1. Une problématique temporelle dans l’étude du curriculum de mathématiques
p. 83-93
Texte intégral
Introduction
1Lorsqu’on s’intéresse à l’étude du curriculum de mathématiques dans l’enseignement primaire ou secondaire, un fait paradoxal peut apparaître à première vue : d’une part on a l’impression qu’il y a beaucoup de changements, car les réformes des programmes se succèdent à un rythme rapide, d’autre part on a l’impression que le curriculum ne change pas beaucoup car il y a des résistances de la part des acteurs, les forces d’inertie sont grandes et il est long de changer les pratiques.
2Cette impression vécue et immédiate peut être creusée lorsqu’on étudie le curriculum sur le long terme en se fondant à la fois sur différents objets de savoirs, sur des dispositifs d’étude et sur des pratiques des enseignants.
3Nous pouvons étudier le curriculum de mathématiques d’un point de vue synchronique – à un moment donné et dans un lieu donné – mais aussi en prenant un point de vue diachronique : l’étude du curriculum dans son historicité, dans son actualité et dans son devenir (Assude 2003). Ainsi, nous nous intéressons à l’évolution d’un curriculum non seulement en regardant vers le passé mais aussi en nous projetant vers le futur : quelles évolutions a-t-on pu déceler pendant une période donnée (par exemple l’évolution de l’enseignement des inéquations au collège pendant le XXe siècle), mais aussi 83 quelles sont les évolutions possibles pour le curriculum (par exemple étudier les évolutions possibles pour l’enseignement de la géométrie à l’école primaire lorsqu’on introduit un logiciel comme Cabri-géomètre)1 ? Dans ces deux cas, le temps est une variable qui nous permet de situer le présent sur un axe et de voir l’avant et l’après, la question étant : comment tenir compte du passé pour comprendre et agir sur le présent et pour penser ensuite les attentes curriculaires pour le futur ?
4La prise en compte du long terme dans l’étude du curriculum, ce long terme étant décliné dans le passé, le présent et le futur, nous permet de montrer les continuités et/ou les ruptures des choix curriculaires. Les logiques institutionnelles, sociales, culturelles ou épistémologiques apparaissent intimement imbriquées avec une logique didactique qui tient compte des moyens de mise en œuvre dans les pratiques réelles de la classe. L’étude sur le long terme est un moyen de mettre en évidence des phénomènes d’organisation d’un curriculum qui ne seraient pas perceptibles autrement. Mais l’étude du curriculum doit être faite aussi en prenant le moyen et le court terme puisque les phénomènes qui seront mis en évidence ne seront pas forcément les mêmes.
5De ce point de vue, le problème du découpage temporel se pose d’une manière prégnante, et pas seulement pour l’étude du curriculum. Ce problème fera l’objet de la première partie intitulée « Échelles temporelles » qui abordera ainsi une problématique temporelle en prenant le temps comme variable.
6La deuxième problématique – que nous esquissons seulement – est celle qui consiste à prendre le temps comme objet d’étude en soi. Ainsi, nous partons du présupposé que les systèmes produisent des temporalités propres qui fonctionnent comme des contraintes ou des conditions des activités des acteurs qui, eux-mêmes, ont aussi des temporalités personnelles. Comment étudier ces temporalités qui coexistent dans une classe ou dans un système didactique ? Ce sera alors l’objet du questionnement de notre deuxième partie intitulée « Temps des systèmes, temps des acteurs ».
Échelles temporelles
7« Every process, or action, or social practice, or activity, occurs on some timescale (in complex cases more than one timescale). In a dynamical theory, an ecosocial system is a system of interdependent processes; an ecosocial or sociotechnical network is described by saying what’s going on, what’s participating and how, and how one going-on is interdependent with another. Each scale of organization is an ecosocial system in an integration of faster, more local processes (activities, practices, doings, happenings) into longer timescale, more global or extended networks. » (Lemke 2000)
8Cette citation nous permet de placer le problème du découpage du temps de manière à définir un certain nombre d’échelles temporelles. Quelles sont les échelles temporelles qui sont pertinentes pour l’étude du curriculum ?
Échelles a priori et/ou a posteriori
9Plusieurs échelles temporelles peuvent être définies, depuis la seconde jusqu’à l’année, à la décennie, ou au siècle. Lemke (2000) considère plusieurs échelles temporelles pour analyser les activités humaines. Voyons-en quelques-unes.
Tableau 1 : Échelles temporelles pour l’activité humaine (Lemke 2000)
Utterance | 1-10 seconds | Word, holophrase, short monologue; in context | |
Exchange | 2-102 | Seconds to minutes | Dialogue ; interpersonal relations ; developing situation |
Episode | 103 | o2 (15 minutes) | Thematic, functional unit; speech genre, educative |
Lesson | 103 — 104 | Hour | Curriculum genre |
Lesson sequence | 104 | o (2.75 hours) | Macro curriculum genre |
School day | 105 | Day | [« seamless day »] |
Unit | 106 | 11.5 days | Thematic, functional unit |
Semester/Year curriculum | 107 | 4 months | Organizational level ; unit in next scale |
Multi-year Curriculum | 108 | o (3.2 years) | Organizational level ; limit o institutional planning |
Lifespan educational Development | 109 | o (3.2 years) | Biographical timescale ; Identity Change |
Educational system change | 1010 | o (320 years) | Historical timescale ; New institutions |
10Ces échelles temporelles peuvent être définies a priori, chaque catégorie a une certaine durée, comme nous le voyons dans ce tableau, mais elles peuvent être aussi définies en fonction des données et des observations. Par exemple, un épisode peut être défini à partir des nouveaux objets qui sont introduits dans la classe. Dans ce cas, ce n’est pas la durée a priori qui est significative mais le statut ancien ou nouveau des objets de savoir qui sont présents dans une séance ou dans une séquence. D’autres échelles temporelles peuvent être prises en compte, plus ou moins détaillées que celle de Lemke. Tiberghien et alii (2006) considèrent trois échelles temporelles définies à partir d’une instance de contrôle : macroscopique, mesoscopique et microscopique, comme nous pouvons le voir dans le tableau suivant.
Tableau 2 : Échelles temporelles pour étudier un système (Tiberghien et alii, 2006)
Sous le contrôle de | Temps du système | Échelle de temps |
Système éducatif (pays, région) | Temps scolastique | Macroscopique |
Année académique : Programme officiel selon les niveaux | Année, Mois | |
Classe | Temps didactique | Mesoscopique |
Théme, Sous-thème, rythme d’introduction de nouveaux éléments de savoir | Heure, minute | |
Classe, professeur ou élèves | Temps d’un énoncé, d’un geste | Microscopique |
Niveau fin de granularité de l’analyse | Minute, seconde, |
11Dans ce cas, les échelles pour étudier un certain système correspondent aux temporalités définies par le système lui-même. Ainsi, le temps didactique est-il l’une des temporalités produites par le système didactique (Chevallard et Mercier 1987) qui découpe le savoir à enseigner dans des durées qui peuvent varier de l’année à l’heure ou même à des minutes. Ces durées ne sont pas forcément définies a priori dans le curriculum français mais, dans certains pays, le découpage du savoir est déterminé (par exemple les programmes indiquent que le théorème de Pythagore doit faire l’objet de 5 séances, et chaque séance dure 50 minutes).
Découpages fonctionnels
12L’échelle temporelle de notre travail sur le curriculum de mathématiques est d’abord une échelle macroscopique qui est sous le contrôle de l’institution scolaire. Cependant les découpages choisis dans nos différents travaux ne suivent pas toujours les découpages institutionnels marqués par les réformes curriculaires. Voilà les différents découpages que nous avons pris : un découpage réforme à réforme, un découpage par grandes périodes avec des points de repère (réforme 1902/1905 ; réforme des mathématiques modernes (1970) ; période actuelle), un découpage englobant plusieurs réformes qui ne commence ni ne finit avec aucune (par exemple, dans un travail d’analyse d’un dispositif d’étude intitulé « travaux pratiques en mathématiques au collège »).
13Ces différents découpages correspondent à des analyses plus ou moins fines selon les questions posées. Par exemple, dans l’étude faite à propos du dispositif d’étude des « travaux pratiques au collège », notre intérêt a porté sur l’avant de la réforme qui a introduit les travaux pratiques et sur l’après de la réforme qui les a fait disparaître (nommés en tant que tels). Nous avons voulu identifier certaines conditions et contraintes permettant l’émergence d’une innovation (voir l’ancien déjà là sur lequel s’appuie le nouveau) et identifier aussi celles qui permettent la naturalisation ou la disparition du dispositif (voir ce qui reste après). Cette étude met en évidence que, malgré les résistances des enseignants (dues au fait de ne pas savoir quoi faire et comment faire), l’un des effets de ce dispositif a été le changement de l’organisation didactique autour de la notion d’activité (même si cela n’est pas la seule raison de ce changement). Ces résistances n’ont pas été des obstructions ni des obstacles et ont permis, sur le long terme, une naturalisation de nouvelles manières de travailler des élèves autour de la notion d’activité car les enseignants ont utilisé ce qu’ils savaient déjà faire (notamment dans les séances de travaux dirigés). C’est ainsi que les enseignants ont trouvé de nouvelles formes d’étude par ajustement et adaptation des anciennes formes. Cependant alors que l’introduction des travaux pratiques était fondée sur une forte dimension épistémologique ce dispositif s’est naturalisé plus tard dans un autre où cette dimension a été modifiée en donnant lieu à un empirisme où le rapport au concret et l’activité de l’élève deviennent prégnants. Dans cette étude, j’ai montré que ce qui reste dans le curriculum lorsque la référence des travaux pratiques a disparu des programmes officiels n’était pas forcément prévu. Ce type de phénomène a pu être mis en évidence par le choix du découpage temporel : une trentaine d’années correspondant à différentes réformes institutionnelles.
14Le découpage temporel résulte d’un choix du chercheur en fonction des questions et problématiques de recherche. Le découpage peut être événementiel autour d’un moment qui est le repère : par exemple, le découpage en trois périodes met l’accent sur l’importance de la période moderne qui correspond à la réforme des mathématiques modernes. Dans ce cas, il y a une période antérieure désignée par « période classique » et une période postérieure désignée par « période actuelle ». Le découpage peut être institutionnel quand il correspond aux périodes comprises entre deux réformes successives de l’enseignement : la réforme 1902, la réforme 1925, etc. Dans ce cas, ce sont l’institution et les changements visibles dans les textes officiels qui pilotent le découpage utilisé dans les recherches. Le découpage peut être aussi fonctionnel par rapport à une question qu’on se pose, comme cela a été le cas pour le découpage de l’étude sur les travaux pratiques.
15Ce problème du découpage pose les questions du repérage des organisations, de la stabilité d’une organisation, des changements, des continuités et des ruptures. L’institution, par les réformes successives, indique un certain nombre de changements, surtout ceux qui sont identifiés et voulus, mais les changements « invisibles » dans un premier temps (les « petits changements ») ne sont pas forcément « visibles » et repérés par l’institution ou par les acteurs. Dans ce cas, le découpage peut être fait autrement. Cette problématique temporelle nous amène à une autre problématique qui est celle des jeux entre changements et résistances.
16Comment se concilient la tradition et l’innovation ? Cette question est bien au cœur de notre travail qui prend la dialectique ancien-nouveau (Douady 1986) comme axe d’étude du curriculum. Comment du nouveau peut-il naître de l’ancien ? Dans le travail sur l’intégration de Cabri-géomètre (Assude et Gélis 2002), nous avons pu mettre en évidence que l’une des conditions d’intégration de ce logiciel dans les classes observées a été la « juste distance » entre l’ancien et le nouveau. La légitimité du travail avec Cabri est institutionnelle puisqu’il y a une volonté politique d’intégrer les nouvelles technologies dans l’enseignement mais pour qu’elle puisse avoir une réalité, le travail avec Cabri doit être mis à l’épreuve de la classe, et notamment dans des classes ordinaires. Cette mise à l’épreuve ne signifie pas pour nous tout changer mais asseoir les changements dans des socles stables du fonctionnement de la classe. Par exemple, dans les classes observées, un principe était à la base du choix des types de tâches : une connaissance doit apparaître en tant qu’outil pour résoudre une difficulté ou une question. Ce principe de base a été l’un des éléments pour trouver la « juste distance » entre l’ancien et le nouveau qui a été l’une des conditions d’intégration de Cabri dans nos classes. Cette « juste distance » peut être aussi obtenue par l’entrelacement des tâches anciennes et des tâches nouvelles, par l’entrelacement des techniques anciennes et des techniques nouvelles, ainsi que par l’entrelacement des tâches papier-crayon et des tâches Cabri.
17Nous avons mis en évidence que cette dialectique ancien/nouveau n’est pas simple et que les changements curriculaires ne se font pas forcément par des grandes révolutions mais qu’ils peuvent se faire par des « petits changements » imperceptibles globalement par les acteurs et/ou l’institution. D’où l’intérêt de prendre un découpage temporel qui puisse associer une échelle macro avec une échelle meso et même micro. L’innovation, cette marge de liberté des acteurs, est à mettre en relation avec les contraintes institutionnelles de manière à repenser le lien entre les singularités des acteurs (échelle meso ou micro) et les changements institutionnels (échelle macro ou meso).
18Le problème qui se pose est celui des relations entre les différentes échelles. Comment une analyse en termes micro peut-elle aider à comprendre des faits et phénomènes à l’échelle meso ou macro ? Et inversement comment des analyses à échelle macro permettent-elles de comprendre des observations à l’échelle meso ou micro ? De même entre les échelles meso et micro ou entre les échelles macro et meso. Lemke (2000) parle d’hétérochronie pour désigner certaines de ces relations: « we have the case of heterochrony, where a long timescale process produces an effect in a much shorter timescale activity. »
19Il nous semble important de développer des travaux de recherche qui prennent des échelles temporelles différentes pour analyser une certaine réalité permettant peut-être la mise en évidence de phénomènes didactiques qui ne seraient pas « visibles » autrement.
Temps des systèmes, temps des acteurs
20Si le temps est une variable dans l’étude du curriculum dans ce premier moment, dans un second moment il est pris comme un objet en soi qui permet de spécifier un rapport particulier aux savoirs dans un curriculum. Quelles sont les temporalités existantes et produites dans les systèmes didactiques ? Le temps didactique est l’une des temporalités propres aux systèmes didactiques, mais il existe aussi d’autres temporalités, notamment celles des acteurs.
21Notre intérêt s’est porté sur le rôle et les fonctions du temps didactique dans l’organisation d’un curriculum à travers les textes du savoir. Il existe des contraintes chronogénétiques (Chevallard et Mercier 1987) dans l’organisation d’un curriculum : par exemple comment découper le savoir dans le temps ? Le découpage du savoir dans un programme et ensuite en séquences ou en activités détermine un temps propre au système d’enseignement ou aux systèmes didactiques. Ce temps didactique est une contrainte très forte dans l’action des professeurs et des élèves, contrainte qui se manifeste usuellement dans la phrase si souvent répétée par les professeurs « il faut que je finisse le programme » ou encore « on perd beaucoup de temps quand on veut faire travailler les élèves à partir des activités ». Comment les acteurs et notamment les professeurs gèrent-ils cette contrainte ? Le texte du savoir apparaît comme un facteur important dans la gestion de l’avancement du savoir et du contrat didactique, ainsi que dans l’organisation et l’implémentation d’un curriculum. Le temps didactique est un temps linéaire, segmenté, tandis que les temporalités des acteurs (notamment des élèves) ne sont pas forcément linéaires. Comment articuler ces différentes temporalités ? Quels moyens se donne le chercheur pour étudier ces différentes temporalités et les relations entre elles ?
22L’un de ces moyens, comme nous l’avons dit, est l’analyse du texte du savoir comme norme de l’avancement dans le savoir. Mais nous pouvons aussi nous intéresser aux « absents » de ces textes du savoir même s’ils sont présents dans les pratiques mathématiques des acteurs (notamment les objets du curriculum « caché ») et nous pouvons aussi nous pencher sur « l’absence » de texte de savoir. Comment l’enseignant gère-t-il l’avancement du savoir dans la classe lorsqu’il n’a pas de texte du savoir ? Comment l’enseignant fabrique-t-il une certaine temporalité lorsqu’il innove (par exemple en intégrant des nouvelles technologies) et que le découpage du savoir n’est pas quelque chose d’acquis ? Ces deux questions nous permettent de mettre en évidence le rôle essentiel du texte du savoir et la contrainte du temps didactique dans l’implémentation d’un curriculum.
23Ce moyen peut être associé à d’autres moyens qui permettent d’analyser les temps d’apprentissage. Nous avons mis en place dans certaines classes un « dispositif multiple » (Assude et Paquelier 2005) qui visait un travail sur l’expression de ces temporalités personnelles par le biais des souvenirs (entre autres). Ce dispositif permettait de rendre publiques dans la classe des prises de conscience par certains élèves du temps d’apprentissage. Dans ce sens, l’étude des biographies didactiques par Mercier (1995) ou le « journal des fractions » mis en œuvre par Sensevy (1996) dans des classes de primaire sont aussi des dispositifs qui vont permettre à l’élève d’avoir un rôle chronogénétique.
24Dans ces différents exemples, le problème des échelles temporelles est encore important car les échelles pour analyser le temps didactique et celles pour analyser les temps des acteurs ne sont pas forcément les mêmes. Plusieurs échelles temporelles peuvent être mises en œuvre en fonction des phénomènes didactiques que nous prétendons étudier.
Discussion
25Je veux ici reprendre deux des questions posées par Daunay et Perrin dans leur présentation.
26Une des questions est relative au « jeu (dialectique) entre le choix de l’unité temporelle et la détermination de l’objet de recherche ». Comme j’ai essayé de le montrer auparavant, je me place actuellement dans une position proche de celle indiquée par Daunay et Perrin lorsqu’ils disent que la question de la temporalité est un élément contribuant à définir une problématique de recherche. Mais cela n’a pas été toujours le cas. Il y a plusieurs strates dans la prise en compte de ce jeu dialectique. Une première strate est celle du temps « transparent » : il est partout et il ne pose pas de problème. L’unité de temps est prise telle qu’elle est donnée par la réalité qu’on prétend étudier (par exemple, la prise en compte d’un découpage temporel donné par l’institution). Une deuxième strate est celle du temps « questionné » : le temps tel qu’il se présente pose des questions au chercheur (par exemple quelle est la durée d’un épisode ? Comment découper une séance en épisodes significatifs ?). Dans ce cas, le temps est une des dimensions constitutives de l’étude mais c’est en tant qu’outil ou variable qu’il est appréhendé. Une troisième strate est celle du temps « problématique » : le temps permet de définir la problématique de recherche, il est intimement lié à l’émergence de cette problématique. Par exemple, la problématique des « petits changements » a émergé de manière inhérente avec le problème des différentes unités de temps qui permettent de capter ce qui n’est pas visible à une certaine échelle. Une quatrième strate est celle du temps « objet d’étude » : le temps devient l’objet d’étude, il peut être déployé selon plusieurs dimensions. Plusieurs temporalités sont mises en avant (temps didactique, temps d’enseignement, temps d’apprentissage, capital-temps, etc.) et la question des rapports entre ces différentes temporalités se pose. Dans ce cas aussi, des unités de temps non congruentes apparaissent comme des éléments importants à prendre en compte dans les recherches. Le problème étant alors : à travers quoi va-t-on appréhender ces différentes temporalités (le discours, les actions, les textes, etc.) ? Quels sont les éléments qui permettent de faire des liens entre les phénomènes qu’on appréhendera avec ces différentes unités ?
27Ces différentes strates ne sont pas forcément exclusives, ni successives. Leur prise en compte dépend de la prise de conscience du chercheur par rapport au « caractère temporel » de son objet de recherche : se laisser porter par le temps, essayer d’attraper le temps, déployer le temps,…, cela dépend du positionnement du chercheur.
28Une deuxième question posée dans le texte de Daunay et Perrin est celle de la prise en compte de données recueillies dans le passé pour comprendre de nouveaux phénomènes dans le présent ou le futur. Le problème posé ici est celui de ce qu’on fait des « traces » des recherches, des « documents » qu’on a pu accumuler pendant des années : a-t-on le « droit » de les utiliser pour d’autres buts que ceux pour lesquels ils ont été produits ?
29La didactique des mathématiques est un domaine récent dans l’histoire des institutions (à peine trente ans d’existence) et le problème de son histoire et de sa mémoire ne s’était pas posé d’une manière systématique jusqu’à présent. Par exemple, le problème de constituer des archives autour des documents (vidéo, papier) issus de l’École Michelet (école expérimentale pilotée par Guy Brousseau) s’est posé récemment aux didacticiens des mathématiques.
30Étant particulièrement intéressée par l’histoire de l’enseignement, notamment celle de l’enseignement des mathématiques, je vois plusieurs raisons pour nous intéresser à ce problème.
31Une première raison est celle de l’identité de notre domaine de savoir : une identité se fonde et se co-construit grâce à une mémoire collective. Pour le moment, la mémoire collective est vivante, mais elle se construit pour un futur, et ces « traces », ces « données » qu’on recueille, doivent pouvoir faire partie de cette mémoire. Faisant partie d’une mémoire partagée, certains de ces documents et de ces données peuvent être relus, re-interprétés par d’autres chercheurs.
32Une deuxième raison dérive de cet aspect. Reprendre des documents existants cela ne veut pas dire qu’on va forcément « déformer » les intentions initiales mais cela peut permettre de comprendre autrement une certaine réalité. Parfois cette compréhension est simplement due au fait que les outils, les instruments utilisés permettent de voir d’autres phénomènes que ceux que les outils ou instruments existants au moment du recueil permettaient. Pensons à la découverte du microscope, et à ce que cet outil a permis d’appréhender sur une réalité existante.
33Une troisième raison est le changement de point de vue. La reprise de travaux anciens peut avoir plusieurs fonctionnalités. Il y a le changement de point de vue pour le chercheur : il peut faire un « pas de côté temporel » pour se dénaturaliser des assujettissements institutionnels, notamment lorsqu’il est aussi acteur de l’institution qu’il étudie. Il y a aussi le changement de point de vue par rapport à la réalité étudiée : de nouveaux éléments peuvent être mis en évidence.
34Une dernière raison que je veux invoquer est relative à la possibilité de comparaison. Cette possibilité m’apparaît comme constitutive d’un certain nombre de travaux. Par exemple, pouvoir comparer les erreurs que les élèves faisaient à un moment donné et celles qu’ils font actuellement peut être un moyen de comprendre le présent, et parfois d’aller contre des idées toutes faites (« les élèves ne savent plus calculer »).
35Pour toutes ces raisons, il me semble pertinent d’étudier le curriculum de mathématiques (et pas seulement) dans son historicité, dans son actualité et dans son devenir.
Bibliographie
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Douady R. (1986) : Jeux de cadres et dialectique outil/objet, Recherches en Didactique des Mathématiques, 7.2, 5-32.
Lemke J.L. (2000): Across the Scales of Time: Artifacts, Activities, and Meanings in Ecosocial Systems, Mind Culture and Activity, vol. 7, 273-290.
10.1207/S15327884MCA0704_03 :Mercier A. (1995) : La biographie didactique d’un élève et les contraintes de l’enseignement, Recherches en didactique des mathématiques, 15.1, 97-142.
Sensevy G. (1996) : Le temps didactique et la durée de l’élève. Étude d’un cas au cours moyen : le journal des fractions, Recherches en didactique des mathématiques, 16.1, 7-46.
Tiberghien A., Malkoun L., Buty C., Souassy N., Mortimer E. (2006) : Analyse des savoirs en jeu en classe de physique à différentes échelles de temps, In Sensevy G. et Mercier A. (ed), Agir ensemble. Eléments de théorisation de l’action conjointe du professeur et des élèves, Rennes, PUR, pp. 73-98.
Notes de bas de page
1 Ce logiciel permet la construction de figures géométriques déformables dont les propriétés qui n’ont pas été déclarées peuvent être perdues dans la déformation. Par exemple deux droites qui n’ont pas été déclarées comme perpendiculaires peuvent ne pas le rester par déformation. En revanche si un point est déclaré appartenir à un cercle, il pourra être déplacé sur ce cercle mais pas en dehors. Ce logiciel est souvent utilisé dans les classes pour faire travailler les élèves sur les implicites et sur les propriétés des figures géométriques.
2 o signifie ordre de grandeur.
Auteur
IUFM d’Aix-Marseille et UMR ADEF, Aix-en-Provence, France
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