des réponses par d’autres élèves. Autre exemple aux plans D12 et D13 : la très brève interaction avec Elodie, permettant effectivement sa prise en compte, s’accompagne d’un maintien de la même position de retrait, permettant ainsi à la maîtresse de "gagner sur les deux tableaux". Même chose au plan D15, avec le regard au tableau qui accompagne la réponse de Erwan. L’institutionnalisation des réponses est différée au profit d’une mise en question des différentes productions d’élèves.
36Commentaire à la sourde : La direction des regards des élèves sur le plan D.16 montre le succès de cette manière de faire : tout le monde suit la maîtresse et regarde au tableau, Elodie y compris qui n’a de ce fait pas été rabrouée. La maîtresse reste en retrait et attend en conservant ainsi, malgré l’intervention de Elodie, une attitude conforme à la partition topogénétique adéquate.
Cette partition topogénétique apparaît à l’écoute et à la lecture des transcripts comme nécessaire à la mise en débat par la maîtresse des différentes lectures du mot "pari". On notera la manière experte dont elle a permis l’émergence des contradictions sous-jacentes au cours de cet instant, malgré les nombreuses bonnes réponses qui lui avaient été données. On notera également que la focalisation des élèves, si l’on en croit la direction des regards, est bien sur le contenu et non sur la maîtresse, ce que nous attribuons pour une bonne partie au comportement proxémique décrit.
4.7. "Un pari", deuxième fragment (10" plus tard, durée : 17")
37Commentaire global à la sourde : On observe ici ce qui apparaît comme un mouvement topogénétique ascendant. Après avoir laissé la main dans les plans précédents (on voit ici une certaine stabilité jusqu’au plan D27) on voit la maîtresse retourner sur son lieu principal d’énonciation dans un mouvement accéléré (plans D27 à D30, 1 seconde par plan) pour finir par s’y installer finalement pendant quelques secondes (plans D31 et D32), dans une gestuelle plus stable.
Commentaire après confrontation au transcript : comme dans l’interaction précédente, le transcript confirme tout à fait les impressions produites par la proxémie, mais en leur donnant du sens. C’est bien le contenu visé par la maîtresse, à savoir ici l’identification de la différence entre "pari" et "Paris" par absence de majuscule, qui permet de comprendre la signification didactique du comportement proxémique de la maîtresse. Dans cette leçon, elle a comme préoccupation principale la primauté des lettres et des syllabes sur le contexte sémantique, pour l’élucidation du sens. Elle saisit donc l’occasion de la confusion pour recentrer les échanges et la réflexion sur cet aspect. Mais elle doit pour cela reprendre la main, d’où son retour sur le lieu d’énonciation, pour redéfinir le jeu et contrôler les échanges, comme cela apparaissait déjà lors de l’analyse à la sourde.
5. En matière de synthèse
38La méthode que nous venons d’illustrer importe ses outils de champs qui sont généralement disjoints. Le regard de type éthologique, informé par la proxémique, se conjugue ici avec les concepts de l’analyse des situations didactiques pour donner à voir, nous l’espérons, des phénomènes jusque là peu décrits dans leur spécificité.
39Nous ne pouvons ici montrer que deux fragments, mais l’ensemble des observations menées sur cette séance confirme que la maîtresse assume une grande partie de la relation didactique par des comportements autres que verbaux, ici à dominante topogénétique (effacement avancée, recul), mesogénétique (indication de la main ou du regard), mais aussi chronogénétique7 (maintien de l’effacement,…). L’analyse proxémique peut contribuer à en rendre compte.
40Nous insisterons sur le fait que dans les deux fragments présentés, la compréhension des interactions proxémiques n’est possible qu’en prenant en compte les contraintes didactiques de la situation. Le maintien de la maîtresse en position effacée dans l’interaction 1, ou au contraire son avancée sur le lieu d’énonciation dans l’interaction 2 ne se justifient que si l’on considère d’une part la difficulté spécifique du contenu "un pari" par rapport à "Paris", et plus largement la centration dans cette séance sur les contenus grapho-phonologiques. Cette centration apparaît particulièrement à ce moment de l’épisode, où il s’agit bien de se rendre compte qu’on entend la même chose, mais ce n’est pas la même chose, entre autres à cause de la présence d’une majuscule.
41La nécessité de prise en compte des spécificités du contenu se vérifie dans la suite de notre étude : dans les épisodes les plus denses, c’est l’analyse didactique et la confrontation de l’analyse proxémique à celle-ci et aux transcripts qui permet une interprétation cohérente des comportements non-verbaux de la maîtresse.
42Cette nécessité doit nous conduire chaque fois que c’est nécessaire à rechercher la collaboration de didacticiens spécialistes des disciplines étudiées dans les leçons que nous observons.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 "Proxemic behavior can be seen as a function of eight different "dimensions", with their appropriate scales. Complex as proxemic behavior is in the aggregate, by proceeding one a time, these dimensions can be recorded quickly and simply in the following order : 1.Postural-sex identifiers. 2.Sociofugal-sociopetal orientation (SFP axis). 3.Kinesthetic factors. 4.Touch code. 5.Retinal combinations. 6.Thermal code. 7.Olfaction code. 8.Voice loudness scale" (Hall 1963).
2 es données ont été recueillies dans le cadre d'une recherche au plan national sur les contextes sociaux des apprentissages financée en 2003 par le Programme Incitatif de Recherche en Education et Formation.
3 Toutes les analyses vidéos sont effectuées à l'aide du logiciel Transana, qui permet pendant la visualisation de prendre des notes, de poser dans le texte des repères sur la vidéo ("time-code"). Il permet ainsi ensuite de jouer et de rejouer des "clips" compris entre ces repères. Le logiciel comprend également un système de base de données permettant de référencer les clips ainsi que des collections constituées à partir de ces clips. Le logiciel est décrit à l'adresse http://www.transana.org, et il est disponible gratuitement en téléchargement.
4 Extrait de l'entretien post de la maîtressse : ben tiens Paris j’étais sure que ça allait sortir. Donc [ça permet] de + d’ajouter une une une seconde couche sur + sur des indices qu’on a pris par exemple sur des phrases de base ou sur des textes et la majuscule à quoi elle sert.
5 Autre extrait : je sais quels sont les enfants qui vont se trouver plus ou moins en difficulté ou qui vont répondre à la consigne …/… Oui Elodie c’est une + une élève qui n’entendait pas. Si tu lui faisais un exercice pur de discrimination auditive par exemple dans « pas » euh ++ qu’est-ce que tu entends ? + où est le « p » etc. ? euh + nan elle n’entend pas
6 La maîtresse dans cette séance met vraiment l'accent sur la combinatoire, et ne laisse pas les interactions dériver sur d'autres problématiques, comme le sens ou la grammaire, même si elle est parfaitement consciente de la difficulté pour les enfants de dissocier les différents aspects. Extrait de l'entretien post : je me dis bon + ils savent qu’on est dans un exercice de combinatoire donc on parle déjà pas normalement + on accentue + les syllabes + donc euh on est + on + on est pas dans un exercice de compréhension mais ils vont + ils vont + on peut pas dissocier / La syllabique + ou la combinatoire de la compréhension donc on va toujours ce + ce + même si c’est + l’axe prioritaire va être la combinatoire on aura quand même de la compréhension
7 Nous avons pu observer dans d'autres fragments des effets d'accélération ou de ralentissement du temps didactique plus nets, à travers par exemple le décalage temporel, pour la même signification, entre comportement proxémique et discours
Auteur
CREAD Rennes 2, IUFM de Bretagne
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