Les formes non verbales des communications didactiques chez l’intervenant en activités physiques, sportives et artistiques (APSA)
p. 45-58
Texte intégral
1D’ordinaire, on attribue l’intentionnalité didactique à l’institution qui réglemente les savoirs légitimes à enseigner dans une discipline. Il est alors habituel d’attribuer à la seule institution le poids des contraintes qui pèsent sur ces savoirs et sur leur transmission. Ainsi l’Ecole, institution didactique par excellence, est officiellement dotée d’intentions didactiques et affiche clairement ses liens avec des objets de savoirs normalisés. C’est le cas de l’éducation physique et sportive (EPS), discipline où les savoirs étudiés possèdent une dimension motrice et pratique (ou technique) essentielle. L’analyse courante des faits d’enseignement valorise les aspects cohérents, explicites et mesurables de la discipline enseignée et tend à transposer cette cohérence institutionnelle sur l’action de l’enseignant. Sans minimiser l’existence d’assujettissements du professeur aux contraintes institutionnelles, nous estimons qu’aucun système normatif n’est structuré au point d’effacer les compétences propres de l’intervenant, en particulier son inventivité en situation. Prendre ses distances vis-à-vis d’un schéma causal unique amène à rejeter l’opposition binaire individu/institution qui « fatalise » l’action enseignante. Nous préférons penser ces deux termes ensemble, se créant mutuellement, se contenant l’un l’autre.
2Avec cette mise en symétrie, nous réinterrogeons l’intentionnalité didactique de l’enseignant et, à travers elle, le problème des communications sociales fondées sur des savoirs. La question des liens sociaux est essentielle car sans eux, il n’y aurait pas de culture humaine ni de transmission culturelle. Ainsi l’attention portée à l’intervenant en APSA et au sens émergent ne signifie pas un retour pur et simple au sujet (désirs, motifs, sentiments… relatifs au fait d’enseigner), mais un changement d’échelle pour réévaluer la force didactique au niveau des liens ténus, invisibles, indicibles qui développent la culture des hommes. Dans cette perspective, l’étude présentée ici questionne la transmission des savoirs en APSA dans des institutions hors-scolaires, non officiellement dotées d’intentions didactiques. Deux corpus ont été retenus pour cette contribution :
le premier concerne l’éducation pour la petite enfance. Extrait d’une activité d’éveil aquatique, il retrace les interactions parents-bébé, au sein d’une association pré-scolaire ;
le deuxième concerne l’éducation spécialisée pour jeunes handicapés. Extrait d’une activité éducative para-scolaire, il met en scène un professeur d’EPS qui enseigne la danse à des adolescents atteints d’autisme, dans un centre spécialisé.
3Dans les deux cas, le sens didactique ne peut être postulé a priori mais découvert à partir des interactions effectives. En effet, les objets de savoirs (respectivement « l’immersion » en natation et « la communication des sentiments » en danse) sont faiblement délimités par l’institution et le mode de transmission (adapté au très jeune âge et au handicap) passe nécessairement par le « faire », souvent de manière diffuse et « diluée ». De fait, notre étude traite le monde familier de l’intervenant non comme un donné mais comme une construction qui se trouve au bout d’une inter-activité élève(s)-enseignant1, où celui-ci résout les problèmes rencontrés par arrangements successifs, grâce à une large part d’ingéniosité didactique.
4La notion de symétrie déjà évoquée (mouvement conjoint des acteurs et de l’institution considérée) se trouve étendue à d’autres égalités de traitement : au plan des acteurs (action réciproque du professeur et du ou des élèves) et au plan des formes préférentielles de communication (imbrication des formes verbales et non-verbales). C’est ce dernier aspect que notre étude souhaite éclairer.
1. Hypothèse
5Une gamme étendue de techniques d’intervention caractérise l’action du professeur en APSA. Parmi celles-ci les modalités non-verbales sont inhérentes au travail de régulation2. Prendre au sérieux les gestes des acteurs, c’est reconnaître dans ces manières de faire « silencieuses », la présence de techniques didactiques, souvent efficaces et néanmoins mal connues. Ces techniques non-verbales possèdent un caractère intériorisé, quasi-automatique, qui peut échapper à la conscience de l’intervenant. Nous cherchons à les faire accéder à la visibilité. Un affinement des outils théoriques et méthodologiques déjà mis au point pour l’analyse du fonctionnement scolaire, s’impose.
2. Enjeux
6Nos enjeux de recherche sont triples : (i) opérationnel : donner à la gestualité didactique une reconnaissance culturelle et un statut d’objet de formation professionnelle dans les métiers du didactique en APSA ; (ii) scientifique : contribuer à l’identification et à la mémoire des modalités « silencieuses » et souvent impensées de la transmission ; (iii) méthodologique : mettre à l’épreuve le protocole méthodique (c’est-à-dire la suite de pas hiérarchisés pour travailler sur le sens), que nous avons suivi lors des confrontations entre les deux corpus issus d’espaces différents.
3. Questions théoriques
7Au plan théorique, nous analysons l’activité régulatrice des intervenants et en particulier les régulations mésogénétiques3. Les questions proviennent de la forte dimension non-verbale (ou « silencieuse ») des interactions didactiques caractérisant les deux corpus. Nous en soulignons quelques traits spécifiques :
L’activité aquatique d’éveil, activité physique enfantine praticable dès l’âge de six mois, poursuit des objectifs ludo-éducatifs. L’extrait met en scène ici, un père et une mère manifestant l’intention d’enseigner à leur fille âgée de trois ans, l’expiration forcée en immersion (faire des bulles sous l’eau). L’étude de ce corpus questionne le jeu des parents-enseignants sur le jeu de l’enfant et les astuces (mouvements du corps, manipulation d’objets, mimiques…) qu’ils déploient « sur le vif » dans/avec et hors de l’eau, pour obtenir la modification respiratoire souhaitée.
L’enfermement et l’absence de communication caractérisent les comportements des adolescents atteints d’autisme. L’enseignement de la danse peut être qualifié d’antagoniste de cet handicap : il affronte directement, de par la nature des savoirs développés, l’obstacle de communication. L’étude de ce second corpus questionne les « ruses » communicationnelles (déplacements et position au sein du groupe, postures, rôle des mains, contact corporel, timbre de la voix…) que fabrique le professeur « dans l’instant », pour maintenir coûte que coûte la relation didactique et faire produire aux adolescents des comportements à « signe » (compassion, consolation).
4. Protocole méthodologique
8Le protocole présenté ci-dessous s’inspire du travail mené dans le cadre du séminaire « Théories de l’action, action du professeur » dirigé par Sensevy4 (Centre de Recherche sur l’Enseignement, les Apprentissages et la Didactique, IUFM de Bretagne et Université Rennes 2). L’ambition est de saisir le devenir des savoirs enseignés et appris au fil des séquences, éveil corporel du bébé et éducation physique des adolescents autistes, lorsqu’on ne sait pas a priori quel est le savoir en jeu dans ces séquences. Nous mettons à l’épreuve la démarche qui nous a permis de reconstituer les méandres de la circulation des savoirs et la gestion des transformations motrices.
9Dans ce protocole, le principe de symétrie se prolonge avec l’adoption d’une démarche imbriquée chercheur-acteur. Sensevy qualifie de recouvrement sans supériorité, la démarche qui consiste à croiser la « sémantique naturelle de l’action », tel qu’un familier de l’action pourrait l’exprimer, et le « langage des modèles », exprimé dans un système de catégories théoriques (Sensevy, 2004, 336). Le chercheur, en déplaçant son regard vers les gestes familiers pour y saisir « le » didactique, s’astreint à suivre les enseignants au plus près de leurs actes, au ras du concret, sans chercher à les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation trop forte. Mais, si le chercheur déconstruit sa position de surplomb afin d’éviter toute forme hâtive stabilisée d’interprétation, il ne s’efface pas. Le didacticien dispose d’un langage spécifique qui permet de dire autre chose des gestes enseignants, de dresser des connexions entre certains d’entre eux, de faire affleurer une autre partie de leur sens.
10Le protocole méthodologique tente ainsi de s’inscrire dans un espace médian recouvrant prévalence de l’action et priorité de la conceptualisation.
11Ceci implique certaines exigences logiques :
le protocole s’attache à des études de cas, ou événements remarquables, tirés du quotidien professionnel. L’événement n’est pas conçu comme un objet marginal ou atypique à valoriser en soi. Il possède au contraire une vocation à des élucidations plus générales (plus anthropologiques) ;
en renonçant à la posture dénonciatrice (penser le travail professoral en termes d’erreurs, de manques et de corrections), il se met à l’écoute de la complexité du « faire », en descendant à l’échelle micro. Le grain descriptif est le plus fin possible ;
la prévalence de l’action en train de s’accomplir « au présent », ne fait pas de l’événement étudié un instantané. Si l’enseignant gère des instants au quotidien, ceux-ci s’inscrivent dans un processus temporel, des transformations motrices, un devenir corporel. Le chercheur s’efforce d’en reconstruire le fil conducteur : c’est « l’intrigue » didactique. Il accorde un privilège à l’action dans son enracinement et son épaisseur « historique ».
12Le corpus recueilli sur les deux lieux de transmission, jardin aquatique et centre spécialisé pour autistes, est tout d’abord transcrit en prenant soin de restituer les liens entre les dimensions verbales et non verbales5. Il est ensuite étudié selon trois grandes étapes de traitement dont nous rendons compte ci-dessous.
4.1. Description générale de la séquence étudiée : 1re étape
13Cette étape a pour but de rendre le chercheur familier de la séance et de donner la séquence à « voir » au lecteur potentiel.
4.1.1. Première identification d’épisodes potentiels
14Chaque chercheur a retenu une séquence caractéristique du travail observé. Chaque séquence possède les deux caractéristiques suivantes : 1) une forte densité didactique, c’est-à-dire transformatrice (ou prometteuse d’une transformation) de la motricité du (ou des) élève(s) ; 2) un condensé d’interactions verbales et non-verbales, dont l’enchevêtrement des différents registres est quasi-indémêlable « à l’œil nu ». Les épisodes potentiels se définissent donc comme une entité interactionnelle où l’on voit advenir, en creux, une construction (ou une promesse) de connaissances.
4.1.2. Synopsis court avec découpage en phases et jeux
15Il s’agit d’un premier tableau synoptique (occupant une page A4) qui offre une vue générale du déroulement de la séquence. Le découpage peut être assimilé à celui d’une pièce de théâtre, telle une commedia dell’arte, mettant en scène le professeur et les élèves. La succession des phases et jeux équivaut en quelque sorte à l’enchaînement des différents actes de la pièce.
4.1.3. Synopsis large
16Ce second tableau (occupant environ trois pages A4) s’appuie sur les « tours de parole » et « tours d’action » de chacun des acteurs. Il rend compte de manière plus détaillée de la temporalité linéaire de l’action découpée selon des critères relativement neutres : modalités de travail (grand/petit groupe, individu), tâche effective, indice de coupure à l’initiative d’un acteur (modes de transition d’une phase à l’autre, d’un jeu à l’autre)… Ce découpage (dans les termes des professionnels) scande la succession chronologique des activités occupant collectivement l’enseignant et le(s) élève(s).
4.2. Constitution de la chaîne du récit : 2e étape
17Cette étape a pour but de révéler les éléments pertinents dont est porteuse l’action, en maintenant les liens avec le langage autochtone.
4.2.1. Construction de l’intrigue didactique
18De l’ensemble des matériaux produit dans l’étape 1, le chercheur réduit l’information sous la forme d’une narration (une page A4). Les éléments de l’action vont donc « exister » à partir d’un récit. Leur prise en charge discursive (relativement objective), est faite dans le langage familier des acteurs, d’un double point de vue : 1) celui des savoirs que le(s) élève(s) construise(nt) ; 2) celui de la circulation de ces savoirs dans la classe. Apparaissent, à travers les jeux successifs, des éléments de causalité, plus ou moins hétérogènes et enchevêtrés dans une histoire.
19Nous proposons ci-dessous les récits des deux séquences étudiées.
20La séquence « faire des bulles » met en scène la petite Az avec son papa (Paz) et sa maman (Maz) au jardin aquatique
Az émerge hors de l’eau à la suite d’une glissade sur le toboggan et tousse. Elle va alors dans les bras de Maz. Paz fait remarquer à Az qu’elle ne fait pas de bulle lorsqu’elle est sous l’eau.
Az s’éloigne pour aller chercher un arrosoir. Maz s’approche de Az et s’efforce de lui montrer comment faire des bulles en s’immergeant le visage jusqu’aux yeux et en soufflant dans l’eau.
Az essaie d’arroser Maz avec l’arrosoir. Maz prend l’arrosoir et verse le contenu sur la tête d’Az.
Paz prend l’arrosoir à son tour et l’utilise pour montrer comment faire échapper des bulles sous l’eau avec cet objet. Il s’immerge avec l’objet, puis invite Az à aller dans le fond avec lui pour regarder ce qui se passe.
Lors de la deuxième tentative pour aller voir Paz faire des bulles avec l’arrosoir, Az va faire un bisou sur la joue de Paz. Lorsqu’elle émerge elle instaure un jeu, que Paz se met à rythmer avec la comptine « un, deux, trois ! » : faire des bisous sous l’eau, puis des câlins, puis des guili-guili, puis des caresses puis la bagarre. Enfin Az semble ne plus avoir d’idée pour prolonger le jeu.
Paz propose alors d’aller faire des grimaces sous l’eau. Lors de son immersion pour faire les grimaces, Paz mime un lion qui montre les griffes : il ouvre la bouche et expulse l’air pour crier. Az immergée voit Paz « rugir comme un lion ». Elle l’imite alors et crie sous l’eau en provoquant ainsi des bulles. Paz propose par deux fois de retourner crier sous l’eau. Az le suit et fait deux nouvelles fois des bulles en criant.
L’épisode s’achève dès lors que Az émerge de l’eau, sautille et se dirige vers le toboggan.
21La séquence de danse « exprimer la consolation » met en scène trois adolescents autistes (An, Ke et Jé) et le professeur d’EPS (P)
Le groupe des trois adolescents est dispersé dans la salle. Ke est isolé au centre de la pièce, allongé au sol, recroquevillé en position fœtale. P regarde successivement les trois enfants, bras dans le dos. A ce moment, la musique, support et ambiance du travail, suggère la mélancolie.
P tente la re-cohésion du groupe autour de Ke, en jouant sur cette ambiance de tristesse : il sollicite An afin de donner la main à Ke et le consoler. An se rapproche de Ke étendu au sol, sans toucher celui-ci. Puis l’enseignant demande à Jé de s’approcher à son tour de Ke, ce qu’il fait aussitôt. De ce fait, P montre à Jé le flanc de Ke pour qu’il y pose sa tête. P, tout en regroupant les adolescents au plus près de Ke, poursuit ses interventions pour faire exprimer le thème de la consolation.
Lorsque les adolescents sont regroupés, à portée de bras de Ke, l’enseignant tente de poser la tête sur le torse de Ke. Ke refuse ce contact, il repousse les épaules de P avec ses deux bras tendus. Le professeur joue alors avec ce contact que lui oppose Ke, en pesant de tout son poids sur les bras de Ke. Cette action de repousser permet à l’enseignant de faire porter par Ke le haut de son corps.
L’enseignant toujours « supporté » par Ke demande à Jé, explicitement cette fois, de poser la tête sur le torse de Ke : Jé ne pose que la main.
L’enseignant jouant toujours avec son poids grâce au maintien de Ke, se laisse osciller sur le côté tandis que Ke balance les bras. Il finit par rouler doucement au sol. En frôlant Ke il mime un câlin compassionnel.
Après ce moment passé au sol avec Ke, P vient rejoindre An et Jé. Il se place du même côté qu’eux par rapport à Ke. L’enseignant, au milieu de l’espace délimité par les trois adolescents, et très proche d’eux, insiste sur le lien entre le geste et le code d’expression : main sur le visage = consolation.
L’épisode s’achève dès lors que Ke se redresse et s’éloigne.
4.2.2. Identification plus avancée d’épisodes pertinents
22De ces récits constitués de jeux successifs (jeu de l’arrosoir puis jeu de mimiques Paz/Az dans l’eau ; jeu de repoussé Ke/P puis jeu de contrepoids corporel), le chercheur sort des épisodes pertinents, ou événements didactiques dits « E1 ». Ces « événements E1 » témoignent clairement d’une construction (promesse) de connaissances que le didacticien veut mettre en évidence. Toutefois ils restent formulés dans le langage familier de l’action (primat à la prise de sens « naturel »).
23La traduction des actions réelles en « langage E1 » se fait grâce à la technique de la paraphrase.
24A titre d’exemple et sur un mode comparatif, nous identifions deux évènements E1 extraits des séquences précédentes. Ces événements manifestent tous deux, bien que de manière inversée, un changement de rapport au corps profondément communicationnel, faisant place à l’intention d’enseigner :
Séquence « faire des bulles » D’un contact étroit parent/enfant, peau à peau guidant et rassurant, le parent favorise l’éloignement de l’enfant, laissant à celui-ci une plus grande liberté d’action et d’initiative de jeu. Ce mouvement de distanciation permet au parent de choisir le moment judicieux pour un retour sur « les bulles ». Ainsi il s’adonne au jeu mis au point par l’enfant, en le suivant sous l’eau et l’accompagnant de ses bras, et au moment où le jeu semble s’épuiser (les corps s’éloignent à nouveau peu à peu), le parent propose une relance décisive : il mime le rugissement du lion. A ce moment précis l’enfant toujours pris par le jeu, se met pour la première fois à crier sous l’eau.
Séquence « exprimer la consolation ». D’un refus de contact physique manifesté par l’adolescent, l’enseignant parvient à faire accepter sa présence corporelle, tout d’abord par une mise à distance des corps (l’adolescent soutient le buste du professeur à bout de bras), puis par un contact rapproché (les bras se fléchissent, le corps du professeur roule sur celui de l’adolescent à fleur de peau). Cette situation de jeu corps à corps voulue par le professeur semble finalement acceptée par l’adolescent. Elle ne lui laisse en fait, pas de choix : ne pas soutenir physiquement le professeur provoquerait la chute brutale de celui-ci et un contact des torses probablement intenable pour l’adolescent. L’adolescent malgré lui « goûte » la sensation de contact sans la refuser. Le professeur saisit cette ouverture pour codifier ce geste de contact fait de douceur (signe de compassion).
4.3. Interprétation de la séquence : 3e étape
25Avec cette troisième étape, le chercheur inscrit son analyse dans un système de référence conceptuel. Cette étape a pour but de tester le modèle théorique et de mesurer la portée des concepts didactiques.
4.3.1. Analyse théorique des événements
26Les événements E1 sont soumis à deux analyses théoriques : 1) analyse épistémique (ou analyse a priori) des savoirs en jeu dans la séquence (références expertes ou savantes). Elle consiste à étudier les possibilités d’action offertes aux élèves pour transformer leur motricité ; 2) analyse didactique (modèle théorique de l’action du professeur mis au point par Sensevy, Mercier et Schubauer-Leoni, 2000). L’analyse est ici menée à travers la dimension mésogénétique des interactions (évolution des objets du milieu sur lesquels vont s’appuyer les enfants pour apprendre).
27Cette double analyse, épistémique et didactique, permet de mieux voir ce que l’événement E1 peut comporter de permanence et discontinuité dans l’apprentissage des savoirs ou de rupture et commencement de nouveaux possibles relatifs à la motricité. Ce nouvel éclairage des événements E1 aboutit à la formulation d’événements E2.
28A titre d’exemple, nous présentons une interprétation de deux évènements E1 en E2, à l’aide de points communs qui jouent le rôle de révélateur et interrogent de part et d’autre la dynamique des interactions.
Séquence « faire des bulles »
Le savoir mis en jeu dans cet épisode est relatif à l’expiration forcée sous l’eau.
Deux composantes du milieu dominent.
1 — Composante rythmique du milieu
La comptine « un, deux, trois ! », dynamique et régulière, est établie par Paz. Elle permet à la fois de synchroniser les actions de Az et de Paz dans une continuité répétitive (condition de tout apprentissage) et de créer une ambiance ludique rassurante (rituel connu par l’enfant). Il s’agit d’une sorte de « fil rouge » que nous définissons comme une micro unité de signification répétée régulièrement pas à pas (partir ensemble sous l’eau/faire une action subaquatique/remonter à la surface). Cette répétition finit par générer une modification provoquée par le parent : dans le changement de variable subaquatique (mimer le lion) est contenu le savoir escompté (crier = expirer sous l’eau).
2 — Composante proxémique du milieu
Au sein des échanges parent/enfant, le parent instaure des variations proxémiques qu’il régule finement. Les interactions débutent par un contact peau à peau, sur lequel s’appuie l’enfant pour réaliser ses jeux. Dès le départ l’enfant n’est donc pas confronté seul à un milieu abstrait. Tout au contraire le milieu est constitué d’appuis tactiles indispensables pour assurer une continuité entre le milieu terrien solide et le milieu liquide. Par la suite c’est l’éloignement des corps (diminution des appuis tactiles) qui entraîne le jeu de mime face à face en miroir, puis le jeu de mime qui entraîne le jeu de savoir (expiration forcée).
Séquence « exprimer la consolation »
Le savoir visé concerne l’acceptation du contact et sa codification comme comportement à signe.
Les deux composantes, rythmique et proxémique, du milieu sont également importantes ici.
1 — Composante rythmique du milieu
La musique au caractère triste et tempo lent, les déplacements en douceur du professeur, le ralenti de ses gestes et le calme de sa voix à l’adresse des trois adolescents, le diapason auquel il essaie de mettre l’ensemble des acteurs contribuent à instaurer un environnement apaisé et recueilli indispensable à l’expression des émotions et sentiments.
2 — Composante proxémique du milieu
L’enseignant, face à l’adolescent qui le repousse (physiquement et symboliquement), répond à l’action de repousser par l’action de s’appuyer. La ré-action répulsive de Ke est utilisée comme « milieu pour apprendre », elle fait accepter à Ke un contact de plus en plus intrusif. De plus l’enseignant, en s’ajustant aux réactions de l’adolescent (tel un « caméléon »), inverse les positions occupées habituellement dans le couple professeur/élève : il « fait » l’enfant et se laisse guider, chargeant l’élève de le soutenir. Ce changement de rapport social appartient également au milieu. La réaction de Ke, comportement typiquement autistique de retrait et de repli sur soi, se transforme en une action de contact tournée vers l’autre et orienté par un but particulier, porter le corps du professeur en rentrant dans son jeu.
4.3.2. Constitution du « système d’épisodes » caractéristique de la séquence
29En revenant sur les « épisodes pertinents », le chercheur s’efforce de construire une cohérence en fonction des deux analyses : ascendante, grâce aux catégories familières du professionnel, et descendante, grâce aux catégories théoriques (épistémiques et didactiques).
30Les épisodes présentés nous semblent typiques des deux institutions étudiées. Les intervenants y impulsent des transformations motrices sans les imposer directement aux enfants. Nous nommons prudence didactique cette caractéristique des échanges didactiques hors scolaires. Avec ce mot, au sens latin ancien prudens, nous évoquons ici la prévoyance, clairvoyance ou sagacité avec laquelle l’intervenant construit le milieu et sans laquelle des blocages sérieux voire irréversibles pourraient advenir chez les enfants.
4.3.3. Synthèse analytique de la séquence
31La synthèse est réalisée à partir du « système d’épisodes ». Cette dernière étape permet de se dégager du cas étudié et de comparer entre eux des systèmes d’épisodes extraits d’autres transcripts, eux-mêmes issus d’autres institutions.
32Notre étude se centre sur la transmission des savoirs dans le quotidien ordinaire de l’intervenant hors scolaire. Elle met en évidence des processus subtils d’interactions didactiques. Ce que nous avons appelé la prudence didactique avec laquelle est co-construit le milieu (parent/enfant ou enseignant/adolescents autistes) est à mettre en parallèle avec la réticence du professeur en contexte scolaire. La réticence est décrite par Sensevy (2004) comme une dimension implicite du contrat didactique, qui revient à cacher une partie de ce que l’on sait pour permettre à l’élève de le conquérir de son propre mouvement. Même si, dans les cas étudiés, la transmission peut sembler infra-didactique, c’est à dire ne relèvant pas à proprement parler d’intentions didactiques officiellement instituées, cette dimension implicite du contrat didactique est toujours présente6. La mise en parallèle scolaire/hors scolaire incite à questionner l’équilibre entre la continuité des manières de faire de l’intervenant (rituels, habitudes nécessaires à la vie du groupe-classe) et la transformation spécifique des connaissances des élèves (ruptures dans la motricité ordinaire propres à la pratique d’une APSA). Certaines manières d’intervenir régulières, répétitives favorisent le fonctionnement spécifique des savoirs, d’autres non. Nous avons montré dans les deux cas dans quelle mesure les progrès de l’enfant, même aussi ténus, relèvent d’une construction commune pas à pas, du parent et de l’enfant.
5. Résultats et éléments de discussion
33Nous constatons que pour les deux cas étudiés, les régulations enseignantes possèdent un style propre, tout en suivant également une ligne et une configuration générique. Les régulations mésogénétiques sont communes aux deux épisodes. Elles consistent à manipuler des objets (matériels ou subjectifs) sur lesquels va s’appuyer l’enfant pour apprendre. Ces objets consistent en indications verbales, mais surtout corporelles, gestuelles, tactiles, rythmiques. Dans les deux cas, l’agir non-verbal constitue la « substance » didactique du milieu susceptible d’entraîner l’élève dans l’action immédiate (milieu pour agir, à un premier niveau) voire dans l’apprentissage (milieu pour apprendre, à un second niveau).
34L’étude comparée nous incite à abandonner une conception restreinte des régulations professorales en tant qu’intervention verbale volontaire (schéma de type « télégraphique »). La métaphore « orchestrale » nous paraît plus adéquate pour caractériser l’action de l’intervenant vue comme un processus profondément interactif utilisant différents « instruments » de communication (verbales, kinesthésiques, sensoriels, proxémiques…). En poursuivant cette métaphore, chaque épisode étudié peut être décrit comme un moment d’interactions où se joue une « mélodie » spécifique, choisie parmi l’ensemble des possibilités « mélodiques » qu’un intervenant en APSA pourrait jouer. Dans cet ensemble, les interactions non-verbales jouent sur un mode inter-subjectif très fort. Toutefois contrairement à la dynamique orchestrale, les régulations mésogénétiques ne suivent pas une « partition » totalement explicite, formulable, basée sur un contenu stable. Nous observons que, dans les deux cas, elles renvoient à une communication-en-train-de-se-faire, en partie « impensée » et inventée dans le moment où elle s’accomplit.
35Les intervenants possèdent un plan (plus ou moins anticipé et éprouvé) d’organisation de l’APSA, et développent en situation une sorte d’opportunisme didactique. Cette ingéniosité de l’instant permet d’entraîner, voire intégrer, l’élève dans leur propre démarche. Ainsi la structuration du milieu n’est pas faite d’objets bien délimités qui existeraient en tant que tels. Tel objet matériel (par exemple, l’arrosoir avec lequel l’enfant asperge sa maman à la piscine) ne devient objet du milieu pour agir, voire pour apprendre, que par les fonctions que l’intervenant lui fait remplir (le papa plonge l’arrosoir vide au fond de l’eau et le retourne, provoquant de grosses bulles d’air). Ce n’est pas l’objet qui fait le milieu didactique mais la communication autour de cet objet qui rendra le milieu didactique (c’est-à-dire prometteur d’une transformation des élèves). Le milieu fait d’objets est une entité instable, modifiée par la communication elle-même (ainsi que par la réalité des élèves et celle de l’institution dont dépendent les acteurs). Seule une analyse méticuleuse « prise sur le vif » de la situation permet d’identifier son rôle dans l’apprentissage des élèves.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Brousseau G. (1981) : Le cas de Gaël. Bordeaux : IREM de Bordeaux.
Brousseau G. (1986) : Fondements et méthodes de la didactique des mathématiques. Recherches en didactique des mathématiques, 7, 2, 33-115.
Leutenegger-Rhiis F. (1999) : Contribution à la théorisation d’une clinique pour la didactique. Trois études de cas en didactique des mathématiques. Thèse de doctorat en mathématiques, Université de Genève.
Loquet M., Garnier A. et Amade-Escot C. (2002) : Transmission des savoirs en activités physiques, sportives et artistiques dans des institutions différentes : enseignement scolaire, entraînement sportif, transmission chorégraphique. Revue Française de Pédagogie, n° 141, Vers une didactique comparée, 99-109.
10.3406/rfp.2002.2918 :Loquet M. (2004) : Les gestes didactiques d’une formatrice en expression corporelle : une triple mise en scène. In G. Carlier et J.P. Renard (dir.), Formation continue. Expertise des formateurs et identité professionnelle des formés en éducation physique. Proximités — Didactique, Editions Modulaires Européennes et InterCommunications, Cortil-Wodon, Belgique, 153-195.
Mercier A., Schubauer-Léoni M.L. et Sensevy G. (2002) Vers une didactique comparée. Revue Française de Pédagogie, n° 141, 5-16.
10.3406/rfp.2002.2910 :Roessle S. et Loquet M. (2005) : Les interactions parents-enfant dans l’activité aquatique d’éveil. Symposium L’action de l’intervenant en activités physiques, sportives et artistiques : apport de la didactique comparée (M. LOQUET, coord.). Colloque International AFRAPS-ARIS-EDPM « Intervenir dans les activités physiques, sportives et artistiques : du débutant à l’expérimenté. Pratiques, recherches, formations ». Louvain-la-Neuve, 20, 21 et 22 janvier, Belgique.
Roncin E. et Loquet M. (2005) Enseigner la danse à des adolescents atteints d’autisme en centre d’éducation spécialisée. Symposium L’action de l’intervenant en activités physiques, sportives et artistiques : apport de la didactique comparée (M. Loquet, coord.). Colloque International AFRAPS-ARIS-EDPM « Intervenir dans les activités physiques, sportives et artistiques : du débutant à l’expérimenté. Pratiques, recherches, formations ». Louvain-la-Neuve, 20, 21 et 22 janvier, Belgique.
Schubauer-Léoni M.L. et Leutenegger F. (2002) : Expliquer et comprendre dans une approche clinique/expérimentale de didactique ordinaire, in F. Leutenegger & M. Saada-Robert (Eds.), Expliquer et comprendre en sciences de l’éducation, Raisons éducatives, Bruxelles, De Boeck, 227-251.
Sensevy G., Mercier A. et Schubauer-Léoni M.L. (2000) : Vers un modèle de l’action didactique du professeur. A propos de la course à vingt. Recherches en Didactique des Mathématiques, n° 3, 263-304.
Sensevy G. (2004) : Discours et Action : quels types de relation ? in M. Loquet & Y. Leziart (Eds.), Cultures sportives et artistiques : Formalisations des savoirs professionnels, Pratiques, Formations, Recherches, Actes du 2e Colloque ARIS, Rennes, Editions PUR.
Sensevy G. (2005) : Un algorithme méthodologique. Séminaire « Théories de l’action, action du professeur » G. Sensevy (dir). Centre de Recherche sur l’Enseignement, les Apprentissages et la Didactique, IUFM de Bretagne et Université Rennes 2, document interne non publié.
Notes de bas de page
1 Les termes « élève » et « enseignant » ou « professeur » sont utilisés dans un sens générique, tel qu’il est envisagé dans le champ de la didactique comparée. Cette perspective de recherche comparatiste a été inaugurée en didactique des mathématiques par Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy (2002) et est prolongée en didactique des APSA par Loquet, Garnier et Amade-Escot (2002).
2 A la suite de Sensevy, Mercier et Schubauer-Leoni (2000, 269), nous définissons les techniques de régulation comme celles que le professeur produit en vue d’amener l’élève à « élaborer des stratégies gagnantes ». Ces techniques ne sont pas seulement cybernétiques (au sens de « modification après mesure d’un écart ») mais comportent des interactions didactiques riches et évolutives.
3 A la suite de Brousseau (1986), nous appelons milieu l’ensemble des objets sur lesquels vont s’appuyer les élèves pour apprendre. A un moment donné, l’élève se trouve engagé dans un rapport plus ou moins réel avec un milieu structuré (au moins en partie) par l’intervenant. Cette structuration du milieu conduite par l’intervenant est nommée mésogénèse. Le terme génèse accolé à celui de milieu souligne notre intention de saisir (à travers les objets partie prenante du milieu) le devenir des savoirs enseignés et appris au fil des séquences, autrement dit la gestion des transformations de l’activité physique des élèves.
4 La construction d’« un algorithme méthodologique » (Sensevy, 2005), correspond à la nécessité de structurer pas à pas l’analyse de la réalité enseignante, dans les cas de situations ordinaires, non conçues par le didacticien (méthodologie d’ingénierie didactique). Sans aucunement nier l’intérêt de l’ingénierie didactique (l’une d’entre nous situe ses recherches dans cette perspective expérimentale), nous inscrivons la présente étude dans une recherche dont la finalité n’est pas la participation ni la transformation des pratiques observées.
5 Le mode de transcript oral s’inspire des travaux de Leutenegger-Rhiis (1999) : sont intégralement notées les « tours de paroles », pauses (de plus ou moins longue durée), ton montant ou descendant, accentuation de l’intonation ou insistance de la part de l’acteur… En liaison et complément des « tours de parole », nous avons appelé « tours d’action » l’ensemble des composantes corporelles et motrices des échanges « silencieux » : données kinesthésiques (gestualité, posture, expression et mimique du visage…), sensorielles (toucher, regard…), proxémiques (déplacement, distance, position, orientation…).
6 Nous adoptons ici la définition initiale du concept de contrat didactique mise au point par Brousseau (1981). « Au cours d’une séance ayant pour objet l’enseignement à un élève d’une connaissance déterminée (situation didactique), l’élève interprète la situation qui lui est présentée, les questions qui lui sont posées, les informations qui lui sont fournies, les contraintes qui lui sont imposées, en fonction de ce que le maître reproduit, consciemment ou non, de façon répétitive dans sa pratique de l’enseignement. Nous nous intéressions plus particulièrement à ce qui, dans ces habitudes, est spécifique des connaissances enseignées : nous appelons « contrat didactique » l’ensemble des comportements (spécifiques) du maître qui sont attendus de l’élève et l’ensemble des comportements de l’élève qui sont attendus du maître. (…) On peut penser qu’à chaque instant, les activités d’un enfant dans un processus dépendent du sens qu’il donne à la situation qui lui est proposée, et que ce sens dépend beaucoup du résultat des actions répétées du contrat didactique. » (Brousseau, 1981, 35)
Auteurs
Laboratoire Didactique Expertise Technologie des APS, Université Rennes 2
Doctorante
Centre de Recherche sur l’Enseignement, les Apprentissages et la Didactique, IUFM de Bretagne et Université Rennes 2
Doctorante
Centre de Recherche sur l’Enseignement, les Apprentissages et la Didactique, IUFM de Bretagne et Université Rennes 2
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Questions de temporalité
Les méthodes de recherche en didactiques (2)
Dominique Lahanier-Reuter et Éric Roditi (dir.)
2007
Les apprentissages lexicaux
Lexique et production verbale
Francis Grossmann et Sylvie Plane (dir.)
2008
Didactique du français, le socioculturel en question
Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter (dir.)
2009
Questionner l'implicite
Les méthodes de recherche en didactiques (3)
Cora Cohen-Azria et Nathalie Sayac (dir.)
2009
Repenser l'enseignement des langues
Comment identifier et exploiter les compétences ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)
2005
L’école primaire et les technologies informatisées
Des enseignants face aux TICE
François Villemonteix, Georges-Louis Baron et Jacques Béziat (dir.)
2016