Interroger les implicites liés aux choix méthodologiques et épistémologiques : réflexion sur la construction de l'objet de recherche dans les recherches en didactique
p. 197-199
Texte intégral
1Les contributions qui constituent ce chapitre permettent en particulier de s'interroger sur l'implicite dans le processus même de la recherche. Si des questions de méthodologies font effectivement partie de l'exposé usuel des travaux de recherche, une telle investigation du processus de recherche – de la constitution de l'objet ou de la question de recherche jusqu'à la production des résultats – est plus rare et plus neuve. Or l'implicite intervient tout au long de la recherche, inévitablement. Et d'une recherche à l'autre, ou d'un chercheur à l'autre, les implicites varient.
2Le lieu privilégié de l'implicite ce sont bien les inférences des chercheurs qui permettent de dépasser la simple mise à plat des données collectées. À ce moment de la recherche jouent des « inconscients », des rapprochements spontanés, des idées dont on teste seulement l'efficacité etc. En même temps les questions mêmes de recherche, dans la mesure où elles visent à identifier et caractériser de l'invisible – des conceptions, des modèles sous-jacents (on pourrait écrire « implicites » !) - obligent à ne pas se satisfaire de ce qui est visible, apparent, à projeter les interprétations sur une autre dimension. En parallèle l'implicite vient se nicher naturellement dans le choix des outils méthodologiques qui permettent au chercheur d'avoir une lecture de ses données, de leur conférer une intelligibilité. À cet implicite dont le chercheur n'est donc pas conscient peut s'ajouter une autre forme d'implicite, analogue pour le lecteur : ce que la rédaction, la publication passe sous silence, pour des raisons diverses qui tiennent aux contraintes d'édition, au lectorat supposé, à l'écriture même. Enfin l'implicite ce peut être aussi ce qui fait consensus, ce qui est accepté sans réserve, et qui va de soi. Cela peut aller d'une technique qui semble s'imposer d'évidence à une analogie sauvage mais heuristique. Souvent l'implicite semble répondre à une certaine économie de la recherche.
3L’implicite est indissociable de l’action, et nul acteur n’explicite naturellement ses choix, ses motivations, ses principes d’action, et ce qu’il fait… Mais les implicites ont des origines et des ressorts divers. Les implicites du chercheur résultent couramment de son appartenance à une communauté qui a élaboré ses pratiques de recherche et parfois ses normes d'interprétation, et une culture scientifique et professionnelle qu'il est rarement, à l'interne, nécessaire d'expliciter. Ils relèvent parfois, de même, de sa familiarité avec la discipline scolaire dont il est spécialiste. Ils peuvent aussi tenir à son immersion dans le milieu professionnel enquêté, et à une fausse transparence des situations. L'implicite est alors dans le "faire" et non dans le "dire". La confrontation à d'autres milieux de recherche, à d'autres milieux d'enquête facilite la prise de conscience de tels implicites. Toutefois, conserver une part d'implicite est parfois le résultat d'un choix. Par exemple, dans certaines recherches, garder une part d'implicite facilite dans un premier temps la délimitation de l'objet de la recherche et assure ainsi la faisabilité de la collecte des données et de l’analyse. Dans d’autres, conserver de l’implicite relève d’un fonctionnement permettant à telle équipe de surmonter des divergences en éludant les possibles tensions qui entraveraient le travail dès lors que surgiraient sinon des questions trop vives. Ou encore, cas fréquent, le chercheur tait volontairement les autres directions d'investigation que rendraient possibles les données recueillies.
4Pourquoi un chercheur est-il conduit à s'interroger sur l'implicite ? On ne saurait tout faire et tout dire dans le temps souvent trop bref d'une recherche, dans l'espace souvent trop limité d'un ouvrage ou d'un article. Tout expliciter rend la communication écrite et orale plus lourde. Faut-il donc écarter du chemin les interrogations sur l'implicite ? Ce serait oublier que dès lors que le chercheur repère des étapes, dans le processus de recherche, où il identifie des traces d'implicites, il est conduit à réinterroger sa méthodologie, à en pointer des limites ou des fragilités, et éventuellement à renouveler l'analyse, l'interprétation pour en affiner et assurer les résultats, éventuellement pour les approfondir. Dans la culture de recherche, dans la formation des chercheurs, il y a des implicites habituels, mais il n'y a aucun interdit quant à la levée de l'implicite. En outre, leur explicitation peut relever de la justification nécessaire pour la recevabilité des méthodes et des résultats, selon les exigences scientifiques de tel ou tel domaine. Cette explicitation est parfois contrainte par le fait d'exposer ou de publier dans des communautés autres que celle d'appartenance du chercheur. Les chercheurs peuvent donc être conduits à dire le rôle de ces implicites dans la constitution de leur objet, dans les méthodes qu'ils utilisent et dans leurs conclusions. Et c'est un gain d'intelligibilité et de méthode pour les recherches à venir. Ceci peut se faire à l'occasion d'une relecture critique, d'une confrontation de travaux, de l'écriture d'un article qui oblige à expliciter telle méthode ou tel résultat... Ce qu’on peut distinguer, ce sont des degrés d'explicitation raisonnables (et d’implicite raisonnable) eu égard à ce qu'on voudrait faire passer. On pourrait dire que le chercheur doit être « dans un esprit d'explicitation » : il ne s'agit pas d'expliciter tout, mais plutôt d’être enclin à lever l'implicite à chaque fois que c'est jugé nécessaire.
5Dans les travaux présentés dans ce chapitre, deux voies possibles s'offrent : soit, une fois la recherche achevée, un chercheur revient sur le processus de recherche en y traquant la part et le rôle de l'implicite, relisant ainsi à nouveau frais les choix, les évidences apparentes, les connivences... ; soit la réflexion sur l'implicite est intégrée dans la recherche même, au nom d'une vigilance critique et d'une prudence scientifique. Questionner l'implicite est ainsi questionner la recherche, son inscription dans un domaine de savoir, et à l'occasion ce que signifie devenir chercheur. Après de telles analyses, il devient difficile de faire, peut-être de lire, de la recherche comme avant – naïvement ?
Auteurs
Equipe DIDIREM (EA 1547), Université Paris 7 et IUFM du Nord Pas de Calais, université d’Artois
Equipe THEODILE-CIREL (EA 3453), Université Lille 3 et IUFM du Nord Pas de Calais, université d’Artois
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