3. Problèmes d’échelle
p. 191-194
Texte intégral
1Chargé de proposer quelques réflexions à propos des textes consacrés aux problèmes d’échelle temporelle, dans ce livre où nous traitons des difficiles ajustements de temporalité, je voudrais d’abord souligner la pertinence du cadrage général proposé par François Audigier dans son introduction. Rien ne peut en effet nous dispenser pour nos recherches, qui se rattachent aux sciences humaines et sociales, d’une appropriation minutieuse de l’expérience et des élaborations des historiens qui affrontent depuis la naissance de l’idée d’histoire tous les obstacles et tous les paradoxes de l’inscription des comportements humains dans le temps.
2Mais comme physicien, je souhaite profiter de l’occasion pour rappeler que la physique, à un autre extrême de la palette des disciplines, a aussi depuis ses origines eu à travailler, en un chantier jamais achevé, le concept de temps, date et durée, pour construire le ou plutôt les concepts de temps comme grandeurs attachées aux grandes théories, celle du mouvement, de la lumière ou de l’électricité, de l’entropie, de la « relativité », des quantas, de l’univers. La physique a fourni pour toutes les activités humaines les moyens instrumentaux d’objectiver le temps dont elles ont besoin : aujourd’hui le temps a un étalon de durée, la seconde, fixé avec une précision meilleure qu’une seconde pour cent millénaires C’est la grandeur la mieux définie, et donc ni les temps courts ni les temps longs ne sont inaccessibles à la mesure, à condition que les phénomènes étudiés soient bien définis. Manifestement, les questions dont nous avons discuté pendant cette journée ont peu à voir avec cette précision de mesure ; ils renvoient bien à cette difficulté de définition des phénomènes.
3Mais la physique propose aussi des modèles généraux pour de très nombreux phénomènes naturels ou des mécanismes artificiels qui montrent des caractéristiques qui évoluent dans le temps ; ces modèles permettent de se représenter, seuls ou par combinaison, des comportements temporels plus complexes et de les simuler. Pensons au mouvement rectiligne uniforme, à la chute libre (mouvement uniformément accéléré), au mouvement circulaire uniforme (avec sa période de révolution), aux mouvements d’oscillation et plus généralement à tous les phénomènes périodiques (avec leurs rythmes mesurés aussi par une période) de divers types (oscillations à rétroaction, à relaxation, oscillations paramétriques…), aux évolutions de systèmes qui relaxent vers un équilibre ou au contraire divergent exponentiellement (avec une durée caractéristique, correspondant par exemple au doublement ou à la division par deux d’un paramètre)… L’idée fondamentale est que chaque phénomène évolutif concret simple peut être caractérisé par une « durée caractéristique » qu’il est important d’évaluer. Un phénomène plus complexe peut être alors modélisé par une combinaison ou une succession de telles évolutions simples, avec des durées caractéristiques réparties sur une échelle qui en physique peut « balayer » de nombreux ordres de grandeur ; la physique fournit non seulement des exemples bien expliqués, mais des réalisations dont les comportements peuvent être systématiquement explorés. C’est le cas dans l’étude des sons acoustiques, avec les transitoires d’attaque, la partie centrale (avec ses harmoniques et ses « formants »), les affaiblissements… Réfléchir alors aux « bonnes unités de temps » pour étudier ces phénomènes, à leur « congruence », aux changements d’échelle ou aux « zooms » à opérer, n’est-ce pas justement notre problème méthodologique ? Mais malheureusement sans les facilités que la physique s’est donnée en choisissant les phénomènes les mieux modélisables, et en se dotant des techniques mathématiques et instrumentales les plus performantes pour prendre et analyser ses données…
4Pour réfléchir sur les problèmes d’échelle temporelle rencontrés concrètement par les chercheurs, le chapitre 3 propose trois exemples très différents :
- comment mesurer la construction effective de la pensée historique chez les élèves de fin de scolarité obligatoire ? Ici la question de l’évaluation implique, selon les finalités éducatives, de ne pas s’intéresser seulement au temps court (séance, séquence) des acquisitions mais au temps long des changements conceptuels et comportementaux stabilisés (année scolaire, fin des études), et donc de mettre au point des indicateurs d’observation associés à des temps de recueils très différents ;
- selon quelles temporalités recueillir des données dans une classe d’école maternelle, où sont mises en place des activités de « découverte du monde », dans une visée de mise à l’épreuve de l’hypothèse que les élèves peuvent progresser vers une pensée scientifique expérimentale, caractérisée par des « gestes », des enchaînements d’actions individuelles et collectives, des franchissements d’obstacles, des changements globaux qui résultent en fin de compte d’une multiplicité programmée d’activités sur l’année ?
- comment articuler les unités de découpage de l’intervention enseignante d’un maître dans une classe de cours préparatoire en découverte du vivant, pour reconstituer les déterminants de cette action ? Ici l’action enseignante est pensée avec un modèle issu de la didactique des mathématiques et qui sert de matrice pour construire selon trois « grains » (phases, scènes, et épisodes remarquables) les indicateurs d’observation et d’analyse, en s’appuyant essentiellement sur les échanges verbaux.
5Les trois recherches présentent donc bien des problèmes d’échelle de temporalités. Après une première discussion pour préciser les « objets » et points de vue de chaque recherche, un premier enjeu pour l’atelier consistait à réfléchir sur les éléments qui permettent de « contrôler » la pertinence des choix de temporalité(s). Chaque chercheur a essayé d’expliciter plus finement ses choix pour la construction du dispositif de recherche et les hypothèses théoriques ou empiriques qui les étayent. Le résultat le plus clair de cette discussion est la mise en évidence des difficultés et même des tensions qui résultent, pour les recherches didactiques comme celles étudiées ici, de la nécessité de prendre en compte une structure temporelle complexe.
6Quelques autres questions particulières pour réfléchir à divers points ont été proposées aux membres de l’atelier :
- incidence » de la discipline scolaire sur les échelles choisies ;
- contraintes pour les temporalités utilisées dues aux particularités des objets et des problématiques de recherche ;
- risques de « naturalisation » des diverses échelles concernant les institutions ou les acteurs ;
- effets d’échelle ;
- possibilité et conséquences de la réduction du nombre d’échelle ;
- nature « fractale » (« invariance d’échelle ») de certains phénomènes éducatifs.
7En réalité, l’obstacle auquel on se heurte est l’implicite qui rend trop opaques les diverses problématiques pour des lecteurs non familiers avec les pratiques de la matière scolaire concernée, et avec les problèmes « canoniques » de sa didactique. Même avec des explications complémentaires, ce qui constitue le problème de recherche, les hypothèses à valider, les méthodes et leur instrumentation, comme le sens précis des concepts utilisés, demeurent largement étrangers, ambigus ou faussement interprétés par d’autres. Ce sont alors plus les problématiques que les questions de méthodes qui sont discutées ; ce n’est pas sans intérêt et c’est nécessaire, mais cela retarde la possibilité de l’examen proprement méthodologique des recherches.
8Bien sûr, chacun peut réfléchir pour sa part à des questions qui s’appuient sur une organisation scolaire commune (par exemple : pourquoi privilégier la « séance » comme unité d’observation ?), ou sur un lexique commun (par exemple : comment évaluer le « savoir » approprié ?), il n’est pas sûr que ce à quoi nous pensons soit vraiment de même nature, ni que l’« ordinaire » de chacun corresponde au même rituel. Personnellement, j’ai l’impression que sans une réflexion comparatiste sur les spécificités des matières scolaires et sur les divers principes directeurs des constructions curriculaires, comme sans une prise en compte de la multiplicité et des changements des pratiques actuelles de recherche aujourd’hui, nous aurons du mal à arriver au point où il devient possible de discuter des questions méthodologiques pour elles-mêmes, à partir de plusieurs recherches particulières, et ce de manière réellement interdidactique. C’est pourtant un objectif qu’il vaut vraiment la peine de poursuivre.
Bibliographie
Références « pour aller plus loin »
Pacault Adolphe et Vidal Claude (1975) : À chacun son temps, Paris, Flammarion.
Grossin William (1996) : Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, Toulouse, Octares éditions.
Auteur
École normale supérieure de Cachan.
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