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Les enjeux lexicaux de la lecture littéraire

p. 85-101


Texte intégral

1Deux questions se croisent dans cette contribution : quels problèmes spécifiques pourraient poser aux élèves les usages « littéraires » du lexique ? Et réciproquement, ce qu’on appelle « lecture littéraire » est elle une activité propice à des apprentissages lexicaux spécifiques ?

Le lexique dans le texte littéraire : un fonctionnement spécifique ?

2Même si on se refuse à isoler le texte littéraire de l’ordinaire des usages, on peut toutefois se proposer d’être attentif à quelques phénomènes à quoi on le reconnait :

  • un accroissement de la complexité : vocabulaire plus rare, archaïque, ou réactivation d’acceptions inhabituelles, établissant vers l’encyclopédie des relations, plus nombreuses, plus précises ; emplois figurés ou complexes comme les métaphores originales, les syllepses…
  • un accroissement de la densité, définie comme la richesse des connections sémantiques sollicitées autour des unités : intensification des interrelations en discours, favorisant au sein du texte des relations plus serrées d’un mot à l’autre, par exemple sur le plan sémantique les phénomènes de connotation ou d’inférences complexes, le tissage de champs sémantiques appuyés sur des sèmes afférents, sur le plan phonographique les effets sémantiques des rimes et assonances… Voir comment le texte est structuré de manière tabulaire, multidimensionnelle, par des réseaux lexicaux hiérarchisés1.
  • un accroissement de l’incertitude sémantique, dans la mesure où le texte littéraire impose au lecteur de faire preuve d’une inventivité nouvelle, qu’il aventure un code toujours inédit, et qu’il s’avance aux marges de l’indicible, qu’il suppose qu’il y a des choses à dire qui sont impossibles à nommer, à expliciter ; que l’effort même de nommer et d’expliciter dénature et détruit (Beaude, 1996).
  • un épaississement fonctionnel, dans la mesure où la relation aux textes suppose que les fonctions habituellement dispersées dans les genres du discours se superposent et s’interpénètrent : penser et ressentir, raconter et expliquer, raisonner et émouvoir, abstraire et faire image, etc. Le littéraire inviterait à un travail souterrain du sens, à un sens sous le texte, à une prolifération des sens, à la différence des discours qui visent à l’exhaustivité, à l’univocité, à la stabilité. Ces derniers sont souvent des discours qui privilégient une définition référentielle du sens, alors que le littéraire privilégierait une définition inférentielle et différentielle du sens (Rastier, 1991).

Une pratique spécifique des textes ?

3Même si on refuse que le texte littéraire soit défini par des différences formelles, on doit au moins accorder que la pratique littéraire des textes soit irréductible à toute autre. Elle relève d’une herméneutique, qui cherche à éprouver et à ressaisir dans le commentaire ce que le texte littéraire serait seul à rendre possible. Comme la théorie littéraire l’a montré, la lecture littéraire oscillerait entre deux contraires :

  • d’une part, elle doit s’ouvrir aux possibles du texte, faire proliférer le sens, déclarant ainsi l’œuvre ouverte2 ;
  • d’autre part, le texte impose ses propres contraintes et donne d’indispensables limites à l’interprétation3 : il y a des interprétations plus aventurées que d’autres. Le risque de dérive interprétative est encore plus sensible avec des lecteurs jeunes, dont l’encyclopédie… et le lexique sont en cours de construction.

4Ces limites dépendent d’abord des contraintes du texte lui-même, qui demandent au lecteur des méthodes de lecture même sommaires, appuyées sur des indices textuels, des relevés, des mises en relation, qui se croisent et se confirment. Elles dépendent ensuite de la langue elle-même, définie comme ce qui est censé partagé par les locuteurs. Il n’y a pas de lecture interprétative recevable sans ce qu’on pourrait appeler une lecture philologique4, pour la distinguer de ce qui serait une lecture flottante du texte, subjective et aventurée. Enseigner la littérature, c’est justement enseigner les règles de l’interprétation, même sommaires, et apprendre à asseoir sur le texte et la langue une lecture informée, appuyée sur une observation scrupuleuse, précise, des indices linguistiques.

5Ce travail sur le texte relève de pratiques sociales qui, pour une part, sont spontanées, et qui, pour la part qui nous intéressent, sont des objets d’apprentissage qui prennent une place importante, en volume, dans les curricula scolaires. Nous nous proposons d’approcher quelques-uns de ces savoir-faire.

Ce que révèlent les difficultés autour des textes

6Une des entrées possibles est d’observer comment les formes de travail sur le lexique, dans la classe de littérature, inhibent ou favorisent le travail interprétatif. Une des difficultés classique dans la séance de lecture est le « défrichage lexical » : le repérage des « mots difficiles » et leur éclaircissement, par exemple en cherchant dans le dictionnaire. C’est souvent une impasse : le texte y éclate en un kaléidoscope de difficultés imprévues ; sa logique d’ensemble se dissout dans cet effort d’éclaircissements ponctuels qui devient une impasse.

7D’abord parce que la collecte des « mots difficiles » est sans fin, que les difficultés des uns ne sont pas celles des autres. Le texte éclate en une liste informe de vocables, alors même que le dictionnaire, bien souvent, fournit des définitions encore plus abstraites et illisibles, quand il ne propose pas un flot d’acceptions entre lesquelles il est impossible de choisir… sans avoir compris, au moins sommairement, le texte lui-même. Le dictionnaire est lui aussi un texte à interpréter…

8En outre, un mot « difficile » dans un texte est rarement un mot technique, archaïque ou peu fréquent. Les mots les plus simples y sont retravaillés par les figures et les ramener à une définition générale ne rend pas compte de leur valeur en contexte. D’où des malentendus lexicaux d’autant plus pernicieux qu’ils sont « invisibles » : souvent ce sont les mots les plus familiers en apparence qui sont les plus déroutants.

9Enfin, il faut observer de près les processus d’entrée dans le sens. La compréhension du texte ne se fait pas exclusivement à partir d’une compréhension lexicale fine intégrale (tous les mots seraient connus et leur valeur en contexte établie un par un). On passe le plus souvent par des états intermédiaires d’appréhension du sens, qui font alterner des saisies globales de l’organisation sémantique d’ensemble, et des arrêts sur tel ou tel détail qui impose un recours au sens lexical fin de tel ou tel vocable. Puis on revient à la configuration globale (un résumé, un schéma actanciel, une évaluation, etc.) et un autre cycle interprétatif recommence. L’observation des classes montre que l’affinement de la compréhension est parallèle au développement de l’interprétation, et non préalable. Si les élèves ont besoin du sens des mots, c’est d’abord qu’ils n’en ont pas tenu compte, mais que le besoin s’en fait sentir à partir du moment où le débat montre des désaccords.

10Entrer dans le texte par une saisie globale peu à peu affinée permet aussi de résoudre le choix des mots sur lesquels on va porter l’attention. On observe que très vite les premières interprétations vont donner du relief à un nombre réduit de vocables ou d’expressions, qui se révèlent des mots-pivots, des mots-clés, carrefours de l’interprétation : mots-clés pour les lecteurs, les mots-clés de leur lecture, mais qui vont souvent retrouver ceux qu’une lecture experte décèlerait. Le travail lexical fin peut alors se faire sur des éléments pertinents et cohérents avec la lecture d’ensemble.

11Une telle démarche peut être rapprochée des processus d’auto-apprentissage du lexique. On apprend le lexique non en combinant des unités sémantiques pour comprendre les énoncés, mais au contraire en les dégageant progressivement de leurs combinaisons, d’une part en tenant compte du contexte et de la situation, d’autre part, en faisant appel à son dictionnaire personnel, qui s’enrichit, se structure et s’affine ainsi peu à peu. Le travail proprement métalinguistique, qui consiste à échanger par exemple sur la morphologie, la définition, la distinction entre paronymes, etc. intervient en cas de nécessité (David, 2000).

12Ce phénomène n’est pas différent que ce lui qu’on observe dans l’évolution lexicale. Les usages précèdent toujours l’enregistrement dans la norme (la lexicalisation). Ce n’est que progressivement qu’un vocable voit sa nébuleuse sémantique se décanter, se condenser, se stabiliser, et la définition du dictionnaire n’est en fait qu’une saisie synchronique (toujours provisoire) de ce mouvement de condensation et de stabilisation du sémème.

13Ce processus d’apprentissage qui va à l’encontre des conceptions cumulatives du lexique est bien décrit par les développementalistes5. Pourquoi ne serait-il pas à l’œuvre quand il s’agit d’acquérir les compétences nécessaires en lecture littéraire ? À une conception positiviste stricte, qui postule qu’un texte doit se comprendre d’abord, peut-être faut-il substituer une représentation plus complexe et plus circulaire de l’acquisition : en situation de lecture littéraire, un texte s’éprouve sensuellement et affectivement, il s’interprète par des paraphrases globales ; la compréhension dans le détail se fait d’abord de manière très lacunaire, par étapes progressives, et ce n’est que quand le questionnement se fait plus exigeant, que le lecteur s’impose de dégager dans le détail le sens de tel ou tel constituant. C’est justement cette exigence qui caractérise la lecture scolaire.

Comment la littérature enseigne le lexique

14On retrouve alors le problème abordé dans l’ensemble de cet ouvrage : une lecture littéraire des textes sollicite une connaissance fine du lexique, mais alors comment celle-ci est-elle acquise ? Pour une lecture littéraire qui équilibre droit du lecteur et droit du texte6, il faut un enseignement du lexique. Mais il serait sans doute contestable de penser que cet enseignement devrait nécessairement précéder le travail de lecture. L’observation des pratiques réelles montre que c’est justement parce qu’ils sont face à des textes qui imposent des modalités de lecture spécifiques que les élèves vont apprendre du vocabulaire et la particularité de ses usages dans ces drôles de textes.

15C’est ainsi que le texte littéraire pourrait enseigner le vocabulaire d’une manière tout à fait spécifique, en offrant pour les mots une fiction qui vaudrait définition au sens de la théorie du prototype7. Au cours d’une séance sur l’album Yakouba, le mot-pivot banni n’est pas vraiment compris des élèves, qui devinent seulement que c’est un mot clef.

M alors il est banni, il est mis à l’écart du village à garder le troupeau
é1 pour une bonne raison
é2 msieur ça veut dire quoi banni
é3 banni ça veut dire mis à l’écart
é4 banni ça veut dire [inaudible – ton interrogatif ]
M non/banni ça veut dire que tu es mis à l’écart/que tu n’es/
é4 que tu es avec les autres mais que/
M que tu n’es pas avec les autres justement que tu es tout seul
é4 c’est pour ça qu’il veut pas dire qu’il a pas tué le lion

16Ils se montrent tout à fait capables d’associer ce mot à la fiction elle-même, qui sert désormais de référence, à la manière des frames et scripts des psycholinguistes : « être banni, c’est comme Yakouba ». On est encore loin de la définition analytique par l’énumération des sèmes ou par le renvoi à un référent. Le fragment de récit tient lieu d’exemple, et pas de manière sommaire : il comporte ses nuances et ses ambiguïtés. Ce fragment narratif permet de cerner subtilement le sens de la notion avant d’en venir au discours explicatif. On peut penser qu’il s’agit d’une pré-compréhension, encore très flottante, non paraphrasable ; mais le savoir lexical se construira sur cette expérience initiale.

17Et si ce qu’offrait la littérature à l’enseignement du lexique, c’était cette dimension proprement « expérientielle » : la pratique littéraire du texte consiste justement à « vivre le sens » en vivant physiquement et affectivement le texte ? C’est en ce sens que l’interprétation pourrait nourrir la compréhension : c’est la construction d’un univers fictionnel riche et complexe qui va informer les mots du texte, à la manière d’une vaste allégorie. On n’est pas encore dans un usage explicite de la définition – qui suppose un lourd travail encyclopédique – mais dans l’association d’un fragment fictionnel complexe et d’un vocable. Peut-on aller jusqu’à dire que l’œuvre littéraire fournit pour la mémoire du lecteur ce qui est l’équivalent des exemples du dictionnaire : un contexte prototypique, une micro-fiction, qui permet de « visualiser/imaginer » le sens, de le « sentir » intuitivement.

18Rattacher un vocable à des (con)-textes précis, appelés dans toute leur complexité à constituer sa valeur et sa définition, peut-être n’est-ce là pas autre chose qu’une définition de la culture. Au dictionnaire et à l’encyclopédie, il faudra penser à ajouter la bibliothèque à la liste des outils de la lexicologie.

19Deux autres expérimentations peuvent étayer cette analyse.

Premier dispositif : entrer dans un texte par les mots

20La question que le texte adresse au lecteur ne se trouve pas dans un des constituants ni dans la mise bout à bout de ces derniers. La compréhension réelle d’un texte et son interprétation ne peuvent naître que de l’ensemble qui transcende les phrases et mots. Mais ceux-ci restent porteurs de sens : le rapport herméneutique se joue entre le littéral des mots et le figuré du texte pour se déployer au fur et à mesure en plusieurs phases « interprétatives » jusqu’à la stabilisation définitive du sens.

21Dans une de nos expérimentations, nous avons voulu contraindre ce va-et-vient entre la globalité du texte et les mots-pivots et donner la primauté à ces derniers : comment les élèves s’appuient-ils sur eux pour progresser ? Comment reviennent-ils à eux, comme étapes décisives, après le continuum de la lecture ? Quelles sont les procédures mises en œuvre pour les comprendre, les intégrer, les ignorer ou en contourner l’opacité ? Le dispositif permet d’entrer de façon plus précise dans la manière dont les enfants appréhendent l’unité-mot et pas seulement le mot difficile qui n’est qu’une catégorie parmi d’autres, la plus contestable, d’ailleurs. Le travail a été effectué par une PEMF8, Soisic Bozec, dans un CM1 nîmois, situé en ZEP, à partir d’un texte dit « littéraire » — même si on ne veut pas entrer dans le détail de ce qu’est la littérarité, on peut légitimer ce caractère ici par la figure de l’auteur, Anton Tchekhov. « Le miroir déformant » est une nouvelle subtile, de tonalité fantastique :

Un homme entraîne son épouse dans la demeure de ses ancêtres très poussiéreuse et aux murs verdis par le temps. Il lui parle de sa bisaïeule qui, d’après la famille, s’était toquée d’un miroir aux propriétés magiques ; elle ne s’en séparait jamais et aurait même voulu l’emporter avec elle dans son cercueil. L’homme secoue la poussière et découvre en riant qu’il s’agit d’un miroir déformant. Sa femme s’approche, se regarde, pousse un grand cri et s’évanouit. Revenue à elle, elle ne cesse de le réclamer et reproduit le scénario de la bisaïeule : elle s’y regarde jour et nuit. Dix ans après, par hasard, l’homme découvre le secret : le miroir déforme en effet mais les traits de sa femme, fort laids et irréguliers, sont déplacés de telle façon qu’elle devient extrêmement belle. Le phénomène le fascine tellement qu’il reste des heures à contempler sa femme dans ce fameux miroir.

22Le dispositif est le suivant :

23 Séance 1 : 1re lecture du texte par l’enseignante. Consigne donnée après la lecture : chaque enfant va lui dire à l’oreille le mot de cette histoire qu’il a envie de garder. Tableau de ces mots : 3 sur les personnages (l’homme, la femme, la grand-mère), 4 sur les valeurs positives (Amour, heureux, si belle, que je suis belle), 4 sur la déformation (déformé, figure déformée, nez tordu, menton coupé), 2 sur la mort (« quand elle tombe dans le coma », « un mot qui veut dire cercueil que j’ai oublié » — la bière) 7 fois miroir et 1 fois miroir déformant.

24 Séance 2 : 2e lecture du texte : Consignes : noter dans un tableau en 3 colonnes « les mots importants », « les mots qui plaisent », « les mots incompris ». Un élève propose de noter au dos du tableau ceux « qu’on n’aime pas ». Mise en commun des mots sur un tableau collectif en 4 colonnes.

25 Séance 3 : 3e lecture par l’enseignante ; les élèves ont le texte sous les yeux. Les listes de mots choisis en séance 2 sont affichées au tableau ; chaque enfant doit choisir un mot dans chaque catégorie et justifier ses choix individuellement. Dans la liste des mots incompris, chacun repère ceux qu’il comprend et les explique par écrit.

26 Séance 4 : restitution du récit pour vérifier les interprétations. A part 4 réponses très éloignées du texte, 3 solutions sont avancées : 10 élèves disent que le miroir déforme ; 4 pensent qu’il y a une dame dans le miroir, 4 autres affectent au miroir un pouvoir magique : à peine plus de la moitié de la classe donne le sens du texte porté par le titre : « le miroir déformant ».

27 Séance 5 : on revient sur les réponses données à la séance 4. L’enseignante relit le texte et demande aux élèves, en fonction de la solution choisie, de surligner les éléments la justifiant : le réseau lexical renvoie à l’interprétation. Après quoi, a lieu une discussion collective autour des deux interprétations importantes : explication physique (miroir déformant) vs explication fantastique (miroir doté d’un pouvoir magique), ce qui débouche sur un petit raisonnement philosophique suscité par les élèves eux-mêmes autour des mots « beauté intérieure, beauté extérieure, laideur intérieure, laideur extérieure ».

28 Séance 6 : on reprend la première liste des mots incompris. Les élèves éliminent ceux qu’ils ont saisis, et définissent les autres. Les mots qui ont été très « discutés » (ensorceleur – digne de – inhumain – murs verdis – bronze noirci – elle blêmit) vont faire l’objet d’un mini-récit écrit par les élèves.

Les tendances observées

29L’analyse de l’ensemble du dispositif mène à un certain nombre de constats :

  • L’étonnante dispersion des mots et expressions. Au lieu de la concentration attendue autour de quelques mots, on constate un éclatement important, chaque élève ayant retenu deux ou trois unités personnelles, pour chaque rubrique.
  • La notion de mot a souvent été dépassée , les enfants relevant fréquemment un GN, voire un segment de phrase, sur des critères sémantiques. Par exemple, dans les « mots importants », Yacine a choisi « donne-moi le miroir » « parce que la femme de l’homme elle va mourir si elle ne regarde pas nuit et jour son miroir. » Autrement dit, ce n’est pas l’objet central qui l’a intéressé mais le rapport de la femme avec le miroir : il a visé le manque vital que le mot « miroir » seul ne pouvait traduire.

30La structure « nom + adjectif » a eu beaucoup de succès et certains groupes ont été débattus jusqu’au bout (bronze noirci, murs verdis, terrible secret, passion folle, rire inhumain). Les élèves ont été sensibles à l’infléchissement du sens général par l’adjectif et particulièrement par un adjectif peu usuel (verdis/noircis vs vert/noir). Ils ont perçu que l’association ajoute des valeurs sémantiques secondes, du flou, ouvre une perspective : l’adjectif remotive le substantif en lui donnant une autre résonance, d’autres potentialités.

  • L’interprétation du texte autour des mots pivots : la notion de « mots importants » a paru difficile dans un premier temps : importants pour qui et de quel point de vue, se sont demandé les élèves ? Ce que visait l’enseignante, c’étaient les mots nucléaires autour desquels se construit de manière évidente le sens, comme le terme « miroir » qui a été mentionné effectivement par la majorité de la classe. Si certains se sont ensuite égarés sur des détails annexes (causer, papiers entassés, rats), la plupart – et particulièrement les « bons élèves », de façon attendue – sont restés sur les mots permettant de fixer l’interprétation du texte qui pouvait basculer ou vers une hypothèse réaliste – portée par le titre « le miroir déformant » et le réseau lexical afférant cette idée – ou l’hypothèse fantastique autour d’autres termes pivots. Mais le titre est particulièrement important puisque, signifiant le texte de façon abrégée, il contraint le parcours interprétatif vers la première hypothèse, tout comme le fait à la fin de la nouvelle un paragraphe explicite : « Pourquoi ma femme laide et sans grâce paraissait-elle si belle dans le miroir ? Tout simplement parce que… »

31Mais la moitié de la classe environ a passé outre ce verrouillage du sens et a validé l’hypothèse d’un miroir magique. Pourquoi ? Le référent était, certes, peu clair : quelques enfants n’avaient jamais vu ce type de miroir. Ils ne le concevaient pas comme un processus physique parfaitement explicable – la compréhension peut avoir bloqué l’interprétation. Au contraire, le terme « magique » associé à « ensorceleur » est revêtu de connotations fortes qui renvoient à un univers connu de tous, celui du conte et de la métamorphose – le laideron qui devient beau, l’animal qui devient prince. Mais l’élément déterminant est sans doute ailleurs : il ne faut pas négliger la place des mots dans un texte : sa clôture est toujours décisive, particulièrement dans le genre fantastique. Celui-ci n’a pas failli à la règle : la fin est ouverte, relançant l’hypothèse fantastique qui semblait avoir été éliminée, avec de multiples expressions qui, à cette place stratégique, ont capturé les petits lecteurs. Les relevés de mots « importants » se situent, pour les tenants de cette hypothèse, dans cette zone.

Les mots qui plaisent

32Cette rubrique un peu étonnante pouvait permettre de saisir le rapport affectif au texte. Les mots ont généralement été relevés pour le référent, ce qui explique l’abondance de termes autour du champ de la beauté – Nabil a choisi « assis tous les deux devant le miroir » « parce qu’ils sont heureux ensemble » ; Zaccharia : « grande beauté » car « c’est un mot qui fait plaisir ». D’autres ont été sélectionnés pour l’enveloppe sonore, le signifiant : chandelier, par exemple, a été incompris, écrit « chant de lié » mais considéré comme beau ; de même bisaïeule (« je l’aime pour ce qu’on entend », dit Alicia) ou « mon mari ment », répété avec une évidente satisfaction par une élève plusieurs fois.

33Certaines expressions, très convenues, quasiment des collocations (merveilleuse beauté, terrible secret, passion folle) étaient neuves pour eux et leur procuraient du plaisir. Plaisir est le terme approprié car c’est ainsi que le texte séduit le lecteur, en tissant un écheveau de mots, d’expressions qui développent un réseau de croyances et de représentations captivantes. Il n’est pas indifférent non plus que les enfants aient relevé des termes créateurs d’atmosphère : lumière, bougie, chandelier. Cette rubrique qui pouvait paraître contestable s’est avérée intéressante parce qu’elle touche à l’univers que suscite la fiction, aux mots qui la créent, et à l’énigmatique rapport des mots et des choses.

Les mots qui ne plaisent pas

34On y trouve des termes en rapport avec des notions négatives : la laideur, qui était avec la beauté une des deux grandes isotopies du texte mais aussi la mort (Massabia rejette mort « parce que c’est un mot de violence ») ou des termes en rapport avec les valeurs : « un mot qui me plaît pas c’est ment parce que c’est mal de mentir », dit Phendryl. On peut constater aussi que six expressions présentes dans cette rubrique se trouvent aussi dans la précédente : ma femme est laide, s’arracher les cheveux, rire, ment, bière, tordu. Ce qui fait peur aux uns intéresse les autres, l’adhésion au texte ne se faisant pas sur la même base. Autres remarques : les élèves tiennent compte de l’environnement lexical : « éclat de rire » et « rire inhumain » ne sont pas placés dans la même colonne. Mais quelques-uns, très rares, se retrouvent dans les quatre rubriques comme assez curieusement le mot bière (« le miroir n’entrait pas dans la bière »). Son caractère polysémique est relevé et à ce titre, il est doublement condamné : « C’est un cercueil », dit Myriam, « mais quelquefois on appelle aussi ce qu’on boit et j’aime pas ». L’aspect culturel n’est jamais négligeable.

Les mots incompris

35C’est la rubrique la plus « scolaire », celle où le palier du mot est apparu avec le plus de netteté – deux expressions seulement. Les relevés et explicitations orales collectives ont fait apparaître les zones de flou et l’hétérogénéité des connaissances lexicales de la classe, le même mot pouvant être inconnu, mal connu ou partie du vocabulaire actif de certains.

36On y trouve les mots non identifiés, mal segmentés ou mal retranscrits, après les deux lectures magistrales. Puis des termes dont le sens a été vite réglé, comme bisaïeule, qui, monosémique et glosé par le texte a été utilisé à bon escient par les enfants ; d’autres dont les emplois se sont révélés problématiques à cause du parasitage de termes proches comme effroyable contaminé par effrayé (Abdoul : le garçon est effroyable de voler). En revanche, la plupart des termes déclarés « durs » par certains ont été intuitivement plus ou moins compris en contexte, comme inanition ou blêmir ; les élèves se demandaient si l’héroïne devenait rouge, bleue, ou blanche mais ils avaient compris qu’il s’agissait d’une manifestation de l’émotion. Autrement dit, ces termes ont occupé, en gros, la place sémantique qui était la leur. D’une manière générale, leur méconnaissance ou l’infléchissement du sens éventuel n’a pas bloqué la compréhension de l’ensemble. Il n’aurait sans doute pas été productif de faire des explications détaillées qui auraient arrêté la traversée du texte. Mais les explicitations autour des autres rubriques ont révélé des méconnaissances beaucoup plus insidieuses que celles affichées ici : les conduites de définition ont montré que des mots simples, en apparence connus, sont en fait mal saisis. Ainsi le mot sévère a été placé par une élève dans les mots qu’elle n’aimait pas car « ça veut dire qu’on est méchante et après on reste toujours méchante ». Elle ne l’a pas identifié comme un mot difficile mais elle en faussait le sens.

37Ce dispositif expérimental – esquissé dans ces pages à grands traits – a plu aux élèves, malgré son côté assez contraignant. Il les a obligés à aller et venir des mots au texte, à passer du sens global à l’analyse des effets ancrés dans un seul terme ou expression et pourtant dépendants de contextes plus ou moins lointains et de leur place même dans la nouvelle. Mais il souligne surtout que le rapport au texte de chacun est différent ; ce ne sont pas toujours à partir des mêmes éléments que le sens se construit ou se dérobe.

Second dispositif : activités lexicales et interprétation d’un texte littéraire

38Le travail du lexique en littérature remet en cause le clivage théorique opposant un enseignement en langue et un enseignement en discours d’une part, un enseignement incident et un enseignement systématique de l’autre.

39Les séances observées et analysées concernent trois classes de cycle III (CE2, classes d’Annick Berrini, de Florence Ozil et de Sylvie Waleck) et s’appuient sur le texte de Le Clézio Voyage au pays des arbres9. Ce court récit est l’histoire d’un jeune garçon qui découvre la vie secrète des arbres : l’expérience, avant tout perceptive, sensorielle, se double d’une expérience proprement littéraire : apparemment immobiles et silencieux, les arbres se révèlent pour qui sait voir et écouter particulièrement animés : ils bougent, ils font du bruit, ils parlent. Le personnage apprend à communiquer avec eux et à découvrir leur univers. Le lecteur est confronté à une poétique attachée à la transcription des impressions, des sensations, marque de fabrique de l’écriture de Le Clézio. L’auteur exploite les ressources de la reformulation et de la synonymie et une organisation textuelle qui procède par ajouts et reprises. Dans le domaine du lexique il y a relativement peu de mots qui pourraient être a priori inconnu des élèves et des champs lexicaux nettement repérables. Le propre du texte littéraire est de jouer sur le lexique, mais le récit de Le Clézio est particulièrement significatif sur ce point. Le lexique du mouvement et du bruit constitue la matière même lexicale, poétique, sémantique, impliquant un travail d’analyse (distinction « sourd »/ « sonore » ou « siffler »/ « siffloter ») à la mesure de l’enjeu interprétatif : adhésion ou croyance à la vie secrète, anthropomorphique des arbres (« Si tu ne fais pas attention, tu peux croire que ce sont les oiseaux qui sifflent. Il faut dire que ça y ressemble beaucoup. Mais ce ne sont pas les oiseaux qui sifflent, ce sont les arbres » p. 24). D’où la nécessité d’étudier ces procédés d’écriture caractéristiques. Ce texte est « proliférant » plus que réticent ou résistant et ne comporte pas a priori de problèmes de compréhension majeurs mais il a une portée symbolique évidente et forte.

40Nous avons construit un ensemble de séances autour du lexique qui accompagnent la compréhension et l’interprétation de ce texte littéraire en essayant d’éliminer toute activité de type « relevé thématique » ou systématique qui conduirait du côté de l’encyclopédisme. Cette perspective privilégie des activités de type « métalexical » dans la mesure où les activités proposées prennent pour objet les mots du texte et accompagnent de façon implicite et explicite la réflexion vis à vis de l’organisation des mots de la langue.

Caractéristiques générales du dispositif et premiers commentaires

41Le dispositif repose sur une alternance entre temps individuel et collectif, mise en activité par groupes de travail ; il ne comporte pas de questionnaires de lecture mais recourt à l’utilisation d’écrits et d’oraux réflexifs ou « réactifs » : relevés de mots, reformulation des mots du texte, notation d’impression sur le carnet de lecture puis échanges autour des mots et des notations relevés. Le dispositif choisi cherche à activer un protocole de lecture singulier, à solliciter et à accueillir les libres associations surgies de la rencontre du texte et de l’élève, les références qu’il mobilise spontanément, le renvoi à un vécu commun qui peuvent momentanément servir de points d’appui pour cerner le texte.

42 Séance 1 : premier contact avec le livre, les enfants manipulent et feuillettent le livre, librement de façon personnelle et singulière. Ouverture de l’imaginaire à partir du prélèvement de quelques lignes, consigne : « je vais vous demander d’ouvrir le livre, de passer la page de titre, d’aller à la page 5, uniquement à la page 5 » lecture orale par un élève puis l’enseignante note au tableau une phrase du livre « C’est comme ça qu’il a eu l’idée d’aller au pays des arbres. » Elle demande ensuite aux élèves d’imaginer à l’oral la suite de l’histoire. Les hypothèses des enfants sont notées sur une affiche.

43 Séance 2 : recueil des premières impressions de lecture après la lecture de l’ouvrage par les enfants (lecture individuelle) : quelques élèves racontent à l’oral leurs premières réactions à la lecture de l’ouvrage (premières représentations). Dans certaines classes, production d’écrits personnels.

44 Séance 3 : notation dans le carnet de lecture concernant la relation à l’interprétation. « Ce carnet de lecture va être à vous, il vous servira de mémoire » Discussion à propos de la fonction du carnet de lecture et de ce qui va être noté dans le carnet : « Que peut-on écrire ou noter dans le carnet de lecture ? »

45Propositions des élèves : relever et noter « les mots qui m’ont expliqué le texte » ou « les mots ou les expressions qui me font rêver » « les mots ou les expressions que j’ai aimés, qui m’ont plu », « les mots du texte que je retiens », « ce que j’imagine », « ce que j’apprends », « ce que je remarque », « les mots et les moments d’émotion… »

46 Séance 4 : quels sont les mots du texte que vous avez notés dans votre carnet de lecture ? lecture – échange des relevés faits par les élèves. On peut, à travers cette activité, évaluer l’imprégnation du lexique de l’ouvrage dans la production écrite et orale des élèves. Les mots et les énoncés relevés par les enfants dans le carnet sont lus, discutés, éventuellement classés, puis notés sur une affiche par l’enseignante.

47Explication des mots incompris par retour au texte, par exemple, au sujet du mot « taciturne » : « Il faut essayer de comprendre ce mot en regardant dans le texte ce qui l’entoure ». Les élèves prennent alors appui sur le procédé de reprise-reformulation particulièrement récurrent dans l’ouvrage de Le Clezio qui permet de comprendre le sens d’un mot inconnu (comme « taciturne » dans : « Eux ne disent pas grand chose. Ils sont un peu taciturnes,… » (p. 20). Ils apprennent à repérer ce procédé pour comprendre d’autres mots du texte, par exemple le mot « jaser » : « … ils commencent à jaser, ils se racontent des histoires, […] sans queue ni tête. Ils parlent de la pluie et du beau temps […] parlent tout le temps sans s’arrêter » (p. 22).

48 Séance 5 : consigne : « Soulignez les mots qui font comprendre que les arbres sont immobiles et classez les mots selon un plus ou moins grand degré d’immobilité ; (exemple de relevé : « rester au même endroit/dormir/être mort/sommeil épais/léger »).

49Cette activité fait émerger un aspect important du récit : un jeu subtil sur être et paraître, le choix du lexique utilisé pour traduire un état ou un mouvement (« les arbres ont l’air immobile… »).

50Variantes : « relevez les mots et les expressions qui traduisent le mouvement et le bruit que font les arbres » ou « Recherchez les mots et les expressions qui montrent que les arbres ne sont pas silencieux ».

51L’enjeu est à la fois extensif (relever systématiquement les mots, expressions, phrases qui traduisent le mouvement et le bruit que font les arbres) et intensif (évaluer les énoncés complexes où un même terme peut à la fois désigner un bruit et un mouvement – exemple de « craquer » – mais aussi établir des gradations dans chacun des deux champs lexicaux ou sémantiques).

52 Séance 6 : consigne : « La liste de mots montre bien que les arbres ne sont pas silencieux, les mots que vous avez choisis ne veulent peut-être pas tous dire exactement la même chose comment pourrait-on les classer ? Dans la liste n’y-a-t-il pas des mots clés ? Pourraient-ils servir de « mots-titres » ?

53Variante : 1/ « Après le relevé des mots, des expressions, des phrases concernant le bruit et le mouvement, aujourd’hui nous allons tenter de les mettre en scène. J’ai choisi certains passages, je les ai écrits sur des petits papiers et vous allez jouer ce qui est écrit. Les autres joués.10 »

54Le but étant de faire ressortir que les mots et expressions se situent à des niveaux différents, font appel à des images, mêlent le bruit et le mouvement, certains pouvant être employés dans d’autres registres avec des glissements sémantiques.

55La finalité du travail mené dans les séances 5 et 6 consiste à résoudre un problème d’ordre lexical (fréquence et récurrence des termes relevant des deux champs repérés : « bruits » et « mouvements ») qui engage la compréhension et l’interprétation du texte. Le dispositif choisi privilégie des moments méta-lexicaux qui fondent l’entrée dans la littérature par la maîtrise de la langue. L’hypothèse est que le recensement et la mise en discussion des deux champs lexicaux vont permettre aux élèves dans un premier temps d’appréhender les difficultés de la transposition écrite de réalités visuelles et auditives simples (« des feuilles qui se mettent à trembler ») ou complexes (« les peupliers bâillaient moins bruyamment, en faisant de petites respirations aiguës »), dans un second, d’en apprécier la signification.

56 Séance bilan : confrontation des représentations finales des élèves sur le texte avec les représentations initiales. Débat autour de la notion de mots clés sur l’intégralité de l’ouvrage et évaluation des mots capitalisés, réutilisés, réactivés, à l’oral, à l’écrit, mots que les enfants se sont appropriés de différentes façons.

Pour conclure : relevé des points problématiques et éléments de bilan pour construire de nouveaux dispositifs

57Nous souhaiterions commenter rapidement quelques aspects de ce dispositif et notamment, ce qui nous a paru problématique : la difficulté qu’il peut y avoir à gérer l’articulation travail sur le lexique et travail sur la littérature. L’enseignant doit au fil du texte gérer les tensions qui peuvent exister entre ces deux domaines : partir de l’étude de la langue pour aborder les usages spécifiques du lexique en littérature ou s’appuyer sur le traitement lexical du texte pour construire un rapport à la langue.

58Dans la classe de Florence Ozil (séance 6) aux mots repérés pendant la préparation de l’enseignante s’ajoutent les mots trouvés par les élèves ou les mots dont la négociation est plus importante (quantitativement et qualitativement) que prévu (c’est le cas pour « sifflements sourds », « respirations aiguës »). Ces mots et expressions doivent faire l’objet d’une analyse fine. Un mot sans relation directe avec la thématique du silence a été relevé : « desserraient ». Pourquoi ? Est-il à mettre en relation avec « craquement » ? En revanche, les verbes d’état qui jouent sur le rapport être/paraître ne sont pas perçus (ni pointés) comme importants alors qu’ils constituent une des clés interprétatives du texte et modifient la relation au bruit et au mouvement. D’une manière générale, on constate que les mots, repris et repérés sont nombreux, mais les élèves éprouvent des difficultés à distinguer ceux qui sont porteurs d’un enjeu réel pour la compréhension et l’interprétation du texte et ceux qui, bien que présents dans le texte, ne constituent pas des points d’ancrage pertinents pour en rendre compte.

59Il est alors important de préciser quels sont les mots repérés en amont de la séance, et pendant l’échange qui :

  • peuvent être identifiés par les élèves ;
  • doivent être identifiés (base minimale de compréhension et d’«  accroche » lexicale) ;
  • doivent/peuvent être négociés ;
  • doivent/peuvent être délaissés.

60Très souvent, au cours des séances, surgissent des difficultés de compréhension relatives à la définition analytique des mots. Dans la classe d’Annick Berrini, l’énoncé « le petit garçon voyait les arbres desserrer progressivement leur étreinte » a été mimé par un groupe d’élèves et le mot étreinte a posé problème à l’un d’entre eux. Outre la difficulté qu’il y a à préciser les sèmes du mot étreinte (saisir un corps en le serrant fortement dans ses bras), on se heurte ici à un emploi métaphorique (les arbres assimilés à des corps) et au processus de personnification caractéristique du récit de Le Clézio. De fait le travail sur le lexique du mouvement se trouve au point de convergence entre différents possibles : ceux de l’auteur, du texte, des mots eux-mêmes, du maître, de chaque élève, de la classe. Les définitions, mêmes approximatives, d’un mot sont indispensables pour que la classe parvienne à un niveau de compétence partagé, mais la complexité de la tâche tient peut-être au fait que ces moments métalexicaux où se joue l’écart entre langue et discours ne sont pas suffisamment situés par rapport aux intentionnalités : c’est une chose de relever des termes qui disent les mouvements que font les arbres, d’en préciser les sens, les composantes morphologiques, cela en est une autre d’effectuer ce même travail en précisant si l’on accepte ou non l’idée que les arbres parlent ou qu’il ne s’agit que d’un monde imaginé par un enfant qui s’ennuie. On entrevoit donc la possibilité de reconsidérer le développement des compétences lexicales sous l’angle des intentionnalités du texte (donner à entendre et voir les arbres autrement), du maître (stabiliser le sens des mots du texte pour remonter jusqu’à cette intentionnalité), de la classe (s’emparer du lexique pour échanger) : nous devons connaître le sens du mot étreinte pour comprendre pourquoi Le Clezio l’emploie à propos des arbres et pour savoir si nous croyons que les arbres, comme les humains peuvent « desserrer leur étreinte ».

61La séance lexique dans le cadre de la pratique littéraire autorise enfin le franchissement de paliers sémantiques et réflexifs, au-delà même des enjeux du texte. Dans les trois classes, l’intérêt porté au lexique du bruit a suscité des interrogations portant sur la différence entre son, bruit, voix. Ont été confrontées des représentations et des conceptions du langage, certes programmées par le texte, mais renforcées par le dispositif didactique et les interactions. Lors de la mise en commun du travail de groupe sur le silence apparent des arbres (Florence Ozil, séance 5), les feuilles sont affichées au tableau, on observe les relevés de mots et expressions effectués. Un élève explique que le mot « langage », présent dans le texte, a fait l’objet d’une discussion dans son groupe : il a été finalement retenu, mais assorti d’un point d’interrogation pour être discuté avec l’ensemble de la classe. Après le passage des différents rapporteurs, l’enseignante revient sur le mot « langage ». La discussion qui s’engage conduit à une relecture du texte et à l’explicitation d’un passage décisif : les hommes croient que les arbres sifflent uniquement parce que des oiseaux vivent, et donc sifflent, dans les arbres, mais pour qui sait écouter les arbres parlent, sifflent, respirent. Le mot « langage » est le pivot du passage : à partir de ce terme générique, deux directions lexicales sont possibles : celle autour des mots « voix », « respiration », « aiguës », « sourd » ; celle autour des mots « parler », « disent », « répondre ». Le verbe « siffler » est à l’intersection entre les deux pistes qui posent, par-delà le texte, le problème de la distinction entre la parole comme voix (expression) et la parole comme outil de communication.

62Ce qui donne l’occasion de revenir au texte et de penser un autre rapport au monde et à la nature.

Bibliographie

Références bibliographiques

BEAUDE, P.-M. (1996) : Écriture, imaginaire et enjeux symboliques, in P. M. Beaude, A. Petitjean & J.-M. Privat (dir.), La scolarisation de la littérature de jeunesse, Université de Metz.

BURGOS, M. (1992) : Lecteurs experts, lecteurs « convers ». De quelques lectures, en lycée professionnel et ailleurs, Pratiques, 76, 55-76.

DAVID, J. (2000) : Le lexique et son acquisition : aspects cognitifs et linguistiques, Le Français aujourd’hui, 131, 31-41.

ECO, U. (1965) : L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil.

ECO, U. (1992) : Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset.

GREIMAS, A.J. (1966) : Sémantique structurale, Paris, Seuil.

KLEIBER, G. (1990) : Sémantique du prototype, Paris, PUF.

LE CLEZIO, J-M. G (2004) : Voyage au pays des arbres, Paris, Gallimard

RASTIER, F. (1991) : Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF.

TAUVERON, C. (2002) : Lire la littérature à l’école, Paris, Hatier.

Notes de bas de page

1 C’est par exemple le sens du projet de A.J. Greimas et celui de la sémiotique de Paris, depuis Sémantique structurale (1966).

2 Eco, U. (1965).

3 Eco, U. (1992).

4 M. Burgos (1992, p. 65) parle de « compétence philologique ».

5 Sur ce processus complexe d’apprentissage voir les contributions de K. Duvignau & C. Garcia-Debanc et de E. Nonnon dans cet ouvrage.

6 Tauveron, C. (2002).

7 Telle que la définit Kleiber, G. (1990).

8 PEMF : Professeur des Écoles Maitre-formateur

9 Publié chez Gallimard dans la collection Folio Cadet, 2003.

10 Annick Berrini s’appuie sur les activités théâtrales pour accompagner la compréhension et l’interprétation des textes littéraires.

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