Penser les méthodes de recherches en didactique(s)
p. 13-26
Texte intégral
« Poser avec Bachelard que le fait scientifique est conquis, construit, constaté, c’est récuser à la fois l’empirisme qui réduit l’acte scientifique à un constat et le conventionnalisme qui lui oppose seulement le préalable de la construction. »
(Bourdieu, Chamborédon, Passeron, 1968 : 24)
1J’aimerais noter d’emblée à quel point ouvrir le questionnement à propos des méthodes de recherche en didactique(s) n’est pas chose aisée tant l’autorité nécessaire pour fonder un tel discours est discutable en l’occurrence. Je ne m’appuie en effet que sur trois éléments : mon histoire de chercheur en didactique, les dimensions plurididactique, comparatiste et méthodologique, que j’ai souhaité développer au sein de THEODILE1 ainsi que l’impulsion initiale que j’ai donnée afin de faire exister un séminaire annuel consacré à un tel questionnement, impulsion qui a très vite rencontré l’assentiment et le soutien de Marie-Jeanne Perrin-Glorian pour l’équipe DIDIREM et de Dominique-Guy Brassart et Guy Legrand pour l’IUFM du Nord- Pas-de-Calais. Encore est-il nécessaire de préciser que l’un au moins de ces trois éléments peut facilement se retourner en handicap : être un didacticien signifie être spécialiste d’un domaine – ici du français – en connaissant ses incompétences dans les autres didactiques…
2J’essaierai donc, modestement, d’organiser ma contribution autour de quatre entrées, également soumises à la discussion : ce qui fonde l’intérêt et la nécessité de construire ce questionnement à propos des méthodes de recherche en didactique(s), l’état des lieux tel que je le perçois, une approche de la notion même de méthode de recherche et, enfin, à titre prospectif, quelques éléments d’analyse et de programmation.
1. Pourquoi s’interroger sur les méthodes de recherche en didactique(s) ?
3Il existe sans nul doute des risques à vouloir autonomiser, même relativement, ce questionnement méthodologique des questions de recherche, des cadres théoriques, des objets concernés, risques du formalisme et du dogmatisme sur lesquels Bourdieu, Chamboredon et Passeron n’ont cessé d’insister dans leur introduction au Métier de sociologue (1968). Mais, il n’en demeure pas moins vrai que ce questionnement est nécessaire, voire consubstantiel à toute discipline de recherche, et présente en l’occurrence plusieurs intérêts.
4Le premier d’entre eux, le moins intéressant sans doute, réside en une nécessaire défense contre certaines critiques portées à l’encontre des didactiques en raison d’un prétendu manque de rigueur dans leurs démarches2. Ces critiques, souvent venues d’espaces de recherche proches et à certains égards concurrents et rarement guidées par la bienveillance, méritent cependant qu’on y prête attention pour plusieurs raisons : pour éviter certaines dérives, pour spécifier l’espace des didactiques mais aussi pour sauvegarder la possibilité même de recherches à une époque où les évaluations institutionnelles se multiplient.
5Le second intérêt m’apparaît en revanche fondamental, dans la mesure où le questionnement méthodologique peut être considéré comme une nécessité épistémologique pour toute discipline de recherche. C’est en effet en grande partie par l’usage de méthodes de recherche contrôlables que le discours scientifique peut construire des résultats différenciés des opinions. Il représente ainsi une composante structurelle de la réflexion sur la définition, les fonctionnements, les modes de travail, les normes de scientificité, inhérente à toute discipline de recherche.
6Le troisième et dernier intérêt que j’évoquerai ici se comprend dans la perspective du développement de la didactique comparée (Mercier, Schubauer- Léoni, Sensevy, eds, 2002) qui inscrit la comparaison des méthodes de recherche en didactiques comme une composante de son projet afin de préciser et de comprendre points communs et différences entre elles.
7Il convient maintenant de s’interroger sur l’état de ce questionnement en didactique(s).
2. Où en est ce questionnement en didactique(s) ?
8J’avancerais volontiers que, dans le domaine des didactiques, ce questionnement est encore récent, peu thématisé et peu consensuel.
9Pour se convaincre du caractère récent de ce questionnement en didactique(s), on peut – entre autres – évoquer trois ouvrages. Le premier est un document dactylographié de 40 pages, produit par l’INRP en juin 1980 et présenté par Jean Hassenforder. Il est intitulé Méthodologie de la recherche en sciences de l’éducation et présente près de trois cent titres avec une seule référence concernant la didactique : E. de Corte et alii : Les fondements de l’action didactique : de la didactique à la didaxologie (De Boeck, 1979). Aucun nom de didacticien n’apparaît vraiment. Le second ouvrage est le tome 1 de Recherches en didactique et acquisition du français langue maternelle, intitulé Cadre conceptuel, thésaurus et lexique des mots clés, paru en 1989 à l’INRP, sous la direction de Gilles Gagné, Roger Lazure, Liliane Sprenger-Charolles et Françoise Ropé. Dans leur substantielle réflexion sur les recherches et les méthodes de recherche, suivie d’une bibliographie fournie sur ces questions (pp 72-79), ils signalent (p 8) qu’il n’existe que très peu de sources bibliographiques d’inventaires de recherches (ils en citent trois) et ils ne mentionnent, dans leur bibliographie, que 23 titres sur à peu près 150 qui peuvent être rattachés à des didacticiens (FLM, FLE, mathématiques, géographie et physique), titres qui, en réalité, renvoient peu à des questions de méthodologie en didactique. Le troisième ouvrage est la seconde édition, en 1991, à l’INRP, de Méthodoref. Guide méthodologique de la recherche en éducation et formation, qui ne comporte dans son découpage aucune rubrique renvoyant aux didactiques et très peu de références issues d’elles. De fait, ce caractère récent – une quinzaine d’années – s’il doit être reconnu, doit aussi être relativisé par l’histoire des didactiques elles-mêmes qu’on ne saurait faire remonter sans exercice périlleux au-delà d’une trentaine d’années.
10Il n’en reste pas moins vrai que ce questionnement récent me parait demeurer encore rare et peu thématisé. Ici encore, je n’évoquerai que quelques constats à l’appui de cette thèse. Ainsi, en 1992, dans la revue Recherches en Didactique des Mathématiques, Aline Robert, dans un article intitulé « Problèmes méthodologiques en didactique des mathématiques », note que dans les articles de cette revue comportant une partie expérimentale, entendue au sens large d’empirique en opposition aux articles théoriques, il n’existe que peu de discussions méthodologiques (elle ne cite que trois cas). Ainsi, dans les quatre ouvrages de la collection « Que sais-je ? », consacrés à des didactiques (Astolfi-Develay 1989 pour les sciences, Halté 1992 et Rosier 2002 pour le français, Martinez 1996 pour les langues), on ne trouve aucune entrée dans les sommaires ou les intertitres consacrée aux méthodes de recherche et quasiment aucune référence bibliographique y renvoyant. Ainsi encore, les journées d’étude en didactiques centrées sur ces questions demeurent excessivement rares3. Ainsi enfin, il n’existe, à ma connaissance du moins, qu’un seul ouvrage consacré à l’analyse des productions d’élèves, pourtant centrale en didactique, dans une perspective méthodologique, celui de Claudine Fabre-Cols, Apprendre à lire des textes d’enfants, paru en 20004.
11Les réponses – lorsqu’elles existent – à ce questionnement récent et peu thématisé me paraissent de surcroît peu consensuelles tout en étant fort assertives. Ainsi, d’un côté, on peut lire sous la plume de Jean-Louis Martinand dans le Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (1998) à l’article « didactique » (p. 281) :
« Du point de vue des méthodes, la recherche didactique n’a aucune spécificité. Ses techniques et instruments appartiennent aux sciences humaines et sociales, à la technologie culturelle. »
12A cette affirmation selon laquelle les méthodes seraient communes aux sciences humaines et sociales, me semble s’opposer la position d’Alain Mercier, Maria-Louisa Schubauer-Léoni et Gérard Sensevy lorsqu’ils écrivent dans leur article introductif au numéro de la Revue Française de Pédagogie déjà cité (2002) :
« Une partie des chercheurs qui, à ce jour, se sont engagés dans un projet de didactique comparée, situent leur effort de clarification méthodologique à l’articulation de deux versants qui tendent habituellement à s’exclure : le clinique et l’expérimental. »
13Et ils poussent encore plus loin cette spécification liée à une configuration en mentionnant des formes particulières liées à l’expérimentation en didactique (analyse a priori/analyse a postériori)5.
14Au-delà de la différence entre cette position et celle de Jean-Louis Martinand, cette seconde assertion attire en tout cas l’attention sur la manière dont cette question demeure encore pensée, voire pré-pensée, dans le cadre de chaque didactique dans une relative méconnaissance des autres, tant cette configuration et cette singularisation sont propres à la didactique des mathématiques.
3. Qu’est-ce qu’une méthode de recherche ?
15Il convient maintenant, avant d’aller plus avant, de définir ce dont il est question ici, à savoir les méthodes de recherche. Je soumets donc au débat les quelques propositions suivantes que je commenterai, trop brièvement sans doute.
16Une méthode de recherche peut se définir comme la forme prise par la démarche de travail mise en place pour tenter de répondre à une question dans une discipline de recherche déterminée. Cette démarche fait nécessairement appel à des familles d’activités reliées entre elles : constitution du document, construction des données, traitement des données, interprétation des données, écriture, et est soumise à évaluation.
17Elle est actualisée par de multiples paramètres tels ses visées et objectifs, les modes d’articulation entre les opérations, les techniques sollicitées, les modes de relation au milieu…
18Le premier élément de cette définition porte l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un ensemble dynamique chargé d’assurer « au mieux » — i.e. selon les normes du champs considéré – le passage d’une question à des réponses, des résultats6. Cela ne s’effectue donc que par rapport à une question7 (ce qui est le propre de la recherche) et au sein d’une discipline donnée qui lui impose ses cadres théoriques, ses objets, ses normes…
19Cette démarche s’organise autour de grands types d’opérations – de deux à cinq selon les théoriciens – en interrelation et potentiellement récursives que je propose de préciser très rapidement.
20La constitution du document, souvent confondue avec la constitution des données, a été bien éclairée par Delcambre et Lahanier-Reuter (2004, 123-125) : il s’agit de la sélection et de la collecte de documents (écrits, sonores, visuels…), au travers de tâches particulières à programmer (observer, enregistrer, retranscrire…), à l’aide d’outils déterminés, mettant souvent le chercheur en interaction avec d’autres acteurs sociaux. Ces documents sont unifiés pour constituer un document de recherche spécifique. Cette unité qui dépend entièrement de la décision du chercheur rompt ainsi avec la contextualisation initiale de ces documents qui sont recontextualisés dans une perspective de recherche : des fragments de cours différents sont réunis, des productions écrites au sein de la classe et des entretiens avec le chercheur sont articulés…
21La construction des données est un type d’opérations relevé de manière assez consensuelle par les méthodologues. Il consiste principalement en la sélection (et donc l’exclusion) et la catégorisation de certains éléments. Je me permettrais simplement ici de signaler ma préférence pour le terme de construction qui renvoie à un travail d’élaboration à penser et à contrôler plutôt qu’à ceux de recueil, collecte et surtout cueillette qui me paraissent drainer des connotations de naturalité. En tout état de cause, il s’agit d’un retravail qui sélectionne – et exclut donc dans le même temps – des indicateurs ou des indices estimés pertinents par rapport à la question à partir du document de recherche.
22Le traitement des données fait aussi partie des familles d’opérations exposées de manière relativement consensuelle par des méthodologues. Il est, selon les auteurs, associé ou dissocié de l’interprétation des données. J’aurais, pour ma part, tendance à distinguer ces deux catégories d’opérations en considérant que l’interprétation est véritablement ce qui permet de constituer des résultats (au sens de Johsua 1996) en sélectionnant des mises en relation de données issues de traitements, en établissant des rapports avec les études disponibles, en inscrivant cela dans des cadres théoriques déterminés. Il s’agit en cela d’opérations qui construisent le sens de ce qui a été obtenu. Il s’agit alors de positions à argumenter – selon les normes de la recherche – à partir de données issues de traitements, la validité de ces derniers étant plutôt considérée comme tributaire du respect de techniques et donc relativement indépendante d’une activité argumentative. Il n’en demeure pas moins vrai que les frontières sont fragiles avec les autres opérations, ne serait-ce qu’en raison de la question même, du document constitué, des modes de construction et de traitement des données toujours – déjà plus ou moins inscrits dans un cadre théorique et donc dans une perspective interprétative8. La question est donc posée de savoir ce que l’on gagne et ce que l’on perd en réunissant ou en dissociant traitement et interprétation des données.
23L’écriture est en revanche très rarement mentionnée parmi les familles d’opérations nécessitées par la recherche. Cela est d’autant plus interrogeant que nombre de théoriciens ont souligné, depuis longtemps, le caractère écrit de la théorie et des recherches et noté la modélisation induite par les formes langagières9 et que, de surcroît, le contexte didactique est particulièrement sensible depuis une dizaine d’années à la fonction cognitive de l’écrit10 et à la relation entre pratiques langagières et organisation – construction des savoirs11. Dans cette perspective, je soulignerai que l’écriture intervient, avec des formes et des fonctions différentes, à la fois en association avec les familles d’opérations distinguées précédemment et, de manière « ultime », en donnant une existence publique, communicable et évaluable, aux recherches. Pour le dire de manière abrupte, sans écriture les recherches n’accèdent pas à l’existence.
24Ces familles d’activités ou d’opérations que je viens, trop brièvement, d’exposer, n’existent qu’actualisées selon des modalités très variées qui servent à catégoriser et à dénommer les méthodes de recherche en sélectionnant deux ou trois traits distinctifs parmi lesquels, par exemple : les visées (produire, éclairer des décisions à prendre12…), les objectifs (décrire, expliquer, comprendre, explorer la faisabilité, construire un outil, dresser un état de la question, évaluer…), le statut (exploratoire ou non), la référence à un type de démarche (inductive, hypothético-déductive…), la relation au milieu (modificatoire ou non…), les objets interrogés13, les documents sélectionnés, la relation aux acteurs14, les modalités de fonctionnement (échelle15, techniques employées…), les relations entre composantes, les types d’outils langagiers sollicités…
25De facto, on se trouve donc devant une liste plus ou moins ouverte de méthodes de recherche avec un noyau récurrent autour de catégories telles : recherches descriptive, expérimentale, action, bibliographique, historique, comparative… Il s’agit bien d’une liste plus que d’une typologie tant les critères sont variables et les frontières poreuses. C’est néanmoins à ce niveau que s’effectuent généralement l’exposition et la justification de la méthodologie employée aussi bien dans les articles que dans les thèses.
26Enfin, et c’est là le dernier élément de ma définition de travail, une méthode de recherche est évaluable – via son exposition – au travers de critères qui sont eux-aussi multiples et hétérogènes :
sa pertinence (qui concerne sa relation à la question) ;
sa cohérence interne (qui concerne les relations entre ses composantes) ;
son maniement, plus ou moins maîtrisé et/ou inventif des techniques et des procédures retenues ;
son degré d’autonomisation16 (des situations, des personnes, des objets…) ;
sa productivité ;
sa conformité17 aux normes de la discipline de recherche concernée…
27De fait, une méthode de recherche doit pouvoir être évaluée ce qui contraint ses modalités18 et formate son exposition.
4. Éléments d’analyse et de programmation
28En prenant appui sur les considérations précédentes, il me parait possible d’avancer quelques éléments d’analyse et de programmation auxquels peut, au moins en partie, contribuer le séminaire mis en place.
4.1. Quel état des lieux dresser ?
29En premier lieu, s’il parait important de dresser un état des lieux des méthodes de recherche en usage dans le champ des didactiques, encore faudrait-il examiner au travers de quelles catégories afin que la cartographie obtenue ait une pertinence pour permettre aux didacticiens de penser leurs modes de travail, leurs zones acceptables et leurs manques par rapport à leur projet de connaissance. Dans cette perspective, quelques catégories me paraissent à prendre plus particulièrement en considération :
les documents sélectionnés : instructions officielles, manuels, interactions entre élèves, interactions maître-élèves, productions, déclarations sollicitées…
les dimensions étudiées : enseignement, apprentissages…
les objets visés : performances, pratiques, représentations…
la temporalité : durée des recueils…
la relation à la classe : en classe/hors classe19, en situation ordinaire ou non, avec modification construite par la recherche ou non…
4.2. De la spécificité des didactiques
30Cet état des lieux pourrait permettre – sans a priori de sens ou de valeur – de revenir, mieux armé, sur la question des spécificités des didactiques, que l’on peut d’ailleurs envisager de manière complexe : singularité ou non des méthodes de recherche, présence/absence ou domination de certaines d’entres elles, maniements particuliers, relations aux normes du champ, configuration d’ensemble…
31Dans cette perspective, je me limiterai à quelques remarques qui demeurent d’ailleurs à étayer véritablement. Il ne me semble pas – et je rejoins ici tendanciellement Jean-Louis Martinand – qu’il existe des méthodes de recherche « réservées » aux didactiques, même si la question mérite, dans certains cas, par exemple en ce qui concerne l’ingenierie didactique ou l’analyse « intensive » de productions d’élèves (Reuter 1998), d’être explorée plus avant. En revanche, certaines singularités ou certaines spécifications sont à remarquer.
32Ce champ de recherches me parait ainsi caractérisé par une grande diversité de méthodes, voire par des apports constants. En témoignent, par exemple, des importations méthodologiques récentes issues de la psychologie ou de l’ergonomie du travail20. Cela peut d’ailleurs être considéré soit comme une marque de vie et d’ouverture, soit comme interrogeant par rapport à l’espace de questionnement propre aux didactiques.
33Par ailleurs, certaines méthodes ou techniques me semblent rarement utilisées, à la différence d’autres disciplines : méthode expérimentale au sens strict, expériences simulées, test projectifs… A l’inverse, certaines catégories de documents sont privilégiées, voire emblématiques : instructions officielles et manuels scolaires, interactions au sein de la classe, productions d’élèves… Et certaines singularisations apparaissent souvent : que l’on pense à la forte contextualisation par les objets de savoir ou les relations d’enseignement et d’apprentissage pour les productions ou les discours des élèves ou encore à la perspective praxéologique qui accompagne nombre d’analyses.
34De surcroît, le poids de normes du champ en termes de prescription (i.e. il faudrait procéder ainsi ; il faudrait exposer de cette façon) me parait plus réduit que dans d’autres disciplines de recherche21. Et enfin, le mode d’exposition de la démarche est, dans nombre d’articles et de communications, relativement restreint, manifestant soit des contraintes d’écriture, soit des modes de fonctionnement assignant au recueil et au traitement des données essentiellement une fonction d’étayage de thèses théoriques22.
35Pour synthétiser, de manière sans doute très abrupte, ces quelques remarques, je dirais donc que, si spécificités il y a, celles-ci résident principalement dans la fréquence d’usage de certaines méthodes, dans l’absence d’autres, dans certaines caractéristiques de leurs emplois et dans les formes de contrôle du champ.
4.3. Des spécificités des différentes didactiques
36Dans la perspective d’une didactique comparée, il serait tout aussi intéressant d’affiner l’état des lieux précédemment mentionné selon les différentes didactiques, voire au sein de chacune d’entre elles, afin de mieux appréhender leurs points communs et leurs différences quant aux choix méthodologiques effectués. Cela demeure intégralement à réaliser et je ne m’y risquerai pas ici. Si ce n’est pour mentionner, par exemple, que si l’analyse des interactions entre élèves semble, depuis quelques années, se répandre au travers des différentes didactiques, en revanche, les méthodes d’ingénierie didactique et d’analyse clinique couramment utilisées ou citées en didactique des mathématiques demeurent moins fréquentes ailleurs, en didactique du français par exemple.
37Conséquemment, il me parait fondamental d’essayer de comprendre les raisons de telles différences en relation avec l’histoire de chacune des didactiques, la formation d’origine des didacticiens (en analyse des textes ou en statistiques, par exemple), le poids des valeurs attachées à chaque discipline23 ou encore les contraintes liées aux contenus d’enseignement et d’apprentissage24…
4.4. Du statut des spécifications.
38Il me parait en tout cas important de thématiser le problème des éventuelles spécificités, au-delà d’un état des lieux et de sa compréhension. En effet, si l’on peut admettre a priori une circulation – attestée – des méthodes de recherche (comme des concepts) dans l’espace des sciences humaines et sociales, encore faut-il penser leur statut (plus ou moins central) et leurs conditions d’intégration dans le cadre de chaque discipline en fonction de son questionnement, de ses objets, de ses référents théoriques… Se jouent ici à mon sens, non des questions de « pureté » mais de clarification disciplinaire permettant non seulement de préciser les singularités de chaque discipline de recherche mais encore les conditions de possibilité des collaborations interdisciplinaires en fonction d’espaces et de questions relativement convergents ou relativement divergents.
39Par exemple, quels types d’entretiens privilégier ou comment les adapter en didactique(s) ? Comment conduire une enquête en didactique(s) sur les pratiques extrascolaires des élèves25 ? Comment différencier les analyses de récits d’élèves effectués dans un cadre sociologique26 et celles qu’effectuent les didacticiens du français ? Quelles modalités de recueil et/ou d’analyse et/ou d’interprétation sont susceptibles de faire le départ entre linguistes et didacticiens ?
40Sur toutes ces questions, il me semble qu’un travail important demeure à effectuer.
4.5. De quelques questions sous-estimées
41D’autres questions encore me paraissent urgentes à traiter alors qu’elles sont bien souvent sous-estimées dans l’ensemble des sciences humaines et sociales. Elles concernent certains aspects des modes d’actualisation des méthodes, moins nobles peut-être, très longs à développer et du coup souvent occultés dans les articles et les communications, mais qui construisent de fait les résultats. De manière significative, ils n’ont, pour un certain nombre d’entre eux, malgré leur présence dans notre appel à communication, rencontré que peu d’échos.
42Ici encore, je m’en tiendrai à quelques cas, trop brièvement exposés, parmi de multiples autres possibles. Comment justifier l’ensemble des micro-décisions de recueil et de traitement des données qui, souvent, pèsent d’un poids essentiel dans les résultats obtenus tout en étant, généralement, occultés dans la présentation de la recherche, ne serait-ce que pour des raisons d’économie d’espace ? Comment gérer les différents niveaux de traitement et d’exposition des données : transcriptions, tableaux, tableaux retraités… ? Comment analyser les effets des pratiques d’écriture (codages, désignations de catégories, schématisations, conduites discursives…) sur le processus et l’exposition de la recherche ? Comment préciser les intérêts et les limites de croisements des différentes techniques dans leurs dimensions matérielles ? Par exemple, lors de la mise en interaction de productions et de déclarations sollicitées, quels sont les gains et les pertes d’un espace temporel court et d’un espace temporel plus long27.
4.6. De quelques questions cruciales
43Il n’en reste pas moins vrai que ces propositions souffriraient d’une grande incomplétude si elles ne prenaient pas en compte deux questions fondamentales que ne peuvent éviter de se poser les didactiques et dont nombre d’auteurs (voir, par exemple, Bru, Altet et Blanchard-Laville 2004) s’accordent à penser qu’elles sont, si ce n’est trop, du moins très complexes : celle de la détermination d’un apprentissage réalisé et celle des relations entre enseignement et apprentissages. Il me semble qu’on se trouve ici face à un défi central pour une partie du projet de connaissance des didactiques qu’on ne peut régler simplement en opposant à la preuve, impossible à produire, la convergence d’indices. Encore faut-il déterminer les conditions de production et de recevabilité des indices et de leur convergence. Cela ne saurait s’effectuer sans préciser les méthodes de recherche qui paraissent les plus adéquates. Par exemple, lorsqu’on traite d’apprentissages, quelle valeur accorder au relevé d’interactions langagières en classe sur un temps court et à son traitement en termes de comparaison d’énoncés, comme c’est bien souvent le cas ? Cela ne saurait non plus s’effectuer sans déterminer les croisements des modes de constitution de documents, de construction de données, de traitements et d’interprétation qui s’avèrent les plus féconds. Cela ne saurait encore s’effectuer sans spécifier les contraintes méthodologiques des mises en relation d’études réalisées.
44A ces deux questions, j’en ajouterai immédiatement une troisième, au fondement même de ce séminaire. Jusqu’où et selon quelles modalités, les objets, les contenus, les questions des didactiques contraignent les méthodes de recherche utilisées ?
45Comment conclure à l’issue de ce parcours cavalier, lacunaire et essentiellement programmatif ? Si ce n’est justement en espérant que la communauté des didacticiens s’emparera de ce questionnement et le transformera pour féconder ses pratiques et étayer ses discours, plus que pour imposer des normes stérilisantes.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir notamment les articles consacrés à la méthodologie dans chaque numéro des Cahiers THEODILE.
2 Critiques historiquement récurrentes lors de l’émergence de disciplines « nouvelles ».
3 Voir, cependant, Boyer et Savoie-Zajc, eds, 1997 et Marquillo-Larruy, ed, 2001.
4 Ouvrage qui, de surcroît, n’est qu’en partie didactique.
5 En référence à l’article fondamental de Michèle Artigue (1990) ; voir aussi Brousseau 1986 ainsi qu’Artigue et Douady 1986.
6 Avec toutes les précautions nécessaires à l’emploi de ce terme (cf Johsua 1986).
7 Ou une « pré-question » (cf certaines recherches en ethnologie).
8 Voir, sur ce point, l’analyse très intéressante de M.J. Rémigy (1979) sur le traitement différent du « même » phénomène par Piaget, Freud, Wallon et Gesell.
9 Voir, par exemple, en relation avec la description, Bronckart 1998, Rainfray 1998, ou Remigy 2000.
10 En référence notamment à l’ouvrage fondamental de J. Goody (1977 / 1979).
11 Voir la floraison actuelle des colloques consacrés à ces questions.
12 Ou, en d’autres termes, questions plutôt issues du champ scientifique ou plutôt tributaires de demandes sociales.
13 Pratiques, représentations, productions…
14 Voir, par exemple, le cas de la recherche-action.
15 Taille de l’échantillon, durée…
16 Et sa reproductibilité (voir, à ce sujet, les remarques d’Artigue 1990).
17 Conformité et / ou légitimité : voir, par exemple, la délégitimisation de l’introspection en psychologie.
18 Et entraîne, sans nul doute, des risques de conformisme.
19 Ce qui me paraît un des principes de typologisation fondamentaux en didactiques.
20 En référence, notamment, aux travaux d’Yves Clot.
21 Ce dont, à titre personnel, je me réjouis.
22 Ce qui peut devenir problématique mais n’est pas l’apanage des didactiques.
23 Ce poids des valeurs, dans certains cas, limite ou oriente fortement la confrontation aux données empiriques (cf la didactique de la littérature).
24 Avec, dans certains domaines, des produits (relativement) autonomisables de leur production et, dans d’autres domaines, des produits difficilement autonomisables de leur production (produits écrits vs performances sportives).
25 Voir, par exemple, Penloup 1999.
26 Voir, par exemple, Lahire 1993.
27 Permettant, par exemple, une analyse approfondie des productions.
Auteur
Université Charles de Gaulle – Lille 3 Équipe Théodile (EA 1764)
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