Recueil et analyse des données vidéo : lecture croisée de deux travaux de thèses en didactique des génies techniques
p. 261-274
Texte intégral
1Notre texte présente une lecture croisée de deux travaux de thèse relevant de la didactique des génies techniques et présentant une proximité quant aux objets de recherche et aux dispositifs de recueil de données. Ce sont deux recherches empiriques, elles produisent des faits en élaborant des données issues de situations de formation innovantes mais non construites pour la recherche. Nous proposons ici une analyse de la construction du dispositif de recueil et d’analyse des données vidéo. Loin de toute idée de justification, cette contribution est la conséquence d’une prise de distance critique par rapport à nos travaux de thèses respectifs et par rapport à la recherche en didactique en général. Elle est sous-tendue par la volonté des deux auteurs de mener un retour critique sur leurs travaux de recherche antérieurs comme préalable à l’engagement dans un projet de recherche commun en préparation. Il y a aussi la volonté de valoriser une démarche innovante d’utilisation et d’analyse de la vidéo.
1. Présentation des deux recherches
2La première recherche (Huchette, 2002 ; Cartonnet et Huchette, 2004) analyse les difficultés des étudiants en licence de technologie mécanique au cours d'un module nouveau de conception de machines industrielles qui prend en compte les évolutions du métier de concepteur. Ce module consiste à simuler la conception distribuée et à distance d'une machine : une pompe doseuse. Trois activités spécifiques à ce module ont été analysées : la recherche de produits existants dans une base de données hypertexte, pour un réinvestissement en conception ; la conception collective d'une sous-structure de la machine par un groupe de 3 étudiants ; la coordination de deux groupes travaillant à distance, communiquant par messagerie électronique (Mél) et visioconférences pour rendre compatibles les sous-structures conçues par chacun d'eux. Les raisonnements et les connaissances en jeu dans ces trois activités sont précisés grâce à des concepts issus de la psychologie cognitive et de l'ergonomie. Puis des résultats de recherches en pédagogie et en didactique permettent de faire des hypothèses sur les difficultés des étudiants. Enfin, ces hypothèses sont validées à partir du recueil des documents produits par les étudiants, par l'observation filmée des activités des étudiants et par l’enregistrement des échanges entre eux par Mél. Le résultat principal est un panel des difficultés effectives des étudiants dans les nouvelles activités de formation à la conception de produits industriels.
3La seconde recherche (Zaid, 2004 ; Zaid et Lenoir, 2006) étudie une formation d’ingénieurs concepteurs en alternance. L’objet de recherche « activité de conception » a été analysé en termes des savoirs qui y sont mobilisés, en vue de penser la construction des activités de formation. En ce sens, une typologie de ces savoirs a été construite en s’appuyant sur l’étude des processus de conception et en croisant des points de vue issus de l’histoire des techniques, de la sociologie des techniques et de la didactique des génies techniques. L’analyse a porté sur les composantes académique et industrielle de la formation en alternance en combinant des observations réalisées en situation (des enregistrements vidéo pour la composante académique), des entretiens libres ou partiellement dirigés avec les acteurs concernés (apprentis, formateurs et tuteurs ingénieurs) et l’analyse des productions des apprentis ingénieurs (les rapports d’alternance). L’analyse montre que, dans ses composantes académique et industrielle, l’activité de conception est déterminée par sa visée (de formation ou de production), son organisation matérielle et humaine, les savoirs mobilisés et leurs modalités de mobilisation. Des ruptures entre les activités de conception des deux composantes de la formation en alternance relativement à ces quatre caractères ont notamment été dégagées. La lecture se limitera ici à l’étude de la composante académique qui consiste en une activité de conception d’un composant d’un moteur automobile par un groupe de sept élèves.
2. Les implicites méthodologiques
4Pour nous, « implicite » est d’abord ce « qui est virtuellement contenu dans une proposition, un fait, sans être formellement exprimé, et peut en être tiré par déduction, induction » (Le Robert, 2007, p. 1287). Donc c’est ce qui est sous entendu mais non dit. Cette notion est aussi utilisée ici dans le sens anglophone de « sans discussion, sans réserve » (Lalande, 1991, p. 481). Par ailleurs, le terme « méthodologie » sera mobilisé ici dans un sens englobant la problématisation qui implique l’identification des questions de recherche et la construction théorique et conceptuelle de l’objet de recherche ; l’opérationnalisation qui renvoie à la traduction de la problématisation en un dispositif opérationnel de recueil et d’analyse des données ; et enfin la présentation des résultats aussi bien en termes de processus d’émergence qu’en termes de critères de validité. En ce sens, les implicites méthodologiques renvoient aux choix concernant la problématisation, l’opérationnalisation et la présentation des résultats, auxquels les auteurs ont adhéré sans discussion et qui sont restés sous entendus et non formulés expressément.
5Il ne sera question ici que de l’opérationnalisation, notamment en ce qui concerne l’usage de la vidéo pour recueillir les données et l’analyse qui en a été faite. Nous mettons en évidence que les implicites, dans le sens explicité ci-dessus, agissent à plusieurs niveaux et à plusieurs moments du recueil des données utilisant la vidéo. Quatre exemples seront présentés et discutés. Le premier concerne la pertinence de la vidéo, en tant qu’outil de recueil des données par rapport à la nature et les objets des deux recherches. Le deuxième concerne la transcription des enregistrements vidéo et leurs transformations successives pour aboutir à des données « analysables ». Le troisième porte sur le découpage en unités d’analyse et le sens donné à ce découpage. Le quatrième, enfin, discutera du traitement quantitatif ou qualitatif des catégories et leur représentation.
3. Pertinence de la vidéo au regard des objets de recherche
6La question de la pertinence de la vidéo se pose d’abord au regard de la diversité des outils de recueil de données possibles : pourquoi la vidéo pour recueillir des données en situation d’enseignement ou de formation ? La réponse à cette question peut consister en une analyse des avantages et des limites de la vidéo par rapport à l’offre en termes de techniques et d’outils de recueil des données, relativement à des choix méthodologiques donnés. Par exemple, l’avantage de l’enregistrement audio par rapport à l’enregistrement vidéo n’a de sens que si l’on présuppose que le plus important dans un recueil des données est ce qui est entendu et non ce qui est vu. Dans le cas de l’étude d’une interaction discursive par exemple, cela reflèterait l’adoption d’une théorie du langage qui n’inclut pas les actions non verbales. C’est en ce sens que dans les deux recherches présentées ici, la vidéo constitue l’outil de recueil des données pertinent par rapport à un objet de recherche spécifique qui est l’activité collective de conception. Elle révèle à travers les objets intermédiaires produits ou manipulés par les concepteurs et les communications entre eux, la nature des savoirs mobilisés et leurs modalités de mobilisation individuelle (Zaid et Lenoir, 2006), les démarches et stratégies collectives adoptées.
7Par ailleurs, d’autres avantages de la vidéo ont conduit les chercheurs à l’adopter, tels que le fait qu’elle permet de recueillir des données par rapport à des thématiques non anticipées, le caractère permanent des données vidéo (analyse itérative) ainsi que leur ancrage temporel (Zuengler, Ford et Fassnacht, 1998) dans le contexte étudié. Une fois la décision d’utiliser la vidéo prise, la pertinence se décline en d’autres questions : sur quelle base décider de prendre en compte ou pas des détails en classe ? Quelles sont les implications du choix du niveau de détail filmé, du nombre de caméras et de la nature des prises de vue en termes de procédures d’analyse ?
8En effet, dans la première recherche, la vidéo a été utilisée pour observer les étudiants dans trois activités de formation : la recherche de produits concurrents dans une base de données hypertexte dans le cadre d’une veille technologique préalable à la conception d’un produit nouveau ; la conception collective (par un groupe de trois étudiants) d’une sous-structure du produit nouveau ; la conception des interfaces entre les sous-structures de ce produit, celles-ci étant prises en charge par deux groupes distants. La vidéo y est présentée comme un des éléments du dispositif de recueil de données, le choix du dispositif dans son ensemble étant argumenté par la nature de l’objet construit par le chercheur, à caractériser empiriquement, sur lequel il a formulé un ensemble d’hypothèses. Par exemple, concernant la première activité (la recherche dans une base de données hypertexte), le dispositif de recueil de données devait permettre de rendre compte de l’activité d’un groupe de trois étudiants dans les trois dimensions instrumentale, collective et technologique (conception mécanique). Une caméra a été disposée au-dessus du poste de travail des groupes d'étudiants, de manière à inclure dans le champ la tête des étudiants (pour voir la direction de leur regard), leurs mains (pour voir ce qu'ils manipulent), les documents disposés sur la table (pour voir s'ils lisaient la consigne ou s'ils prenaient des notes) et l'écran de l'ordinateur, vu de face (pour voir la page en cours de consultation). Un microphone de table, disposé devant les étudiants et branché à la caméra, a permis d'enregistrer, sur la cassette vidéo, le discours des étudiants et le bruit de l'enfoncement des touches du clavier et de la souris. L’enregistrement vidéo a été complété par le recueil des documents écrits par les étudiants.
9Quant à la deuxième recherche, la vidéo a été choisie pour rendre compte de l’activité des apprentis ingénieurs qui s’est déroulée pendant les « semaines thématiques », un moment de la formation qui vise à mobiliser les outils et les techniques de la méthode de conception d’un produit industriel acquis par les apprentis pendant les deux années précédentes. L’enregistrement vidéo a porté sur la conception d’un composant du moteur d’un véhicule selon une démarche qui comporte trois étapes : la préconception, la conception du produit et le calcul de dimensionnement. Selon la phase de l’activité des apprentis, ils ont travaillé ensemble autour d’une table, par binôme sur un ordinateur ou sur un banc d’essai. Leur activité est donc caractérisée par des déplacements multiples et des interventions des formateurs à des endroits différents de l’atelier. D’où l’utilisation de trois caméras (dont deux fixes et une mobile) pour rendre compte de l’activité et de son contexte.
10On le voit, dans les deux recherches présentées ici, la situation constitue une entrée essentielle pour caractériser l’activité de conception dans le cadre de deux formations assez proches, sans que ce critère de pertinence ne soit suffisamment souligné. Le choix de la vidéo a été considéré comme « allant de soi » et sa pertinence en tant qu’outil de recueil des données par rapport à la nature de l’activité filmée et par rapport à l’entrée choisie pour y accéder (la situation) a été mentionnée implicitement en soulignant l’ensemble des conditions de déroulement de l’activité des élèves, telles que son organisation temporelle, l’organisation de la production au sein du groupe filmé et la disposition/mouvements des élèves du groupe filmé. Les implications méthodologiques du choix « technique » de prévoir une caméra dans la première recherche et trois caméras dans la deuxième recherche, n’ont pas été questionnées.
11Or, au moins deux principes pourraient structurer ce questionnement. D’abord, la construction d’une « conscience épistémologique » de cette technique, en lien avec les questions de recherche. Cela consiste à mettre à jour les présupposés épistémologiques qui la sous-tendent et à s’assurer que la vidéo constitue le prolongement opératoire du cadre conceptuel adopté et non seulement une procédure mécanique supposée recueillir puis restituer la vérité de manière systématique. Le second principe part du fait que dans les deux recherches présentées ici, la vidéo est croisée à d’autres outils de recueil des données. Il s’agit donc de reconceptualiser la technique de recueil des données vidéo en intégrant dans le cadre conceptuel les présupposés théoriques qui guident tant l’intégration et l’interprétation des méthodes que le croisement des données (Zaid, 2007).
4. Transcription des vidéos
12Bien que la transcription soit souvent annoncée comme une phase préalable à l’analyse en tant que telle, elle n’en demeure pas moins un moment d’analyse. En effet, la transcription traduit la réponse à plusieurs questions : dans quelle mesure la transcription, ou partie de la transcription, est-elle pertinente par rapport aux objectifs de l’analyse ? Quel est le statut de la transcription et sur quoi l’analyse porte-t-elle ? : sur la transcription ou sur l’enregistrement vidéo lui-même ? Dans le premier cas, il y a certainement des pertes de données, des pertes que le chercheur doit discuter dans ses résultats (Pirie, 1996). Dans le second cas, la transcription constitue une aide au chercheur pour retrouver des événements dans la vidéo. Elle a alors statut de représentation des échanges verbaux entre les participants comme elle peut être un support permettant au chercheur d’illustrer ses catégories. Ces questions ont été posées et traitées différemment dans les deux recherches présentées ici.
13Dans la première recherche, selon l’activité étudiée, l’auteur a transcrit tout ou partie de l’enregistrement vidéo avant de sélectionner les séquences qui seront analysées. Dans la première activité observée, celle du choix de produits dans une base hypertexte, les séquences vidéo jugées a priori pertinentes pour valider les hypothèses de difficultés des étudiants ont été transcrites entièrement, en utilisant une grille de retranscription comportant les modes opératoires de navigation dans une base de données hypertexte et les critères de sélection de produits.
1- Mode opératoire de retour | 2- Pages et liens | 3- Activité dans la page | 4- Critères de choix de lien énoncés | 5- Critères de choix de pompe énoncés | |
1 | Liste des constructeurs | ||||
2 | (étudiant 1) | ||||
3 | Constructeur 1 | ||||
4 | (étudiant 1) | ||||
5 | Produits | ||||
6 | (étudiant 1) | ||||
7 | Pompes | Défilent lentement toute la page | |||
8 | (étudiant 1) | "L'un des deux" | |||
9 | Gamme 5 | "30000 l/h, 700 bar" ne valident pas explicitement | |||
10 | (étudiant 1) | ||||
11 | 1 montre le bouton "retour" à 2 | Explications | |||
12 | Retour x2 | (étudiant 2) | Défilent lentement toute la page | ||
13 | Liste des constructeurs | ||||
14 | (étudiant 2) | ||||
15 | Constructeur 2+ | Défilent lentement toute la page, le tableau de caractéristiques, le plan | "pas de choc" "ça ne marche pas" | ||
16 | (étudiant 2) | ENTRETIEN* | |||
17 | Liste des constructeurs | ||||
18 | (étudiant 2) | ||||
19 | Filiale | Défilent toute la page | |||
20 | Retour | (étudiant 2) | 2 : "dosapro, on a déjà vu, si on y va, on va les retrouver" | ||
… | … |
14Dans une autre activité analysée, celle de la conception à distance d’une interface par deux groupes d’étudiants différents, l’intégralité des communications à distance ont été enregistrées : le film des vidéoconférences et les Mél échangés. Les vidéoconférences ont été intégralement transcrites : les discours des étudiants ont été écrits et les représentations graphiques montrées au groupe distant, décrites et référencées. Le but étant d’établir un panel de difficultés des étudiants, le choix a été fait d’identifier, dans le texte de la transcription, les informations qui ont été communiquées au sujet des interfaces mal conçues. Ce sont celles qui présentent des erreurs de compatibilité sur les dessins finaux des étudiants des deux parties de la machine conçues à distance. Pour chacune de ces interfaces, l’analyse s’est concrétisée finalement par une fiche qui décrit la démarche des étudiants au travers des informations échangées à ce sujet. En bas de chaque fiche sont récapitulées les actions observées qui ont mené à l'échec de la conception de l'interface. Un exemple est présenté ci-dessous :
Figure n° 1 : exemple de fiche décrivant les méthodes de conception erronées
K7 N° 2 | Activités | |
Temps | Actions | Dialogues et commentaires |
00:00:00 | Ba et Gu découvrent les différentes fonctionnalités de CATIA (par tâtonnement). Ils travaillent chacun sur leur postes en essayant d'avancer en même temps. | |
00:02:41 | Discutent de la nature de la sollicitation à appliquer à la pièce sur CATIA. | Gu : ..mais nous on fait en fait des actions juste comme ça (verticales) et non par traction ou compression. |
<Ba : il faut voir avec Ph> | ||
00:02:52 | Gu appelle Ph | <Gu : il n'est pas là, Ph, Ph, tu peux venir ?> |
00:03:04 | Arrivée de Ph…< Gu : " tiré " veut dire par là une action horizontale> | <Gu : l'effort qu'on a à mettre sur …, combien d'effort sur la pièce ? Est ce que c'est appliqué sur un endroit ? Est ce que c'est tiré ?> |
15Dans la deuxième recherche, la sélection des vidéos à analyser s’est d’abord référée à un critère technique : la lisibilité de la vidéo. Ainsi, sur quarante heures enregistrées, seize heures de vidéo ont été jugées lisibles, donc sélectionnées. Les vidéos « non exploitables » sont des séquences vidéo où l’image est claire mais les discussions inaudibles, ou pendant lesquelles les apprentis se déplacent à coté de la caméra pour discuter ou exécuter des actions. Après la sélection des vidéos, la phase de transcription, appelée préanalyse, a consisté à transcrire les enregistrements retenus sous forme d’un tableau décrivant les opérations des élèves et repérant la durée, les commentaires et les dialogues qui les ont accompagnées comme le montre le tableau ci-dessous.
Tableau n° 1 : exemple de transcription
K7 N° 2 | Activités | |
Temps | Actions | Dialogues et commentaires |
00:00:00 | Ba et Gu découvrent les différentes fonctionnalités de CATIA (par tâtonnement). Ils travaillent chacun sur leurs postes en essayant d'avancer en même temps. | |
00:02:41 | Discutent de la nature de la sollicitation à appliquer à la pièce sur CATIA. | Gu : ..mais nous on fait en fait des actions juste comme ça (verticales) et non par traction ou compression. |
<Ba :il faut voir avec Ph> | ||
00:02:52 | Gu appelle Ph | <Gu : il n'est pas là, Ph, Ph, tu peux venir ?> |
00:03:04 | Arrivée de Ph…<Gu : "tiré" veut dire par là une action horizontale> | <Gu : l'effort qu'on a à mettre sur …, combien d'effort sur la pièce ? Est-ce que c'est appliqué sur un endroit ? Est ce que c'est tiré ?> |
16La standardisation des transcriptions ainsi faite permet, d’une part, de faciliter la manipulation des données recueillies et, d’autre part, de traduire un choix théorique de considérer le savoir comme constitutif de l’activité. La nature des savoirs mobilisés par l’apprenti ingénieur est ainsi saisie dans son activité de conception en situation. L’unité d’analyse considérée est la partie manifeste d’une opération, ou série d’opérations, en tant que « mode d’exécution d’une action » (Leontiev, 1976).
17Cela confirme que, dans les deux recherches, la transcription constitue une « base avancée » dans la stratégie d’analyse des données vidéo et qu’elle est souvent guidée par un but poursuivi par le chercheur. De plus, de façon plus ou moins annoncée dans les deux recherches, l’analyse a porté sur les transcriptions et le recours aux vidéos a été fait pour valider certaines catégories. La justification de ce choix est restée implicite, c'est-à-dire allant de soi, et les pertes d’informations qui en ont découlé ainsi que leur influence sur les résultats (ou en rapport avec l’objet de recherche) n’ont pas été discutées.
5. Le découpage en unités d’analyse et la discussion du sens à leur associer
18Quel que soit le protocole d’analyse poursuivi, la segmentation de l’enregistrement vidéo constitue une phase essentielle. Elle consiste à repérer les portions cohérentes, ou segments, dans le cours du comportement vidéo-enregistré (Jordan et Henderson, 1995). Le début et la fin d’un segment sont généralement marqués par un réarrangement des artefacts, l’orientation spatiale, une transition dans l’activité ou indiqués par le participant (Jordan et Henderson, Ibid.). Un segment articule les phases observables dans un cours d’action continu. Il correspond à un événement, c'est-à-dire une unité de comportement identifiable, reconnaissable et significative pour le participant ou pour le chercheur. Comment ces événements ont-ils été identifiés dans les deux recherches présentées ici ?
19Dans la première recherche, la démarche de segmentation est restée implicite et l’auteur a procédé différemment selon les activités de conceptions étudiées. Toutefois, on peut retrouver après-coup les critères de segmentation qui ont été appliqués au travers des grilles élaborées pour l’analyse des données. Ainsi, la grille de retranscription de la recherche de produits dans une base hypertexte nécessite, pour la remplir de ligne en ligne, de découper l’activité suivant les opérations de navigation dans la base de données hypertexte : le passage d’une page à une autre. Concernant la conception des interfaces entre deux parties de la machine conçue à distance, la transcription du discours puis le repérage des informations échangées sur une interface particulière sous-entendent un découpage de la communication en considérant les tours de parole puis, localement quand l’interface particulière est l’objet d’échanges, un découpage par phrase.
20Dans la deuxième recherche, cette phase a été présentée et détaillée explicitement en soulignant les critères qui ont présidé à l’identification des unités de sens. L’activité des apprentis est alors déclinée en termes d’actions, elles-mêmes déclinées en opérations. L’opération effectuée par les apprentis ingénieurs, ou la série d’opérations, a été choisie comme unité d’analyse élémentaire. À chaque opération, ou série d’opérations, décrite dans la colonne « actions » (tableau n° 1), correspond la communication entre les apprentis du groupe filmé. C’est la lecture conjointe de la description de l’opération, en tant qu’unité d’enregistrement, et du commentaire ou des communications des apprentis, en tant qu’unité de contexte, qui permet de donner sens aux activités des apprentis. En plus du contenu des communications entre les apprentis ainsi préparé, la manipulation des « objets intermédiaires » (Vinck, 1999), ce que Jordan et Henderson (Ibid.) appellent réarrangement des artefacts1, ont eu un rôle important dans la lecture des savoirs mobilisés dans l’activité de conception. L’identification de ces événements a servi à analyser les savoirs mobilisés, tandis que la mise en évidence de l’évolution temporelle et la mesure fréquentielle de l’avènement des différentes catégories de savoirs ont permis d’analyser les modalités de mobilisation des savoirs. À ce propos, le statut de la connaissance produite par rapport aux savoirs mobilisés et par rapport aux modalités de leur mobilisation a été discuté au regard de l’utilisation de la vidéo, qui pourrait induire le fantasme de restituer le « réel lui-même ». Par exemple, à aucun moment il n’a été question de mettre en évidence le savoir « lui-même » ou sa modalité de mobilisation « elle-même », spécifiques à une activité de conception. Il s’est plutôt agi, de documenter l’activité de conception à travers un modèle qui en présentait une image possible. La catégorisation des savoirs adoptée n’était alors ni « générale », ni figée et elle avait un caractère fonctionnel qui a consisté, en plus de dégager des catégories des savoirs mobilisés, à repérer des processus de conceptions et à esquisser des schémas de raisonnement adoptés par les apprentis lors de l’activité de conception étudiée (Zaid, 2006). C’est dans ce sens qu’il faut lire le schéma suivant qui illustre la manière dont les apprentis passent de la mobilisation d’une catégorie (par exemple OS : savoir des outils de l’analyse fonctionnelle) à celle de deux autres (AC : savoir des caractéristiques de l’artefact à concevoir ; MA : savoir du milieu de l’artefact).
21Ainsi, la catégorie (AC) est mobilisée pour identifier les composants de l’arbre intermédiaire concernés par l’utilisation des outils de l’analyse fonctionnelle2 (OS). Tandis que la catégorie (MA) est mobilisée pour s’informer de l’utilisation des outils de l’analyse fonctionnelle (OS). Si bien que nous avons désigné les catégories AC et MA, comme des catégories de savoirs « de service » pour la catégorie OS. Ce qui est en décalage évident avec ce qui se fait dans une activité de conception en entreprise où le processus de conception d’un artefact est polarisé en priorité par les contraintes économiques et sociales de son milieu.
6. Représentation des faits
22Les deux recherches présentées ici ont proposé des procédures d’analyse originales des données vidéo. Le traitement qualitatif et/ou quantitatif des catégories et leur représentation ont été détaillés, le lien avec le cadre théorique explicité et l’utilisation des actigrammes3 (Cartonnet et Durey, 1996, Cartonnet, 1999) précisé. Seul l’usage des actigrammes sera brièvement présenté ici. Dans la première recherche, l’actigramme est une représentation graphique des actions des élèves. Quatre couleurs ont été utilisées pour indiquer l'action des trois étudiants du groupe et de l’enseignant. Un trait dessiné à l'ordonnée A1, de l'abscisse t1 à l'abscisse t2, en couleur bleue, signifie que l'étudiant 1 effectue l'action A1 de l'instant t1 à l'instant t2. La figure 3 montre un exemple qui a permis de repérer quatre séquences T1, T2, T3 et T4 où les étudiants conçoivent certaines parties de la machine, la « bielle » et ses « liaisons au coulisseau et à la manivelle » sur lesquelles se porte l’attention du chercheur. Les actions de l’enseignant sont ici représentées par des traits fort noirs, celles des étudiants par des traits fins d’un gris plus ou moins foncé à la place des couleurs bleue, rouge et jaune utilisées à l’origine.
23Pour la deuxième recherche, l’analyse des savoirs et de leurs modalités de mobilisation a été menée en croisant l’analyse qualitative à une mesure fréquentielle où chaque apparition d’un type de savoir a été affectée d’un poids. L’analyse qualitative porte sur chaque phase de la démarche de conception. Elle nous a permis de caractériser les modalités de mobilisation des savoirs dans l’activité académique de conception observée.
24La figure 4 représente l’actigramme de la phase « besoin ». En abscisse est porté le temps ; en ordonnée sont indiquées les différentes sous-catégories de savoir (de 1 à 16) et les trois types d'opérations (de 17 à 19) au sein desquelles nous examinons les savoirs mobilisés. Ceci nous a permis de distinguer des séries d'opérations. Par exemple, dans la série d’opérations d’orientation S1, les apprentis ont fait appel à des connaissances du « Milieu de l’Artefact » (MA) ; ensuite à celles des « Objets Simulants » (OS) pour revenir enfin à celles de MA.
25Ces deux exemples mettent en évidence que l’actigramme a eu deux statuts différents dans les deux recherches : une représentation résultant d’une lecture descriptive des données vidéo dans la première recherche ; une représentation résultant d’une analyse interprétative s’appuyant sur un modèle de l’activité de conception dans la deuxième recherche.
7. Cohérence et éthique
26Nous avons souhaité évoquer les sources d’implicites liées aux questions de la pertinence de la vidéo en tant qu’outil de recueil de données, aux questions de transcription des vidéos, de segmentation du corpus et d’analyse des vidéos. Nous n’avons pas discuté d’autres sources d’implicites qui pourraient être de portée plus générale et sans lien direct avec telle ou telle démarche de recueil des données. Certaines sont liées à la nature de la publication qui rend compte du travail du chercheur et à ses enjeux sociaux4. Certaines sont liées au chercheur lui-même, son appartenance à une communauté de chercheurs, sa familiarité avec le domaine ou le terrain étudié ou ses positions (conscientes ou inconscientes) d’ordre axiologique ou idéologique. D’autres sont liées aux conditions matérielles propres à un projet de recherche : temps alloué et planification, moyens humains et techniques mobilisés. Il y a donc une multitude de sources d’implicites relevant de niveaux différents, ce qui peut rendre toute entreprise pour les débusquer et les mettre en évidence quasiment impossible.
27Les deux recherches présentées ici renvoient à deux questions essentielles en lien avec l’usage de la vidéo en tant qu’outil de recueil des données. Il s’agit, d’une part, de la question de la cohérence : cohérence entre questions de recherche et outils de recueil des données, cohérence entre choix théoriques et conceptuels et outils de recueil des données et cohérence entre organisation de la recherche et outils de recueil des données. D’où la nécessité d’une démarche méthodologique qui, dès le départ, donne aux chercheurs les moyens de contrôler et de prendre conscience de leurs implicites, permettant ainsi de garantir la « traçabilité » des résultats. En ce sens, la conception et la mise en œuvre d’un protocole de mise en évidence des implicites et des limites de la recherche constituent des apports à valoriser et méritent d’être détaillées et rendues publiques dans la communauté des chercheurs. Il s’agit, d’autre part, de la question éthique qui doit structurer la réflexion du chercheur tout au long de son travail de recherche : au moment de l’enregistrement vidéo, au moment de l’analyse des données vidéo et au moment de la diffusion des résultats, tant dans une visée de recherche que de formation.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le réarrangement des artefacts (par exemple la réorganisation de la disposition d’objets techniques) peut indiquer le début ou la fin d’un événement dans une activité d’un opérateur, comme il peut en indiquer la nature (par exemple : activité de mesure vs activité de réalisation).
2 Sur le schéma, « les outils de l’AF » veut dire « les outils de l’Analyse Fonctionnelle ».
3 L’actigramme est une représentation graphique du déroulement de l’action exprimé en fonction du temps ; les actions observées sont donc reportées en ordonnées et le temps reporté en abscisse.
4 Ici, deux thèses de doctorat françaises, réalisées dans un laboratoire de recherche en didactique des sciences et des techniques, dont le jury comprenait des chercheurs en didactique et dont les auteurs visaient à une qualification en 70e section CNU.
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Ce livre est cité par
- Simard, Claude. Dufays, Jean-Louis. Dolz, Joaquim. Garcia-Debanc, Claudine. (2010) Pratiques pédagogiques Didactique du français langue première. DOI: 10.3917/dbu.simar.2010.01.0393
- Laribi, Rym. Marzin, Patricia. Sakly, Mohsen. Favre, Daniel. (2010) Étude des conceptions des élèves de première et de terminale scientifiques sur la transmission synaptique en Tunisie et en France. RDST. DOI: 10.4000/rdst.330
- Naudet, Cédric. Thémines, Jean-François. (2023) Les implicites de la géographie du secondaire : le cas de la métropolisation en classe de première. Géocarrefour, 97. DOI: 10.4000/geocarrefour.21455
- Tutiaux Guillon, Nicole. (2020) Comment les recherches en didactique de l’histoire construisent-elles l’élève ?. Revue des sciences de l’éducation, 45. DOI: 10.7202/1067536ar
Ce chapitre est cité par
- Zaid, Abdelkarim. Boyer, Catherine. Cohen-Azria, Cora. Egginger, Johann-Günther. (2012) Analyse de l'action d'enseignement du point de vue des performances didactiques des élèves. Faire écrire en « Découverte du monde » à l'école primaire. Recherches en didactiques, N° 13. DOI: 10.3917/rdid.013.0085
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