Découpages temporels effectués à partir d’unités de temps non congruentes
p. 77-81
Texte intégral
1. Unités de temps non congruentes ?
1D’un point de vue méthodologique, il y a beaucoup de questions concernant les découpages temporels mais les contributions qui suivent visent à interroger les unités de temps non congruentes. Il nous semble que cela mérite qu’on éclaircisse ce qu’on entend par là.
2Pour nous, cela réfère aux découpages temporels qu’on opère sur les différentes données recueillies pour une recherche, avec l’idée qu’on peut avoir à coordonner des découpages à des échelles différentes. Une problématique de recherche peut relier des objets pour lesquels l’avancée du temps n’a pas la même signification. En effet les systèmes produisent des temporalités propres qui fonctionnent comme des contraintes. La non-congruence des unités de temps renvoie alors à ces différences de signification.
3D’un point de vue didactique, si l’on reprend la distinction que font Tiberghien et al.1 entre macro-méso-micro-didactique et que l’on s’intéresse par exemple au niveau méso-(temps didactique, concernant des questions de relation enseignement/apprentissage), trois temps au moins sont à prendre en compte :
le temps didactique défini par l’évolution des objets de savoir, enjeux d’apprentissage dans la classe ;
le temps de l’apprentissage (des apprentissages ?) (qui reste évidemment à diversifier suivant les élèves) ;
le temps d’horloge qui s’écoule linéairement.
4Ainsi, pour découper la transcription d’une séance en classe, on se référera en général :
à l’avancée du temps didactique et aux objets de savoir (pour une seule séance, cette avancée peut être légère) ;
à l’activité de l’enseignant et/ou des élèves ;
au temps d’horloge, au moins comme variable supplémentaire (durée de chaque épisode).
5Cela interroge alors sur les autres temps convoqués par les contributions, qui renvoient en fait à d’autres objets : le temps juridique, par exemple, ou le temps institutionnel. C’est l’un des intérêts de ces contributions que de permettre de penser l’articulation de temps divers, liés à des objets eux-mêmes différents.
2. Les contributions
6Dans les contributions qui suivent, T. Assude donne deux exemples de découpages temporels : l’un dans le cadre d’une étude sur le curriculum, l’autre dans le cadre de l’analyse des temporalités différentes au sein d’un système didactique ; N. Biagioli et al. se placent dans le cadre de l’analyse d’une séance qu’ils placent dans une analyse en quatre temps ; P. Haeberli interroge l’articulation de deux temporalités (scolaire, juridique). Pour faciliter la lecture de ces contributions, nous en proposons un court résumé, avant de formuler quelques-unes des questions qu’elles peuvent susciter.
2.1. Teresa Assude
7T. Assude propose une réflexion sur les choix de découpage dans l’analyse d’un curriculum. Elle envisage la possibilité d’un découpage en fonction d’échelles définies a priori pour analyser les activités humaines (cf. Lemke) ou l’activité scolaire, en fonction des contraintes propres aux différents systèmes observés (Tiberghien et al.). Mais les découpages temporels, dans le cadre des échelles ainsi décrites, varient aussi en fonction des choix propres au chercheur, autrement dit selon la constitution de son objet d’observation : ici, la contrainte n’est pas celle des systèmes (scolaire ou didactique, par exemple) mais celle de l’objet construit ou, si l’on veut, des questions de recherche posées. À une échelle macroscopique, par exemple, le découpage peut ne pas suivre la logique institutionnelle, précisément pour analyser les effets de continuité ou de rupture dans l’introduction d’un nouvel objet institutionnel (qu’il s’agisse d’un savoir ou d’une pratique). Ainsi, vouloir analyser la dialectique tradition/innovation, ancien/nouveau, au niveau macro-, permet de repenser les tensions qui apparaissent, à une échelle meso-ou micro-, entre ce qui peut, pour certains acteurs, passer pour une rupture épistémologique et la manière dont l’accommodation se fait sans rupture.
8La deuxième problématique qu’esquisse Teresa Assude conçoit la question du temps comme objet au niveau méso. Il s’agit alors d’interroger les tensions possibles entre les contraintes chronogénétiques liées au texte du savoir (linéaire) et les temporalités des acteurs (enseignants comme apprenants) qui ne sont pas forcément linéaires… Ce qui pose un autre problème méthodologique d’échelle, car l’échelle nécessaire à l’analyse du temps des apprentissages par exemple n’est pas la même que celle qui permet l’analyse du temps didactique.
2.2. Nicole Biagioli et al.
9L’équipe ERTe de Nice (dirigée par N. Biagioli) propose une réflexion sur la nature du découpage temporel, par le chercheur, du déroulement des activités dans une séance de classe (interdidactique). Si l’on en reste au niveau de la séance (qui fait l’objet de la réflexion, fondée sur le film de deux séances et sur leur analyse par les chercheurs), elle apparaît comme un objet « tétrachrone », en ce que l’analyse fait apparaître quatre temporalités qui se croisent, se superposent ou entrent en tension : institutionnelle, conversationnelle, argumentative, didactique.
10Ce découpage temporel fait par les chercheurs est clairement indexé à un découpage discursif : c’est évidemment clair pour le temps argumentatif et conversationnel. Mais c’est clair aussi pour le temps didactique, rapporté au discours narratif, puisque la narratologie permet de décrire le déroulement temporel des actions. C’est clair encore pour le temps institutionnel, inscrit dans la mémoire des sujets précisément par un discours extérieur (le programme, les règlements, le savoir d’expérience…), discours qui fait irruption dans les propos des sujets en situation.
11Il s’agit d’un découpage construit par les chercheurs, mais qui a pour fonction de comprendre le sens que les sujets donnent à leur activité. Autrement dit, ce repérage de quatre temporalités (associées à quatre formes discursives) est certes un construit théorique, mais il interroge précisément comment l’activité est possible pour des sujets pris dans des interactions (verbales essentiellement ici) complexes et diverses. Chaque temporalité et chaque forme de discours, semble-t-il, maintient une certaine orientation de l’activité, en ce qu’ils renvoient à des genres culturels que maîtrisent les sujets. Cela renvoie à l’insertion de la temporalité des séances dans des temporalités plus longues : le temps institutionnel et didactique hebdomadaire, annuel, voire pluriannuel ; le temps argumentatif et conversationnel inscrit dans l’histoire de ces genres, dans le développement de chaque sujet…
2.3. Philippe Haeberli
12La recherche de P. Haeberli porte sur les « conseils de classe » à l’école primaire genevoise. Son protocole d’observation, articulé à un cadre théorique qui prend le droit pour référence, permet de poser la question des unités de temps qui sont pertinentes à l’analyse. Apparaît une tension possible (mais qui donne sens à l’activité) entre une temporalité scolaire (dite par ailleurs interne), qui se caractérise par la récurrence (routinière) d’épisodes (mais aussi de rôles) identifiables, et une temporalité juridique (dite par ailleurs externe), qui relève d’une exigence politique de constitution d’un temps public, fait d’une dialectique entre liage et déliage du temps, entre continuité et changement…
13L’observation de ces deux temporalités (qui engagent des apprentissages différents) construit bien sûr un mode de découpage des unités observées dans une séance et surtout une interprétation différente des unités isolées (le mot par exemple) selon sa description dans le cadre d’une temporalité ou d’une autre.
3. Questions pour ouvrir le débat
14Les questions suivantes permettent de préciser des concepts pour faciliter la communication entre didacticiens de disciplines différentes et de lancer le débat sur les découpages temporels et la congruence des unités.
Qu’est-ce que le temps didactique ? Sommes-nous d’accord sur sa définition ? Comment y accède-t-on ? Quel usage en fait-on dans le recueil et le découpage des données ?
Comment établir la cohérence entre des indices recueillis à des échelles de temps différentes dans un même corpus ? Les découpages d’un même objet selon des unités différentes sont-ils faits de manière indépendante ou l’un est-il subordonné à l’autre ? Par exemple, dans le texte de P. Haeberli, il semble qu’un premier découpage est fait selon des unités de contenu (les mots) et qu’à l’intérieur de ce découpage on en fait un autre en quatre moments correspondant à un cadre théorique issu du droit. Y a-t-il toujours une hiérarchie entre les découpages ? Qu’est-ce qui la détermine ?
À quel moment de la construction de son objet de recherche le chercheur identifie-t-il l’unité de temps pertinente pour son objet ? Si l’on suppose, comme le dit T. Assude dans son texte, que « le découpage temporel résulte d’un choix du chercheur en fonction des questions et problématiques de recherche », l’unité temporelle est conçue comme congruente à l’objet de recherche déterminé (ce qui veut dire qu’un changement d’unité de temps change l’objet), il est intéressant d’observer à quel moment de la recherche cette congruence apparaît. On peut encore se demander, dans la même logique, quel est le jeu (dialectique) entre le choix de l’unité temporelle et la détermination de l’objet de recherche : cela pose la question de la temporalité non comme une incidence dans le cadre méthodologique choisi mais comme constitutive de la problématique de recherche.
T. Assude nous dit que, pour l’étude du curriculum, la mise en perspective dans le temps sur une grande échelle est un moyen d’étude des perspectives d’évolution à un moment donné. Est-ce que, à propos d’autres objets de recherche aussi, l’analyse de faits didactiques passés est un moyen d’expérimenter pour le présent et le futur, permettant de contourner certaines limites que la déontologie apporte à l’expérimentation en didactique ? Cette question soulève à son tour un nouveau problème méthodologique : comment se servir pour des questions nouvelles de données recueillies dans le passé avec des intentions différentes ?
Notes de bas de page
1 Voir bibliographie de T. Assude
Auteurs
Université Lille 3, Équipe THEODILE
IUFM Nord–Pas-de-Calais, Équipe DIDIREM
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