Analyse de l’activité de l’enseignant à partir de sa communication avec la classe/les élèves
p. 85-98
Texte intégral
1Nous présentons une méthode d’analyse du discours, qui se veut un moyen d’étude de l’activité de l’enseignant en classe. Elle a été mise en œuvre dans le cas de l’enseignement des mathématiques, par des enseignants qui en sont spécialistes. On cherche à développer et à « faire tourner » des outils s’appuyant sur la prise en compte d’indicateurs linguistiques visibles dans le discours de l’enseignant, avec la visée majeure d’atteindre du non visible, à savoir l’organisation de l’activité, ses invariants pour un enseignant donné, pour des enseignants sur un même thème, et — au-delà — sur des invariants dans le cadre d’une discipline particulière. On cherche alors à identifier, au travers de ces schèmes, à quoi « répond » l’activité, du point de vue de ses déterminants. Un autre objectif, lié au précédent, est d’identifier les paramètres de situation ou de personne qui peuvent introduire des différences dans l’organisation de l’activité.
2Nous avons deux hypothèses de travail : premièrement, s’il existe des schèmes régulièrement activés pour un enseignant donné, c’est qu’ils sont le résultat d’une interaction de conditions externes de son activité et de sa propre compétence professionnelle ; deuxièmement, s’il existe des schèmes partagés dans une communauté d’enseignement de la discipline, au niveau scolaire considéré, ils reflètent des déterminants communs à la discipline et aux conditions de son enseignement. On peut retrouver évidemment des invariants du discours, très généraux car liés à la fonction enseignante en situation scolaire, invariants mis depuis longtemps en évidence (Sinclair & Coulthard, 1975).
3Le cadre général d’analyse relève d’une double approche, présentée de manière détaillée dans (Robert & Rogalski, 2002), de didactique des mathématiques (cf. A. Robert, dans cet ouvrage) et de psychologie ergonomique. Une approche similaire a été développée pour l’analyse de l’activité de l’enseignant de français, dans l’enseignement obligatoire (Goigoux, 2002). D’un point de vue de psychologie ergonomique, on considère l’enseignant comme engagé dans la gestion d’un environnement dynamique particulier, qui est le rapport entre les élèves et le savoir enseigné (Rogalski, 2003). Nous nous centrerons dans ce qui suit sur le savoir mathématique, dans l’enseignement obligatoire. La temporalité de cette activité est multiple ; nous nous intéressons ici à la temporalité « courte » de l’activité avec la classe, avec des actions en « temps réel » de l’enseignant sur l’activité mathématique des élèves. L’enseignant « pilote » alors la classe, avec une visée particulière à une séance, et effectue des adaptations « locales » à ce qui se passe dans la classe. Ce « pilotage » de la classe se fait essentiellement à travers le discours de l’enseignant, objet de notre étude.
4On présente d’abord le discours comme l’une des médiations à travers lesquelles se réalise l’activité de l’enseignant en classe (Rogalski, 2005). Nous distinguons trois médiations, non indépendantes : l’organisation même (logique et temporelle) des tâches données aux élèves (itinéraire cognitif et modes de travail des élèves), le discours de l’enseignant comme ensemble d’actes sur l’activité mathématique des élèves, et enfin, sa propre activité mathématique sur les « tâches élèves », que l’enseignant donne à voir à la classe.
5Les outils méthodologiques sont ensuite présentés. Ils constituent un prolongement de méthodes d’analyse de la communication opérative, antérieurement utilisées pour étudier les activités collectives de travail en environnement dynamique (Rogalski, 1998). La prise en compte des travaux conduits en analyse du discours permet de préciser l’analyse en s’appuyant sur des indicateurs linguistiques. Ces outils s’articulent avec les méthodes centrées sur l’organisation des tâches, dans une perspective didactique (A. Robert, cet ouvrage), et celles d’analyses des interactions verbales avec les élèves, visant particulièrement à identifier ce qui reste à leur charge dans la réalisation des tâches (M. Chappet-Pariès, cet ouvrage). Ces méthodes sont appliquées sur un même protocole, sur la base d’une transcription commune, sur lequel nous montrons la mise en oeuvre de notre méthode d’analyse du discours de l’enseignant.
6La discussion portera d’abord sur certains choix et inférences faits dans la définition des unités d’analyse qui seront discutés, à partir de l’exemple présenté. On reviendra sur les différences des trois approches du même corpus, et leurs apports mutuels. Au-delà des problèmes de méthode d’analyse du discours de l’enseignant, se pose la question de la prise en compte d’autres registres de communication de l’enseignant avec les élèves.
1. Le discours de l’enseignant dans la classe comme instrument de son activité didactique
7Une des particularités de l’activité enseignante (comme gestion d’un environnement dynamique) est le fait que son objet d’action concerne d’autres acteurs humains : les élèves. Les conséquences sont plurielles. Tout d’abord, il ne suffit pas d’avoir élaboré un processus didactique, à travers des tâches prévues pour solliciter une activité des élèves mettant en œuvre les contenus visés : encore faut-il que les élèves « entrent » dans ce processus. Il faut ainsi « enrôler » les élèves dans leur place d’élèves, de sorte qu’ils s’engagent dans la réalisation des tâches que l’enseignant leur propose. L’expression des tâches attendues des élèves se fait alors dans un processus interactif (la « dévolution », lorsqu’il s’agit d’un problème) : des boucles de régulation fonctionnent dans la co-construction des représentations de la tâche par les élèves. Enrôlement et définition des tâches sont en interaction dans la détermination de « l’itinéraire cognitif » que l’enseignant1 fait suivre aux élèves (Robert & Rogalski, 2005) ; l’enseignant exerçant une médiation entre la tâche et les élèves dans la situation « temps réel » d’une séance en classe (l’analyse présentée par M. Pariès se situe dans cette perspective – Pariès, 2004, pp. 257-261, Chappet Pariès, ce volume).
8Ensuite, l’enseignant est à lui-même son propre instrument, qu’il exerce une médiation directe entre les élèves et leurs tâches, ou qu’il effectue une activité mathématique devant les élèves (qu’il s’agisse d’un cours, de l’accompagnement d’un élève au tableau ou de la donnée de la correction). Et il utilise essentiellement le langage pour agir (une articulation de langage naturel et de formes mathématiques, que des didacticiens appellent « langage mathurel »). Du point de vue de l’activité enseignante, la communication dans la classe est une forme de communication opérative, au sens où elle vise l’action et en est un composant intrinsèque. Nous analysons donc naturellement cette communication dans le cadre des actes de langage. (Les « injonctions » sur la réalisation des tâches ou des sous-tâches, quel qu’en soit le niveau, sont une part notable des actes de langage, mais la communication de l’enseignant dans la classe ne s’y réduit pas.)
9Notre contribution à la recherche d’invariants de l’activité enseignante va donc se centrer sur une analyse du discours de l’enseignant en classe. C’est sous la forme d’invariants dans l’organisation de l’activité langagière qu’on va rechercher des schèmes individuels d’un enseignant, et ultérieurement des schèmes collectifs, partagés dans une communauté d’enseignants.
2. La méthodologie utilisée
10Nous travaillons à partir de transcriptions des données verbales issues de la composante « audio » d’un enregistrement centré sur l’enseignant. Ces données nécessitent évidemment d’être situées dans leur contexte de production : moment dans le déroulement de l’enseignement, en termes de temps et de contenu ; existence de productions écrites au tableau, définissant un co-texte ; nature du travail des élèves : individuellement, collectivement, au tableau. L’expérience nous a montré que les données verbales, si elles étaient bien intégralement transcrites, étaient autosuffisantes sauf à de très rares moments, où on peut être conduit à faire des inférences sur ce qui se passe au tableau (par exemple), ou dans la classe (quand les élèves sont engagés dans un travail « à leur place »). Par ailleurs, comme nous recherchons des invariants dans l’organisation de l’activité de l’enseignant – des schèmes d’interaction – les enregistrements doivent être « suffisamment » longs pour offrir des possibilités de rencontrer, ou non, des patterns similaires dans une séance (il se pourrait en effet que les schèmes supposés exister varient selon le contenu mathématique…).
11Pour apporter une dimension complémentaire aux approches de didactique centrées sur l’analyse de l’itinéraire cognitif (A. Robert, dans ce volume) et celles orientées par l’analyse de la structure des échanges avec les élèves, en particulier du point de vue de la médiation (M. Chappet-Pariès, dans ce volume), nous nous efforçons de commencer l’analyse en utilisant au minimum les interprétations mathématiques du discours. Nous nous appuyons sur un ensemble d’indicateurs langagiers, dont le fonctionnement a été étudié dans le cadre de la communication « courante » (cf. Jeanneret, 1999), et dans l’activité de l’enseignant, avec des recherches initiées par John Sinclair (Sinclair & Coulthard, 1975). Les « marqueurs » du discours sont le pivot de cette analyse. Nous considérons aussi comment interviennent dans le discours enseignant des connecteurs « logiques », dont on peut a priori penser qu’ils devraient jouer un rôle particulier dans le cas de l’enseignement des mathématiques.
2.1. Les « marqueurs » du discours comme indicateurs langagiers privilégiés
12Les marqueurs du discours créent une cohérence entre les échanges. Ils sont un signal de la relation entre ce qu’a dit un élève et la réponse de l’enseignant, ou entre ce que dit l’enseignant et la réponse attendue de l’élève. Les marqueurs peuvent aussi simplement « ponctuer » l’activité publique de l’enseignant (comme une écriture au tableau), et marquer l’entrée d’un nouvel élément dans son discours, ou la reprise de la ligne précédente de discours, en cas d’interruption (une question d’élève en particulier). Ces marqueurs sont grammaticalement optionnels, et ne changent pas la valeur de vérité de ce qui est dit. Ils ont une double fonction :
ils marquent la structure du contenu verbalisé et jouent un rôle dans la cohérence du discours de l’enseignant adressé aux élèves de la classe (ou à un élève singulier) ; ce sont des termes comme < alors>, <donc> quand il n’est pas utilisé dans sa fonction logique implicative,
ils assurent la structuration pragmatique de l’interaction et marquent le rôle du locuteur ; ce sont des termes comme < voilà >, <bien >, <bon >, <d’accord >…
13Les marqueurs se situent en deux positions de l’articulation entre le discours de l’enseignant et les interventions (verbales ou d’action) des élèves : en « amont » de l’action de l’élève les marqueurs peuvent « ouvrir » sur une sollicitation d’action de l’élève ; en « aval », ils peuvent ponctuer l’évaluation de l’action de l’élève par l’enseignant. Les marqueurs peuvent aussi « ponctuer » l’avancée de l’activité dans la classe.
2.1.1. Les marqueurs et la sollicitation des élèves
14L’action de l’élève peut être une réponse verbale ou une action, qui va de l’écoute silencieuse à sa place à l’écriture mathématique au tableau. Les sollicitations à l’action peuvent être :
explicites immédiates :
« alors, prenez vos cahiers de texte… » ; « donc, Joël, à quoi ça va ressembler la deuxième question ? »
explicites « différées » (dans l’énoncé d’un exercice par exemple)
« alors, premièrement exprimer donc EN et MN en fonction de x… » ; « donc vous faites une figure »
ou implicites :
« alors EFG est un triangle… l’énoncé va être court, mais vous l’écrivez s’il vous plaît »
15Dans cet exemple, l’enseignant donne l’énoncé d’un premier problème ; la sollicitation est d’abord implicite : pour lui les élèves ont à écrire l’énoncé (habitude de la classe, en troisième) puisqu’il ne le précise d’abord pas ; il sollicite l’écriture des élèves seulement après avoir commencé à lire l’énoncé (et l’écrire au tableau, comme l’indique la suite de la transcription).
- « donc on va marquer sept sur cinq [7/5]… ».
16Ici, l’enseignant à la fois « pilote » l’écriture de l’élève au tableau, mais le « on va » signale qu’il s’agit bien pour chaque élève d’écrire dans sa solution la fraction 7/5.
17Dans tous les cas, le caractère d’acte de langage « impératif » sera attesté par sa satisfaction dans l’action en retour de l’élève (des élèves), ou par la reprise en cas de non-satisfaction.
2.1.2. Les marqueurs de l’avancée de l’activité de la classe
18Les marqueurs peuvent ouvrir des sollicitations « adressées » aux élèves, individuellement ou collectivement, comme dans les exemples précédents. Ils peuvent aussi marquer l’avancée de l’activité mathématique dans la classe.
19Les marqueurs d’une action accomplie, ou marqueurs « conclusifs », sont d’abord liés à une évaluation positive du résultat de l’action : « voilà ! », « bien ! », « oui ! », « d’accord ! », résultat dont le bilan peut être repris : « donc, on a bien x positif ». Ils peuvent aussi avoir une valeur de mise en cause implicite du résultat de l’action : « d’accord ? » ou en appeler à une confirmation des élèves sur le fait qu’ils sont effectivement d’accord : « vous autres, êtes-vous d’accord ? ». C’est à la fois l’intonation de l’enregistrement et la suite du discours vers les élèves qui permettent d’identifier la fonction du marqueur en aval d’une action accomplie.
20Les marqueurs d’ouverture peuvent ponctuer l’entrée de l’enseignant dans une nouvelle « phase » d’une activité mathématique, en relation avec des marques temporelles de futur immédiat : « donc, maintenant on passe à l’exercice 5 », « alors, on va terminer avec le dernier cas », avec des formes verbales qui utilisent le pronom indéfini « on », ou la première personne du pluriel « nous » « alors, qu’est-ce que nous faisons ensuite ? ».
21En fait, les marqueurs du discours sont impliqués dans l’intégration des élèves dans le procédé didactique retenu par l’enseignant (enrôlement), à travers la structure des sollicitations et le contrôle de leur rapport au savoir, à travers les retours sur l’accomplissement de leur tâche.
2.1.3. Connecteurs logiques et marqueurs du discours
22Nous avons donné comme exemple de marqueur le terme < donc >. Or celui-ci joue aussi un rôle de connecteur logique, d’implication entre propositions ou entre parties du discours. Il est donc important d’identifier les instances des deux types dans le discours de l’enseignant, tout particulièrement en mathématiques, où on pourrait s’attendre à une place importante de connecteurs logiques dans le discours. On a commencé à s’intéresser aussi à la place de tels connecteurs, et à leur distribution différentielle selon leur fonction (cf. Moeschler, 1987 pour « parce que ») : marqueurs de l’avancée du discours, sa cohésion et sa cohérence ; indicateurs de la logique de l’interaction (je vous dis cela parce que…) et enfin, connecteurs logiques (« on a des droites parallèles, donc on peut appliquer Thalès » ou « on peut appliquer Thalès parce qu’on a des droites parallèles »).
2.2. La recherche de patterns dans le discours et l’interprétation des invariants en termes de schèmes d’action de l’enseignant
23Un premier niveau d’analyse est d’ordre statistique : on recherche les différents marqueurs, et en premier leur place dans la sollicitation d’action des élèves. On situe ces relevés statistiques par rapport à des données sur la place relative des interventions de l’enseignant, en termes d’une part de nombre de tours de parole par rapport à ceux des élèves, et d’autre part en termes de volume de l’intervention, en mots dans le discours (par rapport au volume des interventions des élèves). Un des buts est de pouvoir comparer un même enseignant dans des classes de niveau différent ou dans des domaines différents ou des enseignants différents.
24On recherche ensuite s’il existe des patterns d’utilisation des marqueurs « introductifs » et « conclusifs » d’action des élèves. Nous notons MI un marqueur introductif à une tâche du futur immédiat (sollicitation), BI une reprise/bilan du résultat du traitement de la tâche, MC un marqueur conclusif. Une première analyse du discours d’un enseignant, en seconde, en algèbre, a montré l’existence de patterns du type suivant, qu’on peut appeler « d’unitarisation » :
« MI/[TOT]/ BI/MC », où [TOT] dénote un ensemble de traitements de l’objet de la tâche. Le bilan pouvant être optionnel, ou déplacé après MC (une occurrence en est présentée ci-après)
E : Alors x, il va varier de quoi à quoi ?
e : de… ben de 0 à 7.
E : de 0 à 7, on va même pouvoir l’écrire dès le début, on nous le demande pas, hein, une fois on avait fait un problème où on le demandait, mais on écrit tout de suite que x est compris entre
e : 0 et 7
E : 0 et 7
E : d’accord ?
25On a ici le pattern : {MC = alors ; sollicitation/TOT = [b, c, d]/BI = [e]/MC = d’accord}.
26De tels patterns récurrents dans le discours de l’enseignant sont interprétables comme traduisant l’existence d’un schème, i.e. une organisation invariante de l’activité.
3. Un exemple de mise en œuvre
27Nous présentons ici un exemple de mise en œuvre sur la même séance que celle étudiée par Aline Robert et Monique Chappet Pariès. L’exemple du premier épisode dans l’activité des élèves : « la nouveauté du problème » (3.1.), nous servira d’illustration de la méthode et des schèmes identifiés.
3.1. Traitement d’un épisode
28Pour la recherche de patterns (et l’étude des marqueurs) nous définissons des unités sémantiques (US) à l’intérieur des tours de parole de l’enseignant. Ces US sont numérotées en continu avec les US dans l’intervention des élèves (elles coïncident ici avec leurs tours de parole).
29A partir des unités élémentaires que sont ces unités sémantiques, on définit des unités d’interaction, avec unités sémantiques d’ouverture et de fermeture, et des sollicitations d’élèves, ou des questions posées sur un objet mathématique en jeu.
30En fait, l’existence des US 35 et 36 nous a conduit à faire commencer l’analyse en amont de l’analyse de la nouveauté du problème, lorsque l’enseignant sollicite l’action des élèves pour faire une figure (US1), sinon on ne pourrait rattacher ces deux unités à aucune unité d’ouverture, et réciproquement, les unités 1 à 4 resteraient en suspens. L’épisode montre alors l’existence d’unités d’interactions emboîtées, avec des « patterns d’unitarisation » eux-mêmes emboîtés. On a identifié trois unités d’interactions, définies :
- Unité d’interaction 1 – ouverture en 1, clôture en 36 –, avec un pattern complet P :
P1 = {MI = ALORS ; sollicitation = faire une figure/TOT = action individuelle/BI = 35/MC = CA VA ?}
- Unité d’interaction 2, emboîtée dans l’UI1, – ouverture en 5, clôture en 21 – avec un pattern d’unitarisation incomplet, sans marqueurs P2 :
P2 = {MC = Ø ; sollicitation = identifier la nouveauté/TOT = 5 à 20/BI = 21/MC = Ø}
- Unité d’interaction 3 – ouverture en 22, clôture en 31 –, avec un pattern complet P3 :
P3 = {MC = ALORS ; sollicitation = délimiter x/TOT = 23-29/BI = 30/MC = D’ACCORD ?}
31Cette unité d’interaction est complétée par une correction d’erreur, due à une inversion des données par le premier élève interrogé (US 32 à 34).
32Trois US de l’enseignant ne sont pas intégrées directement dans ces unités d’interaction – on pourrait les supprimer sans changer l’opérativité de l’épisode :
en US2 et US3 (une UI) l’enseignant rappelle une réponse faite antérieurement à une question d’élève (sur la figure)
en US4 l’enseignant fait un point sur le type de situation (le problème posé) en renvoyant à la mémoire de la classe.
33Il s’agit de deux interventions de l’enseignant, sans interaction avec les élèves, introduites par le marqueur « DONC ». Elles renvoient toutes deux à quelque chose de déjà traité avec les élèves, soit directement dans les interactions précédentes dans la séance de classe, soit antérieurement, avec un appel à la mémoire de la classe. Nous avons donc ici un autre type de pattern dans le discours de l’enseignant : avec, le plus souvent, donc comme marqueur d’ouverture, un appel au déjà vu ou déjà dit, et pas de sollicitation d’élève.
3.2. Schèmes et connecteurs dans le discours de l’enseignant
34Nous avons recherché les différents patterns « d’unitarisation » dans les 13 minutes de traitement de la première question (dont trois minutes de recherche des élèves à leur place). On a relevé 9 patterns {ALORS… VOILÀ}, 5 patterns {ALORS… D’ACCORD ?/ÇA VA ?}, et 3 patterns {ALORS… BON !/ BIEN !}. Les bilans peuvent précéder ou suivre le marqueur conclusif. Dans deux cas, il y a des patterns complets emboîtés ; l’un de ces patterns a été introduit par un « alors » de l’élève au tableau, qui fonctionnait en quelque sorte en délégation de l’enseignant pour présenter la bonne solution à la classe. (On a aussi relevé deux sollicitations d’élèves sans marqueur d’ouverture, mais avec marqueur de fermeture.)
35Dans ce premier épisode, on a par ailleurs relevé 10 patterns d’intervention de l’enseignant introduits par « donc », faisant un point sur de l’acquis, en conclusion d’une interaction ou en incidente à l’initiative de l’enseignant. Lors du traitement de la première question, « donc » a rarement fonctionné comme connecteur logique : quatre fois dans une implication concernant l’activité mathématique : « il s’appelle x, donc dans le calcul tu vas exprimer en fonction de x », et une seule dans un raisonnement mathématique : « sept divisé par cinq, donc un virgule quatre ».
36Un premier traitement statistique sur l’ensemble de la séance confirme l’importance de la présence des marqueurs introductifs dans le discours de l’enseignant : 67 occurrences de < alors > ; 46 de < donc > (plus 12 dans une fonction de connecteur implicatif) ; près de la moitié de ces marqueurs (47 %) ouvrent sur une sollicitation des élèves. On relève 50 marqueurs conclusifs « forts » (voilà/d’accord), ainsi que 24 marqueurs dans une fonction évaluative (bien) ou conclusive « faible » (bien ou bon). Les marqueurs « conclusifs/évaluatifs » sont le seul fait de l’enseignant, alors qu’on relève quelques « alors » (4) qui ont une fonction de marqueurs dans les interventions de deux « bons » élèves
4. Discussion et conclusion
37L’analyse de l’utilisation des marqueurs dans le discours de l’enseignant nous a permis d’identifier des patterns régulièrement présents, et ce, de manière assez dense. On peut parler de l’existence d’un schème d’unitarisation du traitement des objets mathématiques : des unités mathématiques sont délimitées dans le discours de l’enseignant par les marqueurs d’ouverture, précédant une sollicitation de l’activité des élèves, et des marqueurs de clôture. Un bilan précède immédiatement, ou suit, le marqueur de clôture, soit par conclusion sur la question initiale, soit simplement par reprise de la dernière réponse « élève », évaluée explicitement ou implicitement comme correcte.
38On observe également une différenciation des marqueurs : « alors » introduit le plus souvent une sollicitation à l’action, puis annonce une action mathématique avec l’acteur collectif impersonnel « on », et quelquefois l’action de l’enseignant : « je rappelle… » ; « donc » prend une fonction analogue à « alors » essentiellement quand il s’agit d’une reprise, après une incidente ; il signale de toute façon l’annonce d’un rappel. Lorsque « donc » a une fonction implicative, il s’agit le plus souvent d’une implication concernant l’activité mathématique des élèves – dans un discours « méta » de l’enseignant – et non le raisonnement sur les objets mathématiques. (Il en est de même pour « parce que ».)
39Le schème d’unitarisation avait déjà été identifié dans l’activité d’un autre enseignant, en algèbre et en classe de seconde. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’un schème très partagé, que nous avons interprété (Robert & Rogalski, 2005) comme contribuant au maintien de l’enrôlement des élèves et scandant le découpage du contenu mathématique. En revanche, il est possible que la distribution relative des marqueurs « alors » et « donc » ainsi que la distribution des fonctions du marqueur « donc » soient plus variables avec les enseignants et/ou les classes.
40L’entrée par les marqueurs langagiers s’est ainsi avérée productive. Elle appelle évidemment des confirmations, et en particulier celle de la spécificité du schème d’unitarisation : l’observe-t-on dans des discours enseignants moins interactifs – le « cours magistral » –, et/ou dans des discours présentatifs dans des situations plus symétriques, entre pairs ?
41L’analyse de l’itinéraire didactique (A. Robert) a permis de définir un scénario, organisé en épisodes, et de constituer un contexte à chacun des épisodes pour lesquels le discours est analysé. L’articulation de l’analyse du discours de l’enseignant et de l’analyse didactique nous avait permis de repérer l’existence d’une double détermination du « découpage » des tâches mathématiques dans une séance de cours-exercice d’algèbre, répondant à la fois à une simplification des tâches et à des visées d’enrôlement des élèves dans un minimum d’activité mathématique (Robert & Rogalski, 2005). On retrouve des propriétés analogues dans la séance analysée.
42La méthode d’analyse développée par M. Chappet Pariès conforte le lien entre découpage des tâches et autonomie de l’élève, et contribue à identifier ce qu’il lui reste à faire dans le traitement de la tâche. Les visées de nos deux approches respectives d’analyse du discours et les orientations des changements de niveau de traitement sont inverses.
43D’une part, la méthode présentée par M. Chappet Pariès vise les propriétés de l’interaction enseignant — élèves, alors que la méthode que nous venons de présenter est centrée sur le discours comme instrument d’action sur l’activité mathématique des élèves. D’autre part, le mouvement d’analyse et la granularité sont différents.
44Notre méthode définit des unités de très bas niveau (les unités sémantiques), puis, en s’appuyant sur des indicateurs linguistiques, au niveau du lexique (marqueurs) et de la syntaxe (pronoms, temps des verbes…), on cherche à organiser les unités sémantiques en unités de plus haut niveau : les unités d’interaction, qui intègrent les productions des élèves (mouvement « bottom-up »). Celle de M. Chappet Pariès suit un mouvement analytique inverse de l’ensemble des échanges entre enseignants et élèves dans l’épisode, basé sur les tours de parole, eux-mêmes analysés en termes de fonctions du discours et de buts interlocutoires (mouvement « top-down », comme dans l’approche didactique).
45Il s’agit donc de deux perspectives qui se croisent différemment avec la perspective directement didactique, avec au coeur de cette articulation l’organisation des tâches mathématiques destinée à inciter l’activité des élèves.
46Bien des questions restent ouvertes quant aux décisions et aux inférences qui sous-tendent la méthode. Une première décision a porté sur le statut des enregistrements audio et vidéo, et sur ce qui a été transcrit, pour produire le protocole ensuite analysé. On a transposé les marques intonatives et les micro-pauses en marques de ponctuation. On a également transposé des désignations verbales en écritures mathématiques « canoniques » (2x/5 pour « deux x sur 5 »). On pourrait être confronté à des verbalisations ambiguës, posant elles-mêmes des problèmes éventuels aux élèves, si elles ne sont pas accompagnées d’une écriture publique au tableau (un cas classique est celui de « racine de deux plus un »), il faudrait impérativement respecter l’ambiguïté dans la transcription. Nous avons fait l’hypothèse que de tels cas ne se posaient pas dans la séance analysée.
47Une autre décision, spécifique à notre méthode, concerne la définition des unités sémantiques (unités élémentaires dans notre analyse). À quel niveau de granularité est-il nécessaire/raisonnable de descendre ?
48Par exemple, dans l’épisode présenté (fig.1) c’est l’objet de l’activité mathématique qui nous a conduit à définir deux unités sémantiques US2 (faire la figure sans respecter les dimensions) et US3 (faire la figure en respectant les dimensions) et non trois, ce qui était un choix possible, en distinguant « à main levée » (US2a) et « avec votre règle, mais… » (US2b). On a choisi de ne pas affiner ce niveau, sur des éléments qui n’apparaissent pas ailleurs.
49Le choix peut aussi être déterminé par les questions de recherche. Si on souhaitait analyser la distribution au long des épisodes et de la séance les « acteurs mathématiques » auxquels l’enseignant fait référence, il faudrait introduire une granularité plus fine dans certains tours de parole de l’enseignant : ainsi l’US33 devrait être « éclatée » en unités 33a (« 0 et 5 ? ») portant sur l’objet mathématique, 33b (« j’ai pas fait attention. »), concernant l’activité de l’enseignant (soit comme acteur mathématique, soit dans sa fonction enseignante) et 33c (« M est sur EF et EF attention il fait 5 ») qui s’adresse à l’acteur collectif qu’est la classe avec son enseignant, avec US4 (« ah ! tu as inversé ! tu fais attention ! ») qui s’adresse à l’élève ayant fourni la réponse (erronée) reprise par l’enseignant.
50Une autre question, qui met en relation les cadres de l’analyse du discours et la méthode d’utilisation des marqueurs, concerne l’analyse contrastée des marqueurs « alors » et « donc » dans le contexte de l’enseignement en mathématiques. Dans l’analyse présentée (fig.1) nous avons considéré les marqueurs « donc » comme des marqueurs dont la fonction est de renvoyer au passé partagé par la classe (soit dans la séance même, soit antérieurement). Cela nous a conduit à définir le pattern d’unitarisation P2 comme incomplet, sans marqueur d’ouverture. Or il semble, en revenant sur l’analyse, que pour interpréter la question de « la seule nouveauté » on ait besoin d’une référence qui est dans l’US4 (ce qui suppose d’avoir approfondi la sémantique interne des unités). On aurait alors un pattern complet, introduit par le marqueur < DONC >, avec une unité sémantique incidente en appellant à la mémoire.
51Au-delà des problèmes de la méthode d’analyse du discours de l’enseignant, se pose la question de la prise en compte d’autres registres de communication : regards et positions (cf. l’étude de proxémique de D. Forest), gestes et actions directes sur l’élève (ce qui est au centre de l’analyse de l’intervention de l’entraîneur pour la préparation d’un athlète — Lezard et Le Paven), postures, mimiques (les élèves savent très vite interpréter le sourcil levé !). On peut d’ailleurs souligner que, réciproquement, d’autres éléments que les réponses verbales des élèves leur servent — volontairement ou pas — à communiquer avec l’enseignant (les incompréhensions sont souvent davantage manifestées par des mimiques d’élèves ou par une agitation de la classe que par des déclarations explicites).
52Une dernière question est la possibilité de mettre en oeuvre la méthode présentée d’analyse du discours de l’enseignant pour étudier l’activité d’enseignants — ou de formateurs — dans d’autres domaines que la discipline mathématique. L’exemple de l’entraîneur sportif montre qu’elle y est inappropriée ; en revanche les études de Sinclair et Coultard, et de McCarthy indiquent sa validité pour identifier des invariants dans l’activité de l’enseignant d’anglais (particulièrement comme langue étrangère). Selon nous, la prise en compte de cette question appelle de revenir sur les instruments de médiation de l’action enseignante, selon son type de contenu.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Nous utiliserons tout au long de ce texte le terme « enseignant », pour alléger l’écriture. On peut tout aussi bien transformer en « enseignante ».
Auteur
Directeur de recherche CNRS, Laboratoire « Cognition & Usages », Université Paris 8, associée Équipe DIDIREM (EA 1547),
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