L’écrit universitaire comme objet de recherche : méthodes et enjeux pour une lecture analytique
p. 99-110
Texte intégral
1L’analyse de l’écrit universitaire est une tâche compliquée. L’écrit a en effet longtemps été associé aux techniques d’expression et à leur enseignement plutôt qu’à un contenu, aux savoirs-faire à transmettre plutôt qu’aux savoirs à construire. L’introduction en composition theory des considérations autour du rôle essentiel du langage dans la construction des savoirs disciplinaires a ouvert des pistes de réflexion dans le domaine de l’écrit en relation avec les disciplines, plus particulièrement concernant les écrits produits par les étudiants au seuil de leur intégration dans l’univers d’un champ disciplinaire. La méthodologie présentée dans cet article est spécifique aux textes écrits à l’université et s’appuie sur le rôle « constructeur » de l’écrit et la complexité de ce rôle.
2Pour étudier l’écrit universitaire, on n’a pas forcément besoin de partir de l’identification d’un problème ou d’un obstacle que doit affronter l’étudiant-écrivain, bien que cette approche semble très fréquente dans la littérature actuelle. Si l’on s’intéresse à la didactique de l’écrit à l’université, il faut comprendre le fonctionnement des textes d’étudiants, en les lisant spécifiquement dans leurs contextes disciplinaires. La méthodologie que je me propose de décrire cherche à identifier des indicateurs textuels qui peuvent aider à interpréter certains des « mouvements textuels » de ces écrits : mouvements réthoriques, linguistiques, syntaxiques, discursifs… Cette interprétation, sans objectif pédagogique en tant que tel, sert toutefois à améliorer la compréhension des textes d’étudiants, à suggérer des pistes de réflexion pour la didactique – didactique de l’écrit, didactique universitaire, didactique dans le contexte de la relation entre contenus disciplinaires et écriture – et à penser les méthodologies d’analyse spécifiques à ce domaine.
3A l’université aux Etats-Unis, après la première année d’études, l’écrit ne peut plus être seulement un produit du cours d’ « anglais » (à part pour les étudiants dans cette filière) et doit en conséquence être étudié en tant que produit d’un cadre socio-discursif particulier, celui de la discipline scolaire-académique dans et pour laquelle il est écrit. On n’est pas en situation d’ « écrire pour écrire ».
4Il existe aux Etats-Unis depuis quelques décennies un domaine de recherches appelé « WiD », Writing in the Disciplines, qui prend comme donnée la relation symbiotique entre l’écrit dans une discipline universitaire et le contenu, les savoirs, le sens de cette même discipline. Il rejette ainsi toute séparation de forme et de contenu, toute proclamation d’un « écrit de qualité » enseignable ou productible en dehors d’un contexte ou de pratiques disciplinaires.
5Ce domaine s’est opposé aux traditions d’enseignement de l’écrit de façon « technique » ainsi qu’aux traditions de recherche se focalisant sur une universalisation des processus d’écriture et des évaluations de l’écrit.
6Il lui a fallu construire une méthodologie d’analyse au croisement de divers domaines de recherche, afin de traiter la complexité de son objet, l’écrit universitaire. Cela a nécessité des compromis entre des modes d’approche hérités des sciences humaines et des démarches empiriques systématiques. Cela n’a pas été sans entraîner certaines critiques mais montre, en tout cas, que tout domaine de recherche émergeant doit construire sa place entre héritages et nouveautés.
1. Référents conceptuels
7Les principaux référents conceptuels de la méthodologie proposée permettent de comprendre le contexte général de l’écrit universitaire, son rôle dans les disciplines et sa nature dynamique.
8La composition theory aux Etats-Unis défend depuis les années 1960 la nécessité d’un champ de recherches autonome, mais elle s’est fragilisée en rejetant les apports des études empiriques et en proposant pendant des années une focalisation sur les modes et techniques de l’écrit coupées du contenu de ce même écrit. Le domaine « WiD » a en revanche fourni un cadre pour retrouver ce lien essentiel. La méthodologie est « cadrée » par les apports théoriques des sciences humaines et sociales mais aussi des sciences du langage : de la linguistique et en particulier de l’analyse du discours telle qu’elle s’est développée en France, de la réthorique contrastive telle qu’elle s’est développée chez divers auteurs anglo-saxons, de la critique littéraire… Mais elle se veut plus avancée que chacune de ces dernières considérées isolément. Le cadre de la réthorique contrastive permet un relevé de phénomènes textuels, telle la fréquence de la première personne, offrant des repères quant aux différenciations culturelles, disciplinaires ou institutionnelles. Cela contribue à mettre au jour des régularités dans les écrits produits au sein d’un contexte disciplinaire. Par exemple, avec une consigne donnée en cours d’expression écrite sollicitant une expérience personnelle qui les a marqués, on constate que les étudiants utilisent le « Je » de manière dominante et une armature narrative-chronologique avec une idée-force en conclusion. En revanche, avec une consigne donnée en cours d’histoire qui leur demande d’exposer l’évolution des lois concernant le mariage civil, on constate qu’ils évitent le « Je », utilisent des transitions argumentatives, insèrent des citations et présentent l’idée-force dans le premier paragraphe.
9On peut encore s’appuyer sur un autre cadre selon lequel l’écrit universitaire a lieu dans des sphères d’activité « bakhtiniennes » au sein desquelles un genre du discours prend forme et engendre ses routines discursives. L’université dans son ensemble et chaque discipline universitaire peut être décrite en tant que « culture » distincte à laquelle on doit s’intégrer. Ces sphères culturelles sont des lieux dynamiques et souvent conflictuels où se jouent des luttes d’appropriation, d’intégration et de positionnement des divers participants. Le fonctionnement d’un texte d’étudiant produit pour et par ces sphères d’activité discursive universitaires est, dans cette perspective, une négociation qui se mène au travers de reprises-modifications (les mouvements langagiers, ici textuels, les plus fondamentaux). Le choix du terme « négociation » sert à insister sur les tensions inhérentes à l’intégration culturelle qu’effectue l’étudiant-écrivain par son texte (voir Pratt 1990, Reuter 1996, Reuter et Lahanier-Reuter 2004).
10Un autre domaine conceptuel fondateur pour le travail rapporté ici vient de l’analyse interprétative issue du champ de la critique littéraire. Le texte de l’étudiant mérite d’être lu comme « œuvre », produite dans ce cadre social, étudiée avec des outils d’analyse qui aident à localiser les mouvements en question. On peut repérer plus ou moins systématiquement ces mouvements textuels. Parler des mouvements ne va pas de soi. On peut suggérer, avec F. François (1994) et A. Salazar-Orvig (1999), que caractériser les mouvements d’un texte implique qu’on peut distinguer des figures différentes de modes d’énonciation, de thèmes, de genre, tout en acceptant qu’il ne s’agit pas d’éléments fixes (ni sémantiquement, ni fonctionnellement) et en insistant sur leur façon de faire évoluer le texte et son point de vue, auprès d’un lecteur. L’interprétation reconnaît ainsi la relation entre les catégories de textes et le lecteur-analyste ; le contexte textuel et le contexte social sont mis en relation.
11Les apports du champs « Writing in the disciplines », tel qu’il se réalise au travers des travaux de C. Bazerman, de J. Monroe et de J. Slevin entre autres, permettent une explication des mouvements textuels relevés en tant qu’aspects engendrés dans et par la culture fondamentalement disciplinaire. L’implication est alors qu’une compétence discursive appropriée à une discipline ne se traduit pas forcément dans une compétence appropriée à une autre, et que les disciplines elles-mêmes sont des « systèmes de discours », pour reprendre l’expression de Bazerman (1994), qui a beaucoup insisté sur l’idée que les activités sociales complexes dépendent du langage, médium par lequel ces activités s’accomplissent.
2. Un exemple : l’étude longitudinale de l’écrit universitaire
12Une étude longitudinale peut permettre l’approche des évolutions des écrits en fonction des apports disciplinaires. La dimension longitudinale permet en effet une description analytique en prenant en compte : 1) l’écrit d’un étudiant et l’écrit d’un groupe d’étudiants au fil du cursus, 2) les aspects de la construction d’un écrit universitaire par rapport aux autres écrits, 3) les aspects de la construction des écrits selon les disciplines, 4) la relation entre mouvements spécifiques, localisables, d’un texte, et la construction sociale de ce même texte.
13La méthodologie décrite ici a été développée initialement pour les besoins d’une analyse effectuée dans le cadre d’un doctorat en 2000. Il s’agissait de comparer la construction textuelle d’écrits d’étudiants en France et aux Etats-Unis. Les résultats de l’analyse initiale ont suggéré des pistes pour l’analyse poursuivie ici. Ce premier travail a permis de comprendre l’intérêt de mettre en évidence une construction textuelle dynamique, un tissage de mouvements (rhétoriques, génériques, syntaxiques, énonciatifs…), qui manifeste que l’écrit universitaire sert d’outil de négociation de la situation d’apprentissage au moment où l’étudiant-écrivain n’est ni tout-à-fait débutant, ni encore expert. Son écrit constitue une position provisoire d’abord dans le contexte de l’université en général et ensuite d’une discipline donnée.
14A l’heure actuelle, la méthodologie est mise en œuvre dans le cadre d’une étude longitudinale de l’écrit en cours à l’université aux Etats-Unis, portant sur la production écrite de 40 étudiants, du début de leurs études universitaires à la fin du premier cycle, c’est-à-dire sur quatre ans. Ces étudiants sont inscrits dans 12 disciplines différentes à l’Université du Maine-Farmington, une institution sélective connue pour ses programmes en lettres, sciences naturelles, sciences sociales et formation des maîtres. L’étude est actuellement entrée dans sa seconde année.
15Ajoutée à la méthodologie développée à propos de la dissertation, on trouve les apports d’autres études longitudinales effectuées dans ou par d’autres universités aux Etats-Unis, notamment celle de N. Sommers (Harvard University) et de R. Haswell (Texas Tech University). Sommers a ainsi effectué un recueil d’écrits d’étudiants au cours de quatre ans, accompagné d’entretiens et de sondages. Elle a conclu que l’écrit est essentiel à tout travail universitaire et à l’évolution de l’individu, mais que cette évolution est toujours contextualisée par la discipline académique au sein de laquelle l’étudiant s’inscrit. Haswell a étudié des groupes d’étudiants pendant leurs études de premier cycle en lettres et des groupes de jeunes professionnels. Il a pu montrer que les étudiants effectuaient des « progrès » du point de vue des compétences syntaxiques et réthoriques, mais que ces progrès sont souvent provisoires. Les étudiants, confrontés à de nouvelles tâches, ont parfois reproduit des erreurs qui semblaient disparues auparavant. D’autres étudiants cherchaient à éviter certaines constructions syntaxiques qui étaient source de problème.
16L’étude présentée ici cherche à faire évoluer la méthodologie de Sommers en contribuant à l’étude des stratégies spécifiques mises en place par les étudiants. Elle cherche à approfondir la méthodologie de Haswell en prenant en compte les situations, les exigences et les contenus des diverses disciplines.
2.1. Les objectifs principaux
17Dans le cadre social précédemment décrit, l’analyse se propose d’effectuer une lecture particulière des textes en question et prend comme objectif général la description de la nature dynamique de l’écrit au travers des différentes disciplines : aspect communs et aspects spécifiques.
18Ce projet vise donc à préciser les évolutions des écrits d’un étudiant et/ou d’un groupe d’étudiants pendant les quatre ans de leur cursus, ainsi que l’influence d’un cours d’expression écrite suivi lors de la première année.
2.2. La constitution du corpus
19Chaque étudiant soumet, à la fin de chaque semestre, tout ce qu’il a écrit au cours de cette période, ainsi que les consignes auxquelles il a répondu. En première année, ces écrits se réalisent en cours d’expression écrite et en cours d’initiation (de « culture générale »). Au fil de années, les écrits se spécialisent en fonction de la filière d’études choisie par l’étudiant. Ce recueil dépend plus ou moins entièrement de la bonne volonté de l’étudiant en question.
20Les étudiants-participants répondent à un questionnaire à la fin de chaque année. Ce questionnaire vise à collecter les impressions des étudiants : « Dans quels cours et pour quelles raisons ont-ils écrit ? Ont-ils un sentiment d’amélioration ? Comment s’évaluent-ils dans le domaine de l’écrit ? Quels types d’écrits posent problème ? ». On leur a, de surcroît, demandé de produire un texte écrit en entrant à l’université ; à la fin des quatre ans d’études, ils auront l’occasion de répondre à la même consigne et ensuite de revoir et de commenter le texte qu’ils avaient produit au départ.
2.3. Les lecteurs-analystes
21Les lecteurs des copies font partie d’une équipe de professeurs appartenant aux disciplines qui s’intéressent à ce projet et qui sont formés pour ce travail. Les destinataires de ces textes sont ainsi des enseignants, mais qui ne sont pas en situation d’évaluation. Le dialogue entre les enseignants-lecteurs constituera, on l’espère, une riche source de perspectives concernant l’écrit et les disciplines. Du point de vue du cadre WiD de recherches, cette participation de chercheurs-enseignants de diverses disciplines est essentielle en ce qu’elle permet une exploration de la relation entre savoirs et écrits. Mais elle pose néanmoins le problème de lecteurs spécialistes d’une discipline qui ne sont pas forcément des spécialistes de l’analyse langagière en tant que telle.
2.4. Les variétés des textes
22Etant donné la nature de l’étude, la diversité des textes recueillis est considérable. Nous avons constitué, provisoirement, un système de classification purement pratique. Lors de l’analyse interprétative, la notion de genre a été utilisée aussi bien pour décrire la diversité des écrits que pour caractériser l’hétérogénéité de chacun de ceux-ci. Un débat décisif aura lieu, à la fin des quatre années, pour spécifier le fonctionnement des genres à l’université en fonction des analyses effectuées.
2.5. Les unités d’analyse
23Un des points forts de cette méthodologie réside dans la segmentation du corpus en unités analysables selon de multiples perspectives. Chaque texte est ainsi étudié au travers d’unités lexicales, syntaxiques, rhétoriques, discursives, génériques, thématiques, de structure et de forme. Mais l’ensemble est re-tissé afin de rendre compte de l’interdépendance des éléments de la construction textuelle. Ce processus de déconstruction-reconstruction est particulièrement utile pour l’écrit, objet saturé de sens multi-dimensionnels, même s’il s’avère difficile à manier.
2.6. Les indicateurs pour l’analyse
24Les indicateurs n’ont pas tous été pré-établis. Ils sont issus, pour certains d’entre eux, de la lecture de l’ensemble des textes recueillis. Leur sélection est bien sûr tributaire de nos intérêts quant aux relations entre écrits et contexte et quant aux reprises-modifications qui régissent la construction textuelle et la réception par les lecteurs.
25Elle a aussi été influencée par une enquête auprès des UFR de l’université visant à déterminer ce que les enseignants aimeraient savoir concernant l’écrit de leurs étudiants et l’apprentissage de cet écrit.
26Les indicateurs retenus, à l’heure actuelle, comprennent :
la longueur et la mise en page (alinéas, paragraphes, etc.) ;
la fréquence des connecteurs explicites ;
la fréquence des déictiques « de texte », embrayeurs dont les références sont produits au cours du texte ;
la fréquence et la nature des erreurs grammaticales ;
la fréquence des déictiques de personne, embrayeurs qui changent de référence en fonction de la position du locuteur ou du lecteur, et qui servent souvent, tout comme les déictiques de texte, à ancrer la perspective de l’étudiant-écrivain vis-à-vis du lecteur et de leurs mondes supposés partagés ;
l’emplacement de l’idée force de la copie, au début ou à la fin du texte.
27Les indicateurs complémentaires de la construction progressive du point de vue au sein de chaque texte comprennent :
les marques de reprise des consignes et des textes d’appui ;
le rôle des genres : les divers genres qui participent de la construction de chaque copie ; les changements de microgenres au cours d’une copie et l’hétérogénéité textuelle qui en résulte ;
le thème global et les façons dont il se développe ; l’étayage de l’idée force, les formes d’argumentation, les types d’exemples (littéraires, socio-historiques, personnels…) ;
les grands mouvements (l’orientation dominante) ;
la position implicite-explicite du Sujet textuel et sa relation aux autres indicateurs ;
les mouvements locaux, dialogiques : par exemple, les formes locales de reprise-modification, explicites (citation, paraphrase) ou non ; l’aspect d’ « originalité », les aspects de micro-cohérence énonciative tels les déictiques, les connecteurs.
28Vu la complexité des indices, le petit extrait d’analyse que j’introduis ici n’offrira qu’un trop bref aperçu de quelques-uns de ces mouvements, et ne donne que trop peu d’information sur les trajets individuels et les contrastes entre copies. Il s’agit de quelques phénomènes relevés dans une copie d’étudiant :
une reprise (explicite) de notions présentes dans les textes d’appui, mais qui n’empêche pas la prise de position à travers ces voix citées ; l’étudiante permet aux auteurs de parler pour elle, mais ces mouvements semblent soumis à sa volonté : La partie la plus difficile d’une conversation académique, pour moi au moins, est de savoir si mes opinions et mes idées seront acceptées ou non. David J. Klooster et Patricia L. Bloom expriment cette (même) peur… ;
un double mouvement de résumé d’un texte dont la lecture a été exigée en classe, et d’utilisation d’une des idées de ce texte dans l’analyse de l’expérience qu’a constitué cette lecture ;
l’usage du I (je) en tant qu’agent de l’expérience d’initiation personnelle (Je suis entrée dans la conversation ; j’ai écrit dans un carnet de bord…) ;
l’usage du we (nous) le plus souvent pour représenter des luttes et des tensions partagées avec des pairs, un « nous » de la classe toute entière qui tâche de s’intégrer dans la communauté universitaire (Nous analysons les arguments ; Nous, en tant que groupe, étions en fait en train de revivre notre première conversation académique…) ;
cette communauté est elle-même représentée dans une position dominante : A cause de ma lecture (de Fry) j’ai été accueillie au nouveau monde d’intelligence, la conversation académique. Bien qu’accueillie, personne ne se fait accepter immédiatement… ;
l’usage de la voix passive, qui transforme l’étudiante en patient (et non plus en agent) de l’expérience institutionnelle, s’opposant ainsi aux usages mentionnés précédemment du Je et du Nous.
2.7. La démarche analytique
29La méthodologie décrite ici cherche donc à relever les aspects textuels des négociations en jeu afin de mieux comprendre le fonctionnement de l’écrit universitaire « typique ». Elle prend comme point de départ la relation d’une copie universitaire à un « contexte textuel » et elle cherche à cerner ce qui bouge, dans un seul texte et d’un texte à un autre, en essayant de prendre en compte le maximum d’éléments.
30Cette démarche s’inspire encore de l’approche de la lecture détaillée par J. Starobinski dans La relation critique (1970). Pour lui, ce qui débute dans un accueil naïf de l’œuvre, c’est-à- dire une contemplation attentive, se poursuit par une prise de distance, une mise entre parenthèses de cette première réponse, puis se traduit par un relevé des structures objectives qui ont éveillé cette réponse. Le « système complexe de rapports internes » (p.17) est utilisé pour « lire » ce monde de l’œuvre, qui est ensuite replacé dans le monde « élargi » auquel elle se rapporte (p.19). Ce « trajet critique » qui se construit entre texte, contexte et lecteur est essentiel. D’une part, une lecture attentive peut mener à une analyse plus rigoureuse ; d’autre part, «… toute lecture attentive avait déjà perçu obscurément (ce qui) s’élucide désormais au grand jour par la vertu de l’explication » (p.67). Starobinski souligne que les divers aspects du fonctionnement d’un texte sont indissociablement liés, mais que certains aspects s’avéreront néanmoins plus parlants en fonction de l’auteur et de la réception du texte : « Ici, ce sera un rythme, une dynamique ou une respiration particulières, là un « art de la transition », là encore un système d’atténuation […], là un recours systématique à un certain type de figures » (p.71).
31L’analyse commence donc par une première lecture ouverte et attentive du corpus, sans grille préalable, qui fait monter à la surface des motifs qu’on peut choisir d’étudier systématiquement. Une première liste d’indicateurs éventuellement intéressants ressort ainsi de cette lecture, mais il existe toujours la possibilité d’une autre lecture qui fait advenir d’autres aspects. Cette démarche est notamment utile pour ce qu’elle nous montre de nos relations aux textes étudiés et pour ce qu’elle encourage de la mise en question de nos certitudes.
32L’idée de « mouvements » nous éclaire sur plusieurs éléments de cette construction : les jugements d’originalité et de cohérence, les modes de subjectivité, les positions discursives et existentielles, la relation expert-étudiant, l’intertextualité, et les relations entre les jugements normés (culturels, institutionnels) et le fonctionnement d’un texte particulier…
33Divers éléments peuvent être relevés : les lieux communs, les clichés, les définitions, les connecteurs explicites et implicites, les modes d’énonciation via la première ou la troisième personne, les citations, les paraphrases, les exemples, les façons d’étoffer un point de vue, un « argument », etc. Toute la littérature théorique existante vient informer l’analyse de ces éléments.
34Une deuxième étape de l’analyse rassemble et synthétise les divers motifs afin d’offrir une lecture re-contextualisée des textes en question, et une lecture d’ensemble qui permette une mise en question ou une confirmation des contrastes et des aspects communs tirés de la première lecture. Au cours de cette analyse, on trouve des marques de l’influence contextuelle : le style d’une copie d’étudiant, par exemple, peut reprendre-modifier le style du texte d’appui au lieu d’adopter le style qui lui est proposé par la consigne.
35Cette nouvelle manière de faire permet de relire différemment les phénomènes identifiés lors de l’analyse préliminaire et de prendre en compte d’autres phénomènes qui se prêtent moins facilement à une analyse isolée. La première personne, par exemple, joue des rôles discursifs qui peuvent être bien différents. Elle peut se lier aux positions prises, créer ou non une « autorité discursive », agir en tant qu’agent de cohérence ou non, etc. en fonction de son emplacement, de sa forme, de sa relation au texte d’appui, des exigences institutionnelles ou autres.
36Cela peut, en conséquence, amener à une interprétation des mouvements mentionnés en relation avec les sphères d’activités disciplinaires, notamment pour ce qui concerne l’appropriation du langage et de la pensée de « l’autre » et la manière dont l’étudiant est, au moins en partie, « écrit par » le discours académique des disciplines…
37Cette interprétation est construite de manière collective par les lecteurs de l’équipe pluridisciplinaire au travers de rapports d’étape, puis d’un rapport final. L’analyse de ces rapports devrait donc permettre, complémentairement, d’analyser l’évolution de nos modes de lecture et d’interprétation, dans un mouvement de retour « méta-méthodologique ».
3. Complications et défis
38Comment évaluer sa propre méthodologie ? Le domaine de la didactique est déjà en position institutionnelle plus fragile que celle des sciences. Faut il céder aux pressions et « scientifiser » nos méthodologies d’analyse ? le domaine WiD aux Etats-Unis résiste à cette pression depuis des années, mais souffre d’un manque de systématicité dans ses explorations de l’enseignement et de l’apprentissage des discours disciplinaires à l’université, malgré ses contributions indéniables.
39Dans cette perspective, la méthodologie présentée ici nous paraît permettre de mieux rendre compte de l’écrit universitaire, particulièrement en ce qui concerne les interactions entre textualité, savoirs et disciplines, la dimension longitudinale ajoutant une valeur heuristique appréciable.
40Les limites des méthodes utilisées pourront être précisées à l’issue des quatre années de recherche. Mais déjà, à la fin de cette première année, je constate quelques limites et problèmes.
41D’abord, comme le dit Starobinski, « chemin faisant, le rapport à l’œuvre se modifie » (1970, p.14) : interpréter une œuvre est tout autant s’interpréter. Ceci n’autorise bien sûr pas une lecture désinvolte ou aléatoire. Mais la confrontation des multiples lecteurs qui ne sont pas des spécialistes de l’analyse du discours et la diversité des textes d’étudiants génère un apprentissage qui va modifier la façon qu’a chaque analyste d’appréhender les mouvements textuels.
42L’art de décrire sans évaluer pose aussi problème. La tendance évaluative des enseignants est difficilement contrôlable…
43Les contenus des textes d’étudiants se spécialisent aussi de plus en plus à chaque semestre de leurs études. La compréhension de la relation entre contenu et écrit en est rendue d’autant plus difficile, pour le chercheur en linguistique que je suis, au fur et à mesure du déroulement de l’analyse. Sans être membre d’une autre discipline à part entière, comment lire de manière « informée » l’écrit des étudiants dans cette discipline ?
44Les indicateurs eux-mêmes ne peuvent être exhaustifs et figés. Non seulement il est impossible de tout traiter mais, sur les quatre ans de l’étude, d’autres indicateurs surgiront. L’analyse doit rester ouverte à ces éventuels indicateurs, ce qui implique que la systématicité proposée au départ ne saurait résister aux modifications inéluctables.
45Finalement, la méthodologie est difficile à manier, à reproduire ; difficilement transposable, elle est à re-créer à chaque fois.
4. Conclusion
46La méthodologie présentée ici me semble donc pertinente pour analyser les écrits universitaires. Elle permet une lecture riche et complexe mais, paradoxalement, rencontre certaines limites du fait de cette complexité même : elle s’ouvre, de ce fait, à la subjectivité et aux variations de lectures. Cela ne peut qu’interroger sa reproductibilité. Elle n’en demeure pas moins précieuse dans la saisie qu’elle permet des relations entre textualité et contenus disciplinaires.
47Bien qu’inspirée par des méthodologies provenant d’autres domaines et pratiquée par des chercheurs pluridisciplinaires, elle peut se développer en tant qu’approche spécifique à la didactique de l’écrit à l’université. Il nous faudra cependant veiller, au cours des quatre années, à la validité, à la valeur, à la maniabilité et la productivité de cette approche.
Bibliographie
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Auteur
Université du Maine-Farmington, États-Unis Équipe THÉODILE (E.A. 1764)
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