De la morale laïque à la morale humanitaire : deux versions de la citoyenneté
p. 109-124
Texte intégral
1La « morale laïque », cette pièce de la culture scolaire issue de la Troisième République, est d’abord une morale civique et, à ce titre, elle prescrit ou prescrivait l’ensemble des devoirs que tout élève devait connaître pour obtenir un jour le statut de citoyen et assumer son appartenance à la Nation. Il s’agissait donc de devoirs envers l’État – comme ceux relatifs à l’impôt, à la justice ou à l’armée que présentaient avec force détails les manuels scolaires de cette époque1.
2Ces notions de citoyen et de civisme ouvrent une série de questions – sur la communauté nationale ainsi constituée, sur les intérêts publics qui la définissent et la séparent des intérêts particuliers – familiaux, ethniques ou religieux-, sur les droits (civils, politiques ou sociaux2) dont le bénéfice permet d’intégrer les individus à cette communauté, etc. À ces importantes questions d’autres pays n’ont pas apporté les mêmes réponses que nous. Il est bien connu que la citizenship anglaise par exemple ne ménage pas les mêmes relations entre l’État et les particularismes religieux. Mais je m’interroge plutôt sur le fait que chez nous, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, dans la conscience collective et plus encore chez les enseignants, à mesure que la référence à la Nation tombait dans le silence en emportant avec elle ses avatars patriotiques, c’est le rôle éducatif et moral de l’État lui-même qui s’affaiblissait.
3Or, nous pouvons le constater, au terme de ce processus, alors même que notre idéal laïque se heurtait à la difficile « intégration » des populations immigrées ou « issues » de l’immigration depuis les années 1960, est apparue et s’est imposée une autre idée de la citoyenneté et du civisme, qui ne se limite plus à la sphère étatique et à la communauté politique, et qui ne s’étaye plus sur l’appartenance nationale. C’est sans doute cette notion que désignent les expressions « attitude citoyenne », « démarche citoyenne », « lutte citoyenne », etc. Bien sûr la notion républicaine n’a pas achevé sa mission historique. Elle recèle toujours les valeurs qui orientent la conduite des individus dans les situations démocratiques, électorales notamment, ou bien dans les sociabilités où ils doivent se régler sur l’intérêt général (pour ce qui tient aux exigences de la santé publique, de la sécurité routière, etc.). Cependant c’est l’autre idée de la citoyenneté qui occupe les esprits et qui, en partie, s’invite dans les programmes pédagogiques, à l’école primaire et dans les cycles secondaires, lorsqu’on introduit une « éducation à la citoyenneté » ou une « Éducation civique, juridique et sociale » (ECJS). Ceci aggrave peut-être les doutes et des hésitations que l’on sent monter chez nombre de professeurs, y compris ceux qui ne sont pourtant pas nostalgiques de la critique anti-morale des années soixante.
4Pour comprendre cette nouvelle – ou plutôt cette seconde – notion de la citoyenneté, je me propose d’abord de la saisir au cœur du discours moral actuel, c’est-à-dire dans les croyances et les normes éthiques en circulation parmi nous à l’état libre si je puis dire, dans la jeunesse autant que chez les adultes, parents ou éducateurs – ce qui ne doit pas occulter les conflits, parfois aigus et durables, auxquels donne lieu l’imposition de telles normes. Cette approche, qui nous mène sur le terrain de la (ou des) filiation(s) des notions morales, pourrait se réclamer du fameux précédent que constituent les leçons de Durkheim sur L’éducation morale.
Le discours moral actuel : sur le malheur social
5S’il faut prélever dans le discours moral actuel un thème qui renferme l’idée de la citoyenneté, on peut se tourner vers l’anti-racisme, dont on trouve beaucoup d’expressions, souvent insistantes, dans la culture savante comme dans les mœurs de nos contemporains. Au second tour des élections présidentielles de 2002, c’est bien une mobilisation « citoyenne » qui a suscité, contre un candidat d’extrême droite érigé en statue du racisme banal, une détestation si massive qu’on aurait pu la croire unanime. L’agitation lycéenne du printemps 2005 a utilisé les mêmes réquisits moraux pour accuser la loi du ministre Fillon, qui prévoyait d’instaurer un élément de contrôle continu dans l’examen du baccalauréat, d’organiser la ségrégation des établissements donc des élèves et des familles (alors que la même mesure était perçue il y a 30 ans en sens inverse comme une juste protection contre les aléas des épreuves habituelles). Avant cela, les textes officiels sur les signes religieux « ostensibles » (loi du 15 mars et circulaire du 18 mai 2004), alléguaient dans le même sens la lutte contre le racisme, le sexisme et les discriminations en général.
6Ce discours n’empêche pas, dira-t-on, toutes sortes de propos et d’actes franchement racistes, dont la presse nous alerte parfois de la recrudescence. Mais là n’est pas la question. Car l’oubli ou le rejet des normes morales, du moins jusqu’à un certain point, n’infirme pas le constat de l’existence de ces normes et du poids dont elles pèsent sur nous. La force du discours anti-raciste s’apprécie au fait que, d’une part ces comportements reflètent souvent un état de désorganisation et de déliquescence dans des zones urbaines dites « sensibles », donc sont liés à une situation qui est au sens strict démoralisante ; et que d’autre part les invectives et les agressions racistes sont dénoncées avec constance, si bien que ceux qui les commettent le font en fin de compte soit dans la conscience de leur immoralité, qu’ils revendiquent haut et fort, soit en prétendant disposer d’arguments plus recevables que ceux de la morale commune, ce qui revient à modifier la hiérarchie des valeurs.
7On peut faire l’hypothèse que si la réprobation du racisme est si répandue, si elle est dans l’air démocratique que l’on respire aujourd’hui, c’est parce qu’elle dénonce une injustice en quelque sorte archétypique. À travers l’anti-racisme et la protestation contre les discriminations, les ségrégations et les apartheids, se fait jour une signification générale de la nouvelle citoyenneté, à savoir qu’elle se fonde sur la valeur suprême de l’égalité (l’égalité des droits en régime de démocratie libérale) et qu’elle anime par conséquent une aspiration essentielle à la justice.
8Pour faire écho à une distinction admise dans la philosophie politique (américaine surtout), on peut en inférer que les propositions antiracistes et toute la morale du citoyen qui la sous-tend ne désignent pas d’abord une version du Bien en tant que tel, qui serait une manière d’orienter sa vie pour accomplir ses qualités humaines, pour amplifier sa vertu, pour conquérir sa dignité, etc., mais le juste, entendu comme une modalité des rapports avec autrui et d’organisation du monde commun où ces rapports peuvent déployer toutes leurs potentialités (morales mais aussi politiques, culturelles, économiques, etc.). Utile en première approche, une telle assertion demande toutefois à être nuancée. Certes, avec ce discours, qui saisit d’abord ce contre quoi nous devons nous insurger, ce que nous devons exécrer pour être sûrs de nos bonnes intentions, nous avons affaire à un « noyau commun » de valeurs démocratiques autrement dit une « morale minimale » à vocation universelle3, support d’un droit au-dessus des individus. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une simple morale procédurale, bornée à la construction d’une société bien formée par une règle de répartition équitable des biens de toute nature – savoirs, statuts, places, bénéfices, etc. En réalité l’idéal de justice donne aux énoncés moraux que nous considérons un contenu substantiel ; il prescrit non pas seulement des modalités de coexistence mais des formes d’existence : il contient des impératifs d’action, il impose des principes de jugements et il suscite des réactions émotionnelles.
9On peut plus précisément discerner ici deux grands types d’énoncés auxquels sont associés toutes sortes d’obligations et de justifications éthiques. Le premier type est celui des énoncés rationnels qui décrivent les fins objectives de la justice à laquelle le citoyen se doit d’œuvrer : il s’y affirme un droit universel à la différence et un devoir d’acceptation et de respect de la dignité des différences. Mot d’ordre, la tolérance illimitée : nous sommes tous différents, et nous devons nous reconnaître semblables (sinon égaux) dans la possession et l’affirmation de nos différences, donc aussi dans l’acceptation et le traitement des différences. Le second type, encore plus courant d’ailleurs, est celui des énoncés sentimentaux ou émotionnels qui définissent les modalités subjectives et en l’occurrence compassionnelles, requises dans nos rapports avec autrui : ces énoncés nous invitent à nous affliger du mauvais sort qui s’abat sur notre prochain, ils nous commandent de nous rapporter et de nous identifier à la souffrance qu’il endure, et ils nous engagent sur la voie de la commisération. Plaignons-nous les uns les autres…
10On reconnaîtra sans peine les destinataires avérés, familiers oserait-on dire, de ce viatique moral. Ils y composent une sorte de récit permanent. Outre les étrangers – de toutes conditions et de toute provenance, ce sont les travailleurs immigrés non encore intégrés ou ceux en situation irrégulière, les chômeurs, les sans-abri, les handicapés, les personnes atteintes de maladies rares, les accidentés (pourvu qu’on impute la responsabilité de leur accident non au hasard ou au destin mais à une faute humaine), jusqu’aux populations décimées par les destructions militaires ou meurtries par les catastrophes naturelles (que l’imaginaire collectif mêle étrangement aux phénomènes de désagrégation sociale – et qui sont du reste un passage obligé de la réflexion éthique depuis le poème de Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne).
11Cette liste, non exhaustive, annonce deux figures majeures : l’exclu d’une part et la victime d’autre part. Et il est probable que l’anti-racisme doive son succès à ce qu’il oscille entre l’une et l’autre de ces figures, qui toutefois ne livrent qu’une seule et même intuition du malheur social. La différence entre les deux tient à ce que, dans le premier cas (les exclus), on objective ce malheur en le situant sur le registre de la misère, tandis que dans le second (les victimes) on le situe plutôt sur le registre du mal.
12L’une des conséquences les plus visibles du discours moral ainsi compris tient dans le très pressant « devoir de mémoire ». Celui-ci marque en effet la prégnance de la figure de la victime pour autant que le rappel d’un passé tragique, quelle qu’en soit la démarche (cérémonielle, spectaculaire ou simplement didactique), constitue l’histoire en histoire des victimes4 et démontre l’avènement du mal dans le cours des existences démocratiques. Cette mémoire moralisatrice s’adresse moins aux bourreaux et aux assassins – dans un but qui pourrait être de pardon ou de vengeance –, qu’aux victimes elles-mêmes, à qui elle fait plutôt une promesse de compassion perpétuelle.
13Si l’on isolait ces données de la vie sociale et des mœurs effectives, beaucoup d’objections ne manqueraient pas d’être adressées aux constats qui précèdent.
14Sur le versant rationnel, on entend les mises en garde qui s’alarment d’un désir sans fin des différences c’est-à-dire aussi des divisions débouchant sur l’oubli du monde commun et des principes universalistes5. Pour reprendre l’exemple évoqué à l’instant, ceci pourrait engendrer cette néfaste « concurrence des victimes »6, chaque catégorie réclamant un droit inconditionnel à réparation, comme s’il y avait une positivité de l’état de victime, et une sorte d’identité engendrée par le malheur – qui n’est pourtant qu’un événement. Et puis, danger plus redoutable encore, ceci pourrait encourager l’emploi de tous les moyens imaginables pour faire valoir ce droit, y compris le moyen ultime de la violence, voire du terrorisme.
15Sur le versant sentimental, on pourra également ironiser sur la faiblesse des élans suscités par cette morale face à nos penchants individualistes. Notre époque, qui apaise nos angoisses religieuses en nous détournant de toute recherche de salut, attire nos consciences moins vers une éthique que vers une esthétique, en entendant par là non pas tant le souci de nos apparences que celui de notre réputation et, comme on disait jadis, de notre « rang » parmi nos semblables – ce qui peut, au demeurant, inclure au premier degré une composante d’aspect physique7. C’est l’attente d’une gloire possible dans la société qui nous motive. Cela étant, rien n’assure que toujours et en toutes circonstances nos idéaux moraux (altruistes) cèdent le pas devant notre attention à nous-mêmes et à nos dispositions personnelles. Se pose donc la question complexe de comprendre quelles cohérences s’établissent entre les sphères de l’éthique et de l’esthétique – car il doit probablement y avoir une cohérence, au coup par coup, pour les individus comme pour la société.
16Mais c’est un fait que les injonctions à la compassion sont bruyamment relayées par les médias et le marché des loisirs de masse. On pense aux concerts donnés par les chanteurs à la mode pour que leur public soutienne l’association des « Restos du cœur » en achetant le disque enregistré pour l’occasion – si bien que le dit public, jeune la plupart du temps, peut se dire solidaire et se croire vertueux tout en consommant pour son propre compte comme à l’ordinaire de ses plaisirs. Et n’oublions pas que, du côté des bonnes œuvres traditionnelles, l’abbé Pierre a durablement occupé la tête du palmarès des célébrités françaises, toutes catégories confondues – artistes, sportifs, savants, aventuriers, hommes politiques et… hommes d’Église. Il faut bien admettre que les émissions de télévision et autres spectacles caritatifs où se met en scène la générosité envers les personnes démunies, rendent difficile de démêler les bonnes volontés de la véritable tartufferie. Il n’est que de voir ces artistes en vogue qui, le temps d’un grand concert, offrent leur dévouement gratuit, tout en jouissant, grâce à la publicité de leur joyeuse parade, d’une plus-value de notoriété qui aura sans doute les retombées qu’on imagine (la notoriété enclenche d’ailleurs un processus d’auto célébration qui permet chaque année d’introniser de nouveaux venus dans le cercle des gens connus).
17Cela étant, il y a plus grave, à savoir les abus et disons même les déviations que peut entraîner une certaine manière tout à fait hypocrite d’invoquer ces idéaux moraux, mais pour les asservir à d’autres fins et parfois à des fins contradictoires avec les leurs. C’est le cas lorsqu’une protestation soi-disant antiraciste dissimule d’autres exclusives, tout aussi intolérantes que celles qu’elles dénoncent : voir, sur le conflit israélo-palestinien, certaines diatribes lancées contre ceux qu’on nomme, avec une fausse pudeur, les « sionistes ». Mais après tout, il en va toujours ainsi avec la morale, qui ne peut empêcher qu’on ruse avec elle, qu’on la sépare de sa vocation, qu’on la subvertisse. Il n’est donc pas indispensable d’en faire des gorges chaudes : rien ne prouve que certains usages pervers de l’antiracisme révèlent dans celui-ci le principe d’un nouveau totalitarisme, comme semble s’en inquiéter Alain Finkielkraut.
Généalogie du discours moral actuel
18Pour savoir si et en quoi la morale actuelle de la citoyenneté, approchée par ses énoncés les plus courants et populaires, fait évoluer la morale civique classique et en change les obligations, au moins partiellement, il faut comprendre d’abord que l’ère de validité ou d’engagement de cette morale n’est plus celui des droits politiques mais celui des droits sociaux. Ce glissement, simple et clair, est très lourd de conséquences. Car l’idéal de justice en fonction duquel l’exclu et la victime sont objets du souci éthique, propose à ces sujets moins de participer à la communauté politique que de profiter de la répartition des biens disponibles dans la société.
19En fait, ce courant se rattache à ce que nous qualifions de morale humanitaire ou d’« humanitarisme », selon le terme qui a cours depuis le XIXe siècle. En reprenant cette fois une expression de Charles Taylor, qui décrit bien la composante substantielle indiquée à l’instant, on peut dire que c’est une éthique de la sollicitude universelle8. Le point de vue de Paul Ricoeur fait d’ailleurs assez précisément écho à cette option en posant que la sollicitude, entendue comme un rapport de « spontanéité bienveillante » avec l’autre souffrant, est un ressort sentimental essentiel de l’éthique, ressort qui instaure le primat de l’éthique sur la morale autrement dit de la recherche de la vie bonne sur le respect des normes et sur l’obéissance au devoir9.
20Ces tendances éthiques renvoient à la tradition du XVIIIe siècle et de la morale des Lumières. On se souvient de l’importance alors accordée au sentiment de la pitié, notamment sous la plume de Rousseau. Source de la doctrine juridique et politique des droits de l’homme, on en trouve une des formes typiques dans le mouvement philanthropique. C’est la pensée morale incarnée dans les sociétés de bienfaisance, qui sont elles-mêmes la source des « bonnes œuvres » modernes. Le Comité de mendicité de la Constituante, qui reste comme un premier moment dans l’histoire des politiques sociales, n’a pas d’autre origine. Par là se révèle la provenance des catégories modernes de la victime et de l’exclu (et l’appel corrélatif à la compassion), en même temps que le fond éthique des institutions de secours contemporaines : du côté des bonnes œuvres et du bénévolat, il y a les Restos du cœur signalés plus haut, qui ne sont pas différents des nombreuses associations ou fondations « charitables » en charge de telle ou telle difficulté ; et du côté étatique et obligatoire, on a les impôts de « solidarité », le Revenu Minimum d’Insertion, etc.
21Dans la perspective des Lumières il faut signaler que cette morale présente aussi un caractère de morale laïcisée. D’une part elle ne prescrit pas l’observance de prescriptions religieuses ou spirituelles qui pourraient garantir le salut de l’âme, et par conséquent elle se formule et s’exerce sans s’appuyer sur aucune transcendance10 ; c’est pourquoi elle rejoint le désir fondamental du bonheur possible et souhaitable dans et par la société (ce qui donne libre cours et assure le règne de l’idéal de justice) ; et pour ce faire, elle impose la pratique de vertus sociables – la tolérance, la bienveillance, etc. D’autre part elle exige que chaque individu reconnaisse en tout autre un semblable, en tant qu’ils peuvent l’un et l’autre se définir par leur appartenance à l’espèce humaine, et qu’à ce titre ils disposent tous les deux des attributs, qualités ou facultés (physiques et morales, conscience, volonté, etc.) que leur confère cette espèce. Dans ces conditions, l’idéal de la justice se réalise à partir d’un principe de réciprocité universelle d’après lequel chaque homme doit à tout autre ce qu’il peut lui-même en attendre, du fait de leur similitude. On trouvera la plus belle élaboration et la plus grande extension de ce principe dans le livre de Charles Renouvier, la Science de la morale, publié en 1869. Disons, dans le langage de Kant cette fois, que cette morale institue la personne humaine comme une fin en soi, dont la dignité doit toujours être respectée et jamais rabaissée.
22Que cette tradition éthique se rappelle encore aujourd’hui à nous et à nos œuvres, c’est ce que montre l’invocation permanente, puissante, de ce qui est son principal résultat : les droits de l’homme. Cependant la nouveauté dans la phase actuelle tient à ce que la morale humanitaire (et laïcisée) a évolué et a acquis une autre spécificité. Je pense à la scansion qui en fait une éthique de la solidarité. Être solidaire est l’injonction suprême à laquelle nous sommes confrontés et dans laquelle la citoyenneté trouve désormais son contenu. Citoyen et solidaire, c’est tout un.
23Il est vrai que le mot « solidarité » vient de loin lui aussi : présent dans les leçons dispensées aux écoliers de la Troisième République11, il était déjà usité bien avant cela, sous la révolution de 1848 – la Constitution du 4 novembre introduisit d’ailleurs dans le vocabulaire politique la référence à la fraternité en plus de celles à la liberté et à l’égalité (ce qui supposait un débat, peut-être encore ouvert, sur la place relative de chacun des termes eu égard à la valeur de la liberté12).
24La norme de la solidarité est un dérivé républicain et socialiste de la norme de la bienfaisance voire, avec bien des nuances, de celle de la charité. Elle commande à chacun d’aller au devant des autres et de leur malheur afin de leur venir en aide. C’est avec la doctrine solidariste – associée à l’œuvre de Léon Bourgeois et qui a eu de grands effets sur la culture politique de la fin du XIXe siècle – que cette norme commence d’être comprise comme un principe de répartition des avantages sociaux, sous la forme, non plus individuelle mais collective, d’un contrat, ce qui surmonte la différence de la morale du droit et augmente la capacité d’action de ce dernier13. C’est dans le même sens que cette injonction conserve aujourd’hui sa très grande portée. Elle est morale parce qu’elle prescrit un type de conduite et fournit des critères de jugement pour la conduite individuelle ; et elle est juridique (et politique) puisqu’elle est assumée de façon collective, prise en charge par l’État, réglementée, administrée. Le devoir de solidarité passe pour légitime et impérieux mais, en plus ou à la place de nos propres décisions personnelles, nous en remettons l’application, à un dispositif par lequel nous tous, la « société », procédons comme au remboursement d’une dette que nous aurions contractée envers nos semblables « défavorisés ». Relevant d’une résolution éthique en même temps que d’une volonté étatique, le principe de la solidarité est donc créateur du régime singulier de la justice sociale par lequel nous, les gens généreux, apprécions de nous lier à ceux qui attendent les bienfaits de notre générosité. Voilà ce qui organise le champ des politiques sociales qui nous sont familières, autrement dit le champ de l’État-providence, né à la fin du XIXe siècle et développé tout au long du XXe.
25La morale humanitaire classique avait fondé les droits-libertés et organisé le corpus des droits de l’homme – droits politiques individuels qui créent la citoyenneté classique en mettant chaque sujet dans un rapport actif avec la souveraineté. Mais la morale humanitaire comme morale de la solidarité a fondé les droits-créances, c’est-à-dire les droits sociaux, bien sûr connexes des précédents (formulés depuis la révolution de 1848, ils ont été introduits dans la Déclaration Universelle de 194814, et figuraient avant dans le préambule de la Constitution de 1946 en France).
26De sa liaison avec une politique, la morale humanitaire retire maintenant autre chose, qui achève de la différencier de la tradition issue des Lumières. C’est que les personnes visées par la solidarité et ses dispositifs ne sont pas désignées positivement par la jouissance des attributs génériques de l’humanité, mais négativement par l’absence, la restriction ou la déchéance des qualités sociales dont notre société et notre époque assurent qu’elles seules procurent un minimum de bien-être et de satisfaction de soi-même et de son existence, assez en tout cas pour qu’on se sente heureux. Tels sont en effet les talents, la santé, le statut, l’éducation, les revenus, l’appartenance à une communauté, la capacité de faire des projets pour diriger sa vie, etc. C’est donc en réponse au malheur notoire d’une telle soustraction que s’impose le devoir de justice. De là vient l’eudémonisme singulier qui s’intègre plus ou moins à la morale actuelle : un eudémonisme qui pourrait se satisfaire de la sécurité, du confort et même des loisirs promis par le welfare state.
27On peut alors considérer ces qualités comme des biens – des « biens sociaux » selon Michael Walzer, des « biens premiers » selon J. Rawls, qui énumère à ce propos tout ce dont la détention stimule une fierté, tout ce qui incite au respect de soi-même, ce qui procure la confiance dans le sens de sa propre valeur, et dont la négation peut engendrer la honte et est de ce fait jugée scandaleuse15. Ceci marque assez que ces « biens » ne sont pas des attributs inhérents aux personnes de tout temps et en tout lieux, des propriétés imputables aux membres de l’espèce humaine et donc à une essence éternelle de cette espèce. Ce sont plutôt des caractères historiques rapportés à un niveau donné d’aspirations. Même si on peut à la limite y voir les composantes d’un concept générique de l’humain en tant qu’objet de respect, elles n’ont de valeur que dans le contexte où elles s’épanouissent, du moins où elles sont censées s’épanouir et se développer.
28La définition des qualités ou biens humains objectivés par le discours moral a deux conséquences de grande portée. La première est que ces biens, étant de facto détenus en proportion variable par les individus, mettent ceux-ci dans le cas d’apercevoir la répartition au terme de laquelle ils peuvent comptabiliser ce qui leur échoit ou pas. C’est dire que les gens, d’une part évaluent la possession ou la non possession de tels biens, et d’autre part ne le font qu’en comparaison avec les biens obtenus par d’autres, conquis par eux. Rawls précise que l’attente de ceux qui sont désavantagés est déterminée par ce qui est attribué aux plus avantagés16. Dès lors, chacun peut estimer la distribution juste ou injuste, équitable ou inéquitable ; et ensuite, que ce soit pour son propre compte ou pas, mais dans un esprit moral cette fois, il peut se convaincre que la privation de tel ou tel bien est une injustice, et que ce bien doit donc revenir en toute justice à ceux qui n’y ont pas accès alors que d’autres, dans cette société, en bénéficient. On a là un raisonnement spécifique, une procédure d’équité cherchant à faire la balance des inégalités inadmissibles et en contre partie des égalités souhaitables.
29À considérer les « biens » en question, on vérifie que le principe de la solidarité nous fait entrer dans le domaine de droits sociaux. Mais nous touchons aussi au domaine de ce qui pourrait être (restons prudents) des droits collectifs ; et en particulier, parmi ceux-ci, figurent ces droits d’un genre nouveau qu’on appelle des droits culturels, par exemple ceux liés à la fidélité à une religion, à la pratique d’une langue ou d’un dialecte, et même à une orientation existentielle ou « identitaire » quelconque, pour peu qu’elle soit affirmée par un groupe qui souhaite se représenter par ce caractère.
30Seconde conséquence. Il est important de remarquer que la notion même de droits collectifs peut être spécieuse, car inéquitable, comme peuvent l’être des capacités qui, détenues par certains, sont en réalité limitatives pour eux, puisqu’elles les empêchent ou les dissuadent de s’ouvrir aux identités portées par d’autres (exemple : un dialecte qui ferait barrage à la langue nationale). En tout état de cause il n’est pas requis de ranger les droits culturels dans les droits collectifs : ils peuvent très bien être reconnus et protégés uniquement au titre des droits individuels17. Cependant, pour revenir à la question qui nous occupe, si l’on prend en compte les attributs humains d’après leur répartition dans une population donnée, on est conduit à distinguer dans cette population le groupe ou la catégorie sociale18 dans laquelle se remarque tel ou tel désavantage. Dès lors la visée morale s’adresse moins à des individus isolés qu’à un ensemble constitué presque « naturellement » par l’injustice subie, par le dommage infligé et le tort qu’il faut réparer. Ce qui signifie en retour que les propositions éthiques ne concernent que des individus qui peuvent eux-mêmes percevoir leur insertion dans ces groupes et qui, à cause de cela, s’estiment en état de revendiquer ce qu’on leur promet par ailleurs. Cet ensemble socialement composé et distinctif, ainsi rendu propre à la compassion si je puis dire, c’est par exemple celui des « exclus » et, à l’intérieur de ce groupe, tout le cortège des défavorisés : immigrés, chômeurs, handicapés, etc. Après quoi la politique demande à la bureaucratie de faire son travail : expertiser le dommage et calculer la taille de la population concernée pour prendre des mesures adéquates de compensation, de correction et de prévention.
31Ces constats confirment que la morale de la solidarité est la morale typique de l’État providence – quels que soient son degré d’extension et son niveau d’efficacité, variables d’un pays à l’autre bien sûr. Un État qui protège ou dont on souhaite qu’il protège contre les injustices et qu’il compense les inégalités (quel homme politique oserait émettre ne serait-ce que le début d’une proposition en sens contraire ?) ; un État qui prend en charge les exclus, soutient des victimes ; qui prémunit contre les accidents de toute nature, qui veille en tout cas à rétablir un équilibre troublé en bout de chaîne ou à garantir contre les risques en début. L’éthique courante s’accomplit en inspirant la base juridique de cet État, c’est-à-dire en réclamant les droits qui tentent de réaliser le principe d’équité : des droits sociaux, sinon collectifs du moins collectivement attribués, et dans lesquels on est parfois tenté d’inclure les droits culturels, etc., toutes choses que traduisent les discours et les énoncés cités en commençant : la sollicitude à l’égard des exclus, l’attention aux victimes, la détestation du racisme. La morale actuelle est donc un témoin et sans doute un produit de l’emprise sur nos consciences de cet État dont on attend peut-être qu’il crée le lien politique et fonde la nation, mais surtout qu’il gère le malheur social – tant la misère que le mal –, en faisant droit à la critique permanente des désordres de la société civile. Par là sont offertes en retour de nouvelles normes de jugement moral.
La seconde citoyenneté
32Le problème principal est alors le suivant. Ces affirmations éthiques et ces possibles réactions de solidarité face au malheur social sont elles cohérentes avec la morale laïque « traditionnelle » ou républicaine, avec sa version du civisme et de la citoyenneté entièrement élaborés dans le cadre de l’État universaliste ? Si tel n’est pas le cas, peut-on apprécier la distance qui les sépare ? Pour répondre à cette question on peut examiner les idéaux et les valeurs de la morale « citoyenne » imposées dans ce cadre aux sujets sociaux, à leurs décisions et à leurs jugements.
33Il faut rappeler tout d’abord que la citoyenneté classique s’appuie sur deux séries de réquisits, jusque dans son application scolaire. D’une part elle est portée par un sujet, le citoyen, inscrit dans un ensemble politique – de dimension et d’essence nationale, et lui-même basé sur des lois, sur une Constitution et tout ce qui a le sens d’un contrat : c’est la « communauté des citoyens ». Le citoyen est celui qui participe à cet ensemble, faisant preuve d’un engagement subjectif plus que d’une simple appartenance de fait. La citoyenneté se réalise dans un agir et pas seulement dans un être19. D’autre part, dans ce cas : 1) le citoyen est l’individu qui reçoit le même statut juridique c’est-à-dire les mêmes droits que tous les autres, ses égaux, puisqu’ils ont tous les qualités humaines génériques – capacités, facultés intellectuelles et morales, la maturité et la responsabilité de l’adulte donc. Et 2) ce statut est accordé par la communauté sans qu’il soit requis de tenir compte d’autre chose que de ces qualités génériques, donc sans aucunement considérer les autres rôles sociaux, les « enracinements » dans un sol, dans une histoire, une culture ou autre. L’individu est donc institué citoyen et appelé à exercer sa citoyenneté sans qu’on ait à connaître s’il est membre d’une famille ou descendant d’une lignée, fidèle d’une Église, membre d’une corporation, adhérent d’une association. Autant de constats ressassés dans une littérature « néo-républicaine » assez répandue pour qu’il ne soit pas utile d’y insister ici.
34L’égalité des citoyens est formelle dit-on encore, ou légale, parce qu’elle tient aux droits-libertés accordées dans ce cadre – le suffrage, le droit d’expression, d’association, la liberté de conscience, etc. Mais le « formel » ne connote pas l’artificiel, ou pire, l’inauthentique, au sens où les marxistes opposaient l’égalité formelle à l’égalité réelle. C’est un principe de médiation, une loi, un lien objectif entre les individus. Ensuite dit-on encore, la fonction de citoyen est construite sur l’« abstraction » des identités sociales ; et la communauté des citoyens, l’État-nation, « transcende » les particularismes, à commencer par les différences provinciales et régionales. Et c’est à partir de ces deux conditions, l’égalité formelle et l’abstraction des identités, qu’est réalisé un monde de l’action publique, une scène de la délibération et de la décision par lesquelles s’édifie un bien commun, un bien public20 qui permet la coexistence de toutes les parties prenantes, quelles qu’elles soient. C’est donc une totalité intégratrice, un ensemble limité par la seule loi et non par une origine réelle ou mythique, une coutume, une langue, etc.
35Le citoyen est acteur sur cette scène (il faudrait dire : cette scène des concitoyens) ou s’opère la création continuée de la souveraineté comme souveraineté du peuple (exercée au moyen de la représentation c’est-à-dire d’un système de délégation21). Alors, il faut et il suffit qu’il exerce ses droits et qu’il accomplisse ses devoirs pour qu’il accède à l’universel, c’est-à-dire concrètement pour que son action se produise dans une orientation universaliste. Tel est même le fondement du civisme comme volonté morale des individus. D’une part les devoirs que prescrit la société politique sont forcément accomplis par cet individu au nom de l’intérêt général, par souci de pérenniser la dite société. Ceci signifie que l’intérêt général n’est pas une somme d’intérêts particuliers. Comme disait Hegel, les individus conçoivent l’intérêt général comme leur propre but, et ils se perçoivent et s’affirment dès lors membres du tout22. D’autre part, donnée non moins importante, les individus n’utilisent leurs droits pour eux-mêmes qu’en fonction du devoir qu’ils ont envers tous les autres, leurs concitoyens, leurs égaux. Par exemple, ils savent qu’ils n’obtiennent la sécurité qu’en assurant celle de tous les autres, qu’ils n’accèdent à la liberté que si tous sont libres, etc. L’universalité est donc voulue par les individus eux-mêmes ; et elle se réalise en pratique sous couvert, pourrait-on dire, de cette unité du droit et du devoir. Ceci permet au total qualifier le citoyen par une autre formule de Hegel : il est celui en qui se conjoignent l’« extrême individualité » et l’« universalité extrême ».
36À considérer sous cet angle l’exercice de la citoyenneté « classique », on observe sans doute les différences avec la seconde forme de citoyenneté, appuyée quant à elle sur la morale humanitaire ou solidaire (on pourrait même parler en ce sens d’une « citoyenneté sociale »23). Ce sont autant de déplacements considérables, par-delà le même souci du prochain – ou ce qui paraît tel.
La citoyenneté contemporaine, soutenue par – voire émanée de – l’État providence, dédie cependant ses devoirs à une collectivité qui n’est pas constituée dans l’espace public de l’État, mais dans l’espace public de la société civile et qui, de ce fait, est une somme de groupes ou d’intérêts.
Son idéal de justice, posé comme moment ultime du bonheur social, se propose d’instaurer non plus l’égalité formelle ou juridique mais l’équité dans le rapport des groupes sociaux entre eux. C’est pourquoi elle nous incline à la compensation de la misère et à la réparation du mal identifiables comme des propriétés de ces groupes eux-mêmes.
Sa fonction n’est pas de créer l’intérêt général, le bien commun seulement dessiné par la société politique, mais de mettre en œuvre une justice distributive qui organise dans le champ social la coexistence des groupes, donc, s’il y a lieu, des identités. Le « multiculturalisme » est son horizon.
Elle ne programme pas l’universalisme (abstrait), mais la reconnaissance particulariste (concrète) des groupes et des catégories sociales concernées par ses obligations ; elle ne soutient pas la création continuée de la Nation comme entité politique, mais la gestion événementielle de la population comme réalité sociale diverse. Elle relève ainsi les qualités distinctives (positives ou négatives) des groupes et des individus figurant dans cette population à titre de candidats à la compassion – avec en-tête, comme signalé plus haut, les figures de l’exclu et de la victime. Et ces qualités sont validées ou validables dans le corpus des droits-créances, base des politiques associées de l’État providence.
En conséquence, la nouvelle citoyenneté entérine une norme pluraliste là où la laïcité classique avait avant tout fait valoir, à destination de l’espace public de la société civile, la norme de la tolérance (l’espace public de l’État étant voué quant à lui à la stricte neutralité)24.
37On voit, suite aux constats qui précèdent, que la dynamique de la citoyenneté contemporaine transforme au premier chef la relation de l’État à la société civile. Cette relation change de nature. Car la morale solidaire prélève et appuie tout un univers de besoins, de « biens » pour ne pas dire de désirs (toujours pensables en référence à des groupes sociaux, encore une fois), afin que l’État lui-même – qui est cet État providence –, les intègre à ses propres finalités. La citoyenneté sollicite ou convoque l’État pour qu’il rende justice aux groupes, organisés ou non, aux « communautés », constituées ou non (et constituées ou non dans leurs différences et leurs divergences), donc pour qu’il fasse droit aux multiples intérêts, identités, mémoires, dont il pourrait avoir connaissance. L’État, dans le courant de la morale solidaire et des injonctions de la citoyenneté moderne est donc à son tour instigateur de telles catégories donc de références identitaires. Il « cristallise les appartenances » comme le souligne aussi D. Schnapper25, multiplie les distinctions, qui deviennent de plus en plus fines. Un tel processus est d’ailleurs lié à l’histoire récente de la république : après que l’État eût décrété le bénéfice universel des droits sociaux (exemple, l’accès de tous à l’instruction et aux services publics en général), il suit maintenant cette ligne particulariste justement parce qu’il vise l’équité généralisée26.
38Rien de surprenant par conséquent à ce que les mesures de « discrimination positive », emportent de plus en plus notre adhésion, comme tout ce qui en appelle, de près ou de loin, à une affirmative action en faveur des populations déshéritées ou infériorisées – disons désavantagées par comparaison avec des catégories avantagées.
39Reste bien sûr une objection tenace : la morale humanitaire est-elle le principe d’une citoyenneté qui vagabonde dans un monde de particularités ; une citoyenneté qui, ce faisant, n’est jamais capable de surmonter les « appartenances » et se dévoie dans une approbation illimitée des différences ? Cette morale ne propose-t-elle rien d’autre qu’une tolérance affadie, abâtardie, qui interdit toute critique et même tout jugement sur les autres27 ? Bref, n’y a-t-il pas là une défaite de la vraie morale civique, et de la vraie morale tout court, un renoncement devant un processus de fragmentation de la société en groupes irréductibles, potentiellement ennemis, processus qu’on appelle depuis peu « communautarisme » ?
40Une première réponse à ces craintes serait la suivante, d’après les hypothèses avancées plus haut : pour que les divisions l’emportent dans l’espace public politique, il ne suffit pas que des catégories ou des communautés y proclament et y fassent valoir leurs identités, mais : 1) il faut que des droits précis soient octroyés et réservés sur la base de ces « identités » (des qualités spécifiques – vs génériques) ; 2) il faut que le fondement individualiste des droits disparaisse au profit d’un droit collectif au sens strict, c’est-à-dire d’un droit qui n’échoit à un individu que tant qu’il est membre du groupe ainsi distingué28, quelle que soit la manière – parfois discutable – dont ce groupe est défini (c’est le cas en effet avec certaines mesures de discrimination positive, par exemple celles qui favorisent la réussite scolaire des minorités dans les concours, – comme à celui de l’Institut d’Études Politiques, à Paris, qui est pionnier en ce domaine).
41Il semble par ailleurs que la morale humanitaire ne donne corps, littéralement, qu’à des soi-disant communautés, c’est-à-dire à des individus réunis sur le principe d’un intérêt commun, et dont la réunion est ainsi contingente, installée sur le fond d’une sorte de connivence dans un paysage lui-même changeant et mobile, pour s’auto-proclamer ayants-droit à la sollicitude : tels sont les individus associés par genre, par choix sexuel, par volonté d’échapper à une détresse, mais aussi en effet par attachement à une langue, par provenance nationale ou ethnique, et peut-être même par religion dès lors que dans ce dernier cas, comme dans les autres, les individus demandent qu’on les traite de façon équitable29 et s’efforcent de tomber ainsi sous le coup de la solidarité ou plus généralement d’attirer sur eux l’attention collective. Pour être encore plus clair : ce ne sont pas des communautés dans lesquelles règne une sociabilité traditionnelle où les rôles et choix des individus sont dictés par les exigences de pérennité du collectif. Ces groupes, même quand ils sont formés sur une base culturelle, ne prescrivent pas une forme d’existence exclusive, et ne délivrent pas une mentalité globale imperméable aux autres mentalités. Ils ne recèlent pas – ou peu – de transmission inter-générationelle, familiale ou autres, avec une référence mémorielle héritée et partagée. Ce sont davantage des groupes élus par les individus qui en sont membres et qui trouvent un avantage individuel à y adhérer ; même si parfois l’adhésion s’effectue plus ou moins sur commande, dans un cadre habituel, et même si elle procure non seulement des manières de vivre mais des finalités pour la vie elle-même, donc une éthique substantielle, comme avec ces groupes où les femmes sont engagées dans un processus de libération, les homosexuels dans un combat pour la fierté et contre les injures, ou encore les étrangers ou les minorités en lutte contre les discriminations. Ce sont par conséquent des groupes fondés sur les revendications des individus qui affirment à leur endroit non pas tant une filiation qu’une affiliation. Ce sont donc toujours peu ou prou des groupes de victimes, ou supposés tels, et en fin de compte, s’ils prétendent à un titre communautaire, comme quand on dit : « la communauté gay » (sur un modèle ethnique), etc., c’est au sens étroit du terme – un sens non politique ni a fortiori national30.
Notes de bas de page
1 Le manuel de Paul Bert pour le Cours Moyen par exemple, publié en 1883, consacre la première leçon de son premier chapitre au service militaire, dont il explique la nouveauté républicaine (par différence avec l’ancien système du remplacement, qu’il juge un « trafic honteux de la personne humaine »). Sur ces documents, voir Yves Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules ferry à Vichy : controverses, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1994.
2 D’après la classification fixée par T. H. Marshall dans Citizenship and Social Class and Other Essays, Cambridge, 1950, thématique souvent commentée et reprise ensuite. Voir Birnbaum P., « Sur la citoyenneté », dans L’année sociologique, 1996, 46 n° 1 ; ainsi que Déloye Y., « Gouverner les citoyens. Normes civiques et mentalités en France », ibid.
3 Par exemple Canto-Sperber M., Le bien, la guerre et la terreur, Plon 2005, p. 195. « Morale minimale » est une expression qui a aussi cours chez des philosophes comme Habermas. Ruwen Ogien, dans La panique morale, Grasset, 2004, pp. 129 sq. en a par ailleurs développé le contenu de manière convaincante, en insistant sur le principe de neutralité eu égard aux conceptions du bien.
4 Ce qui peut atteindre y compris l’entreprise de l’histoire scientifique. Voir sur ce point une remarque de Audoin S. et Becker A., sur la guerre de 1914-1918, dans 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, 2000, pp. 8-9.
5 Objection dont on a une bonne formulation dans l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, La république enlisée, Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Édition des Syrtes, 2005, p. 114.
6 Voir l’ouvrage de l’historien Chaumont J.-M., La concurrence des victimes, Paris, La découverte, 1997.
7 Le développement du narcissisme dans ses différentes dimensions est souvent considéré par les sociologues comme un phénomène typique de la société moderne. Voir Lipovetsky G., L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983 ; ou Lasch C., La culture du narcissisme, Éditions Climats, Castelnau-le-Lez, 2000 [1979].
8 Voir Charles Taylor, Les sources du moi, Seuil, 1998 [1989], pp. 514 sq.
9 Voir Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990. En particulier les septième et huitième études.
10 Sur une approche de l’histoire de cette morale, outre de rares auteurs actuels comme Charles Taylor que je viens de citer, voir surtout les textes de sociologie et de philosophie morale de Durkheim.
11 Voir Baubérot J., La morale laïque contre l’ordre moral, Seuil, 1997, pp. 256 sq. sur les cahiers des écoliers de la Troisième République.
12 Voir sur ce point les travaux de Pierre Rosanvallon, notamment Le sacre du citoyen, Gallimard, 1992.
13 Voir sur ce point François Ewald, L’État providence, Grasset, 1986, pp. 358 sq.
14 Voir Schnapper D., La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Gallimard, 2002, qui remarque p. 38, à juste titre, que les droits-libertés visent à limiter l’intervention de l’é tat, tandis que les droits-créances renforcent au contraire son action, pour passer de la citoyenneté formelle à la citoyenneté réelle.
15 Voir Rawls J., Théorie de la justice, Seuil, 1987 [1971], p. 123, l’idée de « biens premiers » ; et p 438, p. 482, etc. Voir aussi Walzer M., Sphères de justice, Seuil, 1997 [1983], pp. 27 sq. On peut aussi consulter sur ces questions l’ouvrage de Wühl J., L’égalité. Nouveaux débats. Rawls, Walzer, PUF, 2002, pp. 73-74.
16 Rawls J., op. cit., p. 124.
17 Voir sur ce point, Renaut A. et Touraine A., La laïcité. Un débat, Stock, 2005, pp. 110 sq.
18 La psychologie sociale distingue les deux ; Voir Chauchat H., « L’association de mots. Du ‘Qui suis-je ?’ à l’IMIS de M. Zavalloni et C. Louis-Guérin », dans Chauchat H. et Durand-Delvigne A., De l’identité du sujet au lien social, PUF, 1999, p. 40.
19 Voir Tassin E., Un monde commun. Pour une cosmopolitique des conflits, Seuil, 2003, p. 128.
20 Voir Tassin É., ibid., p. 130. Voir aussi Schnapper D., op. cit., ainsi que La relation à l’autre. Au cœur de la pensée sociologique, Gallimard, 1998, p. 455, qui parle de « transcendance des particularismes » dans la citoyenneté.
21 Voir Tassin É, ibid., pp. 124 et 128 : Le sujet politique « révélé par son intervention dans l’espace public », n’est pas identifié par son appartenance communautaire ; Étienne Tassin dit que l’être en commun ne conduit pas et est même dépassé par « l’agir ensemble » (une théorie de l’action est indispensable pour penser au-delà de l’idée d’un être défini dans une logique identitaire).
22 Hegel, Philosophie du droit, § 260.
23 Expression utilisée, quoique dans un sens plus restreint par Étienne Balibar, « Une citoyenneté sans communauté », dans Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, La Découverte, 2001, p. 105.
24 Voir Gauchet M., La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1998, p. 94.
25 Voir Schnapper D., La démocratie providentielle, op. cit., p. 66 ; cf. pp. 47 sq., et pp. 65 sq. ; et sur les deux moments, pp. 71-77.
26 Ibid.
27 On peut se reporter à l’article de Wong D. B., « Relativisme moral », dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Canto-Sperber M. (dir.), PUF, 1996.
28 Voir le débat entre Alain Renaut et Alain Touraine, op. cit., pour ne prendre qu’une publication récente.
29 Mesure S. et Renaut A., dans Alter ego, Aubier, 1999, p. 223, expliquent en ce sens qu’en matière de droits culturels, « La demande qu’il s’agit de satisfaire se présente ainsi, avant tout, comme une demande de justice ».
30 Sur la différence entre les groupes ou associations involontaires et les groupes ou associations volontaires, fondées sur la libre adhésion des individus, on peut se reporter à la contribution de Mickaël Walzer au volume Un siècle de philosophie, 1900-2000, et à son article « Individu et communauté », pp. 407-436, Éditions Gallimard/Centre Pompidou, coll., Folio/Essais, 2000.
Auteur
Professeur à l’Université Charles de Gaulle Lille 3 (UFR des Sciences de l’éducation). Membre du laboratoire Théodile-Cirel (EA 1764) et corédacteur en chef de la Revue française de pédagogie. Ses recherches et ses publications s’inscrivent dans les domaines de la philosophie de l’éducation et de l’histoire des idées éducatives et des systèmes pédagogiques.
– Naissances de l’école du peuple. 1815-1870, Les Éditions de l’Atelier, 1995.
– Instituteurs avant la République, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999.
– La crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives, Paris, PUF, 2005 (sous la direction de, avec Denis Kambouchner).
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