2. L’après coup en didactique de l’EPS : procédures et effets
p. 47-57
Texte intégral
L’après coup en didactique de l’EPS : procédures et effets
1Les travaux menés dans l’équipe AP3E au LEMME portent, comme son sigle l’indique, sur « l’Analyse des Pratiques d’Enseignement et de leurs Effets sur les Élèves ». Son objet est de rendre compte des pratiques des enseignants d’EPS en fonction notamment de leur expertise dans une spécialité sportive, ou, au contraire, au regard de leur méconnaissance de l’APSA enseignée (Activité Physique, Sportive ou Artistique), ce qui est quelque fois le cas des enseignants débutants. Conscients de l’importance d’intégrer la temporalité dans leurs travaux de recherche, afin de prendre en compte la « circulation des savoirs » d’un lieu à l’autre (de la préparation de cours à l’épreuve de la classe, jusqu’à l’utilisation qu’en fait l’élève dans une situation qui l’exige), soit du temps de la prévision à celui de la réalisation, voire de son efficacité, les chercheurs de cette équipe utilisent des modalités de recueil de données en trois temps qui suivent, sans s’y confondre, la pratique de l’enseignant. Ainsi ils combinent des informations recueillies à « chaud », sous la forme du « papier-crayon » pendant le déroulement de la séance, et des enregistrements audio et vidéo avant, pendant et après la séance d’EPS. Cependant le recueil de données s’enrichit d’entretiens réalisés bien après cette séance auprès des enseignants concernés, entretiens enregistrés et entièrement retranscrits. Dans ce cas-là, les chercheurs utilisent le plus souvent la modalité ENDR (Entretien Non Directif de Recherche, en référence à Blanchet, 1985), mais comme va le développer cet article, deux caractéristiques les spécifient : ces entretiens sont d’abord cliniques, au « un par un », pour tenter de préciser la nature du rapport qu’entretient ce professeur-là au savoir, et ensuite ils se déroulent « après coup », afin d’accéder à certaines causes de ce rapport, soit ce qui le soutient et ce qui le spécifie.
Le mode temporel de recueil de données
2Pour prendre en compte la temporalité comme phénomène structurant le savoir que transmet l’enseignant et qui circule dans la classe, le recueil de données, qui s’effectue en trois temps, est complété par « l’après coup ». Pourquoi ?
3Parce qu’il est indispensable à mettre en œuvre pour intégrer les trois temps qui le précèdent, dans la mesure où il permet au chercheur et à l’enseignant à la fois un recul temporel, nécessaire à toute réflexivité, et en même temps, la possibilité de s’appuyer sur ce qui a été dit dans les entretiens antérieurs ou au cours de la séance, quitte à se confronter à des redites, voire à des répétitions, ou plutôt, comme c’est le plus souvent le cas (et peut-être toujours) dans l’après coup, à des reformulations.
4Mais avant de développer ce point, qu’en est-il du recueil qui précède ? Le groupe de recherche utilise donc trois temps :
5Les entretiens ante séance ont pour fonction de tenter de préciser les intentions du professeur, notamment sur la nature du savoir qu’il va mettre en jeu dans la séance. Dans nos options de « didactique clinique », l’objectif est aussi de préciser le « déjà là » du professeur, comme son « épistémologie », la conception et la connaissance de l’activité qu’il va utiliser, voire son expérience en tant que pratiquant qui se trouve être, dans nos travaux, un indicateur important pour rendre compte de la façon dont il va « traiter » cette activité. Nous faisons l’hypothèse que toutes ces informations vont nécessairement orienter sa pratique d’enseignement, sa manière de conduire de la classe, et permettront au chercheur, in fine, d’identifier le savoir qu’il souhaite transmettre et mettre à « l’épreuve » de la classe (Terrisse, 1996). L’expérience nous montre que si ces entretiens permettent au chercheur d’accéder à la conception de l’APSA et à son traitement, les raisons des choix des enseignants restent, à ce stade, opaques.
6Pendant la séance, le chercheur va observer le déroulement de la séance et tenter de s’effacer au profit d’un enregistrement des événements de la classe, à travers l’utilisation classique d’une ou deux caméras. S’il y en a deux, la première est branchée sur un micro-cravate permettant le recueil in extenso des « dires » de l’enseignant sur lequel porte la recherche. La seconde est souvent une « caméra témoin », qui prend en plan large l’ensemble de l’espace scolaire, bien que cette modalité soit difficile ensuite à décoder, du fait de l’importance des espaces et des conditions d’exercice des séances d’EPS (que l’on pense aux dimensions des gymnases, aux bruits produits dans les piscines ou aux contextes de plein air des terrains de sport collectif !). En plus de cette modalité, le chercheur prend, le plus souvent, des notes sur le déroulement de la séance, notamment au moment « d’événements remarquables », qui questionnent le déroulement prévu de la séance (comme les ruptures de contrat didactique, par exemple) et qu’il retiendra pour en demander les raisons à l’enseignant, dans la mesure où il observe des modifications notoires du savoir enseigné.
7Les entretiens post-séance permettent au chercheur de recueillir « à chaud », c’est-à-dire juste après la séance, les appréciations de l’enseignant sur ce qui vient de se passer pour en donner une première description et, éventuellement, une justification, notamment sur les écarts entre intentions et décisions. Mais ce temps est souvent très court pour au moins deux raisons : la première tient aux conditions d’enseignement de l’EPS, car les professeurs sont souvent mobilisés, à ce moment-là, par le rangement du matériel et par la discipline qu’ils se doivent de faire respecter dans les vestiaires, sauf pour certaines classes de lycée. La deuxième raison est leur disponibilité à ce moment-là, car, s’ils ont un autre cours à la suite, ils sont déjà dans l’anticipation de leur prochain cours.
8Il faut reconnaître que ce dernier moment de recueil est toujours difficile pour l’enseignant, car il n’a que peu de recul pour apprécier l’atteinte de ses objectifs. Toutefois, ses remarques, à ce moment-là, renseignent le chercheur sur sa capacité à « réfléchir » sur sa pratique et à pointer les ruptures éventuelles. Notons cependant que ce ne sont pas les meilleures conditions, ni le meilleur moment pour mener cette réflexion. Toutefois, l’expérience nous montre combien les professeurs d’EPS qui ont participé à nos travaux sont souvent très conscients et lucides sur le rapport entre prévisions et réalisations car leur activité quotidienne est orientée par cette question de l’atteinte des objectifs, en particulier lorsqu’un observateur (un chercheur, qui plus est) observe et enregistre la séance. Cette « vigilance » est renforcée du fait que ce chercheur est un spécialiste de l’APSA enseignée, condition nécessaire à une observation.
9Cette méthodologie de recueil en trois temps s’inscrit dans le cadre d’une séance, mais elle est répétée aussi plusieurs fois dans le cycle, car l’enseignement de l’EPS se présente sous la forme d’un ensemble de six à sept séances, qui correspondent en gros à un demi-trimestre, selon les années et selon les dates des vacances. Elle est assez classique pour ne pas être développée davantage, puisqu’elle suit, pas à pas, situation après situation, l’enseignant dans son activité quotidienne. Elle permet de mettre en évidence, notamment, la différence entre la prévision et la réalisation effective en classe (Carnus 2001), ou encore d’étudier l’écart entre le savoir enseigné et le savoir utilisé en situation par les élèves (Sauvegrain 2001).
10Si elle a été plusieurs fois exposée et exploitée au cours de nos travaux (Terrisse A., Carnus M. F., Sauvegrain J. P. 2002), elle a été depuis « remaniée » en fonction des observations effectuées dans ces cycles d’enseignement de l’EPS, en tenant compte en particulier des objectifs de compréhension de l’activité d’enseignement par les chercheurs, qui ne peuvent seuls interpréter les décisions des enseignants en classe. Le postulat de la recherche clinique en didactique de l’EPS est en effet que « seul le sujet peut dire quelque chose sur la part qu’il prend dans ce qui lui arrive et d’en tirer les conséquences », ce que l’utilisation de l’après coup va nous permettre de préciser (Terrisse 2000).
La question de l’insu
11Au cours des enregistrements de séances d’EPS, les chercheurs ont constaté que les enseignants n’étaient pas toujours conscients de ce qu’ils faisaient, et notamment que leurs décisions n’étaient pas toujours « rationnelles » et prévisibles. Toutefois, c’est quand même la caractéristique de l’humain de ne pas être des machines programmables à souhait ! Comme dirait Freud, « le moi n’est pas maître en sa demeure » (Freud 1919). Nous allons donner ici deux exemples de l’intrusion de l’inconscient dans le déroulement jamais vraiment « routinisé » d’une séance d’EPS, pris parmi les travaux de l’AP3E.
12Dans le premier exemple, le chercheur rend compte de l’enseignement d’un élément « indispensable » à la gymnastique, l’ATR (Appui Tendu Renversé), dans une classe de collège (Carnus, op. cit.). Ce chercheur utilise une méthodologie proche de l’ingénierie didactique, qui a la particularité de « négocier » le contenu d’enseignement avec l’enseignante, puisqu’il est proposé ensuite à d’autres enseignants. Pourtant, au cours de l’observation, on observe qu’une enseignante A transforme ses contenus d’enseignement en gymnastique sportive sans que la situation l’exige. On pourrait comprendre, en effet, que l’enseignante modifie ses prévisions à partir du moment où les élèves s’en détachent ou ne peuvent accéder au savoir visé. Mais il est plus difficile d’expliquer une modification radicale de l’objet de savoir alors que la situation parvient à ses fins. La question n’est pas alors de savoir si la décision de l’enseignante est pertinente, mais de connaître la raison de cette imprévisible modification. Dans ce cas, celle-ci a expliqué (au cours de l’entretien réalisé plusieurs mois après cette observation) cette décision par le souvenir de l’accident d’un élève qui s’était produit dans sa classe au cours d’une situation d’enseignement de cet élément de la gymnastique et qui est venu l’envahir à ce moment-là. Le chercheur en déduit, d’après ses observations, que la modification a été produite « à l’insu » de l’enseignante. Carnus note d’ailleurs qu’« une enseignante modifie sa prévision sans “envisager” explicitement et à aucun moment les conséquences de ses décisions modificatrices des contenus d’enseignement ».
13Dans une deuxième recherche portant sur l’analyse des variables didactiques utilisées par les enseignants de judo (Loizon 2004), un professeur arrête, à chaque fois qu’elle se présente, une situation d’enseignement, car elle constitue, pour lui, une réminiscence qui le renvoie à un accident personnel, dont il conserve encore des séquelles physiques lorsqu’il était jeune judoka. D’après les études menées a priori, cette variable « accidentogène » n’existe évidemment dans aucun document régissant l’enseignement de l’EPS et encore moins les différents programmes d’enseignement du judo, édités par la FFJDA (Fédération Française de Judo et Disciplines Associées). Il faut donc en trouver une explication moins rationnelle, mais plus juste, celle d’un fait, enfoui, inconscient, qui se « réveille » à ce moment-là et submerge l’enseignant au point qu’il lui est impossible de faire autrement, c’est-à-dire d’arrêter la situation et de manipuler les élèves. S’il est « insu » de l’enseignant au moment où il se produit, cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas connu de celui-ci au moment où il « l’acte », comme les entretiens d’après coup le montrent. Comme l’indiquent Laplanche et Pontalis, « fortement investis de l’énergie pulsionnelle, [les contenus de l’inconscient] cherchent à faire retour dans la conscience et dans l’action » (Laplanche et Pontalis 1971), ce que nous montrent ces deux exemples.
14Devant l’insistance de ces faits qui orientent l’enseignant dans ses décisions et devant la difficulté d’y apporter une explication « didactique » plausible, le groupe a dû tenter de trouver des modalités pour accéder aux causes de ces événements. En effet, ceux-ci se produisent en rapport avec la sphère « intime », privée de l’enseignant, souvent déterminée par une « résurgence » du passé sous la forme d’un « impossible à supporter », ce qui renvoie en psychanalyse à la catégorie du réel, « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (Lacan 1966, cité par Chémama 1995).
15Certes, il est possible de ne pas retenir, ni de valoriser ces faits pour rendre compte d’un fonctionnement « macro-didactique » de l’enseignant. Mais, il est tout aussi possible de concevoir que « ce qui ne marche pas » puisse, comme l’indique l’étymologie du terme de clinique, devenir une source d’explications à ce qui pourrait ou devrait marcher, dans le but d’utiliser la recherche en didactique comme moyen d’élaborer une théorie de l’enseignement (Terrisse 2000). Or, force est de constater que les décisions « a rationnelles », ou injustifiées d’un point de vue didactique, constituent une réalité de la pratique quotidienne des enseignants d’EPS, qui doivent interroger les chercheurs en didactique de l’EPS, s’ils ont comme projet scientifique de rendre compte de la pratique quotidienne des professeurs d’EPS pour la rendre intelligible.
L’après coup
16Ainsi, l’utilisation de l’après coup, concept emprunté à la psychanalyse par Y. Chevallard sous le terme de « remaniement » (Chevallard 1985), possède une portée heuristique dont la recherche en didactique n’a pas encore mesuré l’importance. Dans les travaux menés par l’AP3E, les entretiens « d’après coup », c’est-à-dire longtemps après que se soient déroulées les séances d’EPS, comme par exemple deux ans après (Loizon, op. cit.), qui se distinguent donc nettement des entretiens a posteriori, tout juste après la séance, permettent de « réélaborer » le savoir prévu et mis en jeu par l’enseignant dans sa classe, dont toutes les implications n’étaient pas toujours conscientes au moment de la séance. L’enseignant d’EPS ne peut être conscient de tout ce qui ce qui se passe dans sa classe au moment où il enseigne, sinon, comme tout sujet humain, il aurait toutes les difficultés du monde à fonctionner ! Toutefois, dans la mesure où le chercheur en didactique se propose de rendre compte, dans le respect de la plus grande fidélité aux faits auxquels il assiste, de la pratique d’un enseignant pour la rendre intelligible, alors il se doit de se donner les moyens d’expliquer, quand il le peut, les événements qui interrogent les cadres théoriques auxquels il se réfère et qui ne lui donnent pas, dans un premier temps, les explications qu’il recherche, en dehors de celles que peut lui donner, dans certaines circonstances, l’enseignant lui-même.
17Les deux exemples qui viennent d’être donnés ont pu être dégagés grâce à cette méthodologie de l’après coup, car les actions décidées de transformations de situations, ou d’arrêt du déroulement de la séance par ces deux enseignants, n’auraient pu être dites par eux-mêmes (dans l’immédiateté) et donc ne pas recevoir d’explication plausible, car elles ressortissent toutes les deux d’expériences personnelles, intimes, de ces deux enseignants. Cette observation nous permet, effectivement, d’envisager trois types d’écarts pour analyser ce qui se passe en classe :
entre ce que l’enseignant prévoit et ce qu’il réalise (écart souvent prévisible a priori par le chercheur) ;
entre ce qu’il réalise et la conscience qu’il en a (écart toujours difficile à mettre en évidence) ;
entre la conscience qu’il en a et ce qu’il n’a pu s’empêcher de faire (écart souvent facile à identifier, mais dont il est difficile à l’enseignant de « rendre raison », du fait de son inscription très personnelle dans sa propre expérience de sportif ou d’enseignant).
18Ainsi, d’après nous, l’après coup permet d’accéder à certaines « causes » des observations faites par les chercheurs, notamment celles qui le questionnent au regard de l’avancée du savoir (ou de son arrêt !) et de tenter de répondre à la question du pourquoi. Dans les cas présentés, ces deux enseignants ont avancé des raisons privées, relatives à leur propre expérience d’enseignante ou de judoka, dont le « traumatisme » ressurgit ici, dans la séance. Seul le temps de l’après coup, nécessairement long, permet d’accéder à ce type d’explication, voire de justification.
19Nous pensons, par expérience de ce type de recherche, que c’est le dispositif du long terme qui permet l’accessibilité à ces discours sur les causes, profondément enfouies dans l’expérience vécue de ces enseignants (et peut être « refoulées », ce que pourraient avancer les chercheurs, comme hypothèses explicatives). C’est la mise en place d’un « temps long » semble-t-il, c’est-à-dire d’une distance temporelle entre le temps du recueil des données et celui du retour réflexif sur la séance, qui permet une « réélaboration » du récit et une recherche de la « cause », permettant au chercheur d’accéder à des niveaux de compréhension de l’activité de l’enseignant difficilement atteignables par d’autres voies. Y. Chevallard, en se référant à la définition du terme d’après coup qu’en donnent Laplanche et Pontalis, met l’accent sur le remaniement des événements passés : « des expériences, des impressions, des traces mnésiques sont remaniées ultérieurement en fonction d’expériences nouvelles » (Laplanche et Pontalis 1971). À partir du moment où le chercheur considère que « des impressions ou des traces mnésiques peuvent n’acquérir tout leur sens, toute leur efficacité que dans un temps postérieur à celui de leur première inscription » (Chémama 1995), la recherche en didactique clinique de l’EPS ne peut que mettre en place une méthodologie permettant à ce « refoulé » professionnel d’être pris en considération dans la recherche de l’explication des faits et gestes des enseignants, ce qui nous paraît être le sens de la recherche en didactique.
Les conditions de l’après coup
20Nous ne considérons pas pour autant que l’activité d’un enseignant dans une classe n’est que le produit de son histoire personnelle. Inscrits depuis longtemps dans la problématique de la recherche en didactique, nous savons que pour tenter de rendre compte du devenir d’un savoir en classe sous la responsabilité d’un enseignant, les conditions institutionnelles du choix et du traitement de ce savoir scolaire sont fondamentales à expliciter pour en percevoir les origines et les formes qu’il va prendre. Forts de cette exigence, nous considérons qu’un fait didactique peut s’expliquer par, au moins, deux déterminations : son inscription institutionnelle, dans des programmes nationaux, des projets d’établissement ou des projets d’équipes de professeurs d’EPS, mais aussi, (et surtout pour nous), dans des histoires de sujets pratiquant ou enseignant une APSA particulière, avec laquelle ils ont un rapport singulier et pour laquelle ils vont produire un traitement qui n’appartiendra qu’à cet enseignant, même si la recherche a pour fonction de produire des invariants (des cadres d’analyse) nécessaires pour étudier toutes les situations d’enseignement, quel que soit l’enseignant.
21Le concept d’après coup nous indique plutôt que c’est le dispositif mis en place par le chercheur, soit la tentative de reprendre ce qui reste énigmatique pour lui (et bien souvent pour l’enseignant), par le recours au long terme et au discours, qui permet à l’enseignant de produire un sens nouveau à des décisions, des « gestes » professionnels, qui pourraient sinon rester ou insignifiants, ou incompréhensibles et rendre difficile la tâche de la recherche en didactique de l’EPS, celle d’une élaboration théorique de l’activité d’enseignement. Pour en comprendre la portée, il nous faut en préciser les conditions.
22L’après coup est un concept de la psychanalyse, utilisé par Freud qui « dès ses premières œuvres, relève que des expériences vécues sans effet immédiat notable peuvent prendre un sens nouveau dès lors qu’elles sont organisées, réinscrites ultérieurement dans le psychisme » (Chémama, op. cité). C’est pendant mes travaux sur les sportifs de haut niveau et les entraîneurs de sports de combat que j’ai apprécié ce processus (Terrisse 1997).
23En effet, au cours de ces études, j’ai remarqué que l’utilisation du temps long, la distance à l’événement et le processus d’écoute de la parole des sportifs étaient à même de constituer le dispositif adéquat pour revenir sur les moments importants, constitutifs de la position subjective du sportif ou de l’entraîneur à l’égard de sa discipline sportive. L’expérience de ce type de travaux m’a montré que pour tenter d’atteindre la « formule » qui spécifie ce rapport, la mise en place des entretiens devait répondre à ce dispositif : sept ou huit entretiens au cours d’une année, séparés par un intervalle de temps d’un mois environ. Ainsi, l’analogie avec le dispositif psychanalytique est clair, car l’objectif est proche, restituer ce qui, dans l’histoire du sujet, lui permet de préciser son rapport à l’APSA dont il a fait sa compagne : « la religion de chacun, c’est son enfance » dit un des entraîneurs dans cette étude (p. 153).
24Fort de cette expérience, j’ai souhaité qu’elle soit utilisée dans les travaux portant sur la compréhension et l’explicitation des pratiques d’enseignement. C’est ainsi que certains chercheurs ont utilisé l’après coup selon des modalités différentes en fonction de l’objet de recherche. D. Loizon, par exemple explique, dans sa thèse, pour des raisons de proximité et de faisabilité, qu’il n’a retrouver que deux ans plus tard les professeurs de judo qu’il a observés avant. Quelle ne fut sa surprise quand il se rendit compte que ces professeurs se souvenaient parfaitement des événements que le chercheur tentait de comprendre, voire d’expliquer. Comme le dit Lacan, « le sujet n’a pas d’âge ». Les événements marquants de la vie d’un sujet restent présents, même s’ils sont, dans le processus de refoulement, absents à la conscience à un moment t donné. Comme chacun sait, ils réapparaissent parfois sans que le sujet ne le demande, ni ne le souhaite, comme dans les lapsus, les actes manqués ou les rêves : c’est la réalité de l’inconscient et sa capacité à apparaître à l’endroit où l’on ne l’attend pas !
25Ces résultats nous incitent à maintenir cette posture clinique, reposant notamment sur la mise en place d’un dispositif d’après coup, seule garantie, d’après nous, d’atteindre les raisons du comportement d’un enseignant et de répondre à notre projet scientifique qui est de trouver, au-delà des cas singuliers que nous analysons, les « invariants », les cadres qui nous permettent d’analyser les pratiques des enseignants d’EPS.
26Au terme de cette présentation, il n’aura pas échappé au lecteur que le concept d’après coup qui a été aussi présenté ici comme un dispositif méthodologique, constitue, pour nous, un incontournable de l’analyse des pratiques enseignantes, à la fois comme un outil théorique indispensable à ces analyses, en même temps qu’une modalité de recueil de données, permettant d’accéder au sens qu’attribue le sujet enseignant à ses actes.
Les travaux actuels
27Ainsi, deux thèses et plusieurs travaux ont mis en œuvre cette méthodologie de l’après coup, dans le cadre de la didactique clinique. Dans le contexte de cet article, seuls deux exemples seront utilisés, car ils ne portent plus, comme les autres, sur l’analyse des pratiques d’enseignant in situ.
28Dans le premier, I. Jourdan, étudie les « logiques de professionnalisation » des étudiants et des professeurs stagiaires d’EPS à travers la notion de rapport au savoir. Elle tente de montrer et de comprendre quels sont les savoirs que s’approprient les étudiants et les professeurs stagiaires d’EPS pour affronter leur nouvelle condition d’enseignant. Dans cette étude, elle utilise essentiellement des entretiens de recherche pour recueillir, dans un processus longitudinal, les évolutions de ces rapports, compte tenu de la transformation radicale qui est la leur, puisqu’ils passent d’un statut d’étudiant à celui de professeur. Elle a montré combien le dispositif de l’après coup, a produit, à travers la mise en place d’une série d’entretiens continus et très espacés dans le temps, une compréhension du choix du métier et surtout, une façon de l’exercer qui sont très dépendants des « identifications » à des modèles professoraux ou familiaux, entre autres (Jourdan, 2005). Effectivement, dans une étude longitudinale, le dispositif d’« après-coup » se justifie tout à fait pour prendre en compte des évolutions, mais il est tout à fait indiqué aussi pour accéder aux « restructurations » des rapports au savoir, qui à la fois se transforment, du fait des changements de statut et des confrontations à la place symbolique d’enseignant, mais qui perdurent aussi, dans la mesure où ce qui les avait orientés vers cette profession est toujours actif quatre ans après leur entrée en DEUG STAPS et détermine, à long terme, leur choix professionnel.
29A. L. Démias a aussi utilisé cette méthodologie dans sa thèse. Elle se propose de connaître les raisons de l’existence, attestée par sa propre pratique, dans certains écrits de sciences de l’éducation ou bien dans la littérature concernant l’expérience vécue, des élèves « transparents », ceux que l’on ne voit pas, qui disparaissent de la conscience des professeurs. Elle a mené des entretiens à partir de cette question de recherche, selon une modalité de plusieurs entretiens, espacés dans le temps et sur la même question. Elle a pu montrer en quoi l’existence d’élèves « transparents » est une construction subjective de l’enseignant dont la recherche de la cause ne peut s’inscrire que dans le long terme et dans le discours (avec les mots pour le dire), seul moyen de rendre compte de la position de l’enseignant (Démias 2005). Mais, dans ce travail, le retour sur des événements passés soutenu par la question de savoir pourquoi certains élèves deviennent transparents aux yeux de l’enseignant ne suffit pas. Quelquefois, le retour sur sa propre position d’élève dans une institution particulière, avec un enseignant bien précis s’impose. L’enseignant, au cours de ces entretiens peut aussi revenir sur sa position de sujet dans sa lignée familiale, avec ses signifiants qui « disent » l’enfant à la famille.
30D’autres travaux utilisent cette modalité attestant la pertinence de cet outil à la fois théorique et méthodologique. L’actualité de ces travaux permet de justifier ce choix, d’en préciser une nouvelle fois les modalités et d’en présenter la valeur heuristique (Terrisse A, Buznic, Loizon 2005).
Conclusion
31Pour conclure, nous voudrions rappeler combien les emprunts faits à d’autres champs scientifiques, à la sociologie, avec le concept de transposition didactique de Michel Verret (Verret 1975) ou à l’anthropologie, avec le concept d’institution de Mary Douglas (Douglas 1999) peuvent s’avérer, au cours de leur utilisation, pertinents et utiles à la recherche en didactique.
32Dans ce cadre des emprunts, et sans vouloir reprendre la démonstration de l’utilité du concept d’après coup qui vient d’être faite, nous pourrions préciser combien la temporalité est essentielle en psychanalyse et en quoi elle peut être utile à notre pratique de chercheur. À ce titre, J. Lacan fournit un modèle qui nous a servi dans cette démonstration, sans avoir été explicitement présenté, modèle qui a été déjà utilisé dans d’autres recherches utilisant la psychanalyse comme référence scientifique (Terrisse 2001). Il propose en effet, dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », trois temps pour le psychanalyste (Lacan 1966) :
l’instant du regard ;
le temps pour comprendre ;
le moment de conclure.
33Au terme de la présentation du concept d’après coup, il nous semble que la recherche clinique en didactique de l’EPS pourrait s’inspirer de ces trois temps logiques afin de ne conclure une analyse de la pratique d’un enseignant qu’au terme de ces trois temps, dont l’après coup se déduit.
Bibliographie
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Auteur
GRIDIFE (ERTé 46), IUFM Midi-Pyrénées, AP3E, LEMME, (EA 3692) Université Paul Sabatier, Toulouse.
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