Interventions enseignantes : Une méthodologie de mise en confiance pour dire, faire et reconstruire son travail
p. 29-43
Texte intégral
1. Objet et cadre de la recherche étudiée
1La recherche contextualisée (Marcel et Rayou, 2004) dont nous discutons la méthodologie s’appuie sur les activités d’une vingtaine d’enseignants associés exerçant en lycée et lycée professionnel dans les disciplines scientifiques et techniques. Elle vise à distinguer les compétences des enseignants dans trois classes de situations : en cours, en travaux pratiques (ou en atelier) et dans des activités sur projet comme les PPCP ou les TPE1.
2Sachant que les compétences déclarées divergent en partie des compétences effectivement développées dans l’action (Bru, 2002), nous discutons la complexité de leur nature à partir des confrontations entre les dire (préalables), les faire (in situ) et les reconstructions (a posteriori) des activités. Nous faisons l’hypothèse que les compétences développées dans l’action s’inscrivent dans l’histoire du travail de chaque enseignant.
3Le cadre théorique de l’action située et de la co-construction de connaissances sur le travail est utilisé pour révéler les connaissances sur le travail des enseignants. Ainsi, comme Clot (1997) le précise, l’activité traduit un conflit de critères entre ce qui apparemment extériorise l’activité mais aussi une activité intérieure prévue, voire une activité empêchée. Nous considérons l’activité suivant trois axes interdépendants qui permettent de rendre compte des éléments qui contextualisent les compétences en jeu (voir schéma ci-après) :
L’objet. Les activités de l’enseignant portent sur un contenu particulier que les élèves doivent rencontrer et/ou maîtriser. Dans les objets du travail de l’enseignant définis par Durand (1996), notre étude cherche à isoler l’accès à l’apprentissage.
La pratique. Notre caractérisation de la pratique s’appuie sur le concept de pratiques sociales (Martinand, 2001). En interaction avec les élèves, l’enseignant réalise des « opérations » qui s’inscrivent dans une organisation et un milieu typiquement scolaires.
Ses guides. L’activité de l’enseignant est orientée. Toute pratique est guidée simultanément par des représentations génériques2 du métier — le genre selon Clot — mais aussi par l’identité que chacun élabore dans sa profession.
4Ainsi, les compétences de l’enseignant reflètent sa capacité à répondre aux caractéristiques singulières d’une situation (Vergnaud, 2004), elles ne se limitent pas à la connaissance et à la reconstruction de sa discipline d’appartenance. Dans l’activité de l’enseignant, les compétences qu’il met en jeu pour que l’élève accède à un apprentissage singulier ne sont pas des performances observables, elles sont à reconstruire à partir de ses pratiques et de ce qui les guide explicitement ou d’une manière incorporée.
5Cette grille d’analyse est une manière de lire la professionnalité enseignante, elle a été conçue pour caractériser des compétences et les comparer dans trois classes de situation (cours, TP, projet). En l’état, sa validité est hypothétique ; à l’issue de la recherche, la lisibilité des résultats déterminera la valeur de l’instrument ainsi élaboré. Toutefois notre prise de risque est limitée puisque, préalablement à cette recherche, nous avons construit un instrument analogue décrivant des situations de travail hors du champ éducatif dont la mise en pratique nous a permis de valider la structure et son fonctionnement3.
2. Problèmes et solutions méthodologiques
6Une fois l’objet et le cadre de recherche définis, comment atteindre notre but de recherche ? A propos de l’activité professionnelle, Sonntag (2002)4 souligne la difficulté du choix méthodologique :
Comment rendre compte de la part de subjectivité inscrite dans la pratique ? […]. Faut-il partir d’une observation faite de l’extérieur pour formaliser la logique d’action ? Faut-il plutôt demander au praticien d’expliciter sa théorie d’action ? Faut-il explorer les présupposés qui guident le chercheur dans son étude de la théorie d’action et du comportement des acteurs ? Lorsque nous étudions une pratique devons-nous partir de l’observation directe ou de ce qu’en disent les praticiens ? Discutons-nous à partir de ce que nous percevons ou à partir des termes par lesquels nous exprimons nos perceptions ou à partir d’un autre mode de représentation des pratiques comme un film, un schéma, un enregistrement audio […] ?
7Il est généralement constaté que dans des observations in situ, les enregistrements livrent un matériau surabondant où l’identification de repères significatifs peut se révéler difficile même pour un observateur averti. Par ailleurs, corrélativement à leur adressage, les déclarations anticipatrices des enseignants sur les tâches qu’ils envisagent et les explicitations qu’ils peuvent formuler après coup apparaissent souvent disjointes et la relation entre travail prescrit et travail réel apparaît impossible. Pour sortir de ces paradoxes, la méthodologie choisie associe les acteurs à la construction des faits avec la double visée de les mettre en confiance tout en recueillant des données qui tiennent compte de la définition de l’activité telle qu’elle est envisagée par clot et al. :
l’activité n’est plus limitée à ce qui se fait. Ce qui n’est pas fait, ce que l’on voudrait faire, ce qu’il faudrait faire, ce que l’on aurait pu faire, ce qui est à refaire et même ce que l’on fait sans vouloir le faire est accueilli dans l’analyse de l’activité en éclairant ses conflits. […] Les activités empêchées, suspendues, différées, anticipées ou encore inhibées forment avec les activités réalisées, une unité dysharmonique.5
3. Le travail de mise en confiance
8Pour les recherches sur l’analyse du travail que nous prenons en référence (Clot, 1999 ; Clot, Faïta, 2000), leur but correspond à une « commande » des acteurs et/ou de leur institution, ainsi leur collaboration est évidente. En revanche, dans le cadre de la méthodologie présentée, les enseignants sont des partenaires qui contribuent au développement de la recherche sans avoir comme intention première leur propre développement. Pour des raisons d’éthique professionnelle, la nature de la contribution que nous leur proposons est définie dans un contrat écrit d’activités. Celui-ci permet à chaque enseignant associé6 à la recherche de trouver une place à sa convenance (voir en encadré ci-dessous, le résumé de ce contrat).
1. Le but à atteindre
Description de compétences professionnelles d’enseignant et nature de leurs différences selon que l’enseignant intervient :
- dans un cours, une situation d’atelier, un TP ;
- dans une activité non directement disciplinaire (PPCP, TPE, projet)
2. Les étapes de la recherche
- Représentations des enseignants associés sur les critères de professionnalité ;
- Description succincte d’une situation d’enseignement prévue ;
- Instruction au sosie sur cette séance potentielle d’enseignement ;
- Recueil de données en situation d’enseignement
(Bouts d’essai — Choix de séance — Sélection de moments significatifs) ;
- Auto confrontation ;
- Co-confrontation ;
- Transcription des données choisies et discutées ;
- Interprétation sur les compétences de chacun par croisement de l’ensemble des données ;
- Mise en forme des résultats (rapport de recherche, article, colloque) ;
- Contrôle a posteriori du rapport par les participants.
3. Les niveaux d’engagement possibles
Niveau 1 : une instruction au sosie et deux enregistrements d’activités en classe, auto-confrontation et validation des enregistrements, entretien avec le chercheur.
Niveau 2 : une instruction au sosie et deux enregistrements d’activités en classe, auto-confrontation et validation des enregistrements, co-confrontation, transcription de ses propos en auto-confrontation, entretien avec le chercheur.
Niveau 3 : une instruction au sosie et deux enregistrements d’activités en classe, auto-confrontation et validation des enregistrements, co-confrontation, transcription complète de ses propos en auto et co-confrontation, participation à deux réunions mensuelles, analyse interprétative avec le chercheur.
Niveau 4 : une instruction au sosie et deux enregistrements d’activités en classe, auto-confrontation et validation des enregistrements, co-confrontation, transcription complète de ses propos en auto et co-confrontation, participation à deux réunions mensuelles, analyse interprétative avec le chercheur, participation au secrétariat du travail du groupe d’enseignants associés, correspondance locale pour le suivi de la recherche, participation à l’écriture des résultats de recherche avec le chercheur.
9Un obstacle majeur à la mise en confiance vient du fait que la recherche est généralement admise comme un moment d’évaluation des pratiques dans lequel toute activité d’observation ou d’explicitation se retrouve vite habillée du manteau de « l’inspection ». La classe avec ses travaux enseignant-élèves reste un lieu d’intimité, une intimité qui ne se donne pas à voir et encore plus à comprendre et à retravailler sans une certaine appréhension. Ainsi, nous admettons qu’un enseignant-associé puisse changer de niveau d’engagement (le réduire ou l’amplifier suivant ses attentes) voire rompre celui-ci si la tâche devient impossible (sur les dix-neuf enseignants associés, un s’est arrêté après un trimestre, un autre après un an, la semaine précédant les premiers enregistrements vidéos).
4. Opérationnalisation du contrat
10Ce contrat est discuté, expliqué, commenté dans chaque établissement avec les enseignants qui souhaitent s’engager dans le processus : il ne s’agit pas de constituer un recueil de « bonnes pratiques ». Le chercheur et le correspondant local de la recherche s’appuient sur des exemples de travaux d’une recherche antérieure pour donner à comprendre comment les activités se concrétisent, le temps de travail que cela suppose, les ressources qui sont à disposition et les modes de fonctionnement. À l’occasion de la plupart des réunions, un rappel est fait sur ce que nous cherchons, comment nous le cherchons et sur la contribution que chacun apporte.
11Considérant que l’activité de l’enseignant est inaccessible de front à la simple observation comme au questionnement explicatif, cette méthodologie s’appuie sur l’établissement d’un crédit collectif entre chercheur et enseignants.
12Dans un premier temps, les enseignants sont « accompagnés » par le chercheur pour :
écrire la journée de travail d’un professionnel (hors du champ éducatif) et repérer des invariants au sujet de la professionnalité de ces professionnels ;
expliciter une situation d’enseignement-apprentissage et questionner les activités d’un autre par l’intermédiaire d’instructions au sosie croisées entre enseignants ;
laisser voir, enregistrer, interroger ses activités dans des situations différenciées (nouveaux dispositifs d’enseignement — cours ou Travaux Pratiques).
13Dans un second temps, le chercheur croise ces données pour les interpréter face à son cadre de questionnement. Simultanément, il soumet à la validation des enseignants associés les usages et les transformations des compétences présentes dans les activités déclarées, vécues et retravaillées.
14La dynamique de la méthodologie est à comprendre sur les trois années de la recherche.
Constitution du corpus sur l’activité des enseignants concernés : collecte d’informations écrites, ou enregistrées sur trois situations scolaires afin d’identifier ce que l’on voudrait faire, ce que l’on fait et ce que l’on dit de ce que l’on a fait ou pas fait.
Construction des données : Préalablement à toute transformation, l’ensemble du corpus est archivé. Une sélection de moments lisibles et significatifs de leur travail est élaborée par les enseignants. Les données sont ensuite construites par numérisation et mises en forme des informations collectées (réalisation de DVD, transcriptions).
Croisement des données : cette partie du travail est une combinatoire conçue pour répondre à la question de recherche. Pour le chercheur, elle est présente d’une manière implicite dès la construction du corpus ; pour les enseignants associés, les arrangements entre les données ne prennent sens qu’à partir de la mise en place des entretiens d’auto et co-confrontation.
Interprétation : l’élaboration des résultats est schématiquement présentée comme une étape ultime. Toutefois sa construction est progressive, l’exemple de cheminement proposé par la suite constitue une ébauche tissée à la mi-temps de la recherche.
5. Les techniques de recueil
15Le schéma ci-dessous récapitule les étapes de recueil des informations et de construction des données.
5.1. Description de la journée de travail d’un professionnel
16En lycée professionnel, nous avons fait l’hypothèse que l’expression des caractéristiques du métier d’un autre permettrait de déterminer des représentations sur la professionnalité en évitant la dichotomie entre enseignements généraux et professionnels.
5.2. La « préparation » écrite d’une séance
17Avant d’effectuer les instructions au sosie, chaque enseignant « instructeur » a résumé par écrit ce qu’il comptait exprimer à celui qui allait l’interroger. Ces écrits n’ont pas été utilisés dans le cours de l’instruction, ils ont été réservés pour être confrontés avec ce qui serait réalisé en présence d’élèves.
5.3. Des instructions au sosie entre collègues
18En rapport avec le cadre théorique, nous développons la technique d’entretien « de l’instruction au sosie » : je dois te remplacer dans la séance que tu avais préparée par écrit, dis-moi ce que je dois faire pour que ceux que tu devais rencontrer à cette occasion ne s’aperçoivent pas de la substitution. Dans l’adressage forcé par le sosie sur le « comment », l’instructeur engage un dialogue avec lui-même qui peut transformer l’activité qu’il avait généralement anticipée sur le « pourquoi ».
19Deux types d’entretiens sont pratiqués, « Expert-Expert » (entre enseignants qui ont une expérience confirmée de la discipline) et « Expert-Novice » (le sosie est considéré comme novice s’il a peu d’expérience d’enseignement ou si c’est un collègue qui enseigne une autre discipline).
5.4. Des recueils in situ
20Ils visent à mettre en évidence dans l’activité les compétences qui sont relatives à l’objet apprentissage. Avant d’effectuer des enregistrements vidéos en confiance avec le chercheur et pour minimiser le biais de toute intrusion dans la situation scolaire, des bouts d’essai sont réalisés entre collègues du même groupe de recherche. Dans la plupart des cas des extraits de ces bouts d’essais sont choisis par les enseignants pour discuter de leurs activités (dans le cas d’activités réalisées conjointement par plusieurs enseignants, le chercheur a lui-même réalisé le tournage).
5.5. L’auto-confrontation
21Pour obtenir des données complémentaires aux vidéos enregistrées nous utilisons la technique d’entretien dite « d’auto confrontation ». En revoyant la séance, chaque enseignant commente son travail. Il manipule le magnétoscope à sa guise en fonction de la redécouverte qu’il exerce sur ses activités enregistrées.
6. La co-confrontation
22Une dernière confrontation des traces de ses activités est partagée avec les autres enseignants. Avec les jeunes enseignants, le dialogue s’installe plus particulièrement sur la distinction des genres professionnels relatifs à chaque discipline. Avec ceux qui ont une plus longue expérience de la même discipline, il se situe plutôt sur l’identité professionnelle personnelle de chacun.
23Chacun de ces dispositifs contribue à reconstruire l’histoire du développement. L’objet à distinguer reste le même, la multiplicité des approches est la meilleure garantie pour obtenir son discernement. Si nous admettons que les compétences ne sont pas directement observables mais qu’elles sont un élément du développement du professionnel enseignant, nous devons alors repérer ce qui correspond à une dynamique. Il nous faut trouver des « racines » (l’écrit préalable et les instructions au sosie participent essentiellement d’une quête qui s’appuie sur le prescrit du travail). Il nous faut recueillir la réalité dans laquelle les compétences sont en actes (les enregistrements de pratiques in situ constituent la partie émergente de l’iceberg). Mais pour tisser valablement le développement, il nous faut surtout recueillir des compétences explicitées dans l’auto-confrontation à partir de la relecture de pratiques (ce sont celles qui « sautent aux yeux » quand l’enseignant se revoit en action). Ultimement, par le truchement de la co-confrontation, nous tentons de recueillir des compétences incorporées (le croisement entre les lectures de sa pratique et celle des autres met en évidence des différences de style ou des règles partagées).
7. Un exemple de cheminement de l’analyse et de l’interprétation
24En croisant les faits issus de cet ensemble de données, le chercheur reconstruit des interprétations sur les compétences mises en évidence dans la succession des activités déclarées, observées, partagées et analysées. Ces interprétations se présentent sous la forme d’une historicité des compétences. Nous prenons comme exemple les activités de correction d’exercice d’un enseignant de mathématiques en lycée.
25Dans son écrit préparatoire l’enseignant dit : A chaque passage important, je sollicite la classe pour savoir si elle est d’accord avec la proposition de leur camarade, que je sache si elle est juste ou fausse.
26Dans l’instruction au sosie, il souligne ce qui guide ses pratiques, distingue des classes de situations relatives à des apprentissages spécifiques et énonce des pratiques hypothétiques : Je n’envoie pas l’élève en fait pour savoir ce qu’il sait. C’est pour qu’il explique avec ses mots d’élève comment on fait. Et… je demande à la classe si elle est d’accord.
27Dans l’auto-confrontation, l’enseignant recompose la réalité de ses pratiques à partir des activités qu’il redécouvre. Je pose une question. L’élève interrogée se méprend sur le sens de ma question. La classe souligne la méprise et l’associe au raisonnement. Je questionne l’élève sur un exemple différent. L’élève panique. Je reprends la direction de la situation.
28C’est par la co-confrontation avec une situation comparable exprimée par un collègue que certaines de ces compétences deviennent partiellement explicites. Là, je distingue deux clans dans la classe. Quand je dis « Vous avez raison, c’était comme ça ». La classe rit. Pour certains, la réponse paraît juste. Pour d’autres le raisonnement est faux.
29L’enseignant ne prend conscience du double adressage qu’il pratique dans son activité que progressivement. Dans l’auto-confrontation, il présente la classe comme une entité unique. Dans la co-confrontation, il repère le moment où il s’adresse simultanément à deux groupes. Mais ce n’est qu’à partir de la retranscription écrite des discours et de l’échange avec le chercheur que l’enseignant distingue ce qui l’a guidé pour agir et qu’il accorde foi à l’existence de cette nouvelle compétence en cohérence avec son identité professionnelle personnelle. En jouant avec les rôles de chacun, je démythifie le statut de l’erreur en mathématiques.
30La pratique qu’il développe par la suite sur l’objet singulier d’apprentissage — pour la notion de conjugué, l’écriture correspond à un raisonnement — correspond à ses routines pour traiter l’objectif-obstacle « conjugué/opposé/inverse » propre aux mathématiques : Je décide de poser la bonne question pour lever l’ambiguïté et pour voir si C. a compris son erreur. Ayant repéré une situation similaire à la compréhension d’une notion, il utilise les compétences incorporées qu’il a validé comme pertinentes dans la succession de ses expériences.
31La construction de cette dynamique est induite par l’enseignant associé. Elle est validée par les autres enseignants associés qui l’aident à repérer la complexité de « son geste ». La lisibilité du tissage final est établie par le chercheur qui met en place les éléments significatifs à partir de la grille interprétative.
32Cette compétence répondait à une de ses préoccupations provenant d’une recherche antérieure7 en ce sens son travail en TPE ferait admettre qu’elle était déjà là. Nous choisissons de déclarer cette compétence comme nouvelle par le fait qu’elle s’exerce dans le contexte du cours et donc qu’elle joue sur des registres différents.
8. Spécificités et limites de ce type de méthodologie
33Centrée sur des aspects qualitatifs cette méthodologie supporte mal les généralisations, l’historicité donnée à la description de compétences fournit un grain d’étude qui donne à comprendre la professionnalité d’enseignants singuliers. Elle se distingue des entretiens d’explicitation où les acteurs parlent de ce qu’ils font et prennent conscience de leur pratique professionnelle au travers de la mise en mots (Vermersch, 1993). Elle se distingue aussi des pratiques d’analyse du travail élaborées avec un souci psychologique majeur :
Les dispositifs d’auto-confrontation croisée que nous avons mis au point […] cherchent à dénaturaliser les points de vue sur l’activité de chacun. Tout le contraire d’une technologie de connaissance de l’activité, ils sont les instruments du développement du pouvoir d’agir des « opérateurs » eux-mêmes. (Clot, Y. Editorial, Education permanente, 146, p. 11).
34Le temps donné pour qu’une interprétation progressive s’installe vise à sortir de la position initiale de l’enseignant qui, « à chaud », naturalise parfois ses points de vue. Ainsi, l’activité est ici reprise dans une série d’investigations proches de la variété du travail de l’enseignant.
35L’écrit formel s’apparente aux travaux de préparation et d’anticipation des pratiques que l’enseignant est amené à réaliser par exemple à la demande de l’administration, des parents, des corps d’inspection. Une année après, en confrontation avec ce qui s’exprime dans les entretiens de co-confrontation, chacun considère les lacunes de ce type de propos : Je ne dis rien de la façon de s’y prendre. A la lecture de mon papier, je m’aperçois que personne ne serait capable de s’imaginer ce que je fais en classe et même ce que je leur permets d’apprendre.
36Tel que nous l’avons conçu, l’entretien au sosie représente les échanges que l’enseignant peut avoir avec des pairs (en formation, en responsabilité comme conseiller pédagogique ou encore en entretien d’inspection). Le constat fait par un sous-groupe revient à dire : Je sais dire ce que je fais faire, ce que font les élèves, mais je ne sais pas dire ce que je fais. J’ai tendance à me justifier et à reconstruire des raisons…
37Les bouts d’essai filmés constituent une partie de l’expérience et des interrogations que l’enseignant porte sur son travail dans le cours d’action. La sélection de moments mis en mémoire pour être retravaillés s’apparente au travail de l’enseignant qui chaque année reprend des « leçons » qui achoppent pour se remettre à l’ouvrage ; les auto-confrontations jouent ce jeu de la reprise du travail.
38Pour l’enseignant, le temps de la réflexion sur le métier est un temps avant tout personnel. Cependant lorsque les participants ont accepté de donner à comprendre l’intimité de la classe les co-confrontations représentent les formations professionnalisantes qui mettraient en place un travail de métacognition conduisant à distinguer son identité professionnelle personnelle parmi le genre professionnel de sa discipline d’appartenance.
39Cette série d’outils permet d’interroger simultanément des aspects psychologiques, pédagogiques et sociologiques qui sont présents dans le travail de l’enseignant, mais dans notre recherche, ce sont les aspects didactiques qui sont premiers. L’issue de la première étude (juin 2006) devrait distinguer des compétences spécifiques développées pour donner accès aux élèves à des apprentissages particuliers, il ne s’agit nullement d’hypothétiques compétences transversales ni des compétences qui sont propres aux autres objets de travail. Toutefois, il est parfois difficile d’extraire des chaînes d’activités de l’enseignant uniquement ce qui concerne l’apprentissage, plusieurs objets étant poursuivis simultanément : par exemple, pour que le travail de remédiation soit rendu possible, il est nécessaire de continuer à conduire la classe ou le groupe en maintenant son implication.
40Cette caractérisation des compétences devrait pouvoir s’inscrire dans le processus dynamique du métier de chacun des enseignants associés, la rationalité didactique qui en émergerait serait un élément de la technicité que l’enseignant professionnel développe dans ses activités.
41La conduite d’un tel dispositif exige un continuum dans le suivi des personnels pour maintenir la confiance entre tous les acteurs. La question d’éthique est donc essentielle, elle touche autant les enseignants associés à la recherche que le chercheur. Bien que peu soulevée cette question est d’actualité8 – dans la Revue Française de Pédagogie consacrée aux recherches sur les pratiques enseignantes seules deux communications sur quatorze sortent de l’implicite pour préciser l’impact d’une telle prise en compte – elle conditionne les méthodologies, elle devrait rapprocher la recherche des praticiens, toutefois Bru (2002), souligne que, dans ce type de pratique, la proximité entre enseignants et chercheurs fait courir le risque d’une confusion des rôles.
42Le travail collaboratif n’engendre pas nécessairement cette confusion des rôles. Le chercheur sait ce qu’il cherche mais il ne trouvera rien sans l’active participation des enseignants. Le chercheur en construisant une grille interprétative s’impose une interprétation préexistante, mais les opérations pas à pas que subit le « matériau brut » des activités sont principalement effectuées par les enseignants, le chercheur les accompagne en réifiant l’historicité des compétences décelées.
43Il faut du temps pour comprendre et admettre que, dans les instructions au sosie, les enseignants-sosies utilisent leurs rationalités, leurs manières de pratiquer pour construire le questionnement qu’ils adressent à l’instructeur. Revenir sur la lecture des instructions au sosie ne se fait utilement qu’après les auto-confrontations pour voir qu’elles ne sont pas sans rapport avec ce que l’on pratique in situ.
44Il faut de la distance pour distinguer dans ses habitudes les gestes professionnels qui sont présents et pour les mettre en relation avec une combinaison d’activités invisibles qui sont de l’ordre de ce qu’il faudrait faire ou de ce qui n’est pas fait :
On ne voit pas ses propres compétences. Il y a aussi l’habitude de faire. On voit mieux ce que font les autres.
C’est ce que nous, on appelle l’expérience, le vécu, ce qui vient du passé, de l’histoire… des gestes qu’on a travaillés.
45Comme le suggère l’écran ci-dessous qui est mis à la disposition des enseignants au cours de la recherche, il faut acquérir une certaine technicité pour :
revoir sa pratique, s’arrêter, revenir en arrière ;
comparer avec ce qu’un collègue fait. ;
revoir et réécouter ses propos d’auto-confrontation, découvrir ceux de son collègue !
46Il faut de la patience et du recul pour admettre qu’un collègue souligne en confrontation croisée une compétence incorporée que soi-même on n’arrivait pas à décrire.
47Il faut prendre sur soi pour accepter dans la dynamique des avancées de la recherche de pratiquer des activités inhabituelles :
refaire son travail au cours de l’auto-confrontation ;
prendre conscience de l’originalité de ses pratiques en les confrontant aux pratiques enregistrées d’un autre collègue, c’est passer d’une posture arrangeante – je fais la même chose que toi – à une posture réaliste – en fait là, tu insistes sur cette difficulté et moi en revanche je passe dessus ;
découvrir les routines de l’autre et pouvoir se réinterroger sur les siennes à partir d’un corpus enregistré qui révèle ce que l’on ne disait pas.
48Ainsi après deux ans de recherche, dans la co-confrontation imaginée ci-contre, ces deux enseignantes d’industrie de la mode prennent conscience d’une règle du métier qui varie suivant les deux catégories de formation initiale (intégration dans l’enseignement à partir d’un minima de cinq ans d’industrie ou formation BTS donnant accès au concours de Professeur de Lycée Professionnel). Pour la réalisation d’une pince dans un vêtement, deux techniques existent, les enseignants ayant eu la formation BTS les considèrent comme équivalentes et laissent donc leurs élèves choisir celles qu’ils maîtrisent le mieux. Les enseignantes issues de l’industrie et qui n’ont eu qu’une formation CAP privilégient la technique de découpage qui repose sur une succession de gestes précis à mémoriser tandis que l’autre suppose des connaissances en géométrie.
49Cette distinction faite, elles se reconnaissent du même genre professionnel et reprennent la craie pour redéfinir un objet de connaissance sur lequel elles avaient rencontré des obstacles d’enseignement.
50Ce qui était noué par les nécessités du fonctionnement isolé de l’enseignant dans sa classe et par les nécessités temporelles se dénoue enfin dans la reconstruction de leur parcours professionnel. La co-confrontation permet alors de travailler sur la compétence de l’autre et de se rendre compte de certaines compétences qui sont partagées et en même temps différentes de leur groupe d’appartenance. Le subterfuge consiste à parler de sa profession en parlant d’abord des autres avant de parler de soi.
51Sans doute c’est le chercheur qui « pousse » vers ce dénouement d’une reconstruction acceptée car discutée dans une socio-structuration lente d’un collectif qui donne à reconnaître les compétences que chacun développe dans ses actions d’enseignement.
52Peut-être devrions-nous nous préoccuper d’une recherche qui donnerait à comprendre les compétences que le chercheur développe pour faire fonctionner ce type de méthodologie ?
Bibliographie
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Vermeersch P. (1993) : L’entretien d’explicitation. Paris, ESF.
Notes de bas de page
1 PPCP, projet pluridisciplinaire à caractère professionnel, dispositif d’enseignement instauré au lycée professionnel ; TPE, travaux personnels encadrés, dispositif d’enseignement mis en place au lycée d’enseignement général et technologique
2 Les règles du genre sont fondées sur les rationalités et/ou les croyances associées aux interventions éducatives (Lenoir)
3 Crindal, A. & Manneux, G. (éds). Des hommes au travail : analyse d’activités professionnelles. Paris : CNDP-SCEREN [DVD] 2004
4 Sonntag, M. (2002). Le schéma d’action : outil de figuration des représentations dans l’analyse des pratiques professionnelles, Revue française de pédagogie, 138, 29-38.
5 Clot, Y., Faïta, D., Fernandez, G., Scheller, L. Entretiens en auto-confrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité. Education permanente. 146, p. 25.
6 Le rôle de ces enseignants dans les recherches mises en place par l’INRP est une spécificité historique.
7 A l’issue de la recherche Structuration des connaissances et nouveaux dispositifs d’enseignement (INRP, 2000-2003), cet enseignant s’interrogeait sur sa pratique : Puis-je utiliser les postures que je prends en TPE pour rendre ma pratique plus efficace et plus conforme à l’idée que je me fais de mon identité professionnelle ?
8 Voir, par exemple, les travaux de Veyrunes, P. ; Bertone, S. et Durand, M. (LIRDEF, IUFM de Montpellier), ou ceux de Gal-Petitfaux, N. et Saury. J. (UFR STAPS, Clermont-Ferrand, Nantes).
Auteur
UMR STEF ENS Cachan — INRP Cachan
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Questions de temporalité
Les méthodes de recherche en didactiques (2)
Dominique Lahanier-Reuter et Éric Roditi (dir.)
2007
Les apprentissages lexicaux
Lexique et production verbale
Francis Grossmann et Sylvie Plane (dir.)
2008
Didactique du français, le socioculturel en question
Bertrand Daunay, Isabelle Delcambre et Yves Reuter (dir.)
2009
Questionner l'implicite
Les méthodes de recherche en didactiques (3)
Cora Cohen-Azria et Nathalie Sayac (dir.)
2009
Repenser l'enseignement des langues
Comment identifier et exploiter les compétences ?
Jean-Paul Bronckart, Ecaterina Bulea et Michèle Pouliot (dir.)
2005
L’école primaire et les technologies informatisées
Des enseignants face aux TICE
François Villemonteix, Georges-Louis Baron et Jacques Béziat (dir.)
2016