L’objet d’enseignement comme construction socioculturelle complexe
p. 139-151
Texte intégral
1La conférence d’ouverture du colloque de Lille (Daunay, Delcambre & Reuter, 2007) affirme l’indéfectible relation entre la didactique du français et la question du socioculturel. Cette indéfectible relation se joue selon nous en particulier dans la structuration des objets d’enseignement en disciplines scolaires, structuration étroitement liée à la forme scolaire d’enseignement et d’apprentissage. La structuration disciplinaire des objets pour et par l’enseignement est ici vue comme une construction socio-institutionnelle qui façonne la relation didactique. Ce processus de structuration est à saisir par la didactique pour penser ses objets et leurs impacts. Nous cherchons à montrer que ce processus se conçoit à l’intersection de plusieurs concepts : la forme scolaire, la discipline, le curriculum et la transposition didactique. L’analyse de deux séquences de dictée à l’adulte d’un genre de texte « recette de cuisine » vise la mise en évidence de certains aspects de ce façonnement disciplinaire dont la dynamique d’ensemble est faite de décalages et de contradictions à différents niveaux. En classe, cette dynamique dépend de la forme scolaire disciplinaire et de la transposition didactique et engendre en particulier la nécessité de la construction d’une attention conjointe combinée à une négociation de l’intercompréhension afférant à l’objet d’enseignement. Pour comprendre cette dynamique d’ensemble, il s’agit de préciser ce qu’il faut entendre par la structuration des objets et le façonnement disciplinaires.
1. Les objets d’enseignement, une construction socioculturelle scolaire
2Les objets d’enseignement sont incontestablement porteurs des finalités et fonctions de l’école. Les finalités concertées et négociées au niveau politique et institutionnel visent la transmission de l’état des connaissances, des techniques, des arts et des valeurs d’une société donnée pour une génération d’élèves et doivent permettre la poursuite du développement économique et social de cette société. Ces finalités se traduisent en objets publiquement déclarés comme devant être enseignés. À propos de la fonction de l’école, sa nature est double et contradictoire : la transmission générationnelle de l’état des connaissances sociales s’organise non seulement dans une perspective transmissive formatrice, mais aussi distinctive, reproduisant les différences sociales et opérant une sélection sociale des capacités de travail futures. Cette double fonction formatrice et différenciatrice confère aux objets d’enseignement des traits de socialisation contradictoires. La forme scolaire disciplinaire est l’instrument de cette socialisation contradictoire.
3Ce concept sociologique (Vincent, 1982) est clairement associé à la discipline scolaire (Chervel, 1988/1998), à l’enseignement et à l’apprentissage systématiques pour tous et à l’école obligatoire. Dans « L’école primaire française », Vincent confère à la discipline scolaire le double sens qu’elle a aujourd’hui encore. D’une part, le sens d’un comportement libre réglé et raisonné que l’école transmet et d’autre part le sens de « disciplines » d’enseignement, visant une éducation intellectuelle, physique et morale. Par comportement réglé et raisonné, il faut entendre une éducation façonnant une personne capable de penser, de parler et d’agir par elle-même, parce que, par l’éducation, l’individu « comprend ce qu’il sait et ce qu’il doit faire » (p. 160). La connaissance et la capacité de jugement tant cognitives que morales permettent le contrôle de son propre comportement. Dès lors, la discipline scolaire, l’objet même de la didactique, représente une entité socioculturelle porteuse de la fonction différenciatrice et formative du point de vue du comportement, des valeurs et des savoirs.
4Les disciplines scolaires prises ensemble opérationnalisent la différenciation sociale et le projet éducatif de l’institution : chaque discipline contribue à normer des comportements et à entrer dans un questionnement propre (langues, mathématiques, sciences, éducation civique, manuelle, physique, artistique et morale). Des ensembles différenciés de disciplines structurent le curriculum qui les programme selon une progression temporelle, découpée et organisée selon les degrés (des classes d’âge) et selon des filières (un instrument particulier de la reproduction sociale).
5La discipline scolaire représente le cadre organisateur de la forme scolaire fondé sur un profond processus de disciplinarisation. Ce processus est une construction culturelle de l’école (Chervel, 1988/1998) qui dépend aussi étroitement de la transposition didactique des objets d’enseignement (Chevallard, 1985/1991, 1994).
6Pour résumer, les objets d’enseignement représentent un construit socio-institutionnel et sociohistorique complexe, à caractère disciplinaire, curriculaire et transposé. Le concept de forme scolaire rend partiellement compte de cette complexité. Il s’agit d’en identifier la part proprement didactique. Nous ne le ferons pas au plan curriculaire. Pour montrer des retombées importantes de la forme disciplinaire scolaire sur l’action didactique en classe, nous mettrons l’accent sur deux aspects qui sont la conséquence de la prescription et de la programmation des objets en amont de la classe : la construction de l’attention conjointe et d’une compréhension intersubjective relative à un objet d’enseignement précis.
2. La construction de l’objet en classe
7L’école comme espace/temps délimité pour apprendre coupé des activités de travail suppose la création et la mise en scène de l’objet d’enseignement par les artifices d’une situation dans laquelle les élèves sont placés. Toujours créée en fonction des expériences et des capacités des élèves, la situation représente le medium (terme utilisé par Dewey, voir Allal, 2001) des activités d’apprentissage. Ce medium comprend des composants de l’objet d’enseignement et une finalité donnant aux activités une direction, un sens – où tendre tout en faisant sens. En conséquence, la situation d’apprentissage scolaire répond à la double exigence de mettre en scène un objet d’enseignement officiellement et institutionnellement défini et de le créer de façon à mobiliser les capacités déjà-là et l’intérêt des élèves. Du point de vue de l’apprentissage, la question se pose de la compréhension que les élèves dotés d’expériences et de rapports au monde différents peuvent avoir d’une telle construction. Ces différences sociales et culturelles relativement à des objets institutionnels supposent une négociation permanente de l’intercompréhension relative à un objet.
8Il ressort de ce qui précède que l’objet d’enseignement se compose de strates multiples, de logiques contradictoires, évoluant selon une dynamique difficilement saisissable. Son moteur se situe dans le processus d’enseignement, c’est-à-dire dans la transformation de l’objet d’enseignement en objet enseigné. Fondement de la forme scolaire vue comme un produit de la culture de l’école et comme un processus transpositif, ce processus apparaît comme continu, avec ses discontinuités. Pour l’appréhender et mieux saisir son fonctionnement, il s’agit de délimiter et de définir une unité d’analyse susceptible d’examiner la construction de cet objet dans toute sa complexité et dans sa dynamique. La séquence d’enseignement, comme suite d’activités limitées plus ou moins en lien entre elles, constitue selon nous l’unité théorique et méthodologique à même d’appréhender ce processus. Elle a le mérite d’être délimitée dans le temps et offre un empan possible et suffisant pour cerner la dynamique relative à la construction de l’objet d’enseignement.
9Dans cette perspective, nous commencerons par exposer les éléments structurant l’objet d’enseignement. Puis nous présenterons cet objet dans deux séquences d’enseignement observées en classe. Pour examiner les composants de l’objet d’enseignement construits et négociés avec les élèves, nous analyserons les deux séquences au plan d’une macro- et d’une microanalyse et nous montrerons la complémentarité de cette double analyse, rendue possible par le choix de l’unité d’analyse séquence d’enseignement d’un genre de texte, la recette de cuisine.
3. La structuration du genre « recette de cuisine »
10Le genre de texte « recette de cuisine » concerne une sphère particulière d’activités humaines, l’alimentation, la nourriture et les repas. Il est produit à l’oral dans la vie courante, par exemple lorsque les secrets de fabrication des biscuits de Noël sont transmis moyennant démonstration et tour de main. Il représente alors un genre premier qui s’organise en rapport avec l’activité. Ce genre se secondarise dès qu’il s’agit d’une présentation de recette à la télévision ou à la radio. La situation de communication différée suppose dès lors la production d’un texte plus monogéré que polygéré. À l’écrit, le genre de texte est un genre second qui se traduit par des textes divers, selon le maître queux, et sans oublier les parodies du genre (sur le genre, voir Bakhtine, 1979/1984 ; Bronckart, 1996, chapitres 2 et 5). De manière générale, la gestion du contenu du texte est orientée par la visée de faire connaître précisément le procédé de fabrication précis d’un mets. Par le truchement d’une description d’actions précise et systématique et d’un lexique spécialisé, la recette devrait permettre de cuisiner avec doigté et efficacité. Relativement au référent, ceci suppose un rapport dissymétrique entre l’énonciateur du texte et le destinataire de celui-ci. Autrement dit, l’action langagière consiste à décrire toutes les actions à exécuter dans un ordre anticipant et réglant l’action d’autrui.
11Avec la visée communicative de l’enseignement par des activités langagières, le genre recette, comme d’autres genres de texte, a été modélisé (pour la modélisation des genres, voir Dolz & Schneuwly, 1998). Cette modélisation s’effectue en référence aux finalités générales de l’école, aux plans d’étude et programmes, selon les degrés et le cursus scolaire. En début de scolarité, certains objectifs sont poursuivis alors qu’en fin d’autres sont visés, le tout se concevant selon une logique de progression. Plus généralement, la didactisation d’un genre représente selon nous une forme de secondarisation afférant à la forme scolaire.
3.1. La production du genre « recette » par la dictée à l’adulte
12Dans le cadre de l’entrée dans l’écrit, l’écriture d’une recette de cuisine en classe vise d’une part à montrer une fonction de l’écrit, qui permet d’agir à partir de l’écrit, et d’autre part la situation de communication différée dans le temps et dans l’espace entre l’énonciateur et le destinataire du texte. Certainement mieux encore dans une situation d’écriture que de lecture. À l’école enfantine, avec la dictée à l’adulte, une intervention ciblée et négociée devient possible.
13Rappelons que la dictée à l’adulte instaure un dispositif d’écriture particulier pour apprendre à lire, qui réunit un ou plusieurs apprentis lecteurs et un adulte lettré. Elle consiste en une chose d’apparence simple : de l’écrit se fabrique par une dictée assumée par un apprenant lecteur, étayée par un adulte qui écrit et relit. Cette tâche complexe illustre une manière d’initier à la communication écrite. Elle vise précisément l’énonciation d’un oral écrivable, la capacité à le dicter, la description de comment faire la recette, la segmentation en mots. La démarche permet de diriger l’attention des élèves sur l’écrit tracé par l’enseignant : par exemple les lettres, les phonogrammes, les morphogrammes, la segmentation en mots, en phrases…
14L’écriture de la recette avec des élèves s’organise également en fonction du genre. Voyons quels sont ces aspects, même si seulement certains sont retenus avec de jeunes élèves.
15La visée du genre recette contraint à une organisation du contenu en différentes parties très clairement délimitées : le titre nomme le mets final et en donne une première représentation ; trois parties distinctes, signalées par des sous-titres, composent la liste des ustensiles, des ingrédients, et la marche à suivre ; cette dernière décrit toutes les actions à réaliser avec précision et de manière exhaustive. La mise en mots d’une recette implique un lexique tout à fait précis ayant trait à la sphère d’activité et au mets : par exemple, les termes ustensiles, ingrédients, marche à suivre, bol, moule, spatule, etc. ou encore les verbes d’action, tels que découper, mélanger, etc. La structuration des phrases à visée prescriptive suppose le plus souvent l’usage du présent (tu ou vous, selon le destinataire), de l’impératif ou de l’infinitif. Les marques d’énumération des listes ou de la marche à suivre supposent l’utilisation d’organisateurs énumératifs (tirets, chiffres, lettres, etc.).
16Parmi l’ensemble de ces composants, il s’agit maintenant d’examiner sur quoi les enseignants dirigent l’attention des élèves et comment se négocie de l’intercompréhension. Plus exactement, quel objet se construit-il du point de vue de l’entrée dans l’écrit ?
3.2. L’objet enseigné dans deux macrostructures
17Deux séquences d’enseignement sont analysées ici. Le recueil des données les concernant a consisté à filmer plusieurs périodes successives de production écrite avec la démarche de dictée à l’adulte, dans deux classes de 2e enfantine, à Genève, en début d’année scolaire (élèves de 5 ans). Les enregistrements ont été intégralement transcrits1. Pour condenser les données et pour rendre visible la structure des séquences d’enseignement, nous avons utilisé la démarche de construction d’un synopsis (voir Dolz, Schneuwly & Ronveaux, 2006). À partir de là, la macrostructure des deux séquences a pu être établie (voir tableau 1).
18La macrostructure de la séquence 1 montre les principaux éléments : la fabrication du cake ; la formulation du titre de la recette, titre qui a été dicté à l’enseignant ; la formulation et la dictée du matériel et des ustensiles utilisés ; par reformulation et classement, la réorganisation en deux listes, matériel et ingrédients ; l’évocation et l’écriture de la marche à suivre.
19La macrostructure de la séquence 2 fait apparaître d’autres éléments de focalisation : la découverte d’un récit sur la fabrication d’une tarte aux pommes à partir d’un livre d’images, écriture sous les yeux des élèves de la liste des ingrédients ; la reconnaissance du genre de texte recette parmi d’autres genres (histoire et documentaire) et le pointage sur la liste des ingrédients ; l’écriture et la relecture de la liste des ingrédients d’une tarte aux pruneaux ; relecture des listes, ingrédients et ustensiles, de la marche à suivre (préparée par l’enseignante avant la séance en classe) et fabrication pas à pas de la tarte aux pruneaux.
20Les deux macrostructures montrent que la séquence débute par une activité collective créant une situation, une expérience commune à chaque classe cadrant et orientant l’activité. Les macrostructures présentent aussi des différences.
Tableau 1 : Présentation des éléments travaillés dans deux macrostructures d’écriture d’une recette de cuisine
Séance | Séquence 1 | Séquence 2 |
1. | fabrication du cake en classe2 | découverte d’un récit portant sur la fabrication d’une tarte aux pommes ; écriture sous les yeux des élèves de la liste des ingrédients de la tarte aux pommes |
2. | formulation du titre de la recette, dictée du titre3 | reconnaissance du genre de texte recette, pointage sur la liste des ingrédients |
3. | formulation du matériel et des ingrédients utilisés, dictée | écriture sous le regard des élèves et relecture des ingrédients |
4. | réorganisation de la liste du matériel et des ingrédients et dictée | écriture de la liste des ustensiles et de la marche à suivre |
5. | évocation de la marche à suivre, écriture des actions | relecture de la liste des ingrédients, des ustensiles et de la marche à suivre et fabrication pas à pas de la tarte aux pruneaux, chaque étape est accompagnée par la lecture |
21La comparaison fait apparaître que la liste du matériel et celle des ingrédients ont fait l’objet d’une focalisation dans les deux classes. Remarquons que cette focalisation n’est pas de même nature. Dans la séquence 1, un travail de formulation orale et de réorganisation des listes s’observe. Les élèves sont en effet amenés à dicter les listes une seconde fois pour clairement différencier le matériel des ingrédients. Un fort accent est mis sur la dictée. Par contraste, dans la séquence 2, l’accent est mis sur la lecture de ce qui a été écrit par l’enseignante, alors que la formulation des énoncés à écrire et la dictée de ces énoncés ne s’observent guère. Toujours dans la séquence 2, les élèves examinent divers livres de recette, avec des histoires ou des textes documentaires. Ils sont amenés à observer la liste des ingrédients dans les recettes.
22Regardons ce que la microanalyse montre à propos de la formulation des listes, un élément commun aux deux séquences.
3.3. Microanalyse d’une partie du texte, les listes du matériel et des ingrédients
23La microanalyse de la production des listes du matériel et des ingrédients permet une comparaison portant spécifiquement sur le travail de formulation d’un oral écrivable répondant aux normes de l’écrit ; sur la manière de dicter, d’écrire et de relire. Cela permet d’examiner l’attention portée à la formulation orale du contenu et aux composants transversaux (segmentation, phonogrammes) et textuels de l’écrit. En effet, la production des deux listes suppose une référence au genre textuel, en particulier à l’organisation du contenu thématique en fonction du but (permettre à d’autres d’agir).
24Ces différents aspects rendent observables l’attention conjointe et l’intercompréhension qui se construisent et se négocient relativement à l’objet d’enseignement dans les deux séquences examinées. Pour notre argumentation, nous avons choisi d’illustrer, pour les deux séquences, les activités de formulation et de dictée-écriture.
3.3.1. Activité de formulation d’une liste dans la séquence 1
25L’enseignante construit l’ensemble des objets constitutifs de la liste du matériel par opposition à la liste des ingrédients qu’elle nomme nourriture. Elle revient sur les différences entre matériel et ingrédients. Dans l’exemple ci-dessous, elle procède par formulation des éléments supraordonnés – ce que les élèves font inégalement – et par une tentative de désignation d’un synonyme du superordonné « matériel » que les élèves ne trouvent pas (ustensiles), alors qu’il a été utilisé plusieurs fois par l’enseignante.
Formulation du contenu
Ens. 1 : | Est-ce que tu te rappelles de ce qu’on avait comme matériel comme ustensiles/il y avait quelque chose qui était rouge c’était quoi |
Él. : | un bol […]… |
Él. : | une cuillère en bois |
Él. : | de l’œuf aussi |
Ens. 1 | non ça c’est de la nourriture |
Él. | le yoghourt à la vanille/ |
Ens. 1 : | ça c’est de la nourriture /comme matériel il y avait un bol il y avait une cuillère en bois |
Él. : | un moule |
Él. : | le sucre |
Ens. 1 : | on n’est pas à la nourriture […] on appelle comment le matériel/ |
26Plus loin dans la séquence, la différence entre la liste du matériel et des ingrédients est reprise. Elle donne ensuite lieu à une dictée à l’adulte qui cette fois se focalise aussi sur les phonogrammes.
Formulation et écriture négociée
Ens. 1 : | (prend les ustensiles et les pose devant les élèves ; une feuille blanche est affichée au tableau noir) alors maintenant pour être sûrs qu’on n’oublie pas/on va justement écrire la liste du matériel/j’écris le titre/ça commence pas/m/[…] je le souligne (elle souligne)/est-ce qu’il y a quelqu’un qui pourrait essayer de venir montrer quelque chose qui faisait partie du matériel là c’était tout mélangé/on avait mis la nourriture et le matériel/(elle montre la feuille sur laquelle des ingrédients et des ustensiles avaient été notés en vrac) […] ici c’est le matériel (elle met un tiret au début de la ligne)/un m//ou//le (elle montre le mot avec un stylo) un |
Éls. : | moule […] |
Ens. 1 : | ça commence par quoi |
Él. : | mou |
Él. : | /u/ |
Ens. 1 : | mou/exactement/le tout premier son |
Él. : | m//m/ |
Ens. 1 : | oui/m/après pour faire/u/[…] |
Él. : | u |
Él. : | o |
Ens. 1 : | o/u |
27On observe également de la segmentation en mots.
Écriture par dictée avec segmentation en mots
Él. : | un bol |
Ens. 1 : | un//bol |
Él. : | un bol |
Ens. 1 : | j’écris un bol |
Él. : | un |
Ens. 1 : | un (elle écrit un) |
Él. : | bol |
28Dans la séquence 1, la formulation du contenu et sa reformulation en un énoncé conçu dans la perspective de l’écrit sont des activités récurrentes. La dictée à l’adulte consiste à dicter conformément aux normes de l’écrit.
3.3.2. Activité de formulation et d’écriture d’une liste dans la séquence 2
29Dans la séquence 2, la formulation du contenu thématique est suivie de l’écriture par l’enseignante.
Formulation du contenu
Él. : | ils ont besoin un petit peu de farine |
Ens. 2 : | alors je vais marquer |
Él. : | et aussi un petit peu de lait |
Ens. 2 : | alors |
Él. : | et aussi un petit peu de tarte |
Ens. 2 : | alors j’écris très lentement quand même/je ne peux pas écrire si vite que vos idées vont/vous attendez un petit moment |
Él. : | puis aussi |
Écriture négociée du mot farine
Ens. 2 : | de//la (elle écrit) je vais écrire farine/de quelles lettres est-ce que j’ai besoin pour écrire le mot farine |
Él. : | le a |
Él. : | le a |
Ens. 2 : | le a j’en aurai besoin […] farine/pour écrire le mot farine j’ai besoin du a/oui/vous allez voir je vais d’abord écrire la lettre èf |
Él. : | èf |
Ens. 2 : | qui fait/f/ |
30Par comparaison avec la séquence 1, on n’observe pas de formulation de ce qui est à écrire. Une fois le contenu de la liste mentionné, l’activité consiste à montrer de l’écrit aux élèves et ceux-ci sont interrogés sur les lettres nécessaires pour écrire « farine ». Le travail de transformation de l’oral ne s’observe pas. La segmentation en mots s’observe dans l’activité de relecture.
Relecture avec segmentation en mots
Ens. 2 : | regarde bien on relit ensemble/Kel. tu regardes (elle met le doigt sur de) de |
Éls. : | de |
Ens. 2 : | (elle montre les mots avec son doigt) la//farine |
Él. : | la//farine |
Ens. 2 : | Dia tu n’étais pas attentive/regarde bien les lettres/(elle pointe les mots avec son doigt) de//la//farine |
31En conclusion, bien que les composants pointés au cours des séquences soient assez proches, une différence notable porte sur la formulation orale du contenu par les élèves, orientée ou non par la visée textuelle.
3.4. Synthèse et interprétation
32La macro analyse des deux séquences de dictée à l’adulte fait apparaître la logique et la dynamique des activités conduites avec les élèves et les composants, similaires ou distincts, de l’objet d’enseignement.
33La logique des activités, dans la séquence 1 la formulation de ce qui est à écrire, suit la logique d’écriture du texte : tout d’abord la production du titre, l’écriture et la révision des deux listes avec les sous-titres, puis la marche à suivre. Au cours du processus de production du texte, un travail sur la segmentation en mots et sur les phonogrammes s’observe. Les problèmes d’écriture à résoudre sont, sous forme amplifiée pour être visibles, ceux de tout scripteur. Dans la séquence 2, l’écriture de la liste des ingrédients joue un rôle central : la liste est montrée à partir d’un récit, une première liste est alors produite ; les élèves observent des recettes et les listes dans les recettes ; suit une nouvelle production de liste d’ingrédients, légèrement différente. Cette focalisation récurrente sur la liste est une façon de travailler l’identification de mots. Malgré ces différences de logique, presque les mêmes composants de l’écrit sont pointés dans les deux séquences ; la seule différence notable porte sur la transformation de l’oral en écrit. Signalons que ces aspects ne deviennent observables qu’à partir de l’unité d’analyse séquence d’enseignement.
34Plus généralement on peut constater que la dictée à l’adulte joue un rôle d’intégration : de nombreux composants de l’écrit sont présentés aux élèves en cours d’écriture, dans leur fonction et leur relation. Elle joue le rôle de recomposition de ce qui a été décomposé dans la séquence d’enseignement et dans ce qui l’a précédée. On n’observe par contre pas d’exercisation d’un composant particulier. Ceci fait apparaître que l’appropriation systématique qui suppose l’exercisation ne se réalise pas dans une séquence de dictée à l’adulte.
35De nombreux indices de construction d’une attention conjointe relativement à l’écrit et au genre recette se manifestent. Par divers artifices, souvent conjugués – le discours de l’enseignante, ses gestes, de l’écrit affiché, des livres ou du matériel pour fabriquer la recette, les composants de l’objet sont montrés et transformés. L’enjeu essentiel est que les élèves puissent les observer et se les approprier, une exigence constitutive de la forme scolaire. L’élève qui exprimerait sa préoccupation de ne pas savoir casser les œufs manifeste certes une attention, mais il resterait accroché à l’artifice et ne percevrait pas l’objet langagier que l’enseignant voudrait lui faire voir. L’enseignement systématique, à partir de situations créées, avec les exigences de focalisation sur des composants de l’objet d’enseignement génère incontestablement des décalages d’attention et de l’incompréhension. Sur la base de la négociation de l’attention et du pointage sur des composants de l’objet, les transformations des conceptualisations des élèves sont toutefois possibles, en particulier ici par la reformulation lexicale pour mettre en mots un texte, par la lecture de listes ou par des processus de généralisation qui se manifestent par exemple par une classification et une catégorisation en listes du matériel et des ingrédients (travail lexical sur le superordonné ingrédients et ses supraordonnés) : l’intercompréhension du terme se négocie de manière répétée. À la fin des deux séquences, sa compréhension n’est pourtant pas encore stabilisée.
4. Pour conclure dans une perspective socioculturelle
36La construction de l’objet d’enseignement est montrée ici en amont de la classe et dans sa médiation en classe comme processus transpositif dynamique. L’analyse empirique met l’accent sur la modélisation du genre textuel du point de vue des sciences du langage, sur la part nécessairement officielle et prescrite de cet objet et sur sa négociation en classe.
37Vu sous l’angle de la forme scolaire, son organisation à la fois disciplinaire et curriculaire est mise en évidence. Dans l’analyse empirique, c’est l’aspect disciplinaire qui apparaît, l’analyse au niveau d’une séquence d’enseignement ne permettant en effet pas de cerner la part curriculaire. Les aspects propres à la structuration disciplinaire de l’objet sont identifiables. La dictée à l’adulte est indubitablement une activité langagière de lecture/écriture. Elle fait apparaître les relations et les accents relativement à l’écriture et à la lecture. L’accent dans la séquence 1 est plutôt mis sur l’écriture et le processus de réécriture alors que dans la séquence 2 plutôt sur la (re)lecture (album, textes, listes, divers écriteaux). Dans la séquence 1, le travail de formulation orale de l’écrit et de transformation de l’oral en écrit est systématique ; dans la séquence 2 c’est l’évocation orale et l’observation de l’écrit qui est privilégiée. Les activités langagières parler, lire et écrire sont différemment travaillées, mais elles sont constitutives de la discipline français. L’objet est bien de nature disciplinaire et évolue dans le cadre de l’organisation de la discipline.
38La séquence comme unité d’analyse fait voir ce qui est récurrent – le travail sur la liste des ingrédients – et comment l’objet d’enseignement se déplie, se décompose et se recompose. Les diverses focalisations, qui supposent une attention conjointe de tous les élèves, font apparaître les composants englobants ou englobés de l’objet qui sont les lieux de négociation de l’intercompréhension.
39Le concept de forme scolaire disciplinaire véhicule non seulement l’idée de la formation cognitive mais conjointement la formation du comportement et du jugement normés. L’attention conjointe constamment négociée façonne une manière de parler, de penser et d’être qui discipline le corps et l’esprit. Cet aspect n’a pas été traité ici. D’un point de vue didactique, pour ne pas en rester à l’analyse banale des interventions disciplinantes des enseignants, il s’observe à un plan plus général que les deux séquences analysées ici : par exemple au plan du choix de l’activité langagière (quelles justifications sont à la base d’un travail sur les textes incitant à agir ?) et des valeurs et des normes relatives aux textes travaillés en classe. C’est la question des normes langagières servant de modèle à l’enseignement du français.
40Plus généralement, le socioculturel représente pour nous, nous l’avons montré, un cadre pour la didactique pour saisir la construction des objets, c’est à dire les déterminations socio-institutionnelles et sociohistoriques externes constitutives des objets didactiques, mais aussi la question de l’appropriation de ces objets par les élèves (question non traitée ici). Ce cadre est vaste et la didactique pourrait y perdre son objet. Ce qui apparaît crucial pour la didactique et pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture des élèves de l’école enfantine et primaire, c’est la question de l’effet du dépliage, de la décomposition et de la recomposition de l’objet sur l’appropriation de cet objet et l’exercisation (pas vraiment attestable dans les deux séquences analysées ici). L’exercisation, comme décomposition et répétition, schématisant des composants de l’objet, est souvent présentée négativement : elle fait certes perdre la compréhension de l’orientation générale de l’activité. Pourtant si l’exercisation est absente et si les élèves sont essentiellement placés dans des activités intégratives complexes – comme la dictée à l’adulte, leurs possibilités d’appropriation peuvent être sérieusement mises en cause. La construction de l’attention conjointe et de l’intercompréhension est un phénomène didactique dynamique si complexe qu’il exige des moments d’intériorisation qui passe par des formes d’exercisation.
41Pour conclure, pour nous ce sont les conditions et les contraintes de l’appropriation disciplinaire qui sont indéfectiblement constitutives d’une perspective socioculturelle en didactique du français.
Bibliographie
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Vincent, G. (1982). L’école primaire française : étude sociologique. ANRT, Université de Lille 3.
10.4000/books.pul.30073 :Notes de bas de page
1 Nous remercions C. Dombre et J. Claude (2003) pour l’enregistrement et la transcription de ces séquences, travail effectué pour leur mémoire de licence en sciences de l’éducation.
2 L’italique indique que la séance n’a pas été enregistrée.
3 Les caractères gras mettent en évidence ce qui est récurrent dans chacune des séquences concernant dans la séquence 1 la dictée à l’adulte, comme énonciation du contenu et formulation d’un oral écrivable et dans la séquence 2 l’écriture par l’enseignante sans formulation d’un oral écrivable.
Auteur
GRAFE, Université de Genève, Suisse
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