Les usages du texte, entre prototexte et textes de genre1
p. 154-166
Texte intégral
1. Les usages du texte dans le cours de l’activité
1Certains termes fonctionnent comme des « sésames » et ne se chargent de légitimité que dans les champs réservées à ces usages. Il est admis de réserver l’usage du « socioculturel » aux explications sociologiques. Appliqués à l’école, certains des déterminants sociaux se sont traduits dans la tradition française en termes d’écarts entre les pratiques langagières et culturelles scolaires et celles des familles. Nous voudrions montrer l’intérêt d’un questionnement didactique des déterminants sociaux depuis l’angle de vue des objets enseignés en classe. Suivant en cela le programme esquissé par Schneuwly (2007a, 2007b) et sa définition du socioculturel comme effet de la réalité scolaire d’une contradiction constitutive, nous visons à saisir dans le détail des pratiques de classe et sous l’angle des objets enseignés les contradictions du matériau constitué par l’école et ses transformations. L’examen précis des variations des usages du texte comme objet d’enseignement liés à la discipline français, et non de l’imprimé comme produit culturel transversal, devrait permettre de montrer l’importance de l’objet enseigné et de ses propriétés pour l’analyse des déterminants sociaux.
2La présente contribution se propose d’examiner les usages du texte dans les séquences d’enseignement sur la production écrite. Notre visée est descriptive-compréhensive et s’inscrit dans les présupposés et le cadre théorique de la recherche FNS (1214-068110) dirigée par B. Schneuwly et J. Dolz2. Elle porte son questionnement sur l’objet d’enseignement tel qu’il apparait dans le cours de l’activité didactique. En ce sens, les situations décrites et analysées ne sont pas considérées comme des états de choses, mais comme les occurrences de pratiques sociales, historiquement déterminées, imputables à des agents appartenant à un corps de professionnels identifiés à partir d’une discipline, le français. Ce point de vue implique : d’une part, que l’on considère ces professionnels dans leurs manières de faire singulières dans la visée de décrire quelques-uns des déterminants des modalités de la socialisation scolaire3 ; d’autre part, que l’on se centre sur des objets d’enseignement disciplinaires et que l’on élargisse l’empan d’observation à l’unité de la séquence d’enseignement.
3La première implication place au centre la construction sociohistorique des objets scolaires. Comme le précise Schneuwly (2007b, p. 20) :
La construction scolaire des objets d’enseignement est une réponse de l’école aux besoins à la fois sociaux et des élèves dans la fondamentale contradiction entre sélection et transformation et dans la continuité des traditions. Le « socioculturel », dans cette construction, est lui-même le produit de cette contradiction, l’un de ces modes d’expression à un moment historique donné et donc en construction continuelle.
4La deuxième implication considère que l’on ne peut saisir les effets des objets scolaires (les textes sont des éléments essentiels de la discipline français) dans l’observation d’un contexte immédiat d’une interaction verbale. L’élargissement de l’empan d’observation à la séquence à pour effet de mettre à jour des logiques de progression et de hiérarchisation des objets d’enseignement inédites. L’unité englobante de la séquence comme lieu d’inscription du sens de la situation suppose une collection de situations. Nous avons conduit nos questions de recherche sur une partie de la collection rassemblée par le GRAFE, celle qui comprend les 17 séquences concernant le texte argumentatif. Celles-ci seront désignées désormais par une abréviation (TA) suivie d’un numéro de TA01 à TA17.
5Les textes comme entités matérielles sont des ressources sémiotiques sur lesquelles s’appuie l’enseignant pour confectionner sa séquence d’enseignement. Traversant toutes les séquences de la collection, les textes comme produits de pratiques sociales déterminées sont au cœur des tâches d’enseignement sur la langue ; ils font l’objet d’une grande variété d’usage. Quelle est cette variation quand le texte devient un objet secondaire au service de la production écrite ? Du point de vue du choix du corpus, de la présentation matérielle des textes ? Quelles composantes de l’écrit sont visées dans le cours de l’activité menée sur les textes ? Quelle part d’influence exerce-t-il sur la structuration d’une séquence ? Suivant quelles conditions ? Ces questions sur les usages du texte nous renseignent sur un geste fondamental de l’enseignant de français aux prises avec un objet langagier, culturel, traversé de traditions, qui conditionne son activité de transposition en même temps que cette activité le transforme.
2. Le texte comme unité empirique
2.1. Une unité empirique matérielle pour observer l’enseignement de l’argumentation
6Parmi toutes les suites linguistiques travaillées dans le cours de l’activité didactique des 17 séquences de la collection, d’ordres de grandeur différents, comment faire le départ entre ce qui relève de la phrase ou d’une simple succession de phrases et ce qui relève d’une entité de l’ordre du texte ? Quelles propriétés privilégier pour identifier l’unité empirique ? L’objet texte soumis à la classe par l’enseignant correspond davantage à une entité sémiotique dont la signification se déploie dans l’espace temps d’un apprentissage scolaire. Il fait l’objet d’une « re-création » pour reprendre les termes de Jewitt et Kress (2003) et correspond moins à un objet pensé et reconnu en externalité par l’institution littéraire ou médiatique, identifié par un auteur reconnu, ancré à une école littéraire. Cet état de soumission à un nouveau contexte le coupe de ses conditions de production originale qui permettrait de l’associer à un genre donné en même temps qu’il le lie par cette sémiotisation nouvelle à l’ensemble des textes scolaires du même genre. Il semble abstrait des opérations psychologiques par lesquelles il s’est constitué comme produit de la sphère d’activité de son auteur et que Bronckart (1996, p. 150 sq.) considère comme constitutif de la textualité. Mais le texte comme produit fini tel qu’il apparait dans le cours de l’activité didactique est inscrit dans le sens d’un parcours que lui donne cette pratique sociale qu’est l’école. Si le texte nous renseigne sur l’objet d’enseignement, qu’il soit associé à un auteur, à une œuvre, c’est au travers des sélections opérées par le discours de l’enseignant et les tâches réalisées par les élèves qui les médiatisent. Posons donc que le texte qui constitue notre unité empirique d’investigation didactique n’a de sens qu’à l’intérieur de cette collection de séquences d’enseignement sur la production écrite. Aussi nous avons choisi de guider notre observation des textes à partir d’une définition « organique » qui puisse rendre compte des choix réalisés dans ces séquences d’enseignement.
7Rappelons que notre propos s’inscrit dans le champ de la didactique du français. Notre projet n’est donc pas d’enrichir une représentation contrastée des traditions linguistique ou philologique et leur appartenance logico-grammaticale ou rhétorique/herméneutique, mais de rendre compte de la création originale d’une forme scolaire de l’enseignement de l’argumentation par les textes, de décrire ses lignes de force, ses contradictions, d’identifier les traditions auxquelles se rattachent ces créations originales, et de les modéliser.
2.2. Une définition du texte en trois principes
8Notre définition opératoire s’inspire de celle proposée par Rastier (2001, p. 21) : est considéré comme texte (1) toute suite linguistique empirique attestée (orale ou écrite), (2) comprise entre deux bornes, produite dans une pratique sociale déterminée, (3) fixée sur un support (page ou enregistrement).
9Développons brièvement ces trois principes. Le premier principe d’objectivité doit se comprendre de deux manières. D’une part, comme le rappelle Rastier, il ne s’agit pas de création théorique forgée par le chercheur, ni d’un texte à venir, hypothétiquement déterminé par une activité en cours, mais d’un texte empiriquement constitué, déjà produit par un scripteur et soumis à la classe dans le cours de la leçon. Que le scripteur soit reconnu ou non, qu’il appartienne ou non au panthéon des auteurs classiques, n’intervient pas dans ce principe. L’important est qu’il ne soit pas en cours de production. Ceci nous dispense de rendre compte des textes que les élèves doivent produire dans une tâche déterminée.
10D’autre part, il nous permet de rendre compte de l’importance accordée dans la séquence à l’authenticité du texte soumis à la classe. Entre les textes produits ad hoc pour s’exercer à repérer tels éléments du texte argumentatif (le plan, les arguments, les connecteurs) et les textes d’auteurs identifiés par une référence complète (auteur, titre, recueil, année de publication, etc.), le degré d’authenticité se décline sur un continuum et se manifeste à la fois dans la présentation matérielle du support et dans le discours de l’enseignant qui le prend en charge ou non dans l’introduction du texte dans le fil de la leçon.
11Le deuxième principe renvoie à la pratique d’un corps professionnel identifié par une discipline, le français, et considère le texte comme un tout, une globalité identifiable entre deux bornes. Ces deux bornes établies par le manuel ou l’enseignant donnent au tout le sens de son usage. C’est à l’intérieur de ces limites que jouent les dimensions de structuration et d’organisation des contenus, de cohésion temporelle, nominale et de cohérence qui font qu’un texte ne se réduit pas à une simple suite de phrases juxtaposées. Ces dernières dimensions auxquelles renvoie l’expression « suite linguistique » trouvent leur justification dans l’objet de la linguistique textuelle définie notamment par Rastier (1998, 2000), Maingueneau (1993) ou Bronckart (1996). Dans certaines séquences d’enseignement sur le texte d’opinion, c’est d’ailleurs cette dernière dimension de cohésion qui oriente la réduction du texte avec la visée de rendre plus apparent le mouvement argumentatif. Ainsi les quelques répliques entre Argan, le malade imaginaire, et Béralde, son frère, sont présentées comme un tout et travaillées comme tel, indépendamment des caractéristiques du texte théâtral et de l’ancrage de l’extrait dans l’économie de la scène. La controverse que les élèves doivent identifier correspond au mouvement argumentatif de l’extrait délimité.
12Ce principe nous permet en outre de rendre compte de la manière dont le texte est rapporté ou non au contexte de sa production et aux limites qui lui sont imposées par le genre. Entre les textes dont le genre est clairement identifié (et les limites explicitement travaillées et rapportées au genre) et les textes d’auteurs dans lesquels les élèves entrent ex abrupto pour travailler le contenu thématique, la structure narrative ou la planification, il y a la place pour décliner sur un continuum une textualité dont on va soit reporter le caractère argumentatif à une contrainte générique, soit attribuer le type argumentatif au traitement stylistique de la mise en mot et/ou la mise en plan. Ainsi l’extrait de Germinal de Zola est analysé dans sa structure comme une prise de position contre le traitement des animaux dans la mine.
13Le troisième principe insiste sur la dimension matérielle du texte comme médium et nous permet de rendre compte des activités critiques menées sur les textes. Ce principe doit nous rendre attentif aux ressources typographiques de la mise en page. Ajoutons que, hors support, l’activité de commentaire, de repérage, d’identification, de manipulation est difficile, sinon impossible.
14Compte tenu de ces principes, notre analyse porte trois niveaux de question :
sur l’ensemble de la collection, selon quel regroupement identifier les textes ?
au niveau de l’inscription du texte dans la séquence, de quelle procédure fait-il l’objet ?
quant au traitement du texte même, de quelle activité est-il le support ? Quelles dimensions de l’objet d’enseignement sont rendues pertinentes ou neutralisées dans cette activité sur le texte ?
3. Prototextes et textes de genre
3.1. Quatre-vingt-dix-huit textes pour 17 séquences
15Compte tenu de notre définition du texte, nous avons répertorié 98 textes sur l’ensemble de la collection TA (cf. le tableau en annexe). L’étiquetage des textes hésite entre une dénomination strictement générique, reconstituée à partir des conditions de production explicites ou supposées, et les appellations proposées par les manuels et/ou les enseignants. L’étiquette « article de presse » renvoie aux textes publiés dans des quotidiens ou des revues hebdomadaires, qui n’ont fait l’objet d’aucun étiquetage générique, soit sur le support, soit dans le discours de l’enseignant ou celui des élèves. Dans la dernière ligne du tableau, les textes à produire visés par la séquence d’enseignement sont désignés entre guillemets selon l’appellation de l’enseignant. Nous les avons répartis en trois catégories (cf. Dolz & Schneuwly, à par.). La première regroupe les prototextes de type argumentatif, ils sont présentés comme des textes d’idée qui échappent aux singularités du contexte de production de l’occurrence (une forme « pure » selon le mot de l’enseignant en TA14 ; ou encore, une forme construite sur une structure dialectique qui se retrouve dans diverses situations de communication, un article de journal, un débat à la maison, un monologue intérieur comme c’est le cas dans TA09). La deuxième catégorie regroupe les textes explicitement associés à un genre, annoncé au début de la séquence d’enseignement (la lettre ouverte en TA02 ; la pétition en TA07 et TA11 ; le point de vue en TA08 ; la note critique de lecture en TA13 ; la lettre de réclamation en TA15). La troisième regroupe les textes d’invention (au sens de Daunay, 2004) à réaliser au départ de textes littéraires (la morale au départ des fables en TA05, un recours au départ du Procès de Montserrat de Roblès en TA12).
16Leur listage donne à voir un nombre important d’articles de presse (21) sans spécification de genres. Si l’on ajoute à ces textes les cinq artefacts qui regroupent les textes transformés pour les besoins de la tâche, les « Notes critiques de lecture » (4), les textes de genre qui se rapportent aux rubriques « Droit de réponse » (2), « Réponses au courrier des lecteurs » (1), « Lettres ouvertes » (6), « Point de vue » (2), tous tirés de l’édition journalistique, on peut considérer que la moitié des textes (41), répartis sur onze séquences, relève du domaine de la production journalistique. Par contraste, les textes littéraires (11), répartis sur six séquences, sont peu représentés. Seules les séquences TA05 et TA12 en font un usage central dans leur enseignement. Nous ne traiterons pas ces dernières séquences dans cette contribution.
17Mais une autre polarité apparait avec la mise en correspondance des textes en usage avec les textes visés par les séquences d’enseignement. Les textes engagés dans une séquence d’enseignement visant la production d’un texte qui relève d’un genre scolaire (« dissertation », « rédaction », « composition d’idées ») proviennent de genres sociaux très variés, de la fable à l’article de presse, d’une scène de théâtre à un extrait de roman, du monologue intérieur à l’allocution télévisée. Leur trait commun, l’argumentatif, provient d’une catégorie plus « abstraite ». La détermination de cette dernière catégorie ne nécessite pas en effet le recours à des conditions sociohistoriques précises, mais plutôt à un dispositif de communication dialogique. Pour entrer dans la catégorie du type argumentatif4, les textes doivent satisfaire aux éléments suivants : un propos sur le monde, deux protagonistes engagés sur ce propos et en désaccord. Sont compris dans cette catégorie aussi bien le dialogue de Molière entre les deux frères argumentant pour ou contre la médecine de leur temps que la description de l’arrivée d’un cheval dans la mine, qu’un essai sur l’utilisation des téléphones portables par les adolescents, qu’un récit mettant aux prises un loup et un agneau. On remarquera que dans le cas de Zola, le récit n’est pas argumentatif en soi, ni dans son contenu ni dans sa forme, mais prétexte à l’argumentation sur le traitement des animaux.
18Au contraire, les textes engagés dans les séquences explicitement orientées vers la production d’un genre nommé (la « pétition », le « point de vue », la « lettre ouverte ») relèvent de genres sociaux très proches (le courrier des lecteurs, l’éditorial, le droit de réponse, texte de point de vue pour TA08), voire homogènes (la lettre ouverte pour l’ensemble des textes de TA02, la pétition pour la presque totalité des textes de TA07 et pour l’ensemble des textes travaillés dans TA11). Une première différenciation se dessine entre des textes qui relèvent d’un genre et les textes qui relèvent d’une catégorisation plus englobante, celle du type « argumentatif ».
3.2. Présentification par la lecture à voix haute
19Comment les textes sont-ils introduits dans la séquence d’enseignement en cours ? Par quel procédé sont-ils rendus présents ? Les textes apprêtés pour une recomposition des paragraphes de TA08, TA13, TA14 et TA17 exceptés, le texte de Roblès de TA12 et les textes travaillés à la maison dans TA01 et TA04, tous les textes de la collection (87/98) sont rendus présents par une lecture à haute voix des élèves ou de l’enseignant. Mais c’est dans TA05 seulement que la lecture de la première fable par laquelle s’ouvre la séquence d’enseignement fait l’objet d’une tâche spécifique. Après une prépa- ration individuelle et silencieuse, les élèves sont invités à mettre en voix le texte dans « une lecture qui aie un sens », selon les termes de l’enseignante, et pas « un déchiffrage à haute voix » ; la performance est ensuite évaluée par les pairs sur base de critères formulés a posteriori. Pour l’ensemble des séquences, par cette activité, les enseignants assurent une plage d’attention conjointe qui permet à l’ensemble de la classe de prendre connaissance du texte. Compte tenu des questions qui suivent cette mise en voix, les enseignants supposent que la sonorisation des signes graphiques suffit à la compréhension. Cette première sémiotisation apparait comme indispensable à la poursuite de la tâche. Le texte dans sa matérialité sonore est un objet sémiotique que l’oralisation rend présent pour l’ensemble des élèves. Cette importance du matériau sonore comme préalable indispensable au travail sur le texte est maximale pour les textes d’auteurs et minimale pour les textes apprêtés du premier ensemble.
3.3. Pointage par la tâche dans le cours de l’activité
20Qu’en est-il des activités menées sur le texte après la lecture à voix haute ? Il faut distinguer le commentaire que fait l’enseignant immédiatement après la lecture à haute voix de la tâche proprement dite, faisant l’objet d’une annonce explicite. Laissons de côté le commentaire « à chaud » sur la lecture des textes pour nous centrer sur l’espace de travail aménagé par l’enseignant à travers la tâche et centrons-nous plus particulièrement sur le cours de l’activité. Les tâches menées sur les textes sont déterminées par la place qu’elles occupent dans la séquence d’enseignement. Si l’on replace ces tâches dans la visée de la séquence d’enseignement et qu’on les associe aux productions textuelles attendues en fin de séquence, trois ensembles se dessinent correspondant aux trois familles dégagées par les chaines de tâches (Ronveaux & Schneuwly, 2007). Laissons les chaines de tâches liées aux textes littéraires présentées ailleurs (Ronveaux, 2007) pour nous centrer sur les deux autres ensembles.
21Le premier ensemble comprend les tâches orientées vers la rédaction d’un prototexte. La progression est assurée en plusieurs temps. Premier temps, la définition et/ou l’identification d’une argumentation (soit une « situation argumentative », soit un « type argumentatif ») à partir du contenu du texte. Deuxième temps, l’identification des éléments qui composent le texte argumentatif. Trois ensembles de notions sont travaillés dans les séquences de manière inégale. Par ordre croissant d’importance, de la plus petite unité à la plus grande, viennent principalement la proposition, l’argument et le mouvement argumentatif. La notion fondatrice prend la forme d’un propos sur le monde (l’« idée », le « thème », la « thèse », la « théorie », la « position » d’un auteur, selon les termes des enseignants). L’argument est l’expansion de ce propos sur le monde. Il est identifié à travers un mot-clé selon l’unité rédactionnelle du paragraphe. Les arguments sont listés « en vrac » ou mis en relation avec la proposition de départ. À un niveau plus englobant, le travail de l’articulation des arguments en mouvements argumentatifs (« le plan dialectique », la « controverse ») se fait à partir du repérage des connecteurs assurant les « transitions logiques », l’unité de travail étant le « corps du texte » ou le « développement ».
22Quant à la fonction des textes, elle varie selon leur insertion dans la chaine des activités. Deux ensembles de tâches orientent l’usage des textes : celles qui présupposent la lecture du texte ; celles qui subordonnent la lecture du texte à l’exercice de la pensée. Dans le premier ensemble, le travail de lecture et de compréhension des textes précède la tâche de définition du type argumentatif ou celle de l’identification d’une thèse, d’un argument ou d’une controverse, la détermination de la valeur sémantique d’un connecteur. Dans le deuxième ensemble, le texte est un prétexte pour prendre position par rapport à une thèse, « travailler les idées », selon les termes des enseignants, débattre d’une controverse. Dans certains cas, la lecture/compréhension ne passe pas par une explicitation du groupe classe. L’enseignant invite les élèves à « prendre connaissance du texte sans le lire en détail ».
23Lorsqu’ils ouvrent la séquence d’enseignement et servent la définition de l’argumentation, les textes miment par leur contenu référentiel la situation argumentative. Les textes utilisés pour travailler les notions centrales de thèse, argument et mouvement argumentatif sont subordonnés à l’objet et à la tâche. Les textes modifiés ne sont pas interchangeables ; leurs « apprêts » les conditionnent pour un seul objet, le plus souvent la planification. Lorsqu’ils apparaissent en fin de séquence, au moment de réaliser la mise en texte des notions travaillées, les textes ont une fonction de réservoirs d’arguments. On le voit, les textes ne sont pas investis dans leur dimension langagière, mais par ce qu’ils représentent des idées, ils sont au service de la pensée.
24La mise en correspondance des chaines de tâches, des objets travaillés dans les textes, de la nature de la textualité convoquée dans la tâche nous permet d’établir le schéma suivant correspondant au modèle représentationnel de l’enseignement par les textes :
Figure 1 : Insertion et fonctions des textes dans la chaine des tâches du premier ensemble

25Le deuxième ensemble comprend les tâches répondant à la visée de produire des textes de genre. Il est remarquable de constater que les textes de ce deuxième ensemble sont à la source de la tâche et sont présentés sur des supports qui reproduisent au plus près l’original. Dans le cas de TA15, l’enseignant va jusqu’à reproduire une lettre de réclamation reçue en privé en biffant les dates, noms et adresses des protagonistes pour « faire authentique ». C’est autour de textes modèles que se construisent les activités. Par « textes modèles », il faut entendre ces produits de l’activité langagière à l’œuvre dans les formations sociales, plus ou moins stabilisés (Bronckart, 1996, p. 137 sq.). Contrairement au premier ensemble, les textes fournis dans l’activité ont le statut de « modèle indexé » tout au long de la séquence. Leur mobilité est maximale dans le sens où leur indexation vaut pour n’importe laquelle des composantes du genre. Quels que soient les éléments langagiers travaillés dans la pétition de la séquence TA07, verbes de demande, modalisateurs, anaphores temporelles, mise en page typographique, les tâches s’exercent sur un texte du même genre. La subordination des tâches aux textes se manifeste dans l’attention particulière que les élèves doivent soutenir sur les dimensions langagières des composantes du genre travaillé.
26La mise en correspondance des chaines de tâches, des objets travaillés dans les textes, de la nature de la textualité convoquée dans la tâche nous permet d’établir le schéma suivant correspondant au modèle communicationnel de l’enseignement par les textes :
Figure 2 : Insertion et fonctions des textes dans la chaine des tâches du deuxième ensemble

4. Variations et sédimentation
27L’usage des textes pris comme analyseur des pratiques d’enseignement montre une image complexe. Deux modèles contrastés en ressortent. Les séquences du premier ensemble utilisent les textes, le plus souvent transformés en artefact, pour construire une compétence rédactionnelle abstraite, en négligeant la textualisation au profit du mouvement argumentatif (le plan dialectique), tandis que les séquences du deuxième ensemble mettent à la disposition de l’apprenti scripteur des textes modèles, homogènes, appartenant à un genre déterminé. D’un côté, diversité des textes prétextes et généralisation de la situation argumentative, abstraite des conditions de production de textes empiriques, au service du prototexte argumentatif, et de l’autre, homogénéité et singularité des textes de genre dont les enseignants soignent l’authenticité (apprêtée ou reproduite). Du point de vue des tâches, on constate d’un côté, la priorité accordée au travail d’identification du thème ou de la structure (entendre le « mouvement argumentatif »), et de l’autre, la priorité accordée au travail sur le contexte énonciatif, les conditions de production et les dimensions langagières.
28Le principe unificateur de ces ensembles correspond à des préconceptions du langage et du texte ancrées dans des traditions anciennes. La première, de tradition représentationaliste, considère l’argumentation comme une pratique langagière générale sans spécification de genre. C’est la pensée et les contenus thématiques sur le monde qui prévalent sur les composantes langagières. La deuxième famille, de tradition communicative ou rhétorique, entre par les textes de genre et organise sa progression sur un travail des composantes langagières des textes. Neutralisant le plus souvent les contenus et la référence des thèmes, elle met en partage dans la classe des formes diversifiées de textes en privilégiant des corpus de textes de genre homogène.
29La coexistence des deux logiques dans une même séquence d’enseignement témoigne des contradictions d’un objet d’enseignement socioculturellement contrasté. L’analyse ici menée pourrait laisser accroire que les deux logiques s’excluent mutuellement. Il n’en est rien. Comme le montrent d’autres analyses, le modèle orienté vers les genres textuels ne remplace pas le modèle du prototexte, mais se superpose à lui. La sédimentation se présente comme la superposition dans la synchronie du cours de l’action didactique de plusieurs logiques didactiques obéissant à des modèles d’enseignement par les textes distincts, ni compatibles ni complémentaires. La réforme entreprise dans les années soixante-dix se réalise dans le travail en classe à travers une lente transformation de pratiques séculaires : ni continuité, ni rupture, mais adaptation par une sorte d’instillation de nouveaux contenus et de nouvelles démarches.
Bibliographie
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10.3406/dsedu.2005.1210 :Annexe
Tableau 1 : caractérisation et dénombrement des textes en usage dans les séquences sur les textes argumentatifs

Notes de bas de page
1 Cette contribution est le troisième volet d’un triptyque dont le premier volet a été présenté à Sousse en février 2007 et le deuxième à Louvain-la-Neuve en mars 2007. Le premier volet concernait les usages du texte rapporté à la logique d’ensemble des séquences d’enseignement. Le deuxième volet concernait les textes littéraires et leurs usages dans l’ensemble de la collection des textes d’opinion.
2 Pour une présentation détaillée de la recherche et de sa méthodologie, cf. Schneuwly, Cordeiro & Dolz (2005).
3 L’on n’est pas très loin du programme d’une « anthropologie de l’interdépendance » de Lahire (1995, p. 14) dans lequel il s’agit de « s’attacher à la description et à l’analyse des modalités de socialisation familiale ou scolaire, dans le cadre d’une sociologie des processus de constitution des dispositions sociales, de construction des schèmes mentaux et comportementaux ». La spécificité didactique de ce programme réside dans la place faite aux propriétés des objets d’enseignement dans les déterminants sociaux.
4 À ce stade du raisonnement, méthodologiquement, si nous voulons saisir à quelles catégories englobantes ou sociohistoriques se rattache la logique didactique qui se dessine par le choix de ces textes, il nous faut éviter de pousser la détermination de cette notion de « type argumentatif ». Le choix n’est pas à poser entre l’un des modèles théoriques disponibles, soit le « mode d’organisation argumentatif » de Charaudeau (1992), soit le « type argumentatif » de Maingueneau (1993), soit encore l’« action langagière d’argumenter » du modèle genevois, mais de répertorier les textes en usage sous le qualifiant « argumentatif ».
Auteur
GRAFE, Université de Genève, Suisse
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