2. Découpages temporels effectués à partir d’unités de temps non congruentes
p. 187-190
Texte intégral
1Comment intégrer des temporalités longues, voire très longues, et d’autres plus courtes, voire très courtes, à partir d’indicateurs différents, dans une même recherche en didactique, sachant que les méthodologies utilisées pour chaque temporalité ne peuvent être analogues ? La diversité des temporalités à prendre en compte est jugée nécessaire dans les trois études présentées dans le chapitre 2 : elle est cependant liée à la mise en scène de temps différents, d’objets de recherches différents et elle implique des méthodologies différentes.
2Les deux premières recherches (celles menées par T. Assude et par P. Haeberli) croisent temps long, voire très long pour la première, et temps court. Elles sont centrées sur le curriculum et les enseignants de mathématiques (dans la première recherche) et sur les élèves du primaire (deuxième recherche). Les méthodologies utilisées portent directement sur des données recueillies dans différentes situations liées à la classe ou aux dispositifs étudiés (y compris les programmes et instructions) et les analyses sont faites à partir des contenus des discours ou des textes.
3Dans la première recherche1, il s’agit, pour étudier le curriculum en mathématiques, de confronter des échelles de temps différentes permettant de mettre au jour des évolutions dans les programmes (échelle de temps long), des évolutions dans les pratiques des enseignants (au quotidien), et de rendre compte ou rendre lisibles, d’éventuels décalages, « malgré » la différence d’échelles.
4On sait que les pratiques individuelles des enseignants sont stables en régime de croisière (sans changement d’établissement par exemple), et des recherches récentes ont même montré que ce sont les choix des déroulements mis au point par les enseignants qui sont tout particulièrement stables. Il y a donc lieu de s’interroger sur la manière dont ces pratiques peuvent évoluer « quand même » sous la pression de changements dans les contraintes institutionnelles, en l’occurrence du fait de l’évolution des programmes. Comment se combinent stabilité individuelle (notamment à l’échelle du quotidien de la classe) et changements institutionnels (à plus long terme) ? Quelles composantes des pratiques sont sollicitées ? Quelles recompositions s’avèrent nécessaires ? Quels obstacles à court, moyen ou long termes, sont débusqués ?
5On a déjà pu constater à l’occasion de la réforme dite « des math modernes » (1970) que certains changements impulsés par l’institution ne se font pas. Cet échec de la réforme, enregistré rapidement (quinze ans), peut être notamment imputé à la nécessité faite aux enseignants d’introduire de trop grandes modifications des contenus à enseigner : la distance trop grande entre les contenus déjà disponibles chez les enseignants et les nouveaux contenus amène une surcharge, insupportable, de leur quotidien : presque tous les itinéraires cognitifs2 à choisir sont à modifier ainsi qu’une partie importante des déroulements, notamment les réponses à apporter aux élèves ainsi que toutes les improvisations et adaptations dont sont émaillées les séances.
6Qu’en est-il de réformes apparemment plus modestes comme celles qui sont étudiées ici ?
7Deux types de résultats émergent de ces travaux, tout à fait compatibles avec la stabilité des pratiques au quotidien et qui la précisent : d’abord les réformes peuvent être émoussées, érodées, interprétées, adaptées dans le sens d’une intégration pas trop coûteuse aux pratiques ordinaires, éventuellement grâce au fait que cela prend beaucoup de temps, que cela diffuse petit à petit, des manuels adaptés et des exemples de pratiques convenables devenant disponibles. Encore faut-il que ces réformes ne soient pas trop globales.
8Ensuite tous les enseignants ne vont pas s’en emparer, et ceux qui le font réussissent à inscrire à la fois les contenus et le déroulement des séances « nouvelles » (notamment pour l’intégration des TICE en math en primaire) dans des contenus et des déroulements assez habituels pour eux. D’où la notion de « bonne distance » introduite par l’auteur pour caractériser cette condition nécessaire constatée, qui permet de ne pas plonger l’enseignant dans un trop grand désarroi cognitif (choix de contenus) et/ou médiatif (au niveau des déroulements).
9Les deux types de phénomènes peuvent très bien se combiner, les premiers enseignants, adaptant de nouvelles pratiques parce que c’est plus facile pour eux, pouvant servir d’exemples aux suivants, surtout s’il y a des aides ou des formations organisées.
10Cela rejoint des recherches menées dans le secondaire où il a été prouvé que les enseignants de mathématiques intégrant les TICE ont souvent déjà l’habitude de faire travailler leurs élèves en petits groupes, gestion qui ressemble à celle des séances sur machine : la surcharge introduite ne porte plus alors que sur des choix de contenus…
11La seconde recherche permet de rentrer dans d’autres différences liées aux temps étudiés à l’occasion des conseils d’élèves : temps (réel) des débats, avec son organisation routinière et cyclique, temps « juridique » ou temps du droit — qui apparaît avec la mise en jeu du passé et du futur. C’est le repérage d’indices listés par l’auteur, à lire dans les discussions qui ont lieu, qui est notamment proposé comme méthode pour délier ces différentes temporalités et pour comprendre, à terme, certains effets de cette « institution » sur la formation à la citoyenneté notamment (et au temps du droit). Ce sont ainsi des questions en relation avec les psychogenèses de certains comportements d’élèves qui sous-tendent ce travail. Dans quelle mesure apprend-on, ou plutôt transfère-t-on, à partir de ce qui est vécu dans une situation particulière ? On aborde ici la complexité des comportements et le mystère de l’intégration par les enfants des règles du droit.
12L’astuce méthodologique consiste à profiter d’un dispositif précis, limité, observable pour en interroger des conséquences éventuelles à beaucoup plus long terme.
13La troisième recherche (présentée par N. Biagioli) est différente, elle joue sur des temporalités relevées sur une même durée (séances de classe interdidactiques). Mais les auteurs mettent en scène une autre perspective pour restituer des temporalités a priori contrastées, utilisées pour analyser les apprentissages liés à cette interdisciplinarité et surtout leur lisibilité (pour le chercheur) : les différences entre les résultats des découpages selon les différents temps convoqués, temps de l’avancée du projet et des activités proposées, temps de la communication, temps des débats, amènent à insister sur la nécessité de tenir ensemble ces diverses temporalités pour analyser les apprentissages des différents acteurs, pas toujours traduits ni par ce qui « s’entend » dans la classe, ni par ce que propose l’enseignant ni par les arguments de certains élèves.
14La méthodologie utilisée est différente et fait largement appel à des techniques linguistiques complexes.
15Au cœur de cette recherche, la notion de (non)-linéarité du temps didactique est très présente de différentes manières et cela permet d’éclairer l’utilisation des modèles narratifs selon trois types de discours, avec des dominantes différentes, et d’insister sur la difficulté et la nécessité de raconter plusieurs histoires simultanément (ce que ne permet pas le « seul » temps didactique ordinaire).
16Finalement il s’avère que, dans chaque cas, la prise en compte, jugée nécessaire, de différentes temporalités est source de difficultés méthodologiques spécifiques pour le recueil des données. Les différents temps, leurs usages sont différents mais aussi ce qui fait l’objet même du questionnement : dans certains cas l’intervention du temps long est un moyen systématique qui permet d’interroger « automatiquement » des objets qui s’y prêtent, comme les programmes (cf. historiens) ; dans d’autres cas, c’est le déroulement temporel qui est interrogé pour renseigner sur autre chose, par une sorte de renversement méthodologique ; enfin les analyses de discours, souvent convoquées pour explorer les temps de la classe, peuvent aussi être très variées : il y a peut-être là une source d’enrichissements respectifs à considérer.
Notes de bas de page
Auteur
IUFM de Versailles, Équipe DIDIREM.
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