L’enseignement du fait religieux, une éducation à la tolérance pour aujourd’hui ?
p. 85-97
Texte intégral
1On assigne volontiers à l’enseignement du fait religieux comme principal objectif l’éducation à la tolérance, mais qu’entend-on par là et quelle traduction en est donnée dans les savoirs transmis aux élèves ? Cet enjeu éducatif a dominé le débat social dès la fin des années 1980 et a trouvé sa traduction dans les programmes et les instructions officielles, que nous examinerons en premier lieu1. Nous nous demanderons également de quelle tolérance il s’agit. Pour préciser cette notion, connotée parfois négativement, un détour par l’histoire de l’idée de tolérance s’impose. Il permettra d’observer quelques évolutions sémantiques, avant de revenir à l’utilisation de cette expression aujourd’hui en se demandant si elle n’est pas quelque peu instrumentalisée.
La tolérance comme valeur de l’éducation
2Le point de départ du débat social sur l’enseignement du fait religieux en France, dans lequel la Ligue de l’Enseignement a joué un rôle essentiel, a d’abord été le constat de l’inculture religieuse des jeunes au milieu des années 1980. Des professeurs témoignent ainsi de leurs difficultés à enseigner le français, l’histoire, la philosophie, les arts plastiques, alors que leurs élèves ne maîtrisent plus ni le vocabulaire ni les notions indispensables à la compréhension des questions religieuses étudiées. Ce n’est que dans un second temps qu’est soulignée la nécessité également de permettre à des jeunes d’origines et de cultures différentes de mieux se connaître afin de s’accepter, voire de dialoguer, demande qui va croissant aujourd’hui. Les événements du 11 septembre 2001 ont joué un rôle déterminant dans cette prise de conscience, en particulier par rapport à une demande d’une meilleure connaissance de l’islam à l’École.
3Les résultats de plusieurs sondages permettent d’approcher l’intérêt de la population pour cette question. Dans un premier sondage SOFRES sur « Les Français et la culture religieuse » effectué en septembre 19882, 42 % des sondés considèrent qu’un enseignement d’histoire des religions contribue à développer l’esprit de tolérance : « En apprenant à comprendre d’autres religions, les jeunes seront plus tolérants »3. Ce chiffre augmente dans les deux sondages suivants, pour celui de SOFRES – Télérama, en décembre 19904 il passe à 44 % et en juillet 1991 à 46 % des sondés pour le sondage de Louis Harris – Monde de l’Éducation5, devenant ainsi la demande la plus partagée, devant les deux autres objectifs de nature culturelle (enrichir sa culture générale, et pour certains mieux connaître ses racines) et intellectuelle (comprendre le monde). En septembre 2000, Le Monde et Notre Histoire s’associent pour un nouvel état des lieux6. L’intérêt d’un enseignement du fait religieux est alors d’améliorer la culture générale des élèves pour 74 % des personnes, demande en croissance exponentielle depuis 1988 (à l’époque seulement 35 %), et de développer l’esprit de tolérance chez les élèves pour 69 %, chiffre là aussi en très forte progression depuis 1988 (où il était de 42 %). Dans un sondage encore plus récent, mené en novembre 2005, ce dernier objectif est partagé par 57 % des sondés pour lesquels il constitue cette fois-ci le premier avantage devant l’accroissement de la culture générale (41 %)7. Ce qui traduit un souci, de plus en plus vif, de développer l’éducation à la tolérance chez les jeunes, confrontés dans les classes, à la pluralité culturelle et religieuse et pris parfois dans des logiques de conflits. Mais pour bon nombre des sondés (57 % en 1991 et 51 % en 2000) il existe également un risque réel de tensions. Cette dernière inquiétude s’exprime aussi chez certains élèves qui souhaitent avant tout préserver la tranquillité de la classe quand différentes confessions religieuses y sont représentées et sont de ce fait réticents vis-à-vis d’un enseignement sur les religions. D’autres y sont favorables à condition de montrer la diversité des traditions et des religions dans le monde pour favoriser la compréhension d’autrui8. Une certaine contradiction peut même se manifester chez les lycéens quand ils pensent que l’enseignement du fait religieux peut à la fois développer la tolérance (61 %) mais également susciter divisions ou affrontements (54 %). Il existe donc une réelle ambivalence dans les attentes des jeunes9.
4On trouve chez les enseignants les mêmes craintes de déclencher des tensions religieuses et communautaires entre les élèves, voire de susciter des réactions d’hostilité de la part des parents. Alors que pour ces derniers, l’intérêt principal de cet enseignement est l’éducation à la tolérance.
5Enfin, une enquête sur la formation universitaire au fait religieux10 montre que parmi les motivations des étudiants11 qui suivent, à l’Université, des cours sur la littérature ou l’histoire religieuse, proposés la plupart du temps de façon optionnelle, se trouvent d’une part le développement de la tolérance avec comme finalité une meilleure compréhension de l’autre et d’autre part, l’ouverture à d’autres cultures. Nous avons noté que la question de la violence religieuse et la volonté d’en comprendre les raisons préoccupent particulièrement les jeunes historiens.
6De façon générale, enrichissement de la culture générale et développement de la tolérance sont étroitement liés dans les attentes sociales des différents acteurs du système éducatif. On voit donc que l’éducation à la tolérance constitue l’un des enjeux éducatifs importants de l’enseignement du fait religieux. Elle traduit une préoccupation nouvelle dans la société française devenue pluriculturelle et multiconfessionnelle, avec l’islam comme seconde religion, et l’existence de communautés juive et bouddhiste importantes.
7Cette nouvelle diversité se traduit également dans l’espace scolaire. Ainsi, l’École doit accueillir de la même façon des enfants d’origines culturelles, religieuses et idéologiques variées. Elle est, par excellence, le lieu de l’apprentissage du respect mutuel qui passe d’abord par la connaissance réciproque, fidèle à l’article 26-2 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 : « L’éducation doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux. » Elle est l’un des lieux de rencontre d’élèves d’origines différentes qui doivent apprendre à vivre ensemble, et donc au préalable à se connaître, à se respecter, afin de pouvoir dialoguer entre eux.
8Dans un contexte international marqué par la montée des intégrismes religieux et des expressions quotidiennes d’intolérance religieuse, la tâche n’est cependant guère aisée. Le problème principal dans certaines écoles est celui du rapport entre juifs et musulmans. Le contexte de vive tension au Moyen-Orient, les attentats terroristes de fanatiques, érigés parfois en défenseurs de la cause musulmane, et les violences réciproques rendent plus que jamais nécessaire de dépassionner les questions religieuses, de les situer dans un contexte géopolitique plus large, mais aussi de travailler à une meilleure connaissance des religions, par exemple des liens étroits entre les trois monothéismes.
9L’enjeu civique de l’enseignement du fait religieux est donc particulièrement important, il s’agit de reconnaître le pluralisme culturel et religieux et, dans le respect des consciences et des différences, de favoriser la rencontre et le dialogue. Le philosophe Paul Ricœur considère « qu’il faut préparer les enfants à être de bons discutants ; il faut les initier à la problématique pluraliste des sociétés contemporaines, peut-être en entendant des argumentations contraires conduites par des gens compétents »12. Dans cette perspective, l’éducation à la tolérance, par une approche culturelle et sociale des religions présentes sur le sol national – le christianisme, le judaïsme, l’islam et le bouddhisme – constitue un vrai défi.
L’éducation à la tolérance dans les programmes scolaires
10De quelle façon cette éducation à la tolérance s’inscrit-elle dans les programmes scolaires ? Ce sont principalement l’histoire et l’éducation civique qui lui accordent explicitement la place la plus importante. Dans les finalités de l’enseignement de l’histoire et de la géographie au lycée, on note, à côté de la transmission d’un héritage et d’une culture, la formation intellectuelle et l’éducation à la citoyenneté. Outre la diffusion de savoirs historiques et géographiques et l’acquisition de méthodes d’analyse, susceptibles de développer l’esprit critique, il s’agit également de favoriser la compréhension du monde contemporain : « Analyser la diversité des civilisations et des territoires, comprendre la complexité des structures, repérer la pluralité des cultures, prépare à l’action dans une époque marquée par l’ouverture à d’autres espaces et à d’autres civilisations. »13 Mais la finalité est aussi de faciliter l’insertion des élèves dans la cité : « L’histoire et la géographie permettent également la découverte progressive des fondements d’une communauté humaine ; elles apportent à la fois l’absolu des valeurs et le sens du relatif conduisant à la tolérance par la découverte des cultures et des coutumes d’autres civilisations ; elles apprennent ainsi à reconnaître et à assimiler les éléments irréductibles de convergence au sein d’une société »14.
11Le programme de seconde accorde une place toute particulière à cette finalité civique : « Les moments historiques proposés par le programme […] doivent permettre de développer l’esprit critique, la tolérance et la reconnaissance de l’autre. Ainsi l’étude de la Méditerranée au XIIe siècle permet de montrer que, loin de se développer solitairement, une civilisation s’enrichit par ses confrontations et ses échanges avec d’autres civilisations. »15 L’argument du dialogue entre civilisations, que doit permettre le traitement de ce thème, a bien évidemment des connotations civiques, il s’agit de montrer que les rencontres entre chrétiens et musulmans ne se jouaient pas uniquement sur un mode conflictuel et qu’il pouvait y avoir entre eux des échanges économiques, intellectuels et culturels féconds, bien avant l’époque contemporaine, comme ce fut le cas, par exemple, en Andalousie ou en Sicile. Il faut cependant être attentif à ne pas idéaliser cette période et projeter sur elle des valeurs contemporaines qui n’avaient pas cours à l’époque comme la liberté religieuse ou l’égalité de droits.
12On peut également signaler les programmes de première professionnelle. Leurs finalités sont sensiblement les mêmes que celles des séries générales, mais on note une insistance particulière sur la dimension civique, à l’attention d’un public souvent déjà adulte et engagé, en partie, dans le monde du travail, et sur la nécessité de donner aux élèves une meilleure compréhension du monde contemporain. Un chapitre est consacré au fait religieux de 1850 à nos jours, avec l’évolution des trois grandes religions monothéistes et, celle des rapports entre société et religions. Ce sujet doit être abordé « sous l’angle de l’éducation à la citoyenneté et à la tolérance. »16
13La tolérance qui est prônée dans les programmes n’est pas la concession du puissant faite aux moins nombreux et moins forts, mais relève de la reconnaissance de l’altérité et de la prise en compte de la pluralité des cultures, ainsi que de la relativité des points de vue, bien qu’elle n’oublie pas pour autant les valeurs communes.
14Un autre biais pour aborder la question de la tolérance est celui de l’éducation civique, même si le terme apparaît de façon moins explicite dans les programmes, ainsi c’est plutôt au concept de laïcité qu’il est fait recours. Ses finalités sont l’éducation aux droits de l’homme et à la citoyenneté (principes, valeurs, institutions, lois, règles de la vie sociale et politique), l’éducation au sens des responsabilités individuelles et collectives, et enfin l’éducation au jugement par l’exercice de l’esprit critique et par la pratique de l’argumentation, qui doivent permettre aux élèves de participer à la vie de la cité.
15En première année de collège, la laïcité est abordée comme une valeur et une pratique, qui se manifeste dans la vie de l’établissement scolaire, notamment par le biais du règlement intérieur, il s’agit de savoir ce qu’un élève peut dire ou faire et ne pas dire ou faire, dans le contexte scolaire. En classe de quatrième, un chapitre intitulé « Les droits de l’homme et l’Europe », revient sur la notion de laïcité afin d’illustrer la singularité de l’identité nationale française au regard d’autres pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. En classe de troisième, la laïcité est abordée comme « une valeur et un principe qui se réclament de l’universalité des droits fondamentaux, garantissant la dignité des personnes, sans distinction de race, d’ethnie, de sexe ou de religion »17. La laïcité y est vue comme un espace de liberté qui permet l’expression du pluralisme religieux et l’égalité des citoyens dans le domaine des convictions religieuses, elle est profondément liée à la démocratie.
16Si l’on fait une typologie des représentations de la laïcité dans les programmes scolaires d’éducation civique, en classe de sixième, est privilégiée une approche plutôt juridique et pragmatique, en lien avec le règlement intérieur. En classe de quatrième, elle est vue comme un pilier de l’identité française, liée à l’histoire nationale, qui la distingue d’autres pays européens, mais aussi, de façon sous-jacente, comme un éventuel modèle européen. En classe de troisième, elle est abordée en tant que valeur de la République française, garante de liberté, mais est aussi appréhendée comme une valeur universelle se réclamant des droits fondamentaux de l’égale dignité des personnes et des libertés de chacun. La laïcité est alors entendue comme un principe philosophique qui permet l’expression du pluralisme démocratique et n’est plus propre à la seule France.
17Au lycée, l’éducation civique, juridique et sociale permet également de revenir sur la laïcité, particulièrement en première. Si la République reconnaît les particularités individuelles et plus particulièrement, les origines historiques et les convictions religieuses personnelles, elle pose cependant deux limites, « la séparation de l’ordre politique et de l’ordre religieux, qui se manifeste en France à travers les lois de la laïcité et permet d’organiser la vie en commun de ceux qui ont des pratiques et des croyances religieuses différentes, et la garantie de l’égale dignité de toutes les personnes, qui est au cœur des valeurs communes définissant la citoyenneté »18. Les documents d’accompagnement précisent que la laïcité ne doit être ni laïcisme (refus du religieux) ni simple tolérance, il faut avoir une « conception positive de la laïcité : apprendre aux élèves à faire des choix raisonnés et à accepter l’autre, même différent ; leur donner des repères et leur apprendre les règles du débat ; leur faire prendre conscience qu’ils partagent un espace politique démocratique commun »19. La notion de laïcité est présentée comme la condition juridique de la liberté de conscience et d’opinion.
18Dans ces programmes d’éducation civique, la laïcité est vue comme principe fondateur de la démocratie, elle constitue, avec la liberté et l’égalité des personnes, une sorte de triptyque républicain. Elle est également étroitement liée à l’histoire française. On note aussi le souci du refus de l’assimiler au laïcisme et au rejet des religions d’une part, et à la tolérance comprise comme indifférence d’autre part. Elle est condition d’expression de la liberté religieuse de chacun, dans la limite du respect de certaines valeurs communes.
19Si le terme de tolérance est présent dans les programmes d’histoire du secondaire et connoté positivement comme prise en compte de l’altérité, relativisation de sa propre posture et acceptation du pluralisme, il l’est moins dans ceux d’éducation civique où il est considéré comme un concept limité et est dépassé par celui de laïcité.
20Le projet d’une éducation à la tolérance, qu’elle soit énoncée comme tel ou englobée dans le concept polysémique de laïcité, s’impose ainsi comme une priorité dans les discours ou les prescriptions officielles. La difficulté est toutefois que la notion elle-même, son contenu, sa signification, ne font l’objet d’aucune analyse précise et tendent ainsi à s’imposer comme une sorte d’évidence. D’où la facilité à l’utiliser comme « mot-valeur » dont bon nombre d’enseignants considèrent comme superflu d’interroger le sens. Comme l’a constaté François Audigier lors d’une enquête menée auprès des enseignants du premier degré, la tolérance est alors subrepticement enrôlée dans un objectif d’éducation comportementale. « L’association règles de vie dans la classe et règles de vie dans la société se fait autour de deux valeurs considérées comme aussi évidentes qu’universelles, voire universelles parce qu’évidentes : le respect et la tolérance, respect des personnes et des biens, tolérance envers les autres, leurs opinions, leurs cultures, leurs comportements pour peu que ceux-ci soient aussi respectueux des personnes et des biens. »20 Cela ne va pas sans ambiguïtés qui s’opèrent au détriment du contenu moral et citoyen de l’éducation elle-même. D’où la nécessité d’interroger la notion de tolérance au regard de l’histoire et des évolutions de la démocratie.
La tolérance : d’une acceptation limitée à une vertu positive
21Le concept de tolérance reste difficile à définir, voire flou, il est brandi parfois comme un slogan ou jugé comme dépassé. Il vient du verbe latin tolerare : porter-supporter, au sens de l’effort que l’on fait sur soi pour endurer des épreuves non sans une certaine patience.
22Deux sens sont mentionnés dans le dictionnaire Robert : le premier est le « fait de tolérer quelque chose, de ne pas interdire ou exiger alors qu’on le pourrait, liberté qui résulte de cette abstention », le second est l’« attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même ». La tolérance serait donc à la fois une attitude d’abstention à l’égard des convictions d’autrui et une attitude de reconnaissance, d’accueil de ces mêmes croyances. Paul Ricœur fait deux remarques à ce propos : on passe d’une abstention émanant d’institutions ou d’autorités à une admission de type individuel, et d’une vertu négative à une vertu positive de reconnaissance21.
23Dans le Larousse, c’est l’inverse, la première définition qui est donnée est celle du respect de la liberté d’autrui, de ses manières de penser, d’agir, de ses opinions politiques et religieuses, la seconde étant celle d’une liberté limitée accordée à quelqu’un en certaines circonstances. La tolérance peut s’enraciner soit dans des dispositifs politiques qui veillent au respect des libertés, soit dans une éthique personnelle, soit dans les deux à la fois.
24Le terme de tolérance est à l’origine théologique. Historiquement, le combat pour la tolérance religieuse précède et prépare la conquête de la liberté de conscience ; il s’enracine dans les conflits nés des Réformes protestantes au XVIe siècle. L’Édit de Nantes ou Édit de Tolérance est promulgué le 13 avril 1598 par Henri IV pour remédier à une profonde cassure de la société religieuse et pour apporter la paix après trente-six ans de guerre civile qui ont ruiné le royaume de France et fait vaciller la monarchie et l’État. Les protestants obtiennent le droit de confesser leur religion, mais néanmoins avec des restrictions locales. Il s’agit d’établir une coexistence pacifique entre des communautés religieuses éventuellement ennemies, mais non pas l’égalité. Ainsi, l’Église catholique reste dominante et son culte est rétabli sur tout le territoire, alors que le culte réformé ne peut s’installer que dans certaines villes et que les protestants doivent se plier à la dîme et aux fêtes du catholicisme. Il ne s’agit pas tant d’une volonté de respect mutuel que d’un calcul stratégique pour ramener la paix. Après des restrictions progressives des droits accordés à la religion réformée, l’Édit de Nantes sera d’ailleurs révoqué en 1685 par Louis XIV et les protestants expulsés du royaume de France pour rétablir le monopole de la religion catholique.
25La tolérance est donc une idée moderne qui se développe à la suite de la Réforme protestante quand la cohabitation entre catholiques et protestants devient difficile, voire impossible. Elle fait l’objet d’une réflexion philosophique marquée en particulier par deux textes. Le premier est le Commentaire philosophique (réédité sous le titre De la tolérance) du penseur français Pierre Bayle publié en 1686, un an après la Révocation de l’Édit de Nantes, où il rejette la contrainte en matière religieuse et prône la liberté de conscience. La conscience étant de nature divine, il faut lui être fidèle et adhérer aux opinions qu’en toute sincérité on croit vraies. Le devoir d’obéissance à l’égard de la conscience qui repose sur le devoir d’obéissance à Dieu fonde le droit à la liberté religieuse. Le second est la Lettre sur la tolérance du philosophe anglais John Locke en 1689 qui préconise la fin du pouvoir du magistrat en matière de religion – prémices d’une séparation de l’Église et de l’État –, la liberté pour chacun de suivre la religion de sa conscience sans le poids de la contrainte. Mais si la société civile est ouverte aux protestants, juifs, musulmans, païens, elle ne l’est ni aux catholiques qui relèvent de la juridiction du pape et donc ne respectent pas la loyauté due à l’État, ni aux athées qui remettent en cause le lien social et ne sont pas capables d’un engagement, nécessairement « fondé sur un garant absolu car transcendant, qui est Dieu lui-même »22. La tolérance, comme on le constate, ne s’identifie donc pas à la liberté de conscience, et n’est pas un principe du vivre ensemble dans les sociétés démocratiques, en ce qu’elle exclut de son champ d’application, de manière tout à fait notable, les catholiques et les athées.
26Voltaire dans les Lettres philosophiques en 1734 fait à son tour l’apologie de la tolérance comme droit à la pluralité d’opinions. Il combat également le fanatisme et l’intolérance23, défend la tolérance au nom de l’utilité publique, et en fait une vertu humaine, sociale et morale ; elle doit être réciproque et ne plus induire de rapport de domination entre celui qui tolère et celui qui est toléré.
27L’histoire de la tolérance met donc en évidence une évolution. La tolérance est d’abord limitative, elle se définit comme une simple concession sur fond d’une double préoccupation : un débat théologico-philosophique touchant la question de la vraie religion (on tolère ainsi par exemple dans le royaume de France que les protestants confessent leur religion tout en pensant qu’ils sont dans l’erreur, la religion catholique étant la seule vraie) ; une préoccupation sociale concernant la nécessité de mettre fin aux guerres de religions et d’instaurer une paix durable. La tolérance ne peut alors se confondre avec cette attitude interindividuelle de respect et d’accueil de l’autre et de ses droits. La Révolution française et la proclamation des Droits de l’Homme et du Citoyen vont marquer une évolution significative vers l’égalité des droits. Ainsi, Mirabeau critique vivement l’aspect condescendant de la tolérance, concession du puissant au faible24 : il considère que l’autorité qui tolère pourrait un jour ne plus le faire et par là porter atteinte à la liberté de penser. Mais c’est surtout le pasteur Rabaut Saint-Etienne qui s’illustre dans ce combat à propos des articles relatifs à la liberté des opinions religieuses, lors de la séance du 22 août 1789 de l’Assemblée nationale préparatoire à la rédaction définitive de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Son envolée est célèbre : « Mais, Messieurs, ce n’est pas même la Tolérance que je réclame ; c’est la liberté. La Tolérance ! le support ! le pardon ! la clémence ! Idées souverainement injustes envers les Dissidents, tant qu’il sera vrai que la différence de Religion, que la différence d’opinion n’est pas un crime. La Tolérance ! Je demande qu’il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des Citoyens dignes de pitié [les protestants], comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l’éducation ont amenés à penser d’une autre manière que nous. » Il demande donc pour les non-catholiques l’égalité des droits et la liberté de religion et de culte. Ce que la Déclaration des droits de l’homme proclame puisque les citoyens sont égaux et que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses » (art. 10), cette formulation traduit cependant une certaine réserve des législateurs.
28La tolérance devient alors « l’attitude consistant à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même »25 en lien avec l’affirmation des droits individuels, principe de la démocratie. L’approfondissement du processus démocratique a toutefois conduit à des évolutions ultérieures : de l’idée de laisser à autrui la liberté d’exprimer des opinions que nous ne partageons pas et de vivre selon ses croyances, on passe à la prise en compte valorisée de la différence et de l’attention à l’autre, en ménageant une place aux diversités culturelles dans un souci d’ouverture. La tolérance est alors une « attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être. La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La seule exigence que nous puissions faire valoir à son endroit (créatrice pour chaque individu des devoirs correspondants) est qu’elle se réalise sous des formes dont chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres »26.
29L’Unesco a orienté ses réflexions dans cette même perspective, en proclamant le 16 novembre 1995 une Déclaration de principes sur la tolérance : considérant qu’il s’agit « d’une condition nécessaire à la paix et au progrès économique et social de tous les peuples ». Elle définit ainsi la tolérance dans son article premier : c’est « le respect, l’acceptation et l’appréciation de la richesse et de la diversité des cultures de notre monde, de nos modes d’expression et de nos manières d’exprimer notre qualité d’êtres humains. Elle est encouragée par la connaissance, l’ouverture d’esprit, la communication et la liberté de pensée, de conscience et de croyance […]. Elle n’est pas seulement une obligation d’ordre éthique ; elle est également une nécessité politique et juridique »27. Dans le cadre des démocraties pluralistes, s’exprime la reconnaissance de l’égalité des valeurs et des croyances. La tolérance est au principe d’une éthique valorisant une attitude active d’ouverture à la différence, de reconnaissance des identités. Ainsi, Emmanuel Lévinas pose les conditions d’une éthique fondamentale de la reconnaissance à partir d’un droit de l’autre, le fondement éthique du vivre-ensemble est l’accueil de l’autre28. On est donc passé d’une tolérance minimale, d’abstention, à une tolérance en quelque sorte maximale, de reconnaissance et d’accueil, mais aussi de confrontation. L’éducation est un des moyens privilégiés pour prévenir l’intolérance en en analysant les sources culturelles, sociales, économiques, politiques et religieuses, et pour promouvoir « l’apprentissage de l’ouverture d’esprit, de l’écoute mutuelle et de la solidarité », elle doit aider les jeunes à « développer leur capacité d’exercer un jugement autonome, de mener une réflexion critique et de raisonner en termes éthiques »29. L’Unesco s’est engagé à mettre en œuvre des programmes de recherche en sciences sociales et en éducation pour favoriser l’éducation à la tolérance, aux droits de l’homme et à la non-violence. Tolérance et reconnaissance positive de l’autre, voire éloge de la diversité, sont désormais associées.
L’enseignement du fait religieux : moyen pour éduquer à la tolérance ou dispositif de « réarmement moral » ?
30Quels sont les liens entre enseignement du fait religieux et éducation à la tolérance ? Si nous avons vu que l’opinion générale les associe en faisant du premier un moyen de prendre conscience de la diversité des options spirituelles et religieuses, ces liens semblent quelque peu artificiels au regard des programmes. Et l’on peut se demander si l’utilisation qui est faite de l’éducation à la tolérance et plus généralement de l’enseignement du fait religieux n’est pas parfois instrumentalisée à des fins civiques pour assurer la paix sociale. Nombreuses sont les prises de position d’intellectuels ou de politiques qui veulent faire de l’enseignement du fait religieux, parfois de façon quelque peu incantatoire, un remède soit à l’antisémitisme30, soit à l’islamophobie : des injonctions sont ainsi faites à l’École de parler de l’islam de façon positive pour promouvoir l’assimilation des élèves musulmans31. Nicolas Sarkozy considère l’histoire des religions comme « un moyen de faire reculer le racisme et la xénophobie »32. On voit donc que le religieux peut être instrumentalisé au bénéfice d’une restauration d’un lien civique et social supposé menacé, utilisé comme levier d’un « réarmement moral »33 censé soutenir le « vivre ensemble », au risque d’exclure ceux qui ne se reconnaissent dans aucune religion ou ne souhaitent pas s’en revendiquer. Si l’on ne peut qu’encourager la construction d’un lien entre connaissance et tolérance, on ne peut cependant faire de la paix des classes le but ultime de l’enseignement du fait religieux. Celui-ci ne peut être la solution miracle pour remédier aux problèmes de la société et de l’École et pacifier les mœurs sociales et scolaires. En enfermant ainsi subrepticement la tolérance dans le religieux, ne prend-on pas le risque non seulement d’assigner les élèves à leur seule identité religieuse, mais encore de faire de la tolérance une valeur ou une vertu concurrente de la laïcité et qui ne pourrait contribuer qu’à l’éclipser ? Cette éducation à la tolérance ne marquerait-elle pas ainsi une régression par rapport à l’éducation laïque d’il y a un siècle ? Enfin, le risque n’est-il pas de développer une approche réductrice du fait religieux le réduisant à des finalités citoyennes qui ne rendent pas compte de sa richesse et de sa pluralité internes ?
31Le nouvel impératif de l’École aujourd’hui est de concilier la prise en compte des identités plurielles des élèves et leur adhésion à des valeurs communes. Dans cette perspective, il s’impose de confronter éducation à la tolérance et éducation à la laïcité, cette dernière impliquant, outre le respect de l’autre, la distance à soi. « La tolérance suppose la concurrence et le conflit entre les opinions, donc des rapports de force : l’installer dans l’espace public, c’est y inscrire et transplanter ces rapports. L’idée de laïcité suppose plutôt une suspension du conflit des croyances (la mise à l’abri de la force) destinée à permettre la formulation de jugements réfléchis, y compris sur ses propres croyances. Dans cette conception, la tolérance a sa place dans la société civile mais ne pénètre pas l’espace public (initié par l’école) »34. La tolérance serait donc du côté du droit à la différence et s’inscrirait dans les évolutions de l’individualisme démocratique35 alors que la laïcité serait porteuse d’un idéal d’égalité et se situerait du côté des valeurs collectives.
32C’est une chose de reconnaître la pluralité des options religieuses et philosophiques, mais c’en est une autre de mettre en perspective ses convictions personnelles, de travailler sur ses propres passions et d’apprendre la liberté de jugement. C’est peut-être dans cette capacité de distance réflexive, sans déni ni relativisme, que réside l’une des missions essentielles de l’École républicaine.
Notes de bas de page
1 Les programmes examinés ici sont ceux de 1995 mis en œuvre de façon progressive au collège et au lycée à partir de 1996. Cet article a été rédigé avant la mise en œuvre de nouveaux programmes au collège à partir de septembre 2009.
2 Sondage réalisé auprès d’un échantillon de 1 000 personnes pour l’Encyclopaedia Universalis, lors de la sortie de son Atlas des religions.
3 Cette réponse fait partie d’une liste fermée. On notera qu’à l’époque, on parle d’un enseignement d’histoire des religions et non pas d’un enseignement du fait religieux.
4 Sondage SOFRES – Télérama effectué en décembre 1990, auprès d’un échantillon de 1 000 personnes, Télérama n° 2136, 19 décembre 1990, p. 7-8.
5 Sondage Louis Harris – Monde de l’Éducation, réalisé auprès d’une population représentative de 1021 personnes, en juillet 1991, Le Monde de l’Éducation n° 184, juillet-août 1991, p. 23 – 27.
6 Sondage CSA réalisé auprès d’un échantillon de 1 000 personnes, Le Monde, 28 septembre 2000, p. 12 et Notre Histoire n° 181, octobre 2000, pp. 21-22.
7 Sondage Télérama/TNS-SOFRES effectué en novembre 2005, auprès d’un échantillon de 1 000 personnes, Télérama n° 2917, 10 décembre 2005, p. 18.
8 Voir Louis Hourmant, « Transmettre la culture religieuse à l’école publique », dans Francis Messner (dir.), La culture religieuse à l’école, Paris, Éd. du Cerf, 1995, pp. 37-78.
9 Sondage CSA – La Vie effectué en octobre 2001 auprès des 15-18 ans dans le cadre de l’enquête « Dieu à l’école ». Les résultats ont été analysés par Jean-François Barbier-Bouvet, « L’opinion des jeunes », dans « Le fait religieux à l’école ». Actes du colloque national organisé par La Vie et le Centre d’études de la vie politique française, Les cahiers du CEVIPOF, n° 35, mars 2003, pp. 15-29.
10 Voir Mireille Estivalèzes, Les religions dans l’enseignement laïque, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
11 Une bonne partie de ces étudiants se destine à l’enseignement.
12 La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Hachette Littératures (coll. « Pluriel Philosophie »), 2002 (1re éd. Calmann-Lévy, 1995), p. 197.
13 « Les finalités de l’enseignement de l’histoire et de la géographie au lycée », Bulletin officiel n° 12, 29 juin 1995, p. 27.
14 Ibid. C’est nous qui soulignons.
15 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Accompagnement des programmes Histoire Géographie, Seconde générale et technologique, Centre national de documentation pédagogique (col.. « Lycée »), 1997, p. 5.
16 Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Accompagnement des programmes Histoire Géographie, Cycle terminal de la voie professionnelle, Centre national de documentation pédagogique (col. « Lycée »), 1997, p. 11.
17 Histoire Géographie Éducation civique, Programmes et accompagnement des programmes de 3e. Éducation civique, op. cit., p. 199.
18 Éducation civique, juridique et sociale. Classes de seconde et de première. Accompagnement des programmes, CNDP, 2000.
19 Ibid., p. 50.
20 Voir François Audigier, L’éducation à la citoyenneté, Institut national de recherche pédagogique, « Enseignants et chercheurs. Synthèse et mise en débat », 1999, pp. 52-53.
21 Voir Paul Ricoeur, « Tolérance, intolérance, intolérable », dans Lectures, I, Paris, Seuil, 1991, p. 295.
22 Voir Patrick Thierry, La tolérance. Société démocratique, opinions, vices et vertus, Paris, PUF, col. « Philosophies », 1997, p. 37.
23 Voir son Traité sur la Tolérance paru en 1763.
24 Lors de son Discours à l’Assemblée le 22 août 1789.
25 La tolérance, textes choisis et présentés par Julie Saada-Gendron, Paris, Garnier Flammarion, col. « Corpus », 1999, p. 12. Pour davantage de précisions, on peut se reporter aux trois grands textes philosophiques fondateurs de l’idéal de tolérance : Bayle P., De la tolérance, Paris, Pocket « Agora », 1992. Locke J., Lettre sur la tolérance, trad. française par R. Polin, PUF, col. « Quadrige », édition revue 1995 (1re éd. 1965). Voltaire, Traité sur la tolérance, Paris, Garnier-Flammarion, 1989.
26 Voir Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Gallimard, col. « Folio », 1987, pp. 84-85.
27 Déclaration de principes sur la tolérance adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO à sa vingt-huitième session Paris, le 16 novembre 1995, p. 10.
28 Voir Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982.
29 Déclaration de principes sur la tolérance, op. cit., p. 13.
30 Voir le plan d’action du Haut Conseil à l’intégration, Le Monde, 17 décembre 2004.
31 Ce qui suppose que l’intégration ou l’assimilation pose davantage de difficultés pour ces élèves que pour les autres. Ce qui reste encore à démontrer.
32 Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Paris, Le Cerf, 2004, p. 158-159.
33 Bien que Régis Debray s’en défende très clairement dans son rapport. Voir L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Rapport au ministre de l’Éducation nationale, Paris, Odile Jacob, 2002.
34 Voir Patrick Thierry, op. cit., p. 115.
35 On en a un exemple très intéressant avec le philosophe canadien Charles Taylor qui va jusqu’à promouvoir une politique de la reconnaissance de l’identité et des univers culturels et moraux des individus. Voir Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 2001 [Princeton, University Press, 1992].
Auteur
Historienne et sociologue des religions, spécialiste de l’enseignement du fait religieux en France, ses recherches et ses publications portent aussi sur l’enseignement des religions en Europe et au Québec. Elle est actuellement professeure adjointe au Département de didactique de la Faculté des Sciences de l’Éducation de l’Université de Montréal et chercheur(e) associée au GSRL.
– Les religions dans l’enseignement laïque, Paris, PUF, 2005.
– Les religions dans l’Histoire, Paris, Bayard, 2005.
– « Enseigner le fait religieux, une mission difficile », in Historiens et Géographes, n° 386, avril 2004, pp. 77-81.
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