Introduction. Temps subi, temps construit
p. 15-27
Texte intégral
« Or l’élection de Lindbergh avait pour moi levé tout doute sur ce chapitre : la révélation de l’imprévu, tout était là. Retourné comme un gant, l’imprévu était ce que nous, les écoliers, étudions sous le nom d’« histoire », cette histoire bénigne, où tout ce qui était inattendu en son temps devenait inévitable dans la chronologie de la page. La terreur de l’imprévu, voilà ce qu’occulte la science de l’histoire, qui fait d’un désastre une épopée. »
Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, p. 140-141.
« Définir ce que représente le temps de l'histoire est, de toutes les questions posées par la science historique, l'une des plus difficiles à résoudre. »
Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, EHESS, 1990, avant-propos p. 9.
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus ».
« Ce qui me paraît clair maintenant, c’est que les choses futures et les passées ne sont point, et qu’à proprement parler, on ne saurait dire qu’il y a trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être pourrait on dire avec vérité qu’il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Car je trouve dans l’esprit ces trois choses que je ne trouve nulle part ailleurs : un souvenir présent du passé, une attention présente au présent, et une attente présente du futur. »
Saint Augustin (354-420) et les apories du temps.
1Traiter un tel objet s’est d’abord imposé à moi comme un défi stimulant. Puis, peu à peu, l’explorant, et revenant sur certaines lectures plus ou moins 15 anciennes, telles que celles dont sont issues les quelques citations placées en exergue de ce texte, je me suis senti envahi par de multiples doutes quant à la possibilité de le relever. Koselleck nous en dit la difficulté, Saint-Augustin la (quasi) impossibilité. Roth exprime le piège de la science de l’histoire pour rendre compte de l’expérience humaine. Dans cette science, tout s’enchaîne à l’image de la belle reconstruction de nos thèses et autres publications. L’imprévu, propre à l’expérience humaine, les détours, les allers-retours, les changements de cap, la révision des hypothèses, etc., le plus souvent tout cela disparaît au profit de cette belle reconstruction. La linéarité du temps et de la pensée laisse en chemin le côté chaotique voire stochastique de toute recherche. Le temps vécu s’exprime par écrit comme un temps maîtrisé. Si nous sommes tous pris dans le cours du temps, si les didactiques étudient des situations, des actions, des discours, des expériences humaines, etc. qui sont toujours pris dans le cours du temps, ce n’est pas parce que cette affirmation s’impose à nous comme une évidence que ces objets de recherche sont plus aisés à connaître, comprendre, analyser, maîtriser. Dès lors chacun se débrouille comme il peut avec cet objet « obligé ». Apparemment maîtrisé dans l’écriture, le temps de nos recherches ne serait-il que du temps subi ?
2Pourtant la seconde citation de Saint-Augustin nous invite (heureusement sinon que faire ?) à aller un peu plus loin dans notre exploration. Les didactiques étudient des phénomènes sociaux et aucun de ces phénomènes ne peut être répliqué à l’identique. Dans le second propos retenu ici, Saint-Augustin noue ensemble les trois dimensions du temps : passé, présent, avenir ; mais ces trois dimensions n’existent pas en tant que telles ; ce qui existe, ou existerait selon l’accord que l’on a avec une telle affirmation, c’est le seul présent, un présent habité de souvenirs et d’attentes, des souvenirs et des attentes que nous organisons dans le temps pour les rendre intelligibles. Après avoir très brièvement rappelé certains aspects du temps subi, j’inviterai des outils plus particulièrement utilisés par les historiens pour explorer quelques-unes de leurs utilités afin de mieux, moins mal, penser le temps dans nos didactiques et tenter de croiser quelques aspects de temporalités de nos recherches avec les différents objets et actes que nous y posons. Enfin, il est évident que le temps n’appartient pas en propre aux historiens, mais ceux-ci nous apportent des réflexions et des pratiques qui sont très largement soumises à l’ordre du temps, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Krystov Pomian (1984).
Temps subi
3Temps subi ? Encore une fois, c’est une évidence, le temps est partout ! Une de ses caractéristiques, parfois douloureuse, est son irréversibilité. Ce n’est jamais une variable que l’on peut éliminer, c’est un « fait » dont il nous faut tenir compte. Au-delà des échéances propres aux contrats qui financent nos recherches et aux délais de livraison des rapports et publications, son irréversibilité est source d’angoisse pour le chercheur, par exemple dans le recueil des données. Peut-être celui qui effectue une recherche documentaire échappe-t-il, au moins en partie, à cette contrainte puisqu’il peut revenir sur ses données, son corpus, le modifier, etc. Mais le didacticien qui travaille « in situ », sur des situations d’enseignement dans des classes, qui mène des entretiens, fait remplir des questionnaires, etc. se trouve constamment confronté à cette crainte : n’ai-je rien oublié d’important ?
4Ce temps subi c’est aussi celui de l’institution scolaire ou de toute institution de formation, qui sont les lieux privilégiés où nous construisons et conduisons nos recherches. C’est le temps qui encadre toute l’activité scolaire, de la durée des études à l’organisation de la scolarité et de la formation, de la distribution des savoirs dans des segmentations horaires liées aux disciplines aux effets rétroactifs des évaluations. Ce temps de l’institution prend toute sa force comme temps de la forme scolaire dont de nombreuses études ont bien montré qu’il était un facteur essentiel de la construction, par les élèves de leur, leurs rapports aux savoirs scolaires, voire au-delà (Vincent, Lahire et Thin 1993, Audigier 2005). À cette segmentation s’oppose le temps des textes officiels, des programmes scolaires et autres plans d’études et curriculums qui présentent les objectifs et contenus d’enseignement comme une sorte de temps continu. Ils affirment ainsi un souci de cohérence temporelle qui reste de l’ordre du discours et qui n’a souvent que peu de choses à voir avec la réalité des enseignements et des apprentissages. Ce temps de l’institution sur lequel et avec lequel il est difficile voire impossible de jouer, encadre et cadre l’action des acteurs de l’école ; il dessine l’espace et les objets de liberté et d’initiatives de ces mêmes acteurs. « L’emploi du temps est à la fois le témoin, l’agent et le symbole de ce procès bureaucratique.… À tous, il apprend en tous temps que dans le lieu scolaire l’usage du temps est prescrit » (Verret 1975, pp. 115-116).
De quelques caractères du temps des historiens
5Tout en soulignant à nouveau que les historiens n’ont aucun monopole de l’usage du temps et de la réflexion sur le temps, ils ont construit des outils et mis en évidence différentes manipulations et manières de penser le temps qui peuvent nous être très utiles. J’en énonce quelques-uns.
Trois dimensions du temps plus une opération…
6Les premières distinctions concernent trois dimensions du temps auxquelles est associée une manière particulière de le découper. Il s’agit tout d’abord de dater précisément les événements1, car leur position relative est une donnée essentielle pour construire des relations entre ces événements. C’est avec la référence aux dates que l’historien construit des successions et dégage des simultanéités, couple qui en rejoint un autre diachronie/synchronie. Si la succession/diachronie renvoie au déroulement des choses, la simultanéité/synchronie appelle une forme de tableau où tout un ensemble d’événements, de phénomènes est censé se produire dans le « même temps ». La durée de ce temps est variable selon les choix faits par l’historien en fonction de son objet et de sa question de recherche. Enfin, la succession est très souvent associée à l’idée de causalité. Même si la construction systématique qui veut que ce qui se produit après est causé par ce qui a existé avant reste encore très prégnante, les combinaisons causales sont aussi pensées de manière beaucoup plus complexe avec notamment les boucles de rétroactivité et les anticipations. Ainsi, chacun connaît l’effet rétroactif des examens sur les pratiques scolaires. La prise en compte de l’avenir déplace la succession-cause en ajoutant d’une anticipation-cause, un futur-cause du passé et du présent.
7Avec ces outils, l’historien construit une opération essentielle à la production d’une intelligibilité de l’histoire, à savoir la périodisation. Sans cette opération, le temps raconté, le temps des actions humaines, se présenterait comme une suite sans relief, sorte de chronique au jour le jour du monde. La périodisation découpe le temps en segments de durées variables mais suffisamment homogènes relativement au point de vue adopté pour donner du sens à ces segments. Un exemple de plus en plus évoqué est le découpage de la première moitié du XXe siècle : deux guerres séparées par une période de paix, de reprise économique et de crise ou une seule guerre avec une longue trêve de près de vingt ans ? Chacun voit bien que le sens donné à l’événement se modifie selon la périodisation adoptée. Cette périodisation qui prend appui sur les guerres n’est pas la même que celle qui prendrait pour objet les régimes politiques, avec par exemple une IIIe République en France qui survit à la première phase belliqueuse mais s’effondre au début de la seconde, ou le développement du cinéma entre une périodisation qui prend en compte la technique, le parlant, la couleur, le numérique, etc. ou des seuils quantitatifs, ou l’apparition de genres nouveaux, etc. Cela signifie simplement que les périodisations sont des constructions qui dépendent de l’objet traité, du point de vue que l’on adopte sur cet objet, du projet de connaissance et du sens que l’on construit.
8Dans nos projets et descriptions de recherche ainsi que dans un grand nombre de manuels de méthodologie, nous avons la périodisation canonique des actes de recherche qui les présentent selon une succession normée, telle que suggérée dans l’introduction. Une analyse plus proche des pratiques réelles, montre que cette périodisation canonique est peu conforme à la réalité et qu’il y a une diversité de périodisations selon les actes de recherche. Ceux-ci ne se succèdent pas de manière systématique mais se recouvrent constamment.
… mais aussi…
9Les trois dimensions du temps et leurs rapports avec la périodisation constituent la grammaire de base du travail sur le temps. Toutefois, celui-ci ne s’y réduit pas. L’historien manie d’autres outils qui en complexifient et en diversifient les usages et le sens.
10À nouveau en référence à Braudel (1954), les historiens sont maintenant familiers des échelles du temps2. La tripartition en trois temps, temps long des millénaires, des grands rythmes de la nature, temps moyen des cycles économiques séculaires, des mentalités, temps court de l’événement au sens habituel du terme, a laissé place à une grande diversification de ces temporalités. Ici encore, nous rencontrons la place déterminante de l’objet étudié et du problème posé. C’est alors dans le cadre de ces temporalités multiples qu’il cherche aussi à articuler, que l’historien opère la rencontre entre son objet de recherche et les problématiques essentielles de l’histoire telles que permanence/changement, continuité/discontinuité et rupture ou encore structure/conjoncture. Ajoutons à cela que l’historien, sauf celui du temps présent, connaît la « fin de l’histoire » et qu’il construit donc les relations entre le temps, les temps et son objet en ayant, en principe, délimité les bornes temporelles dans lesquelles il va travailler cet objet en fonction de ce qu’il en connaît. Si le chercheur en didactiques connaît la date annoncée de la fin de sa recherche, il ne connaît pas le contenu de cette fin, si ses hypothèses seront confirmées ou non, etc. Dans l’action le didacticien est au risque de l’avenir. L’historien et ses productions, ses écrits, aussi, mais moins et de façon différente, la « réalité » qu’il étudie.
… et encore
11Deux derniers questionnements, à nouveau non spécifiques aux historiens mais qui sont aussi l’objet de leurs réflexions et de leurs pratiques sur le temps, ouvrent les questions de l’écriture et des modes d’explication.
12Si depuis la somme de Ricœur (1983-1985), l’histoire et le récit sont pensés comme intrinsèquement liés, cette consubstantialité n’épuise pas les modes de construction et d’écriture de l’histoire. La diachronie est sans conteste liée au récit ; la synchronie renvoie au tableau comme manière de mettre ensemble des faits qui sont inscrits dans le « même temps ». Toutefois, une analyse plus précise des tableaux produits par les historiens montre aisément que tout tableau est aussi composé de petits récits propres aux différents objets et thèmes traités dans le tableau, comme ces peintures qui montrent sur une même toile une pluralité de scènes qui racontent différents moments de la vie d’un personnage.
13Le second questionnement relève des manières d’expliquer les phénomènes étudiés. Au récit on oppose souvent, non pas seulement le tableau mais aussi le modèle, ce qui renvoie à un autre débat nomothétique/idiographique. Autrement dit, l’histoire comme « réalité du passé » est toujours singulière et appellerait donc seulement le récit, une infinie multiplicité de récits. Toutefois, pour rendre compte de ces singularités, les dits-récits utilisent des concepts et des modèles qui les rapprochent aussi bien du point de vue de leur production que leur lecture, ou encore du sens produit que de la compréhension que l’on en a. Ainsi, l’historien Labrousse formalise-t-il la « crise de l’ancien régime » où les historiens de la population reprenant les travaux des démographes utilisent le modèle de la « transition démographique ». À sa manière, l’assolement triennal est devenu dans nombre de manuels scolaires un modèle graphique pour décrire le système technique de la production agricole au Moyen-Âge. L’usage de tels modèles, comme celui de nombreux concepts, rapproche les récits par un jeu de ressemblances et différences, et par là les réalités auxquelles ces récits se réfèrent. Les modèles invitent donc à repérer des régularités et à s’intéresser aux exceptions, à ce qui n’entre pas dans le modèle, aux résidus, conjuguant ainsi approches en termes nomothétiques et en termes idiographiques.
14Enfin, toutes ces opérations et mises en perspective portent sur des objets, des réalités, connus par leurs traces. Autrement dit, il n’est pas de temps sans contenu. D’ailleurs, lorsque Piaget réalise une enquête sur le temps historique chez les enfants, il ne les interroge pas sur le temps mais sur les sociétés passées, leurs caractéristiques, les contemporanéités possibles entre certains événements et leurs parents, etc. (Piaget 1933). À l’image de la vie humaine et sociale, individuelle et collective, les contenus de l’histoire sont à la fois infiniment variés et hétérogènes (pour reprendre l’expression de Ricœur). Cette vie humaine et sociale devient histoire(s) par différents processus, notamment par un jeu de décomposition-recomposition, et toujours sous le contrôle des sources. La décomposition consiste à découper le réel, à le catégoriser, à classer les événements, les actions, les acteurs selon différents critères ; à défaut, tout cela ne nous apparaîtrait que comme un immense bazar sans aucun sens. La recomposition remet tout cela, au moins une partie, ensemble sous le pouvoir de l’intrigue qui se présente comme permettant une « synthèse de l’hétérogène » et qui construit le sens de l’histoire que l’on raconte.
Temps des historiens, temps des recherches en didactiques. Essai de lecture des contributions
15Dans ce dernier développement, je tente de croiser les quelques caractéristiques du temps historique et des constructions dont il est l’objet, avec certains aspects du temps tels qu’ils sont exprimés dans les recherches en didactiques présentées dans ce volume, tentative modeste et limitée s’il en est. Je rappelle d’abord que ces recherches sont toujours des recherches sur des phénomènes « socio-historiques » (Passeron 1991) et donc toujours des phénomènes situés dans le temps, avec la mise en relation des passéS, des présentS et des futurS. Le S majuscule marque ici que ces trois temps sont pluriels puisque l’on y range des expériences humaines et sociales infiniment variées quant à leurs contenus, leurs caractéristiques, leur durée, les acteurs, les lieux, etc.
Une évidence
16Chacun le constatera en lisant les chapitres de cet ouvrage, ce qui s’impose ici sont la diversité et la complexité des objets étudiés. L’une et l’autre renvoient à la diversité et à la complexité des dénominations, des usages et des références des temps. Il n’y a pas d’unité dans les qualifications, pas ou peu de vocabulaire commun. Inversement, s’énonce une relation toujours affirmée entre le temps, l’objet étudié, les questions de recherche. Le plus souvent également, le temps est considéré d’un point de vue dynamique ; par exemple, l’usage du concept de chronogenèse en fait un facteur actif lié à la succession des activités et des tâches correspondantes ; le temps est alors généralement celui de la séquence d’enseignement. L’analyse privilégie un grain fin.
17Ainsi, repère-t-on dans ces textes des Temps construits différemment selon que l’on considère :
les objets d’enseignement-apprentissage
les acteurs, enseignants, élèves, autres
les situations, les actions, les interactions
les discours sur…
les outils…
les institutions
les évaluations
les apprentissages
…
18En situation, les paroles des différents acteurs, les interactions verbales, les gestes, l’organisation des tâches, leur effectuation, les moments clés, etc., tout cela relève, dans l’ensemble des contributions, de temporalités différentes qui se chevauchent, interagissent, mais aussi séparent, distinguent les objets et les moments de la recherche. Déjà Michel Verret (1975) s’était efforcé de mesurer le temps d’attention réel des étudiants durant un cours, avec toute la difficulté de l’interprétation des attitudes, telle que celle qui consiste à regarder par la fenêtre. Les dynamiques temporelles, le temps comme facteur productif, s’imposent lorsque l’enquête porte sur l’action, les actions en situation. Le temps est remisé comme facteur secondaire lorsque l’enquête porte sur des outils, voire sur des entretiens. Certes la dynamique même de l’entretien joue un rôle, mais ce qui est privilégié sont d’abord les comparaisons avec d’autres entretiens ou les relations avec d’autres moments. On lit souvent un schéma classique : entretien avant pour connaître les intentions de l’enseignant, enregistrement, maintenant généralement image-son-mouvement, entretien après pour un retour réflexif de l’enseignant sur ses pratiques. Trois temps dans le recueil des données, mais une centration du temps comme acteur pour la situation et non pour les entretiens.
Dimensions et qualités du temps
19Pour les dimensions du temps, je suis plutôt tenté de questionner leur usage possible, car elles restent presque toujours dans l’implicite et leurs effets ne sont guère considérés. Ainsi par exemple, ce qui concerne le fait de dater : quels effets et quelles significations peuvent avoir les distances temporelles, les rapports d’antériorité/postériorité entre, par exemple,
les différentes phases du recueil des données ?
les différents moments des expériences correspondant à ces données ?
les différentes phases de la recherche ?
les différentes phases de l’analyse ?
20La reprise du couple diachronie, synchronie invite à considérer les relations avec les échelles de temps. Je l’ai souligné, à la limite tout est diachronie. On retrouve la périodisation avec le problème des découpages, découpages dans le temps qui déterminent les grains d’analyse. Avec ces grains reviennent les échelles des temps et les termes macro, méso, micro, qui rappellent à leur manière les trois temps de Braudel, mais bien évidemment avec un temps qui ne s’étale pas sur le siècle, encore moins sur le millénaire3, donc des durées très différentes. Cette pluralité est très souvent présente et revendiquée comme telle. Une fois soumis aux découpages temporels jugés pertinents, il reste l’immense question de leur articulation, notamment du micro et du macro. Enfin, pour penser le temps, certaines contributions font appel à des constructions spécifiques telles que le temps juridique de Ost (1999, 2003) qui noue ensemble mémoire et pardon, avenir et promesse, et importe donc une construction du temps qui rejoint l’objet de recherche, comme si les didacticiens de la physique importaient le temps de la physique dans leurs recherches didactiques. Ou encore le temps défini par Lemke (2000) pour caractériser l’activité humaine, temps organisé en puissances de dix (comme les ordres de grandeur pour les physiciens) depuis le 1 à 10 secondes pour le temps du mot, de la brève expression au 1010, soit quelques 320 années, qui est celui nécessaire aux changements du système scolaire (de quoi rester optimiste quant à la lenteur des effets des réformes, laissons du temps au temps !). Les contributions sont riches de références et de suggestions pour qualifier et distinguer les temps utiles pour les recherches.
21Selon les choix, le temps est l’objet de qualifications différentes, temps didactique le plus fréquent, mais aussi temps des systèmes, temps des acteurs, longs et courts, temps du vécu partagé, de l’évolution, du progrès, etc.
Changement/permanence, continuité/discontinuité
22La question du temps ouvre aussi très souvent l’interrogation sur les changements et les permanences, sur les invariants et ce qui se modifie. Ainsi, par exemple, certains cherchent à identifier des invariants dans telle ou telle conduite didactique, dans tel ou tel type de situation didactique, invariants qui s’expriment dans l’usage de concepts destinés à décrire ou qualifier certains moments de ces situations, certaines intentions. Invariants dans le temps également, du moins à titre d’intention et de précaution, les outils et critères d’analyse des mêmes données pour les mêmes questions. Ces invariants dont la combinaison peut prendre la forme d’un modèle, modèle posé au départ sous intention de validation/invalidation partielle ou totale, sont aussi aux prises avec les dynamiques singulières de toute situation. Ils sont aussi aux prises avec la discontinuité du temps de l’enseignement et celle du temps de l’apprentissage. Plusieurs recherches ont déjà montré de façon très précise que, durant une séquence d’enseignement, une partie importante du temps est consacrée à autre chose qu’à l’enseignement lui-même. De même, à l’image de la tentative de Verret, signalée précédemment pour repérer des moments d’attention des élèves, ce qui ne signifie pas d’apprentissage !, d’autres recherches, notamment anglo-saxonnes, ont exploré ce domaine. De plus, sous une certaine invariance des situations, nous espérons tous qu’il y a variation du côté de l’élève, variation qui serait un apprentissage.
23Nous retrouvons là une autre interrogation liée à l’évaluation et qui est aussi présente dans plusieurs chapitres : quand, à quel(s) moment(s) évaluer les apprentissages ? Ce qui se déroule en classe, les dynamiques propres à la situation, les interactions observées, etc. appartiennent à un temps court. Le chercheur y décèle des avancées, des reculs, des erreurs, des formulations qu’il interprète comme un saut positif dans la construction de connaissances. Mais, après, pour quelles raisons choisir de procéder à l’évaluation de ces apprentissages en fin de séances ou à l’échelle d’une année, voire de plusieurs années ? Certains plaident alors pour un temps long, lequel est souvent plus difficile, simplement à gérer et à organiser compte tenu des contraintes matérielles que cela implique. Pour rester dans mon domaine, les effets de l’éducation à la citoyenneté devraient être évalués dix ou vingt après son enseignement !
24Sur un autre plan, il y a discontinuité des données recueillies et recherche d’une continuité des mises en relations de ces données, de leur analyse et des interprétations. Ainsi, plusieurs recherches sont bâties, de fait, sur des discontinuités temporelles et thématiques. Il est clair que matériellement, la continuité est un horizon impossible mais elle revient comme exigence liée à l’attente d’une cohérence dans ce qui se présentera comme le ou les résultats de la recherche. Cela ouvre, à mon avis, un nouveau thème sur le temps qui fait l’objet de mon dernier développement, celui de l’écriture.
25Avant d’ouvrir ce thème, j’insère quelques résultats de recherches qui ont pris le temps comme unité d’analyse explicite, résultats que j’emprunte à Delhaxhe (1997) et à Crahay (2003). Ces deux auteurs, faisant une recension d’un certain nombre de recherches, insistent sur les relations qui existent entre le temps alloué à l’enseignement et le rendement des élèves et sur celles qui existent entre le temps d’apprentissage et le rendement des élèves. Les recherches citées convergent sur l’idée d’une relation positive entre ces temps d’enseignement et d’apprentissage, toujours soigneusement distingués quel que soit leur entrelacement temporel4, et le rendement des élèves. L’efficacité de l’enseignement, indépendamment d’autres interrogations sur les méthodes et les dispositifs, est liée au temps passé. De quoi relancer les combats sur les horaires des différentes disciplines pour lesquels chaque corporation disciplinaire se plaint de leur insuffisance.
26De manière plus précise, Delhaxe cite quelques conclusions concernant l’école primaire aux États-Unis, conclusions auxquelles je suis tenté de donner une validité qui dépasse les frontières de ces pays et ce quelles que soient les différences entre les systèmes scolaires. Ainsi, observe-t-elle la convergence de ces recherches qui prennent en compte le temps et qui énoncent :
grande variabilité interclasses et intraclasses ;
stéréotypies des conduites ;
interactions produites de routines ;
liberté sur le temps au moment de la planification ;
souci premier des enseignants : « occuper le temps scolaire avec des choses à faire ».
Et le temps du chercheur ?
27Il reste un dernier temps qu’il est essentiel de ne pas oublier même si sa présence est souvent discrète, le temps du chercheur. Ce temps du chercheur, temps lui aussi pluriel, surplombe en quelque sorte son travail. De manière triviale, il y a d’abord le temps disponible, le temps des différentes tâches et moments liés à la recherche, les rencontres avec les temps des autres. Les projets, les plans de recherche et autres constructions sont toujours aux prises avec les contraintes que chacun, personnellement ou en équipe, rencontre dans la mise en œuvre de la recherche. Si l’on poursuit en ce sens, les temps du chercheur sont liés, voire se heurtent parfois aux temps des acteurs, celui des élèves, celui des enseignants avec qui il travaille, aux temps des situations, de l’enquête elle-même, aux temps des institutions, celles qui commanditent la recherche, celle dans laquelle le chercheur travaille, celle dans laquelle il mène son enquête, etc. Les constructions préalables, les projets qui sont évalués par nos pairs, notamment pour obtenir quelques financements, ne sont que rarement, jamais, ceux qui seront effectivement mis en pratique. Mais cet écart donne rarement lieu à une réflexion explicite autrement que pour en prendre acte. Les temps du chercheur sont aussi les temps des tâtonnements, des essais, des erreurs, des reprises, le tout, encore une fois, sous l’impératif du calendrier, ces temps chaotiques et stochastiques repérés au début de ce texte comme, aussi, temps de la recherche.
28Si le temps du chercheur est effectivement soumis à tout un ensemble de contraintes et de déterminations qui lui sont extérieures, il est un autre objet qui lui aussi a une dimension temporelle et est au cœur de son activité, l’écriture, activité esquissée autour de la distinction temps de l’action, temps du discours. Sous réserve d’une enquête plus systématique, en dehors des manuels de méthodologie l’écriture est rarement l’objet d’une réflexion explicite et raisonnée de la part des chercheurs eux-mêmes, notamment dans sa dimension temporelle où elle n’est ni linéaire, ni de même forme. Tout au long du processus de recherche, le chercheur, individuel ou collectif, écrit. Il écrit pour accompagner le processus de recherche ; c’est sa mémoire, fonction la plus souvent reconnue. Il écrit au cours de son travail et plus encore à son terme, pour communiquer, exposer, socialiser les résultats obtenus, expliquer les procédures qu’il a utilisées, etc. Pour ce faire il utilise l’écriture linéaire qui se présente dans la succession du texte ; il utilise également de l’écriture spatiale, tableaux, schémas qui viennent appuyer l’analyse des données, l’exposé des résultats, etc. Tous ces écrits forment un ensemble discontinu et disparate avant qu’il ne soit reconstruit selon une linéarité la plus raisonnée possible pour produire un texte qui réponde aux canons du genre scientifique, lui-même pluriel. Il reste toujours des blancs du texte, au lecteur de les remplir.
29Écrire ne se réduit pas à la consignation d’une pensée, d’un oral. C’est aussi, peut-être surtout tout au long du processus, une activité heuristique. Écrire fait penser. Cela fait penser dans et pendant l’écriture d’un texte notamment par le choix des concepts, la mise en ordre des énoncés, la formulation des interprétations. Cela fait aussi penser lorsque l’on met ensemble plusieurs modalités d’écriture, par exemple avec la construction puis l’analyse d’un tableau qui suggère des rapprochements, des différenciations, des mises en relations.
30Rendre compte d’une recherche c’est aussi mettre du temps, voire respecter l’ordre du temps, lequel construit un ordre du sens car les différents moments du texte écrit et les relations avec ses auxiliaires proposent, suggèrent des significations différentes. On y trouve aussi les dimensions de l’écriture que sont la description, la narration et l’explication : description des dispositifs d’enquête mais aussi explication des raisons de leur choix ; narration qui reprend la succession attendue entre les différents moments de la recherche ; explication qui met ensemble des phénomènes entre leur position avant/après qui suggère des relations de cause à effet et des concomitances temporelles qui suggèrent des corrélations qui, comme chacun le sait, ne se confondent pas avec des rapports de causalité.
31Enfin, en principe, un texte de recherche fait référence à une théorie. Celle-ci se retrouve dans l’écriture non seulement comme objet présenté de manière explicite, mais aussi comme organisateur de l’exposé. Je fais l’hypothèse, qui ne sera pas vérifiée ici, selon laquelle, puisque la plus grande partie de nos recherches recueillent et analysent des données très hétérogènes, ce sont nos problématiques, nos questionnements, nos théories qui sont, dans une grande mesure, les références qui nous permettent de construire l’« intrigue » principale et ce que j’appellerai les « sous-intrigues », donnant ainsi une cohérence qui est de l’ordre du sens à nos travaux et à ce que nous en transmettons.
Bibliographie
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Vincent G., Lahire B., Thin D. (1993) : L’éducation prisonnière de la forme scolaire, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
10.4000/books.pul.9522 :Notes de bas de page
1 Je ne discute pas ici le concept d’événement mais rappelle simplement que si dans le sens habituel, il renvoie à quelque chose d’inhabituel et de brusque, rapide, qui vient « modifier le cours naturel des choses », Ricœur analysant la Méditerranée de l’historien Fernand Braudel montre très clairement que ce quelque chose n’est pas lié à sa durée et qu’il est des événements qui s’inscrivent dans le temps long. Ainsi le transfert du « centre » du monde occidental de la Méditerranée vers l’Atlantique nord s’est fait en plusieurs décennies, pour ne pas parler de la Révolution néolithique, fondamentale dans l’histoire de l’humanité, et qui a duré quelques milliers d’années.
2 Voir le dossier sur les échelles du temps, dans la revue Le Cartable de Clio, 6 (2006).
3 Encore que, par exemple et hors des recherches présentées ici, celle sur la dictée conduite par André Chervel et Danièle Manesse (1989) porte sur le siècle non pas comme durée mais comme séparant deux dates de l’enquête.
4 Dans ces quelques reprises de travaux présents dans ce volume ou venant d’autres sources, je n’ai pas fait référence à un questionnement explicite de certains de ces travaux concernant les relations entre le temps scolaire et les « autres temps », relations qui ouvrent aussi au fait que le temps scolaire n’est pas non plus réductible, y compris en terme d’apprentissage, aux temps alloués aux enseignements disciplinaires.
Auteur
Didactiques des sciences sociales, Sciences de l’éducation, Université de Genève
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