Étudier les voies de la conceptualisation en Histoire à partir des écrits des élèves
p. 124-138
Texte intégral
1La didactique de l’histoire connaît encore mal les processus d’apprentissage mis en œuvre par les élèves réels dans des situations pédagogiques concrètes. Certes, l’approche de ces processus est mal aisée, mais on peut s’appuyer sur l’exemple de la didactique du français (Bucheton & Chabanne, 2002) quand elle recherche les traces d’activités cognitives dans les productions langagières des élèves. La didactique s’inscrit alors dans le cadre théorique de Vygotski (1934) selon lequel le langage oral ou écrit construit le savoir par les ajustements progressifs de la pensée et du langage. Mais cette évidence pour d’autres didactiques reste encore à fonder en didactique de l’histoire. Ma recherche (Cariou, 2003) visait donc à comprendre comment des élèves de classe de Seconde, produisant en classe des écrits longs et répétés – écriture et réécriture des traces écrites des cours ou des évaluations — pouvaient progressivement construire et s’approprier certains concepts historiques.
2Cette perspective pose deux problèmes d’ordre méthodologique. Le premier est celui de la nature des données écrites pertinentes à recueillir. Le second est celui du traitement de ces données à partir des modèles d’apprentissage existant dans la discipline concernée. Ces modèles, certes hétérogènes (épistémologie et didactique de l’histoire, sociologie, psychologie de Vygotski et de Bruner, psychologie sociale de Moscovici), sont toutefois cohérents entre eux. Ils procèdent tous de la relation dialectique entre la culture d’un groupe social et les activités cognitives individuelles, entre l’interpsychique et l’intrapsychique. Par une démarche compréhensive propre aux sciences sociales auxquelles se réfère la didactique de l’histoire envisagée ici, il s’agit d’appréhender la manière dont les élèves élaborent leur « construction sociale de la réalité » et attribuent ainsi du sens au savoir historique afin de construire et de s’approprier les concepts de la discipline.
1. Un cadre de référence pour l’appropriation du savoir en histoire : une entrée par le raisonnement analogique
3L’observation menée durant les deux premières années de cette recherche a établi que les raisonnements par analogie, alors rédigés spontanément par les élèves, constituaient des données utiles à l’étude de la conceptualisation en histoire. Le raisonnement par analogie est entendu ici comme la ressemblance de deux rapports qui unissent quatre termes deux à deux, selon la formule : « A est à B ce que C est à D » (Ricoeur, 1975). Par exemple, la transcendance divine était à la monarchie de droit divin au XVIIe siècle ce que la souveraineté nationale est à la démocratie depuis le XIXe siècle : elle légitime l’exercice du pouvoir politique. Le raisonnement par analogie est aisément identifiable dans la masse des écrits des élèves par des indices textuels tels que les connecteurs et les conjonctions qui signalent les rapprochements à l’origine des analogies. Ces rapprochements, conscients, délibérés et construits en situation d’écriture plus ou moins autonome, signalent l’activité cognitive des élèves que l’on cherche à mieux connaître. Le raisonnement par analogie est alors considéré comme un « instrument psychologique » (Vygotski, 1930) au service de la conceptualisation en histoire, c’est-à-dire comme une médiation langagière à l’activité des élèves.
4L’épistémologie de l’histoire rend compte de la fonction de l’analogie dans l’apprentissage de la discipline et permet de déterminer un premier couple d’analogies pour notre recherche. En effet, à l’instar du raisonnement sociologique, le raisonnement historique dérive du raisonnement naturel et obéit à la tendance de ce dernier à comparer sans cesse pour produire du sens (Passeron, 1991). Ainsi, le second rapport déjà connu de l’analogie donne à connaître le premier rapport pas encore connu par un raisonnement du type : « cela me fait penser à… », constamment à l’œuvre chez l’historien face à un fait historique nouveau (Prost, 1996).
5Par les rapprochements ainsi opérés, le raisonnement par analogie favorise d’une part l’explication d’un fait historique en référence à une relation causale du même type. En effet, comme chacun le fait dans sa vie sociale quotidienne pour comprendre ce qu’autrui « a derrière la tête », les historiens se placent alors par la pensée aux côtés des hommes du passé pour rendre compte les raisons et les intentions qui les ont poussés à agir dans un contexte particulier et pour produire une « explication compréhensive » (Weber, 1913). Nous nommons alors analogies explicatives les analogies qui rapprochent une relation causale à connaître d’une relation causale déjà connue entre une intention et une action qui en découle. Par exemple, au XIIe siècle, les musulmans et les chrétiens se disputaient Jérusalem car ils la considéraient comme une ville sainte puisqu’elle fut le lieu du Voyage nocturne du Prophète de même qu’elle fut le lieu de la Passion du Christ.
6Le raisonnement par analogie favorise d’autre part une conceptualisation par généralisations successives à partir de plusieurs cas singuliers présentant des propriétés communes. Celles-ci deviennent les propriétés du concept historique qui subsume ces cas singuliers. En effet, les historiens, de Seignobos à Paul Veyne via Marc Bloch, construisent bien souvent leurs concepts sur la base de comparaisons et de raisonnements par analogie, malgré le risque d’anachronisme qui en découle. Par ce mode spécifique de conceptualisation, les concepts historiques restent des généralités incomplètes, des concepts empiriques indexés à des singularités historiques car leur domaine de validité renvoie toujours à un contexte spatial et temporel strictement délimité. Nous nommons alors analogies conceptuelles les analogies qui attribuent les propriétés d’un concept déjà connu à un concept à connaître. Par exemple, l’empereur romain était au IVe siècle le représentant de Dieu sur terre tout comme le roi de droit divin, sacré et désigné par Dieu au XVIIe siècle, se proclamait lieutenant de Dieu sur terre.
7Ce qui est vrai pour l’histoire des historiens l’est également pour l’histoire enseignée. Dans la mesure où le raisonnement historique relève du raisonnement naturel – contrôlé toutefois par la méthode scientifique des historiens – on considère qu’il y a continuité et non pas rupture entre la pensée du sens commun des élèves et la pensée historienne (Lautier, 2001). Partant du sens commun progressivement contrôlé par certaines opérations de mise à distance propres à la discipline, les élèves accèdent — à leur niveau puisqu’il ne s’agit pas d’en faire des « petits historiens » — aux démarches de la pensée historienne telles que l’on peut les pratiquer dans les classes. Cette continuité fonde le « modèle intermédiaire d’apprentissage de l’histoire » de Nicole Lautier (1997) qui renvoie au modèle plus général de la « zone de développement potentiel » de Vygotski (1934) ou à l’approche spiralaire de Bruner (1996). Ce modèle conduit à distinguer un second couple d’analogies — analogies non contrôlées et analogies contrôlées — recouvrant le couple précédant et correspondant par hypothèse aux deux phases de l’apprentissage de l’histoire.
8En effet, les élèves construisent dans un premier temps les concepts historiques par des rapprochements intuitifs — ce que nous avons nommé des analogies non contrôlées — entre des faits du passé à connaître et des registres de savoirs disparates construits dans l’expérience présente de chacun : des savoirs scolaires déjà construits, une pensée du sens commun, une psychologie naïve sur le comportement des hommes en société, des représentations sociales (Lautier, 1997). Les représentations sociales, connaissance du sens commun résultant de l’intériorisation par chacun d’expériences, de pratiques, de modèles de conduites socialement construits, transmis et partagés, sont mobilisées par les membres d’un groupe social – par les élèves — quand ils cherchent à se représenter une chose ou une idée nouvelles afin de les intégrer dans leur univers de pensée habituel (Moscovici, 1976). Construites, transmises, incorporées et transformées par chacun en interaction avec les autres membres de son groupe social, dans une dialectique du social et de l’individuel, elles fournissent un système de catégorisation et d’interprétation du monde. Elles constituent également, pour les profanes et les élèves, un système d’accueil du savoir scientifique. Par les rapprochements ainsi opérés, le savoir scientifique est socialisé par les profanes qui donnent un sens concret, imagé, personnel aux concepts de la discipline. Ces derniers peuvent alors intégrer l’univers de pensée habituel des profanes à des fins d’acquisition du savoir scientifique. Ainsi, dans un premier temps, les élèves considèrent souvent Louis XIV comme un dictateur à l’image de Hitler.
9Bien évidemment, pour accéder à une pensée historienne valide, la rationalisation de cette pensée sociale du sens commun suppose conjointement son contrôle et sa mise à distance par la mobilisation en classe des opérations d’historisation spécifiques, dont la périodisation, la construction d’entités et le contrôle du raisonnement analogique, par l’activité collaborative avec l’enseignant (Lautier, 2001). Les analogies contrôlées, structurées et formalisées de cette manière, opéreraient des rapprochements valides sur le plan historique. Sur la base de rapprochements avec les pharaons égyptiens ou avec les empereurs romains de l’Empire chrétien, plutôt qu’avec Hitler, Louis XIV est alors caractérisé comme un monarque absolu de droit divin.
10Ce modèle fonde l’hypothèse à l’origine de cette recherche. Dans le cadre de chacune des séquences étudiées, au fil des écritures et des réécritures, les élèves les plus prolixes de l’échantillon étudié ont produit sur le même objet de savoir deux ou trois raisonnements par analogie successifs. Conformément au modèle d’apprentissage de l’histoire, on devrait alors constater la disparition des analogies initiales non-contrôlées au profit des analogies contrôlées, mieux formalisées et signalant l’appropriation des concepts de la discipline.
2. Le recueil des données
11Le recueil des données a été réalisé au cours d’une troisième année d’expérimentation, dans le cadre d’une « didactique expérimentale » déjà développée en didactique du français (Fijalkow, 1998). Il s’est déroulé dans une classe de Seconde regroupant 31 élèves dans un lycée de la proche banlieue parisienne classé en « zone prévention violence ». Comme le chercheur était en même temps le professeur de la classe, il a pu conduire 60 heures d’expérimentation pour les cinq premiers chapitres du programme d’histoire de Seconde. Il est intervenu directement dans les processus d’apprentissage afin de recueillir des données en nombre suffisant (278 analogies produites durant les cours et les évaluations). Selon une pédagogie socio-constructiviste de « mise en activité des élèves », ces derniers ont travaillé en groupes autonomes sur les documents classiques à partir de consignes ouvertes leur laissant la possibilité de produire des raisonnements par analogie. Suggérés par les consignes délibérément comparatives, ceux-ci constituent une variable didactique dont on a cherché à évaluer les effets sur les apprentissages. Plus exactement, et pour reprendre les termes de la didactique des mathématiques (Brousseau, 1998), l’interprétation par les élèves du contrat didactique et de la situation d’écriture scolaire devait rendre possible la dévolution aux élèves d’une production autonome d’analogies susceptibles de conduire à des opérations de conceptualisation. A la fin de chaque séquence, les analogies des élèves étaient reprises collectivement à des fins de validation et d’institutionnalisation explicite au sein de la classe.
12Pour vérifier les effets didactiques de cette variable, deux classes témoins, au profil scolaire identique à celui de la classe expérimentale, ont été constituées. Les élèves de ces classes ont travaillé sur les mêmes documents à partir de consignes identiques à celles de la classe expérimentale, à l’exclusion de tout travail explicite sur les raisonnements par analogie. Au total, la comparaison des seules évaluations des trois classes portant sur quatre chapitres du programme d’histoire fait apparaître que les élèves des classes témoins ont produit respectivement 6 et 11 raisonnements par analogie — toujours non contrôlés — contre 58 pour la classe expérimentale. Ces analogies étaient produites par des élèves démunis sur le plan scolaire qui tentaient d’opérer de la sorte des rapprochements porteurs de sens. A l’inverse, les élèves en réussite des deux classes témoins ont surtout restitué un cours bien mémorisé, en application de la représentation dominante du contrat didactique en classe d’histoire (Audigier, 1996).
13Ce constat prouve que, en l’absence d’un travail explicite sur le raisonnement par analogie, les élèves s’interdisent généralement d’en produire et cherchent moins à donner du sens au savoir disciplinaire.
3. Un traitement des données à plusieurs échelles
14Les 278 raisonnements par analogie de la classe expérimentale, recueillis et transcrits littéralement, ont été classés selon leurs types (analogies conceptuelles ou explicatives, contrôlées ou non contrôlées) et leurs occurrences (durant la séquence, l’évaluation, puis la réécriture de l’évaluation). Mais il restait nécessaire de produire de l’intelligibilité dans cette multitude d’écrits épars en les soumettant aux multiples combinaisons par lesquelles les chercheurs en sciences sociales ordonnent leurs données de sorte qu’elles offrent de la résistance au modèle retenu à des fins de production d’un savoir nouveau (Becker, 2002).
15Dans un premier temps, un traitement quantitatif et statistique croisant diverses variables dichotomiques a déterminé des groupes d’élèves définis par la production d’un certain type d’analogies en particulier. L’objectif n’est pas de produire ici des résultats ayant valeur de généralité. On recherche uniquement des variations significatives entre des groupes d’élèves différenciés. A cet effet, le test de Fischer, qui valide la pertinence statistique d’écarts à la moyenne, a conduit à rejeter les variables de l’origine sociale, du sexe et de l’option suivie (SES ou SMS). Seules les variables scolaires de la moyenne générale annuelle de l’élève (inférieure ou supérieure à la moyenne générale de la classe) et celle du collège d’origine (ZEP ou non-ZEP) font apparaître des écarts significatifs à la moyenne. On sait bien que, au lycée, sur le plan de la différenciation des élèves, la variable scolaire relaie voire supplante la variable sociale initiale de l’école élémentaire (Duru-Bellat, 2002).
16Le tableau n° 1 présente quelques résultats statistiques. Précisons que le groupe des élèves en réussite est celui des élèves dont les résultats sont supérieurs à la moyenne (groupe « plus ») et originaire des collèges classés ZEP. Ce paradoxe s’explique par la réalité scolaire locale : le lycée où l’expérimentation a été réalisée recrute ses élèves dans les trois collèges ZEP de sa commune d’implantation marquée par la présence d’un grand ensemble particulièrement sinistré et dans les deux collèges non ZEP de communes limitrophes où subsiste encore une relative mixité sociale. Comme le phénomène d’évitement scolaire conduit vers les lycées parisiens les élèves des deux communes limitrophes les plus favorisés scolairement et socialement, les élèves de l’échantillon issus de ces deux collèges non ZEP sont rarement en réussite.
17Il apparaît que tous les élèves sans distinction ont produit des analogies non-contrôlées (3,07 en moyenne par élève en réussite et 2,64 en moyenne par élève en difficulté). En revanche, les élèves en réussite ont produit en moyenne globalement plus d’analogies, et deux fois plus d’analogies contrôlées que les élèves en difficulté (respectivement 4,5 et 2,2 en moyenne). Ils ont surtout produit beaucoup plus d’analogies explicatives contrôlées que les autres élèves. Ce résultat confirme des recherches en psychologie sociale selon lesquelles l’interprétation de la situation et la perception favorable que l’individu a de soi-même et de sa position dans un groupe social donné interviennent sur le bon déroulement de ses activités cognitives (Guichard, 1993 ; Rouquette, 1998). Ces résultats constituent en outre une première validation du modèle d’apprentissage de l’histoire évoqué plus haut.
18Toutefois, l’analyse statistique ne rend pas compte de la dynamique du processus d’apprentissage ni des raisons pour lesquelles les élèves en réussite se distinguent en particulier par la production d’analogies explicatives contrôlées. La méthodologie déployée dans cette recherche suppose donc que soient tenues ensemble les différentes modalités quantitatives et qualitatives des données recueillies.
19L’analyse qualitative précise de son côté les modalités concrètes et les étapes du processus d’apprentissage. Elle nécessite à cet effet l’élaboration d’une grille d’analyse des écrits qui suppose de considérer les indices langagiers comme les indices d’une élaboration cognitive. Cette grille renvoie aux deux étapes du modèle de l’apprentissage de l’histoire évoquées plus haut. En effet, elle se réfère d’une part à la théorie des représentations sociales et notamment aux « processus d’objectivation » — terme employé ici à l’inverse de son acception courante – à l’œuvre dans l’appropriation du savoir scientifique par les profanes (Moscovici et Hewstone, 1984). Ces processus permettent aux profanes de se représenter les concepts abstraits pour les rendre concrets et pour de transformer le savoir scientifique – ici : historique — en un savoir du sens commun, à des fins d’appropriation du savoir. Il s’agit notamment de la « personnification » qui associe un concept à une personne de chair et d’os (Louis XIV pour la monarchie absolue) et de la « figuration » qui substitue une image à un concept (par exemple, la médecine arabe du Moyen Age était, selon quelques élèves peu soucieux d’anachronisme, une médecine « douce » ou « homéopathique »).
20Cette grille mobilise d’autre part des outils de la linguistique afin de référer un indice textuel à un procédé d’historisation qui contribue au contrôle de la pensée sociale représentative. La mise à distance est signalées par la modalisation. La périodisation est suggérée par l’évolution des temps verbaux, telle que la substitution, au présent de l’indicatif signalant une adhésion de l’élève à la situation historique décrite, par le passé composé introduisant une coupure temporelle entre le passé et l’élève. Enfin, cette grille suppose l’examen des niveaux de formulation des concepts. En effet, la formalisation du savoir suppose la substitution progressive de termes scientifiques aux mots du langage courant, par exemple : « c’est le peuple qui vote », puis : « la démocratie », puis : « la souveraineté nationale ». Quand cette formalisation s’accompagne d’un plus grand degré de précision dans l’énumération des propriétés du concepts, alors on peut considérer ces concepts comme construits.
21Le tableau n° 2 rend compte de la répartition des processus d’objectivation et des procédés de mise à distance entre les différents groupes d’élèves. Les faibles effectifs de chaque groupe permettent juste de distinguer des tendances (en italiques) mais il apparaît clairement que, à nouveau et conformément au modèle d’apprentissage de l’histoire déjà évoqué, le groupe des élèves les plus en réussite (« ZEP plus ») mobilise en moyenne davantage certains processus d’objectivation des représentations sociales et certains procédés de mise à distance.
22Paradoxalement, l’entrée dans un mode de pensée plus historien paraît indissociable de la mobilisation d’éléments de la pensée sociale représentative.
23Il nous reste à rechercher par l’analyse qualitative la part respective de ces processus et de ces procédés dans le déroulement de l’apprentissage en histoire.
24L’application de cette grille d’analyse supposait toutefois une mise en ordre beaucoup plus fine des données afin de mettre en évidence la dynamique des apprentissages. A cet effet, les écrits des élèves ayant produit trop peu d’analogies durant une séquence pour constituer des séries cohérentes ont été laissés de côté. En revanche, pour chaque séquence analysée, ont été regroupés, selon leur appartenance aux différents groupes d’élèves, ceux d’entre eux qui avaient produit des séries de trois ou quatre analogies portant sur le même objet et subissant des transformations identiques (de l’analogie non contrôlée à l’analogie non contrôlée, de l’analogie non contrôlée à l’analogie contrôlée, de l’analogie contrôlée à l’analogie non contrôlée, etc.).
25On le voit, ces séries d’analogies étaient susceptibles de mettre à l’épreuve l’hypothèse de départ selon laquelle l’apprentissage aurait procédé nécessairement de l’analogie non contrôlée à l’analogie contrôlée.
26Sur cette base, on a surtout étudié les séries des 14 élèves les plus prolixes (6 élèves en difficulté, 8 élèves en réussite, soit 45 % de l’effectif total), auteurs de 183 analogies (59 pour les élèves en difficulté, 124 pour les autres, soit 65,8 % du total). Par ses caractéristiques, cet échantillon équitablement réparti entre les différents groupes d’élèves accentue les phénomènes analysés et fournit un effet grossissant sur les processus d’apprentissage que l’on cherche à connaître. La comparaison et l’analyse minutieuse des séries d’analogies voisines ont ainsi conduit à dégager deux grands profils idéaltypiques d’élèves qui accentuent et grossissent les traits significatifs de chaque groupe d’élève (Weber, 1904). La fonction de ces deux profils est principalement heuristique car ils révèlent la logique sous-jacente à l’ensemble de ces données.
27En effet, cette recherche ne vise pas la production de généralités fondant un modèle d’apprentissage de l’histoire toujours vrai. Il s’agit juste, grâce aux manipulations statistiques des données décrites plus haut et à la grille d’analyse des écrits qui vient d’être évoquée, de comprendre la logique d’apprentissage déployée dans un contexte précis par les élèves de l’échantillon étudié.
28L’analyse établit finalement que les séries d’analogies obéissent à un processus identique de conceptualisation validant le modèle d’apprentissage retenu, tout en le nuançant fortement. En effet, l’analyse des séries de raisonnements par analogie montre que la conceptualisation ne suppose pas la substitution de la pensée scientifique formalisée à la pensée sociale non contrôlée, mais procède par un ancrage croissant dans une pensée sociale toujours présente – et parfois de plus en plus présente — mais de mieux en mieux contrôlée et de ce fait rationalisée. Le profil idéaltypique des élèves en réussite rend parfaitement compte de ce processus dans lequel certains élèves en échec se coulent ponctuellement. D’ailleurs, la distinction entre ces deux profils d’élèves tient finalement au fait que les seconds laissent généralement inachevé le processus mené à son terme par les premiers (Cariou, 2004).
4. Deux exemples d’écrits d’élèves
29Analysons tout d’abord l’analogie produite par un élève en réussite scolaire pour caractériser la politique des rois normands de Sicile, originaires de l’actuel Cotentin et qui, au XIIe siècle dominèrent la Sicile musulmane et l’Italie du Sud marquée par l’influence byzantine. Cette analogie apparaît dans l’évaluation finale, réalisée à l’issue de la séquence sur « La Méditerranée au XIIe siècle » en classe de Seconde.
« Il y eut aussi des échanges dans le royaume de Sicile : avant que les Normands n’envahissent ces terres, il y avait vécu deux civilisations, des byzantins au sud de l’Italie et des musulmans en Sicile. Afin de montrer leur respect aux byzantins et aux musulmans (à leurs coutumes), de plaire à ces deux peuples (s’intégrer), et de ne pas provoquer de guerres intérieures, les rois normands Roger II et Guillaume II (l’un après l’autre) mélangèrent les coutumes des deux civilisations. Il se firent représenter comme des Califes, nommèrent des vizirs (conseillers) des chambellans, nommèrent de eunuques à différentes tâches et se vêtirent à la manière des empereurs byzantins. Il y eut donc de véritable échange de coutumes, de connaissances dans ce royaume ».
30Généralement, même à l’issue de la séquence qui a étudié les caractéristiques de la monarchie sicilienne, les élèves ne parviennent pas à expliquer pourquoi ces rois d’origine normande se faisaient représenter en costume de sacre byzantin sur les mosaïques des édifices religieux siciliens et pourquoi ils avaient adopté un mode de vie similaire à celui des souverains musulmans.
31Dans cet extrait, cet élève est passé par le biais des processus de la personnification — Roger II et Guillaume II incarnant la monarchie sicilienne – et de la figuration de leurs intentions politique grâce à une analogie anachronique – signalée par le verbe s’intégrer mis entre parenthèses – qui se réfère au présent de la société française. Ce concept d’intégration se réfère sans doute à la situation actuelle des immigrés, notamment de confession musulmane, dans la société française actuelle. Toutefois, l’analogie inverse ce concept puisque les rois normands de Sicile sont considérés ici comme des immigrés français dans un monde musulman. En outre, le concept d’intégration concerne en France aujourd’hui, un groupe socialement et politiquement dominé, à l’inverse de la situation des rois de Sicile. L’élève a donc déconstruit une réalité historique complexe pour la reconstruire en un objet familier appartenant à une catégorie de sa pensée sociale, conformément au processus de la classification défini par Moscovici.
32Cet exemple montre que des éléments de la pensée sociale de l’élève interviennent parfois à l’issue du travail de toute une séquence pour conclure un apprentissage. Ces derniers signalent une activité cognitive complexe par laquelle un élève, placé en situation d’écriture autonome, donne un sens personnel au savoir historique abordé en classe et qui a déjà donné lieu à l’apparition de processus d’objectivation des représentations sociales. Contrairement à notre hypothèse initiale, l’apprentissage ne procède pas de manière linéaire de la pensée sociale vers une pensée historique formalisée, mais par un mouvement spiralaire où les représentations sociales sont susceptibles d’intervenir à différentes phases de l’apprentissage.
33Pour éclairer ce constat, trois analogies produites par une autre élève en réussite autour du concept de séparation de pouvoirs, dans le chapitre sur la « Remise en cause de la monarchie absolue », constituent un second exemple de la méthodologie employée.
34Dans la conclusion de sa première analogie, cette élève se figure, de façon peu rigoureuse, la distinction entre la monarchie absolue et la monarchie parlementaire où le roi « ne peut pas faire ce qu’il veut », sans pouvoir encore nommer le concept en question : « Dans la monarchie absolue, tous les pouvoirs étaient au roi, or dans le régime anglais tous les pouvoirs n’appartiennent pas au roi : le pouvoir législatif appartient au parlement, le pouvoir exécutif et judiciaire appartiennent au roi mais il est contrôlé donc il ne peut pas faire ce qu’il veut ». Dans la seconde partie de la séquence, portant sur les idées des Lumières et la remise en cause de la monarchie absolue, l’analogie est mieux contrôlée et le concept de séparation des pouvoirs est désormais nommé : « Et pour eux [les philosophes], une même personne ne doit pas posséder tous les pouvoirs, ils doivent être attribués à plusieurs personnes : c’est la séparation des pouvoirs qu’ils veulent. Le roi aurait le pouvoir exécutif et judiciaire (mais il serait contrôlé) et le parlement aurait le pouvoir législatif ». De la figuration naïve initiale ne subsiste plus que l’idée du contrôle du roi mis entre parenthèses. Accompagnées du modalisateur initial (« pour eux »), ces parenthèses signalent la mise à distance de cette question par l’élève. En effet, parallèlement à une élévation du niveau de formulation du concept, un processus plus valide de figuration, apparaît alors avec le dénombrement (« une même personne »/» plusieurs personnes ») par lequel l’élève se figure désormais l’opposition entre les deux régimes politiques. Cette analogie revient enfin sous une forme surprenante dans l’évaluation finale : « En fait les Français ont suivi le modèle des Anglais et des Américains où, contrairement à la monarchie absolue (où les pouvoirs étaient attribués au roi) les pouvoirs étaient attribués à plusieurs personnes (en Amérique), c’est la séparation des pouvoirs ». La figuration par le dénombrement perdure. Mais le concept est désormais indexé à un contexte spatial et à des personnages collectifs qui introduisent le processus de la personnification.
35Comme dans les autres séries d’analogies étudiées, les analogies contrôlées n’évacuent ni la pensée sociale ni le particulier et le concret, elles les contrôlent mieux et les intègrent dans le processus de la conceptualisation. En définitive, le développement de la pensée sociale représentative et l’émergence de nouveaux processus d’objectivation accompagnent la mobilisation des procédés d’historisation et de mise à distance de cette pensée sociale dans les différentes étapes du processus d’apprentissage de l’histoire. Dans notre discipline, il y a donc tension plus que rupture entre les différents types de savoirs mobilisés par les élèves. Ce constat renvoie finalement à la définition des concepts des sciences sociales, à savoir des généralités incomplètes toujours indexées à des singularités historiques (Passeron, 2002). Il rejoint également le modèle de la conceptualisation de Vygotski (1934) par la relation dialectique des concepts scientifiques et des concepts quotidiens. De même, une explication historique cohérente suppose la réeffectuation des intentions des hommes du passé par la figuration et la personnification tout en contrôlant ces opérations, par exemple par la modalisation. C’est pourquoi les élèves en réussite produisent le plus d’analogies explicatives contrôlées.
5. Conclusion
36Le traitement qualitatif des données par le regroupement et la comparaison de séries cohérentes des raisonnements par analogies pour chacune des séquences étudiées était une condition nécessaire à la mise à l’épreuve du modèle initial d’apprentissage de l’histoire. Il en dévoile la subtilité et annule l’hypothèse initiale trop binaire, linéaire et mécanique, de la substitution d’un mode de pensée à un autre. Conformément au modèle de la conceptualisation des sciences sociales mis notamment en évidence par Passeron (1991), cette recherche montre que la conceptualisation en histoire opère non par l’opposition mais par la porosité de la pensée sociale et de la pensée scientifique, par l’intervention nécessaire et permanente du particulier dans le général et du concret dans l’abstrait. C’est pourquoi l’image de la spirale convient le mieux à l’apprentissage de l’histoire. Elle rend également compte du retour paradoxal et incessant des éléments de la pensée sociale dans les démarches de la conceptualisation et de l’explication historique.
37En définitive, la méthodologie déployée ici, ainsi que les modèles qui la sous-tendent, est elle aussi fortement spécifique et contextualisée. Elle est marquée par l’épistémologie de la discipline et, plus généralement, des différentes sciences sociales.
Bibliographie
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Auteur
IUFM de Créteil, Laboratoire Savoirs et socialisation, Université de Picardie Jules-Verne, Amiens
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