Pour une topique de la peur : aspects psychologiques, sémiotiques, linguistiques
p. 161-190
Texte intégral
Problèmes soulevés par l’autonomie des théories de référence (objets et méthodes) et les enjeux intégratifs d’une perspective didactique
1Le point de départ de cette réflexion didactique sur « la peur » tient au caractère dissocié des domaines de référence impliqués par une notion qui est de nature d’abord psychologique (la peur conçue comme expérience émotionnelle, commune et précoce). En effet, suivant qu’on appréhende « la peur » comme un motif narratif (les ressorts de la peur dans divers genres du récit), comme le générique lexical d’une famille de mots (les espèces de peurs énumérées en une série de synonymes de peur : crainte, angoisse, frayeur, terreur, phobie, etc.), comme fondement rhétorique du pathos et de la catharsis (la terreur et la pitié) ou comme noyau sémantique d’une figure de mots (l’arme de la peur1, L’enfant et la peur d’apprendre2), on conviendra que les approches, les objets et les méthodes d’analyse sont différentes et que, a priori, l’amalgame du pôle textuel et du pôle langagier présente plus de risques qu’il ne présente d’avantages. Une confirmation de la distance entre ces deux niveaux d’analyse (le niveau global et sémiotique du texte et le niveau local de l’énoncé et du lexème) est apportée par l’observation du faible nombre d’occurrences de peur ou de ses dérivés rencontrées dans les textes et les scènes ou situations relatées de récits que l’on apparente pourtant de façon indiscutable à cet affect3.
2Partant du constat qu’il n’y a pas d’homologie stricte entre l’énoncé de l’affect de peur et sa manifestation ou sa représentation dans les fictions narratives4, nous voudrions étoffer ces premières observations par deux facteurs qui confirment l’idée d’un élargissement nécessaire de la perspective. Le premier tient aux discours non littéraires qui sont construits autour du concept de peur, par exemple les discours médiatiques (Duclos 1989) et les discours historiques (Baczko 1989) ; en la circonstance, on aura soin de ne pas confondre la peur comme concept explicatif (Delumeau 1978, Robin 2004) et la peur comme concept référentiel, fût-il symbolique (Lefèbvre 1932, Zlotowicz 1978). Le second argument sur lequel nous nous appuyons pour élargir notre propos est de nature linguistique et il réside dans l’observation des nombreux emplois de peur comme « attitude propositionnelle » (J’ai bien peur qu’il ne soit trop tard) qui nous conduisent à compléter notre propos liminaire en distinguant plusieurs entités-peur que nous proposons de nommer et d’illustrer ainsi :
- la peur comme expérience émotionnelle : la peur-émotion (Tu m’as fait peur !)
- la peur comme expérience verbale : la peur-jugement (J’ai bien peur que non)
- la peur comme événement : la peur-événement (La Grande Peur de 89)
3Dès lors, quelles sont les raisons qui expliquent la disparité d’approches en dépit d’une convergence qu’on dira thématique5 et référentielle ? Aura-t-on le moyen de dépasser ce premier clivage d’analyse que nous posons à des fins heuristiques, entre l’ordre du sémiotique (le texte narratif pour raconter une scène de peur), du linguistique (le lexique de peur) et du rhétorique (les effets de peur produits par le texte sur le lecteur) ? Comment procéder pour réorganiser la matière et articuler, en une didactique qu’on qualifiera d’intégrative, les divers plans – sémiotique, rhétorique et linguistique – de la problématique, sans toutefois ni les confondre, ni faire prévaloir l’un au détriment de l’autre ?
4Dans le but de dépasser provisoirement ce face à face sémiotique/linguistique – lequel engage, on l’aura remarqué, une perspective dominée par la réception des textes et une acception rhétorique du problème –, on quitte l’angle d’analyse langagier pour envisager « la peur » d’un point de vue onomasiologique. Ceci nous conduit à nous interroger sur l’ontologie de l’affect (qu’est-ce que la peur ?) et sur l’état, occasionnel ou transitoire, de celui qui l’éprouve et qui en est alors le siège psychologique. Nous espérons par ce détour pouvoir mieux ressaisir la perspective du sujet, entendu à la fois comme sujet cognitif et comme producteur de texte, autrement dit comme ce sujet psychologique – quel que soit son âge – qui éprouve, connaît et verbalise l’affect de peur. On peut penser que cette construction conceptuelle de la peur s’accompagne de représentations sémantiques et d’acquisitions lexicales qui témoigneront de la complexification croissante du concept, posant que la maturité psychologique du sujet se développe en même temps que ses performances langagières.
5D’un point de vue didactique, nous privilégions l’entrée productions langagières et deux aspects ont retenu notre attention : nous cherchons en effet à savoir comment les apprenants, aux différentes étapes de leur développement, d’une part racontent la peur et d’autre part la nomment (ou pas, bien sûr) dans leurs productions.
6Etant donné cette intention de mettre l’accent sur les performances réalisées, on ne s’étonnera pas que le modèle des processus rédactionnels inspire la trame de nos investigations didactiques. Nous faisons en effet l’hypothèse que les quatre opérations de conceptioninvention du texte, macro-organisation et planification du texte, écriture (mise en texte, mise en mots), et révision-récriture offre chacune un point de vue analytique sur « peur » qui lui est spécifique :
- Conception-invention : représentations et expériences de peur
- Invention et planification : une topique de la peur, la question du genre d’écrit
- Ecriture : activités décrochées en langue, lexique-grammaire des noms de peur
- Révision : homogénéisation par la métaphore et la rhétorique du pathos
7Ces opérations rédactionnelles recoupent finalement différentes conceptions qui traduisent à leur façon une espèce de chrono-genèse de la peur : la peur, d’abord virtuelle, de catégorie de pensée, se transforme, via l’élaboration du discours, en un ressenti final que l’on supposera être celui du lecteur, et nous prenons le parti de croiser ces opérations avec les domaines d’étude dont il a été question plus haut. Nous dissocions les objets de récit, énoncé et discours, afin de maintenir la distinction méthodologique et théorique des entrées :
- a peur-événement (expérience, conception et invention) : sémiotique du récit
- de la peur-émotion à la peur-jugement : lexique-grammaire et modalité des énoncés
- les figures (de discours) et les effets de peur (et de pitié) à des fins épidictiques et persuasives : la poétique et la rhétorique des discours.
Topique et anthropologie ambivalente de la peur : de l’expérience émotionnelle à l’expérience verbale
8Qu’est-ce que la peur ? En quoi peut-on dire que l’expérience de la peur profile, au plan culturel, ce que l’on pourrait appeler une anthropologie ambivalente ? Que faut-il entendre par topique dans ce contexte ? Pour répondre, rappelons que la peur est avant tout une expérience émotionnelle commune ; chacun l’a déjà éprouvée, a déjà lu, vu, entendu ou raconté des récits de peur, et l’on pressent les implications ancestrales et primitives (les peurs d’autrefois, légendaires ou historiques, et les peurs de l’enfance) d’un tel affect. Autrement dit, chacun est susceptible de recourir, consciemment ou non, à une sorte de scénario élémentaire et que l’on qualifiera de scène topique, qui met en scène les principaux traits constitutifs de la scène, de l’affect ou de l’événement de peur. Déclinons ces constituants : une situation et un espace-temps qui se décrivent en un certain climat (propice, favorable au surgissement de la peur) ou atmosphère de peur, un acteur-siège de l’émotion (le sujet qui éprouve la peur et qui en manifeste les signes ou indices de somatisation), et un élément (objet) qui déclenche (provoque) la peur et qui symbolise le danger ou la menace qui pèse sur le sujet de la peur.
9Le scénario de l’événement de peur se reconnaît ainsi à travers des énoncés de base et les paramètres qu’ils permettent d’identifier :
La peur règne ici et maintenant (dans ce lieu l et à ce moment t) : situation (atmosphère)
X a peur : X est le sujet ou le siège de la peur
La peur se lit sur son visage : signes et mimiques, indices de somatisation
X est saisi de peur à la vue de Y : Y représente la source, l’objet, le symbole du danger (de la menace)
10La peur se définit donc comme une réaction de type émotionnel et elle répond à un stimulus extérieur qui représente un danger pour l’organisme. Le sujet (humain ou animal) se sent menacé dans son intégrité physique.
11De tels éléments (le sujet, la source du danger, la situation et les indices de somatisation), sommaires et invariables, sont issus d’un scénario de peur qu’on abstrait de ses circonstances singulières et dont ils constituent les topoï, les formes topiques. On considèrera ces topoï comme des structures-réservoirs, des formes ou des figures macrostructurales, dans la terminologie de Molinié (1996) ; ou encore, et pour rappeler l’étymologie spatialisante de topos, la métaphore des trous à pigeons comme « structure d’accueil », lieu de départ et d’arrivée (d’émission et de réception). Bref, les topoï, structures ouvertes, peuvent accueillir, dans les limites générales que nous avons indiquées, les sémantismes particuliers de telle ou telle scène et que l’on retrouve figurés dans les récits ou dans les représentations spontanées de tout un chacun (cf. les annexes A, topique).
12Nous sommes ainsi mieux en mesure de justifier l’usage que nous faisons ici d’une topique. En ayant illustré les acceptions sémiotique (une scène topique de peur comme un événement complexe et signifiant, présentant des invariants ou des cadres sémantiques) et rhétorique (la figure macrostructurale comme recueil structuré de lieux), on complètera le propos en rappelant l’usage spécialisé qu’en fait la psychologie : topique y renvoie à l’appareil psychique en tant qu’il est organisé et comporte des « lieux psychiques » (Doron et Parot 1991). La topique est ainsi, sous l’effet d’une métonymie, aussi bien la structure d’accueil que les contenus-types qu’elle permet de produire.
13Dans une perspective cette fois linguistique (les énoncés), la peur – en tant qu’elle est une expérience verbale, partagée et précoce – se comporte comme d’autres expériences vitales qui empruntent une structure verbale identique, avoir mal, avoir faim, avoir sommeil. Le nom-type, peur, qui doit être considéré comme un générique, et les constructions de base qui l’accompagnent (avoir peur de, faire peur à), relèvent de la langue commune (vocabulaire fondamental et grammaire élémentaire). Ce que l’on peut attester d’une part en relevant les énoncés produits par de jeunes enfants, et d’autre part en rappelant la fréquence, la polysémie et la créativité argotique et familière de la peur interprété comme lieu expérientiel et langagier :
J’ai même pas peur
Tu me fais pas peur
J’ai peur du noir
J’ai peur qu’il vienne
Avoir la trouille, les foies, les chocottes, les jetons, etc.
14Efforçons-nous maintenant d’esquisser le second aspect annoncé, à savoir que la peur relève d’une analyse anthropologique qui en soulignerait l’ambivalence notamment axiologique. Dans un raccourci, on pourrait suggérer en effet qu’au sujet de la peur, les jugements de valeur sont apparemment ambigus dans la mesure où ils énoncent tout autant que c’est bien et pas bien d’avoir peur, que c’est bien et pas bien de faire peur. C’est ainsi que le Petit Chaperon Rouge est puni de n’avoir pas eu peur du loup, que la chèvre de monsieur Seguin a subi le même châtiment faute d’avoir su croire au danger que représente une nuit passée hors de son enclos, mais que, inversement, c’est le courage (ou la peur surmontée) du Petit Poucet, dans la forêt d’abord puis dans la maison de l’ogre, qui sauve toute la famille.
15 L’ambivalence axiologique de la peur paraît donc assez fondamentale ; d’une part elle se lit en filigrane dans la triade danger/peur/courage ; la peur se domine (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit absente6 ou qu’elle doive avoir complètement disparu) et le courage s’apprend dans l’adversité. D’autre part, l’ambivalence axiologique traduit le fait que l’émotion de peur – réaction à – relève d’une double détermination, extérieure (la menace) et intérieure (la représentation du danger). Le passage de l’un à l’autre – ou la frontière entre les deux – réside symboliquement dans le corps et les manifestations psycho-physiologiques, mimiques et gestuelles, de la peur (perception, sensation du danger, comportement et somatisation).
16Poursuivons ces investigations anthropologiques en essayant d’y introduire les données du jugement normatif. Quand la menace extérieure n’est plus là, son souvenir laisse des traces et contribue à opérer une révision des jugements et des normes (Livet 2002). Par ailleurs, la transgression des règles de conduite donne lieu, notamment auprès des enfants, à des créations imaginaires qui incarnent la punition et dont la fonction est, très littéralement, d’inspirer la peur (croquemitaine, ogre, père fouettard, Belmont 1999). Dans cette optique, grandir consiste à apprendre à se représenter un danger possible, à anticiper sur une menace, à en avoir peur par avance et raisonnablement, pour ne pas prendre le risque de l’affronter. En quelque sorte, la formation du jugement met tout un chacun en condition de savoir qu’il faut avoir peur du vide mais qu’il ne faut pas avoir le vertige. Il faut craindre plus fort que soi, en sport par exemple, mais il ne faut pas fuir un affrontement loyal et dans les règles. Etc.
17Les soubassements axiologiques de la peur sont de fait déterminants, soit qu’ils influencent des comportements individuels (confondre le signal et le danger effectif, que l’on pense par exemple au Walter Schnaffs de Maupassant), soit qu’ils conforment nos jugements, y compris esthétiques et narratifs (cf. le goût pour les films d’horreur, ou « le plaisir de la peur » Flahaut 1993), soit enfin qu’ils sous-tendent des discours de manipulation médiatiques ou politiques (Robin 2004). Ce dernier exemple vient rappeler l’importance, psychologique et historique, des peurs collectives, ainsi que l’antagonisme modal et négatif, du savoir et du pouvoir (l’ignorance et l’impuissance), qui fonde l’axiologie ambivalente de la peur (Flahaut 2001).
18De ce point de vue de l’axiologie de la peur, le travail didactique paraît tout à fait crucial. Commençons par avouer une certaine perplexité devant les scènes romanesques ou filmiques qui intéressent les lycéens et les étudiants et qui ne sont pour nous que des scènes de parodie sans grand intérêt ou bien de pur sadisme. La culture de M le maudit ou de Kubrick contre celle de Scream et de la tronçonneuse, en quelque sorte. Ce qui pose un problème lors de l’évaluation des récits que produisent les élèves. Sur quels critères fonder le ressenti de la peur chez le personnage et chez le lecteur ? La peur est dite, la peur est montrée ou la peur est éprouvée ? Les indices qui permettent de répondre ne sont probablement plus seulement des marques de surface. Dès lors quels sont les indicateurs et comment y rendre sensibles les élèves ? Nous voyons bien que ces questions ne sont plus strictement lexicales, mais qu’elles engagent au contraire une réflexion sur les valeurs et leur traitement en classe, ainsi qu’une réflexion sur des transformations nécessaires du schéma narratif. Comment adapter à ce schéma logique une sémantique des scénarios et des rôles, par exemple le scénario de la « prédation » (les rôles de proie et prédateur) que l’on appliquerait par exemple à un film comme La nuit du chasseur ?
19Nous nous contentons d’une illustration partielle (annexe C), que nous espérons pour le moment suffisamment représentative des valeurs axiologiques et esthétiques dont le texte d’un élève de seconde est investi, lors d’une réécriture centrée sur les figures de la peur.
20L’un des biais permettant de saisir l’antagonisme culturel en question peut consister à rechercher les associations sémantiques qui opèrent à partir des principaux constituants du scénario évoqué, sous l’effet de cette procédure de révision ou de transfert des normes. C’est ce que nous proposons ci-dessous en interrogeant succinctement le sémantisme respectif de dégoût, violence, étrange et douleur :
- Le dégoût. Le siège de la peur éprouve une émotion qui n’est pas agréable, il n’aime pas ressentir ce qu’il ressent, et, plus généralement, il redoute ce qui n’est pas bon pour lui ; au-delà, ce qui lui est désagréable et provoque en lui une forme de dégoût, est susceptible de se transformer en source de peur, mais de peur-jugement cette fois. Le sujet redoute de percevoir quelque chose qui s’apparente à du désagrément mais qui n’est plus source de danger physique pour lui. Par exemple, je n’aime pas les abats et j’ai peur qu’on m’oblige à en manger. Comme son nom l’indique le dégoût privilégie les sensations liées à l’ingestion de certaines substances alimentaires et au rejet dont elle s’accompagne. Par conséquent, les odeurs pestilentielles des tranchées, dans les récits de la grande guerre, méritent de ce point de vue un examen attentif. Outre l’odorat, le dégoût semble constitutif de certaines répulsions phobiques parmi les plus courantes (rat, crapaud, serpent, araignée), fondées sur « la peur du contact (toucher ou être touché) » (Flahaut 1993, Berchtold 1995) et certaines formes de pullulement ou grouillement (les rats7).
- La violence. La source de la peur représente un danger pour le sujet et menace son intégrité physique. Par métonymie, les effets d’un acte violent ou sanglant sont potentiellement associables à peur. Mais dans plusieurs cas, l’association demeure virtuelle, et la violence peut être intense sans que pour autant survienne la peur. C’est le cas d’un nombre important de récits fantastiques, depuis les premiers romans gothiques, qui abondent en scène sanglantes ou macabres (les scènes de morts vivants par exemple) sans que la peur soit là. Inversement, et selon des voies toujours figurées, le seul signal, survenant, suffit à déclencher le symptôme et la conduite somatique. Par exemple, des avions dans le ciel en temps de paix rappellent les bombardements qui leur étaient associés en temps de guerre et font peur à celui ou celle qui a associé, dans sa mémoire, les uns aux autres. Le suspense use et abuse des confusions entre le signal du danger (ou le contraire, la sécurité) et sa présence effective. La violence réalise, au plan du contenu modal, une source de danger surpuissante, contre un sujet dépourvu du moindre pouvoir, qui apparente la peur à de la terreur.
- L’étrange. La source de la peur est modalisée, nous l’avons dit, dans un rapport négatif de savoir et de pouvoir par le sujet. Ce que l’on peut exprimer dans un topos du type : j’ai d’autant plus peur que je ne comprends pas ce qui se passe. C’est l’une des formes thématiques principales du récit fantastique, l’étrange devenant le surnaturel. Et, plus généralement, L’antinomie connu, familier / inconnu, étrange réalise dans la modalité du savoir des écarts topiques qui sont, au plan du ressort narratif, très efficaces. Que l’on songe à l’espace de sécurité que représente la douche pour l’héroïne de Psychose, après les dernières vingt-quatre heures qu’elle vient de vivre ; quand la peur survient, ce que le spectateur attendait depuis quelque temps, elle est d’autant plus intense qu’elle fait suite à une phase d’accalmie ou de calme relatif.
- La douleur. Les effets de douleur ou de souffrance anticipés : la peur laisse percevoir quelque chose qui est dangereux ou mauvais pour le sujet, ce qui signifie entre autres choses que la menace, qui se réalise dans le sentiment de peur réside dans le lien de cause à effet entre ce transfert d’un mal qui passe de la source au sujet, d’un mal causé à un mal éprouvé : = > (sujet) avoir mal sous l’effet de (source) faire mal. C’est dire que dans un certain nombre de textes, les thématiques de la peur et de la souffrance ne sont jamais faciles à séparer. Dès lors, les souffrances physiques provoquées (scènes de sadisme avérées) mais qui sont dépourvues de tout fondement éthique, en particulier de la part de l’agent causateur, rejoignent le concept de violence et engendrent des scénarios et des scènes d’horreur.
21Le dégoût, la violence, l’étrange et la douleur, sont dans un rapport d’association sémantique syncrétique qui opère, selon des instances subjectives du mal, du mauvais ou du malfaisant, les voies par lesquelles la peur s’intériorise et redistribue tout un réseau de valeurs, de scènes et de figures négatives qui nécessitent d’être analysées dans la mesure où elles ne sont pas équivalentes. L’analyse de ces implications sémantiques est, nous l’avons dit, importante du point de vue didactique, dans la mesure où elle est « explicitante » ; elle permet notamment de (faire) rendre compte du point de vue adopté et du genre narratif choisi, vu le réseau associatif privilégié. On est dans cette voie confronté à la rhétorique des écrits des élèves, à la question des effets produits (pathos) et des moyens langagiers mis en œuvre. La filiation culturelle entre le roman gothique et le cinéma gore mériterait de ce point de vue un examen attentif. Notons pour conclure provisoirement que la version complète du récit « les effets spéciaux », écrit par deux élèves de seconde, soulève de telles questions. L’annexe C en donne un bon aperçu.
Représentations sémantiques et lexique-grammaire des noms de peur
22Initialement, quand nous avons commencé à travailler sur cette question de la peur c’était pour interroger didactiquement les phénomènes de synonymie, y contestant l’approche qui consiste à faire état du seul trait d’intensité (la terreur est une grosse peur) pour distinguer les différents noms de peur. Notre critique demeure mais elle s’est étoffée de deux hypothèses, qui nous semblent cruciales dans la mesure où elles permettent de réunir le point de vue des apprentissages langagiers et celui du système de la langue dans son double volet grammatical et lexical :
- Les représentations sémantiques associées aux composantes topiques identifiées sont activées, localement, dans la forme – le lexique-grammaire – des énoncés de peur, qu’il s’agisse des constructions standards, de certaines collocations privilégiées ou des usages figurés. On tient donc avec les rôles sémantiques une médiation de premier ordre pour relayer des représentations préconscientes aux formes verbales effectives.
- Les activités de paraphrase et d’explicitation offrent une dimension formative d’autant plus précieuse qu’elles conviennent à tous les niveaux de scolarité et qu’elles peuvent servir aussi bien le niveau narratif global que la microstructure de peur dans des énoncés standards (paraphrase explicitante du sens lexical et de la forme grammaticale) ou bien des paires synonymiques extraites de la série des noms de peur (par exemple, frayeur et terreur, épouvante et effroi, peur et crainte ; mais aussi, aux marges de la série, les noms stress et horreur).
Observation d’énoncés standards : la peur de l’orage
23On considère que peur opère comme le nom générique et couvre toutes les sortes de peur, occupant aujourd’hui la place qu’a eue avant lui le nom crainte. L’équivalence synonymique et la substitution ne sont pas symétriques : peur se substitue aux autres noms, mais l’inverse n’est pas toujours possible. Le sémantisme de peur est plus large que celui des autres noms dont certains même sont spécialisés ou quasi monosémiques (phobie, stress, angoisse).
24Par ailleurs, on part de l’idée que les énoncés standards orientent le point de vue sur le procès de peur et aident à en recomposer et expliciter une interprétation des rôles sémantiques et des scénarios topiques (émotion, jugement, événement). En d’autres termes, le prédicat de peur (avoir peur/faire peur8) est doté d’une distribution valencielle dont la micro-structure sémantique est une projection conforme à notre (macro-) expérience de la peur.
25Pour illustrer notre démarche, nous partirons de la série suivante :
L’orage me fait peur.
L’orage m’a fait peur, j’ai interrompu ma randonnée et rejoint le refuge.
Ça me fait peur de savoir que l’orage approche.
J’ai peur de l’orage : rien que d’en parler j’ai la chair de poule.
Quand j’entends que l’orage approche, je suis tétanisée de peur.
J’ai eu peur de l’orage, j’en frissonne encore.
J’ai peur.
26Et nous commenterons brièvement les structures énumérées, en rapportant pour commencer l’énoncé à celui des trois scénarios topiques qu’il paraît réaliser. Les énoncés maintiennent la coexistence de peur, orage et je, faisant varier les places et les formes syntaxiques, le verbe support et la structure verbale (avoir, faire), le temps du verbe, ainsi que les commentaires du locuteur au sujet de l’expérience émotionnelle décrite où interagissent je/orage/peur :
L’orage me fait peur.
⇒ L’orage me fait peur en général/à chaque fois c’est la même chose (aspect)
⇒ D’UNE PEUR-ÉVÉNEMENT À UNE PEUR-JUGEMENT
L’orage m’a fait peur, j’ai interrompu ma randonnée et rejoint le refuge.
⇒ Dans des circonstances particulières, un certain événement est survenu et m’a fait adopter une certaine conduite (fuite et recherche d’une protection)
⇒ PEUR-ÉVÉNEMENT (rétrospection)
Ça me fait peur de savoir que l’orage approche.
⇒ L’idée d’un certain événement déclenche en moi, de façon réitérée et mentale, une forme d’émotion (intérieure) qui s’apparente à celle que j’éprouve quand l’événement survient
⇒ PEUR MENTALE, PEUR-JUGEMENT (anticipation mentale de l’événement et de l’émotion qui lui est associée)
J’ai peur de l’orage : rien que d’en parler j’ai la chair de poule.
⇒ L’idée d’une certaine catégorie d’événement suffit à déclencher en moi, de façon réitérée, la même somatisation (tremblement, sensation de froid) que s’il se produisait effectivement
⇒ D’UNE PEUR-JUGEMENT À UNE PEUR-ÉMOTION
Quand j’entends que l’orage approche, je suis tétanisée de peur.
⇒ La perception des signes avant-coureurs d’une certaine catégorie d’événement suffit à déclencher en moi, de façon réitérée, le même comportement somatique (immobilisation)
⇒ PEUR-ÉMOTION, SUR LA BASE DE SIGNES AVANT-COUREURS DE L’ÉVÉNEMENT
J’ai eu peur de l’orage, j’en frissonne encore.
⇒ Je me souviens de l’événement et de l’émotion qu’il a produite, j’en conserve les effets de somatisation
⇒ PEUR-ÉVÉNEMENT QUI SE POURSUIT AU-DELÀ DE L’ÉVÉNEMENT EN PEUR-ÉMOTION (rétrospection de l’événement, maintien plus durable de l’émotion)
J’ai peur.
⇒ je suis présentement en proie à une certaine émotion (source absente)
⇒ PEUR-ÉMOTION (sans mention de l’événement)
27Les énoncés qui s’appuient tous sur l’emploi du générique peur ont été glosés de manière à rendre compte des peurs-types, de leurs composantes et du trait aspectuel qui les différencie. On complètera ce premier aperçu par le tableau suivant, qui met l’accent sur les prédicats verbaux (les verbes supports avoir et faire) et sur les rôles sémantiques de siège et de source.
Verbes de peur : structures fondamentales
28La structure 1 peut être analysée comme résultative, au sens où elle part du sujet qui éprouve la peur : elle donne le point de vue du siège humain qui fait l’expérience de l’émotion de peur. Les verbes qui entrent dans cette structure sont : avoir peur (de/que), appréhender – craindre – redouter, auxquels nous ajoutons avoir horreur de/que pour lequel nous notons que le complément n’est pas facultatif. Les verbes d’attitude qui construisent la peur-jugement (peur que), quand ils ne font l’objet d’aucune transformation, relèvent de cette structure.
29La structure 2 est causative, dans la mesure où elle donne en sujet syntaxique le point de vue de l’objet menaçant qui déclenche ou provoque la peur. Entrent dans cette structure les verbes faire peur à, effrayer – épouvanter – terrifier, terroriser – paniquer et faire horreur à. Les verbes qui relèvent de cette seconde structure sont dans les emplois effectifs assez rares ; on leur préfère souvent les adjectifs dérivés, eux très fréquents, ou bien le tour pronominal de la troisième colonne.
30Le tour pronominal est intéressant dans la mesure où il fait passer certains verbes de la structure 2 (causative) à la structure 1 (résultative) : s’effrayer de – s’inquiéter de – s’épouvanter, occasionnant ainsi une orientation subjective sur le procès de peur. Le siège de la peur, sujet du verbe et datif sous la forme du pronom réfléchi, est décrit comme s’attribuant à lui-même l’objet peur. Le tour pronominal rejoint le processus identifié en psychologie pour rendre compte de l’angoisse ; sans objet extérieur, l’affect d’angoisse, intériorisé, s’auto-génère en quelque sorte9.
31Quant à la dernière colonne du tableau, les emplois figurés, celle dans laquelle figurent les verbes qui acceptent un nom de peur comme sujet syntaxique et le nom du siège de l’affect (ou d’une partie de son corps, regard, esprit, visage, gorge) comme objet. La série est ouverte dans la mesure où on y rencontre les emplois figurés de verbes de mouvement ou d’action assez spécifiques qui sont souvent des variantes de prendre, avec les deux valeurs possibles du complément (prendre un objet, s’en emparer ; prendre un territoire, l’investir comme le ferait une vague ou une lame de fond) : s’emparer de – submerger – saisir – envahir – engloutir – tétaniser – paralyser – serrer – nouer, etc. Souvent sous leur forme adjective, ces emplois figurés servent notamment aux constructions détachées, particulièrement nombreuses s’agissant des prédicats de peur.
32A l’issue des observations qui précèdent, nous soulignerons que peur est envisagé d’un point de vue processuel. Au point que les synonymes nominaux ont été provisoirement convertis dans leurs dérivés verbaux (s’inquiéter, par exemple).
Retour sur la synonymie… et autres questions sémantiques
33Pour revenir à l’examen des synonymes de peur, nous voudrions soumettre la lecture d’un fait divers10 qui active la synonymie de frayeur et angoisse, sélectionnant l’un puis l’autre dans les deux titres11.
Texte 1 : à la une du journal
Frayeur au lycée
Un enseignant au chômage de 33 ans a retenu en otages (sic pour le pluriel) 23 personnes – 21 élèves et 2 surveillants – hier après-midi dans un lycée de Sablé-sur-Sarthe, avant de se rendre sans résistance en début de soirée. Sans affectation (sic), il voulait attirer l’attention sur sa situation.
Texte 2 : en page intérieure, titre et chapeau de l’article
Lycéens otages :
5h d’angoisse
Une prise d’otages de 21 élèves de 16 à 18 ans et deux surveillantes dans un lycée de la Sarthe par un ancien professeur qui « voulait qu’on prenne en charge sa détresse » s’est terminée hier sans violences (sic pour le pluriel) au bout de cinq heures d’angoisse.
34Le même événement est relaté mais l’émotion de peur dont il a fait l’objet n’est pas nommée de la même façon. La sélection de frayeur ou angoisse obéit ici, sans ambiguïté, à une double caractérisation de point de vue et d’aspect. Frayeur implique une vision externe et rétroactive sur un événement qui n’a pas eu de conséquences fâcheuses ; angoisse recatégorise l’affect en tant qu’il a été subjectivement, durablement, éprouvé par les acteurs eux-mêmes et induit une orientation interne et non accomplie.
35Autrement dit, la peur éprouvée en tant que telle (ontologiquement) n’a pas changé ; ce qui a changé c’est l’orientation en contexte sur le procès, procès vu successivement sous deux angles : accompli ou non accompli, externe ou interne. La langue offre deux lexèmes qui comportent de telles oppositions :
- frayeur : accompli, externe, résultat sans gravité ni conséquence notable
- angoisse : non accompli, interne (non activation du sémantisme lié aux conséquences)
36Dans cette mesure, nous sommes conduite à dire que « le point de vue est dans la langue »12. Et l’on observe par ailleurs que le sème d’intensité n’a aucune influence sur la sélection des noms de peur.
37Plus généralement, on dira de ce trait d’intensité soit qu’il est inopérant sur certains lexèmes (stress, peur) et nécessite l’apport d’adjectifs (un gros stress), soit qu’il se limite à des comparaisons de deux ou trois lexèmes entre eux, en général parce que, justement, il entre dans la caractérisation contrastée de sous-séries (frayeur, terreur, épouvante)13. Donc, son application est inégalement rentable jusqu’à paraître inutile ou risquée sur certains noms (par exemple, appréhension).
38En revanche, d’autres traits sémantiques méritent d’être convoqués, en complément du trait d’intensité, par exemple l’opposition causativité/ émotion subie (faire peur/avoir peur), les caractérisations aspectuelles (une fois, régulièrement/inchoatif, terminatif, procès en cours), enfin l’opposition état – disposition/événement – réaction. Cette dernière opposition et les rudiments de psychologie dont tout un chacun dispose suggèrent cette distinction dont il a déjà été question entre une peur-événement (scène, scénario) une peur mentale (intérieure) et peur-émotion (visible, extériorisée, sous le coup d’un donné externe). Ce dont rendent compte les procès de peur et la progression de l’événement à l’intériorisation de l’affect. Nous établissons les principales caractérisations sémantiques qui spécifient le point de vue de la langue sur l’affect de peur ; les valeurs d’aspect y jouent un rôle décisif : selon par exemple que l’expérience est réitérée ou singulière (ci-dessous, point D), proactive (j’ai peur que : la pensée d’une menace ou d’un danger envisagée comme une peur) ou rétroactive (j’ai eu peur), la peur est orientée vers disposition (peur réitérée) ou vers événement (peur singulière) :
A. Causativité, siège et source
Faire peur/avoir peur
B. Types de procès, événement, émotion, jugement
Avoir peur – avoir peur de – avoir peur que : de la peur-émotion (en situation d’affronter un danger, la peur comme événement) à la peur-jugement (la peur mentale est prospective). Le danger (représentation d’un mal ou d’une perte) est actualisé, présent (peur-émotion) ou à venir (peur-jugement)
C. Limites extérieur/intérieur : du procès-source aux propriétés du siège
Hantise – horreur : perception (vision, représentation, image) intériorisée ou extériorisée d’un danger
Horreur – terreur – épouvante – angoisse : de la perception d’un objet mauvais et extérieur à l’intériorisation d’une peur mentale sans objet
D. Etat (disposition)/expérience (singulière ou réitérée)/événement
Crainte – angoisse – anxiété – stress – phobie – peur – terreur : de la peur comme un état ou une disposition psychologique à la peur comme expérience émotionnelle (événement)
Occurrences et collocations : topos, procès et usages effectifs
39Reste à évoquer le dernier point mentionné, celui des collocations privilégiées. C’est là encore une question cruciale mais particulièrement délicate. Le problème des occurrences et des collocations conduit bien entendu à réinterroger le principe d’homologie micro-structure d’énoncé/macro-structure d’événement de laquelle nous sommes partie. Ou tout au moins à considérer que les énoncés de surface ne reflètent pas stricto sensu la structuration profonde du topos mais plutôt la médiatisent par le biais d’indices indirects, y compris des emplois métaphoriques. Du topos au procès de peur, la verbalisation des énoncés de peur passe par des étapes de figuration et les filtres du point de vue qui méritent la plus grande attention.
40Pour l’instant, qu’il nous suffise d’énumérer les emplois repérés. Notre liste s’appuie sur les observations et les relevés réalisés à partir des textes narratifs et sur la fréquence ou la pertinence de quelques tours qui paraissent devoir être privilégiés. Nous élargissons par étape l’éventail des usages : partant des syntagmes nominaux, nous considérons ensuite le syntagme prépositionnel pour arriver finalement aux tours phrastiques, nominaux (Quelle horreur !) ou verbaux (N’ayez pas peur !). Voici le premier recensement auquel nous parvenons :
41- Npeur comme nom-tête, ou Adj. Peur d’un syntagme nominal
Adjectif (a) : une grosse frayeur
Adjectif (b) : un cri épouvantable
Précédé d’un nom générique : sentiment, crise, un sentiment (crise) d’angoisse, de crainte, d’appréhension
Suivi du nom de la source : la peur du père, la peur de perdre, la crainte d’être vu
42- Pluriel du Npeur
les terreurs enfantines
les terreurs nocturnes
des craintes confirmées
les affres de la préparation
les horreurs de la guerre
43- « Locution prépositionnelle » et syntagme prépositionnel intra-prédicatif
dans la crainte d’être vu
être dans le stress des examens
dans la peur de voir surgir l’ennemi (Maupassant)
vivre dans la terreur de manquer de nourriture
de peur de (que)/de crainte de (que)
par crainte que
44- Verbe + Avec + Npeur (déterminant zéro)
verbe de pensée ou de perception : voir, écouter
verbe de mouvement : reculer, avancer, fuir
45- Construction détachée à partir d’un adjectif :
Assailli de terreurs nouvelles, il resta longtemps prostré…
Glacé (frappé) d’effroi, il… (frappé de stupeur)
Saisi de peur, il…
La gorge nouée, il… (nouée de peur ou de timidité)
46- Tours négatifs, impératifs et impersonnels :
N’ayez pas peur, tout se passera bien
Ne craignez rien, il (le chien) n’est pas méchant
Ça craint rien
Faut pas avoir peur
47- Sans + Npeur (dét. zéro)
Vous pouvez parler sans crainte
Le chevalier sans peur et sans reproche
48- Antécédent de complétive (subjonctif) :
La crainte que ça ne se reproduise (< craindre que)
La peur qu’il ne revienne faisait faire n’importe quoi aux
enfants
49L’énumération à laquelle il vient d’être procédé, et le préclassement des combinaisons qu’elle inspire, livre un premier aperçu des structures privilégiées. Notons avant tout que peur convient de préférence à une prédication seconde, accompagnant un procès (d’action, de parole ou de perception) qui occupe le rang primaire de procès principal. Ces faits de langue rappellent le statut particulier d’un procès émotionnel : propriété occasionnelle, l’émotion est un état transitoire chez un sujet qui réagit et somatise sous l’effet d’une cause ou d’une source extérieure.
50Mais ces relations causales sont complexes ou, là encore, indirectes. La peur peut endosser elle-même une valeur causative (mobile de la fuite ou source de la somatisation par exemple), ou tenir le rôle de l’effet produit (complément de verbes comme déclencher, provoquer, etc.). D’une manière plus générale, la notion de « cause » (sujet du procès factitif de peur) recoupe celles de danger, de signal, d’atmosphère et entraîne la mention que le siège de la peur « perd » ses moyens (somatisation visible).
Étymologie
51Reste à évoquer l’importance de l’étymologie pour les notations de la somatisation14 :
Peur – épouvante : < pavor, pavere « être frappé, battu ».
Angoisse – anxiété : < angustia : « resserrement, lieu serré, étroit ; défilé » ; avoir la gorge serrée, nouée (scène de la naissance).
Crainte, terreur, horreur : tremblement, frissons. Tremere < « trembler, tremblement », horrore < « hérissement, se hérisser ». Cremere < craindre : altération de tremere, « trembler ».
Frayeur : < fragor « vacarme », frangere « briser ».
Effroi – inquiétude : < fridu « paix » ; quies « repos ». « Perte de la paix ».
Alarme : « à l’arme » – Signal donné à l’approche d’un danger, pour annoncer l’approche de l’ennemi. cf. alerte : « à l’(h) erte, sur ses gardes », italien all’erta : sur la hauteur.
Appréhension : < ad-prehendere : « prendre, saisir ». Appréhension, sens 1 : « compréhension intellectuelle ». Prédation et compréhension.
Panique : < le dieu Pan dont la subite apparition serait terrifiante pour les humains.
Phobie : dualité de l’étymon grec qui signifie doublement « attaque – fuite » : a. faire peur, mettre en fuite ; b. être mis en fuite par la crainte, fuite, crainte.
Perspective didactique : comment intégrer des problématiques si dissociées ?
52Si l’on prend les différents points que j’ai évoqués successivement, il paraît possible d’envisager leur didactisation sous la forme d’activités circonstanciées. C’est dans ce sens qu’on trouvera les propositions partielles qui figurent en annexe. Cela étant, les problèmes sont loin d’être résolus, engageant toute une élaboration des conceptions monde – langue – discours qui est à clarifier si l’on veut s’appuyer sur une ontogenèse de la peur-émotion pour développer les performances langagières qui accompagnent son expression.
53Nous qualifions la perspective d’acquisition/apprentissage lexical retenue, d’analytique et d’épilinguistique. Nous posons qu’il y a acquisition dans la mesure où l’on cherche à faire dépasser un certain seuil d’intuition lexicale déjà atteint. Plus précisément, il s’agit d’élargir les ressources lexicales, surtout du point de vue des opérations de contrôle et de définition qui les spécifient : c’est dans cette mesure que l’acquisition est analytique ; l’acquisition passe par des verbalisations et des observations diverses de peur, qui peu à peu s’opérationnalisent en critères distinctifs des noms et de leurs dérivés. C’est en ce sens que nous mettons les paraphrases, définitions, et reformulations, au cœur des activités. De fait, pour interpréter une forme d’énoncé marquée par une occurrence de peur, il faut disposer d’éléments d’analyse qui permettent d’éprouver la cotextualisation du vocable, et d’en vérifier la valeur d’emploi. Quant à la dimension épilinguistique de l’acquisition visée, elle signale deux aspects ; le premier est le recours à des activités de paraphrase explicitante, préférées à des activités qui seraient strictement métalexicales (relations et catégories, par exemple, ici, la synonymie nominale) ; le second aspect est la proximité forte qui s’établit entre un certain donné référentiel et mental de la peur, pour une part préconscient (l’expérience émotionnelle et langagière de la peur), et sa mise en mots contrôlée (l’énoncé et le récit de peur). Au-delà, et plus généralement, j’aimerais bien sûr que les problèmes décrits contribuent à alimenter les réflexions conduites ici même sur la didactique du lexique.
54Par ailleurs, non moins cruciale me paraît la question des valeurs, des genres narratifs, et du point de vue, qui pourrait nous aider à réviser le schéma narratif en y réintégrant ce qu’il a un peu perdu, au fil des applications, à savoir une macrostructure sémantique (et non plus seulement logique).
55Enfin, qu’entend-on par enseignement de la langue, dans ses liens avec les besoins langagiers qui se manifestent dans les productions des élèves et dans ses liens avec les représentations, les intuitions lexicales et les verbalisations spontanées : quel modèle de la phrase et de l’énoncé, quelle progression par notions-noyaux, quelle terminologie, etc. ? Ces questions méritent un examen collectif approfondi, qui dépasse la séparation des niveaux d’enseignement, mais qui dépasse également les limites de cet article introductif.
Bibliographie
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Annexe
Annexes
Annexe A1 : Questionnaire initial de représentations sur la peur et les noms de peur (document élève ou étudiant, support d’enquête)
1. De quoi avez-vous le plus peur ? Donnez trois réponses dans l’ordre décroissant (de la très grande peur à la petite peur).
2. Complétez les énoncés suivants, en vous inspirant des exemples donnés.
J’ai bien peur que ça n’en finisse pas
Zoé a peur de ne pas être choisie
Paul a peur que Jules…………………….
Noémie a peur de…………………………
Maxime a peur……………………………
3. Enumérez les traits caractéristiques de quelqu’un dont on dit qu’il n’a peur de rien ou qu’il n’a peur de personne. Comment comprenez-vous l’expression ne pas avoir froid aux yeux ?
4. Quels mots associez-vous à craindre ou crainte ? À quoi ces mots vous font-ils penser ?
5. Faites un court texte (4-5 linges) dans lequel vous évoquerez une scène de terreur.
6. Selon vous les noms peur, crainte et terreur signifient-ils la même chose ? Connaissez-vous d’autres noms qui pourraient compléter la série ?
Annexe A2 : Topique de la peur, synthèse sur les figures et les scènes (peur/danger)
On relève sous les six points, les caractérisants topiques d’une « agression, menace ». Ce point est important et il explique que la peur se présente comme « valeur émotionnelle ajoutée à un procès principal ». Sous chaque point, sont énumérés les différents éléments relevés dans les réponses comme attributs (« accessoires ») du rôle menaçant ou comme propriété inhérente d’une scène de menace.
Je n’ai procédé à aucun calcul statistique des réponses, pour éviter l’écueil d’une synthèse trop définitive, qui affiche des ambitions d’exactitude chiffrée qu’elle n’a jamais eues. En revanche, j’ai essayé, scrupuleusement, d’intégrer, qualitativement, toutes les réponses obtenues même celles qui paraissaient de prime abord quelque peu saugrenues ou au moins assez marginales (les guêpes).
Retenons surtout de cette tentative de synthèse qu’elle renseigne sur l’élaboration progressive (évaluation, abstraction, complexification) du concept de peur, qui s’abstrait des conditions singulières de la menace et de son incarnation (figures). C’est ce que j’ai voulu signaler en opposant un il-peur (extériorité du danger) à un je-peur (intériorité). De 1 à 6 la synthèse relève les procédures de maturation de peur et offre une base de travail à réexploiter. On cherchera à vérifier ou infirmer ces éléments qui aident à comprendre la formation du concept de peur d’un point de vue longitudinal. Mais il faudra, c’est presque plus urgent, élaborer un nouveau protocole qui explore mieux qu’on ne l’a fait lors des enquêtes, les conduites verbales afférentes aux expériences de peur.
Topique de la peur
Figuration des sources, scènes et objets de peur : maturation, évaluation
Formation des procédures d’abstraction et de complexification
Personnes d’âge différent (de 4-5 ans à 80 ans et plus). Sont énumérées des formes topiques, des plus figurées aux plus abstraites. De la peurémotion (danger extérieur, ce qui fait peur) à la peur construite et mentale (peur-jugement, peur intérieure, anticipation d’un danger potentiel : peur que) ; passage médiatisé par la scène de peur, la peur-événement. Cf. Cosette dans la forêt symbolise les trois dimensions : peur-événement (aller à la fontaine, seule et de nuit), peur-émotion (la forêt), peur-jugement (représentation anticipée de la Thénardier).
Les résultats qui suivent peuvent se lire comme les trois grandes procédures de maturation de la peur (mais en aucun cas, ne doivent s’interpréter comme l’établissement d’une chronologie par « étapes ») ; l’enfant très tôt développe des conduites qui relèvent du « stade » C :
il-peur : le danger extérieur incarné, la peur-émotion (point 1)
la peur-événement : représentation d’une scène, fictive, de peur et de ses agents et attributs les plus effrayants. Valeur symbolique des éléments et des somatisations associées. (points 2, 3 et 4)
Je-peur : la peur intérieure, mentale, prospective (séparation, perte et mort). (points 5 et 6)
1. Les figures de peur, telles qu’elles sont nommées le plus couramment par des enfants : figures et animaux repoussants qui incarnent le danger et/ou le dégoût. Figures singulières identifiées comme repoussantes (un requin, un serpent, le masque de citrouille de Halloween, une araignée, un hamster mort). La menace est étrange ou étrangère, et symbolise un danger, un risque d’agression physique.
les vampires et les chauves-souris (les guêpes)
les ogres et les sorcières
les loups et les requins
les rats, les serpents et les araignées
2. Les scènes et situations de peur : un ressenti phobogène (les éléments). L’air : élément dominant de la topique de peur. Cf. la respiration : l’air (l’atmosphère) symbolise peut-être le contact entre l’extérieur et l’intérieur : cf. noyade, asphyxie, étouffement et sentiment d’étranglement (angoisse)
la noyade (l’eau)
l’asphyxie (le manque d’air)
la chute (le vide)
l’enfermement associé à la nuit (une pièce ou une forêt) sous deux aspects : a) l’enfermement par l’extérieur (l’obscurité, ne plus pouvoir/savoir avancer ou sortir) ou b) l’enfermement de l’intérieur (mouvement entravé, paralysie, entrave du contrôle de soi).
Le noir : obscurcissement extérieur et intérieur.
un cataclysme naturel : tremblement de terre et incendie (la terre et le feu)
l’agression physique (l’autre, l’adversaire : l’intrusion d’un inconnu, le masque)
la perte d’intégrité : la transformation de soi (être l’objet, à son insu, d’une métamorphose)
3. Scènes d’effroi et indices de rupture : intrusion menaçante dans le monde ordinaire et quotidien. Inquiétude, effroi : (étymologie) perte de la tranquillité. Rupture brutale et imprévue avec l’univers quotidien et les familiers. Elaboration du décor de la scène (univers sonore et visuel). Les signaux.
divers signaux sonores : bruits de pas, bruits insolites
le noir/la lumière : obscurité soudaine ou lumière brutale, inexpliquée
le surgissement d’une présence inexpliquée (animale ou humaine), perçue comme potentiellement agressive
4. Les attributs menaçants et la perte de l’intégrité physique
le couteau
la tronçonneuse
le sang (par métonymie : les effets de la menace et du il-menaçant)
5. Peur : dégoût, douleur, souffrance (de la douleur physique à la souffrance morale)
la perte de l’intégrité physique : morsure, avalement, découpage, métamorphose
l’agression sexuelle (viol, accompagné ou non de torture) : le psychopathe
la solitude
la mort
6. La peur comme angoisse de séparation
la perte de soi (intégrité) : intrusion menaçante, souffrance et division
la perte des autres : rupture, séparation, mort des proches.
Annexes B
On trouvera ci-dessous un répertoire des noms de peur et de leurs dérivés (B1) ; pour mémoire nous avons également reproduit le tableau des structures verbales (B2).
B1 : Champ sémantique de la peur : les noms de peur
B2 : Verbes de peur : structures fondamentales
Annexes C : Réécriture d’un fragment (copie de seconde)15
Dans cette dernière annexe, nous avons sélectionné des productions et des outils d’analyse qui se rapportent à l’entrée « rhétorique », « génétique du texte ». Nous espérons l’aperçu suffisant pour illustrer le fait que le point de vue d’apprentissage est radicalement différent.
C1 : fragment réécrit
Colonne de gauche : le texte d’origine, en caractères droits, les éléments supprimés.
Colonne de droite : le texte réécrit, en caractères droits les éléments ajoutés.
Noter la disparition des paragraphes dans la version de droite.
Soudain il vit un homme cagoulé qui enfonçait un couteau de cuisine dans le cœur de sa mère, l’homme à frapper avec violence, il ne s’arrêté pas, des dizaines de coups de couteaux, il y avait du sang partout, sur les murs, sur les escaliers. Julian ne comprenait pas, pourquoi cet homme faisait ça tout été flou dans sa tête, une question persister : pourquoi ? Julian, terrorisé, tétané, lâcha les bouteilles qui se fracassèrent sur l’escalier. L’homme prit soudain peur et arrêta le massacre. |
Soudain il vit un homme cagoulé qui enfonçait un couteau de cuisine dans le cœur de sa mère tel un barbare ! ! L’homme a frappé avec tellement de violence qu’on aurait pu le comparer a un boxeur qui s’acharne contre son adversaire ! Il ne s’arrêta pas, des dizaines de coups de couteaux, il y avait du sang partout sur les murs au point de croire qu’un cochon avait était égorgé à cet endroit. Julian ne comprenait pas … pourquoi cet homme faisait ça. Tout était flou comme une matinée couverte de brouillard. Une question persistait : pourquoi ? Julian, terrorisé, tétanisé, lacha les bouteilles qui se fracassèrent sur l’escalier tel un vase de crystal qui s’éclate sur le sol. L’homme prit soudain peur et arrêta le massacre … Julian put voir le regard terrifiant de cet individu, semblable à un lion prêt à rugir, malgré sa cagoule, ce regard froid, lugubre qu’il n’oubliera jamais. L’homme accusa Julian et lui fit savoir que tout était de sa faute, comme s’il voulait lui faire porter le fardeau pour qu’il soit le seul responsable. Le tueur lui faisait comprendre que c’était de sa faute si ses parents se disputer. Julian prit de remords et de panique décida de s’enfuir, l’homme l’agrippa par le bras d’une main ensanglanté ferme et tenace. |
Les deux fragments qu’on vient de lire correspondent à des consignes de travail qui ont accompagné un travail sur la génétique des textes littéraires et dont nous restituons ci-dessous les lignes principales.
C2 : Réécriture partielle et révision
- Première étape : chaque groupe relit intégralement le dernier état de sa nouvelle ; procéder éventuellement à des corrections de détail, dès ce moment. À l’issue de la relecture complète et attentive, repérer dans le texte un passage central du texte dans lequel la peur joue un rôle déterminant. L’extrait choisi est homogène du point de vue de la scène racontée et ne fait pas plus d’une vingtaine de lignes.
- Deuxième étape : associer à la nouvelle l’un des noms de peur suivants : angoisse, horreur, épouvante, ou terreur. Choisir le nom en fonction des effets de sens dominants et du point de vue (sujet, psychologie, intériorité mentale/objet, événement, extériorité dangereuse ou macabre). Une fois que ce mot est choisi, considérer qu’il devient comme un moteur d’images et de comparaisons à inventer pour les réinsérer et procéder ainsi à la réécriture partielle du texte (cf. infra, les fondements de signification et d’étymologie). Associer ensuite au mot choisi un signe de ponctuation ou un mode d’écriture qui soit expressif et qui corresponde à l’isotopie retenue. Points de suspension, point d’exclamation, point d’interrogation, guillemets ; écriture fragmentée, type journal intime ou au contraire exaltation imaginative et inquiétante, etc. L’objectif est de bien comprendre que la peur est un ressort sémantique fondamental du texte et pas simplement une sous-catégorie du « vocabulaire ». Il faut faire partager en profondeur au lecteur les effets de la sorte de peur qui est activée par le texte (ligne d’interprétation sémantique). Cidessous, quelques éléments pour orienter le choix des comparants ; compléter à l’aide du dictionnaire :
Angoisse : la sensation d’oppression qui peut se manifester par l’impression que le cœur bat plus vite – difficulté à respirer – image du nœud – intériorité et durée – comme un étranglement. Exemple : le Horla ou La peur de S. Zweig (dans ce dernier texte, l’image du poison et de la vie empoisonnée). L’étroit. La gorge serrée.
Horreur : la vision d’une scène effective qui peut faire naître du dégoût et susciter un tremblement, un hérissement – scène macabre d’apparition ou de disparition – jeu avec la mort, images de l’enfer, du chaos et de l’apocalypse : l’horreur peut déboucher sur une forme d’humour satirique. Exemples : Dumas, ou, de Maupassant : L’horrible. Cf. les scènes de décapitation (V. de l’Isle-Adam, Dumas) et les interrogations qu’elles déclenchent sur l’instantanéité de la mort. Potocki. Cf. aussi les visions, scènes et spectacles d’horreur de la guerre (G. Chevallier).
Épouvante : le cri et les yeux exorbités devant l’insoutenable, l’improbable. Certaines images de Shining (Kubrick). Cf. l’épouvantail. Mouvement de recul. Être comme saisi d’épouvante. Image du coup reçu (frappé d’épouvante, être battu). Stephen King, Lovecraft. Être cloué d’épouvante : coup, enfoncement.
Terreur : les mouvements paralysés, perte des moyens – saisissement externe qui peut se transmettre à plusieurs – notations spatiales (être dans la terreur de) – la chape de plomb – atmosphère lourde (climat de terreur). Incompréhension devant un phénomène perçu comme surnaturel ou simplement supérieur atteint son comble. Exemple : La peur de Maupassant, Le Chat noir ou Le Puits et le pendule d’E. Poe. L’image du poids que communiquerait un objet invisible.
- Troisième étape : réécrire le passage concerné en se fondant sur la métaphore choisie. Recopier à l’intérieur d’une copie double : sur la page de gauche le texte d’origine, sur la page de droite, le texte réécrit (manuscrit ou tapuscrit).
- Dernière étape : les corrections de surface du texte (orthographe, ponctuation, et grammaire des énoncés) sur la totalité du texte : vérifications indispensables, avant la saisie informatique définitive. Soin tout particulier à apporter aux finales variables des verbes. Notamment : – ER/-É/-EZ.
Notes de bas de page
1 L’image est fréquente dans les discours de presse ; elle l’a été par exemple lors de la campagne électorale du président Bush, qui a suivi les événements du 11 septembre 2001.
2 Serge Boimare, 1999.
3 Le Horla, L’homme au sable, Le Petit Chaperon rouge, par exemple, ne nomment pour ainsi dire pas l’affect de peur, sur lequel pourtant l’intrigue est largement construite. On pourrait étendre l’observation à de nombreux récits de guerre et aux témoignages des camps de la mort (Barbusse, Antelme, par exemple).
4 Quelques grands récits de la peur méritent d’être tout de suite mentionnés : « Histoire d’un qui s’en alla pour apprendre le tremblement » de Grimm, « La peur » de Zweig, « Le puits et le pendule » de Poe, « Chikamauga » de Bierce et « Les aventures de Walter Schnaffs » de Maupassant. Relevant de genres différents, ces textes font endosser à la peur des rôles sémiotiques distincts ; du coup, localement, les énoncés qui font usage des lexèmes et des dérivés de peur sont évidemment très différents, porteurs de valeurs d’emploi elles-mêmes radicalement différentes. Ajoutons à cette série de formes brèves (contes ou nouvelles) le roman La peur de Gabriel Chevallier.
5 D’assez nombreux manuels scolaires (destinés aux classes de collège et lycée, cinquième, quatrième et seconde selon les dates de parution des manuels examinés) inscrivent le vocabulaire de la peur dans le chapitre qu’ils consacrent au fantastique. C’est l’examen attentif de telles pages qui nous ont alertée sur la question des coocurrences et des associations sémantiques (cf. ci-après, notre deuxième partie), dans la mesure où le champ sémantique de la peur s’y trouve relayé, sans précaution, par celui de l’étrange ou du surnaturel.
6 L’absence de peur peut se révéler être un handicap psychologique : cf. les textes de Grimm et Bierce déjà cités.
7 Cf. Zlotowicz 1978 dont on rapportera les descriptions psychologiques des peurs enfantines à la grande scène des Misérables (IV, VI, 2) où Gavroche et les enfants se réfugient dans l’éléphant mais y cotoient des rats.
8 Cf. J. Picoche 1992 : 130.
9 A l’appui de cette observation, on rappellera les tours oraux très courants et quasi synonymes de j’angoisse et je stresse, utilisés en construction absolue.
10 Le Républicain Lorrain, 10 mars 2006.
11 Les titres sont en gras italique.
12 Pastichant le titre de Ducrot et Anscombre, L’argumentation dans la langue.
13 Nous avons rencontré dans un précis de lexicologie de P. Larousse qui est destiné aux élèves et qui date de 1891 la série reconduite à l’identique dans le volume 3e de Dascotte et Obadia : frayeur, peur, terreur, qui semble caractériser frayeur comme une « petite peur ».
14 Cf. M. Bompard-Porte 2003 : 241-247 et J. Picoche et C. Rolland 2002, article « Peur ».
15 Les travaux d’élèves, dont nous ne citons qu’un court extrait, ont été réalisés dans la classe d’Amel Lejeune et ont fait l’objet du mémoire professionnel de cette jeune professeur-stagiaire, à l’issue de son année d’IUFM en Lorraine (2004-2005). Nous remercions chaleureusement Amel d’avoir su assumer les charges, les risques et les responsabilités d’une expérience didactique aussi lourde, dans une classe de seconde où rien n’était facile.
Auteur
Université de Metz
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