Le corps et ses paradoxes
p. 21-63
Texte intégral
1Dans toute l’œuvre de Claude Simon, les morts reviennent inlassablement hanter les vivants, évidence maintes fois signalée. Il n’est que d’observer, au fil des romans, l’interminable cortège des cercueils, dont le morne défilé, loin d’être un motif secondaire, un simple mouvement de basse continue imprimant sa sombre tonalité à l’ensemble, résonne comme un thème majeur. Citons, pour mémoire, quelques-unes des figures de cette lugubre théorie : le père de Montès, dont le décès contraint le fils, dans Le Vent, à venir régler de complexes affaires d’héritage ; Marie, la vieille tante de Georges, dont L’Herbe relate la patiente agonie ; Reixach, dont l’œuvre ne cesse de répéter la fin dérisoire et tragique ; le général Santiago, Patrocle moderne du Palace, dont la foule suit longuement le catafalque ; les ombres des soldats romains dans La Bataille de Pharsale, la femme défunte du régicide des Géorgiques ; le père du narrateur de L’Acacia et sa tombe introuvable, la mère dans Histoire ou Le Tramway, morte de consomption, deux figures sans doute fondatrices de cette litanie funèbre.
2Cependant, ce que nous peint essentiellement l’œuvre, pour jouer d’une formule célèbre de Montaigne, c’est la mort en soi comme passage : celui d’un état des choses à un autre, la lente et insidieuse mutation des êtres, l’inlassable travail du morcellement des corps. La mort y est moins état que processus. Les romans sont à peu près exempts de manifestation de révolte face à l’irrémédiable de toute perte : chaque disparition est plutôt présentée comme un événement inéluctable auquel l’on ne peut que se soumettre. S’il faut parler de travail du deuil, travail interminable qui se poursuit de livre en livre, c’est au sens où le texte ne se lasse jamais de figurer, chez les vivants comme chez les morts, leur fin à venir ou leur décomposition progressive, les perpétuelles métamorphoses que le temps inflige à leur substance charnelle, en ce qu’elles témoignent du principe sans cesse réaffirmé de l’instabilité universelle.
3Les textes de Claude Simon, on l’a souvent dit, attestent de la formation classique héritée de ses années de pensionnat. La culture antique y est omniprésente, la plupart du temps sous forme de parallèle illustratif et éclairant, apte à préciser l’impression suscitée par une situation ou une simple vision. Si, eu égard à cette toile de fond qui, si souvent, oriente l’interprétation des événements relatés, l’on s’autorise, pour préciser l’une des spécificités du regard que l’écrivain porte sur le monde, une référence aux querelles présocratiques – d’autant que, par leur appartenance à un temps qualifié d’archaïque, elles précèdent les grands systèmes tout comme l’œuvre se tient à l’écart des idéologies trop nettement définies – il se situe à l’évidence aux antipodes des positions de Parménide – très nettement en revanche dans la lignée de celles d’Héraclite, auquel il se réfère du reste parfois explicitement. Pour lui, rien n’est fixe, stable, l’immobilité n’est qu’un leurre, à l’instar de celle du chat, surgissant à deux reprises dans les pages de L’Herbe, et dont la fixité ne sert que de prélude fugace, de contrepoint à un bond allégorique de la vitesse même. Et c’est inlassablement, on l’a dit, qu’il s’emploie à dépeindre les mutations fascinantes qu’êtres et choses subissent continûment. Ses techniques descriptives, notamment sa pratique du portrait, l’attestent : les corps offerts aux regards par ses jeux d’écriture ne sont jamais fixés qu’en apparence dans une pose véritablement statique, on les sent immanquablement vaciller et palpiter sous l’apparente stabilité de leur surface, comme toujours prêts à se métamorphoser sous l’œil de l’observateur. Ces infimes mais perpétuelles modifications de la substance charnelle empruntent des formes diverses dont nous nous proposons ici d’étudier les plus emblématiques, interrogeant leur signification, tâchant de saisir comment cette perception du destin de la matière conditionne le mouvement de l’écriture.
Mort-nés
4Première forme de singularité de la relation au corps chez Claude Simon, l’accent mis sur le statut de mort en puissance de l’être dès sa conception, d’être qui va comme déployer toute sa puissance à mourir. Ce que figure l’allégorie de Barcelone, « reine en gésine » (P, 230) accouchant d’un enfant mort-né, qui illustre, outre la faillite de la révolution espagnole, une vocation plus globale de l’humanité. Telle est sans doute aussi la signification de
la cérémonieuse rangée de cireurs à la chevelure aile de corbeau, tout entiers vêtus (chemise et pantalon) de noir, alignés, patients, disponibles, terribles et faméliques derrière leurs petites boîtes cloutées semblables à d’antiques et mystérieux petits coffres, de minuscules et dérisoires cercueils d’enfants (P, 230).
5Derrière ce qui pourrait, de prime abord, ne sembler qu’allégeance passive à l’autorité dans le « garde-à-vous » quasi-militaire de ces esclaves « alignés », se devine une feinte, une déférence inquiétante : la patience affichée de cette rangée de cireurs « disponibles » pourrait s’interpréter autrement. Ne peut-on voir en effet dans ce « noir cérémonial » un triomphe morbide, une secrète glorification de la pulsion de mort1 ? Car la dualité du terme « patient » ménage l’ambiguïté déjà sous-tendue par le patior latin, et que l’on retrouve dans l’ambivalence du « souffrir » des classiques. À la fois « terribles et faméliques », ces cireurs de chaussures ont quelque chose de christique, semblent réitérer l’exemplum même de la passion, l’épithète « cloutées » renvoyant à la crucifixion. Mais ce sont des martyrs sans cause, sans promesse de rédemption, enfermés dans les étroites limites de leur condition comme dans un « cercueil d’enfant », juste là pour révéler par leur silence un principe premier du monde selon Claude Simon, celui de l’alliance intrinsèque de l’indifférent et du tragique, de la terrible banalité de la mort, de l’inquiétante étrangeté d’un quotidien où la vie ne serait rien d’autre qu’un étouffement sans mouvement d’impatience. Cette union paradoxale de l’inconciliable, lecture d’un monde de la dualité où l’horizon serait barré, trouve son prolongement dans une construction oxymorique, (« antiques et mystérieux petits coffres » vs « minuscules et dérisoires petites boîtes », « cercueils » vs « enfants »), expressions qui semblent faire écho aux paroles de l’Ecclésiaste : « Vanitas uanitatum et omnia uanitas. » Tout et rien. Le deuil éternel de tout espoir de changement, la stérilité de ceux qui ne peuvent plus engendrer que du mort, le rite de l’enterrement remplaçant celui du baptême : dans leurs boîtes de Pandore, l’espérance semble à jamais prisonnière. À l’agôn tragique, combat inégal mais combat tout de même, avec ce que cela suppose d’énergie vitale, s’est substituée l’agonie silencieuse. Plus d’être, plus de temps, plus d’autre voix que d’outre-tombe, dans un désêtre déférent (mais envers qui, envers quoi ?), un néant poliment silencieux.
6De même, les « dociles et naïfs enfants de troupe » (A, 43) soumis au baptême du feu subissent d’emblée celui-ci avec une résignation de victime sacrificielle : confrontés à la vision surplombante et menaçante d’un avion de reconnaissance allemand, allégorie motorisée de la mort2, ils considèrent le « fragile et funèbre jouet d’enfant avec à la fois une espèce de passivité et de muette fascination […] » (A, 31). L’on retrouve dans ce passage l’affirmation concomitante d’une puissance dérisoire et formidable qui cloue dans l’œuf toute velléité de résistance, une semblable renonciation à la révolte en présence d’un objet mortellement beau qui exerce une « fascination » paralysante3. Dans les deux cas également, une même référence à l’enfance, sous les espèces de « dérisoires cercueils d’enfants », et d’un « fragile et funèbre jouet d’enfant », deux joujoux de pauvres ; comme si les jeunes cireurs de chaussures et les jeunes enfants de troupe communiaient dans une semblable prescience de l’innocence endeuillée et martyrisée.
7Ce dont l’Espagne porte le deuil, bien plus que de l’échec de la révolution, échec bien prévisible puisque celle-ci serait synonyme de justice et de prospérité, termes dont l’existence ne saurait dépasser, dans cet univers, le cadre de l’hypothèse d’école, c’est de toute la condition humaine, où l’on serait par définition crève-la-faim de quelqu’un ou de quelque chose avant de crever pour de bon. Le romancier peuple ses fictions de morts-vivants, pour qui le pire semble presque toujours sûr. La mort effective ne fait que clore une succession ininterrompue de morts symboliques (faillite des idéaux, trahisons amoureuses, souffrances causées par la pauvreté, le mépris, les guerres). Les villes déliquescentes où évoluent, hébétés et fantomatiques, les divers personnages, témoignent de la quasi-impropriété du terme de vie pour ces existences souvent uniquement faites de privations et de renoncements successifs.
8Ce qui marque la singularité de l’écrivain et le différencie de ceux qui relèvent comme lui de ce que l’on pourrait qualifier, pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot, d’écriture du désastre, au sens où son écriture prend acte de l’échec de tout dépassement, de tout espoir de liquidation possible de la dualité fondamentale, du conflictuel, qui a partie liée avec l’affirmation nietzschéenne de l’éternel retour et de l’enfermement dans l’immanent et le contingent, c’est le passage de l’abstraction, des considérations théoriques et de l’expression d’une souffrance morale à la matérialisation. Désastreuse, elle l’est déjà par l’impossibilité patente de toute liquidation du trauma, réitérant compulsivement certains épisodes comme on revit nuit après nuit le même cauchemar obsédant (mort d’un père symbolique, séparation d’avec une femme aimée, retour des corps à la charogne…). L’originalité du romancier tient à ce que dans son œuvre les êtres ne sont pas en proie à une quelconque angoisse existentielle ; s’ils sont torturés, si quelque chose les travaille, c’est au sens étymologique du terme : quelque chose les mine, les sape, les corrompt inéluctablement. Vivre c’est se ronger, dans une perpétuelle déperdition de soi. Et chacun porterait en lui, à son insu, une part intime et obscure à l’origine de cette gangrène progressive,
exactement comme si, énonce Herzog dans Gulliver, on portait quelque chose qui pourrit lentement en soi. Quelque chose comme un organe supplémentaire qui ne se trouverait dans aucun traité d’anatomie (Gul, 62).
9Alors que le roman psychologique traditionnel, illustré par François Mauriac ou encore le Gide de L’Immoraliste ou de La Porte étroite, donnait à la souffrance humaine une dimension essentiellement morale, un organe vient ici se substituer à l’âme. De spirituelle, la souffrance s’est faite charnelle. Réduit à sa matérialité, le héros se désintègre, perd son intégrité physique, et partant morale, sous l’effet d’une poussée universelle et obscure. Par métaphore, au sens littéral de déplacement d’une dimension à une autre, le destin frappe le corps. La vie de l’esprit ne se pensant pas dans cette œuvre indépendamment de celle de la chair, l’écrivain concentre son attention sur le seul objet d’étude finalement légitime, loin des spéculations oiseuses qu’elle révoque et annule, est-il besoin de le rappeler, avec l’acharnement de la désillusion. Au concept, Claude Simon oppose le fait brut, irrationnel, a priori aveugle à toute interprétation : nous sommes des êtres pour la mort, celle par où s’achève tout discours, où vient se perdre toute possibilité de dépassement. Ce qui fait que les romans ne prennent jamais la forme de la restitution d’une trajectoire individuelle menant, des jeunes années d’espoir, à la réussite ou l’échec finals ; les héros y sont d’emblée fatigués, usés, leur vie est presque toujours déjà derrière eux. La narration se fait constat, état des lieux sans concession où les personnages, comme immobilisés sous le poids de leur impuissance constitutive, offrent l’image passive d’êtres résignés à l’inévitable.
10La plupart des personnages de Claude Simon semblent en fin de compte se vider progressivement d’eux-mêmes, dans une lente dissolution de leur identité physique. Leur corps semble soumis à une attraction terrestre décuplée et subit le même type de dommage que les sites reposant sur des terrains friables. Les grands vieillards y paraissent toujours prêts à tomber en morceaux, leur enveloppe charnelle n’offrant plus la solidité nécessaire à la cohésion du tout. Une vieille femme croisée, dans Les Géorgiques, à l’occasion d’une visite au château qui appartint au général L.S.M., est comparée à « un menu paquet, un impondérable fagot d’os, de brindilles, prêts à se briser, maintenus ensemble par un réseau de ligaments, de tendons menaçant à tout instant de se rompre » (G, 158). Son corps, siège d’une manière de combat, est soumis à deux forces contradictoires, l’une s’évertuant à tempérer tant bien que mal le risque de dislocation dérivant de la seconde. L’on croise ainsi de roman en roman une multitude « d’informes paquets de fourrures et de chiffons » (Hist, 12), « d’ombres falotes, flasques » (Hist, 13), de « visages effondrés » (Hist, 13), de « flasque[s] amas de tendons et de peau fripée maintenu[s] debout par les vêtements » (Hist, 68), de « femme[s] voûtée[s], ou plutôt presque cassée[s] en deux » (T, 24), et autre « problématique assemblage de calcaire et de tissus parcheminés » (G, 158), autant d’avatars du devenir de l’être avant qu’il ne se décompose tout à fait. À un moment ou à un autre, chacun voit s’entamer en lui ce processus de décomposition de la chair vive, le texte démultipliant à l’infini de semblables exemples : celui de cette femme par exemple, une Corinne parmi d’autres, masquant tant bien que mal les premières brèches d’une barrière de corail se fissurant lentement, et chez qui l’on perçoit déjà :
cet imperceptible décalage, ce désaccord naissant entre l’enveloppe externe, qu’elle soit peau ou tissus, et ce qu’elle recouvre : comme un flottement, comme si déjà commençait à se séparer, se défaire en éléments premiers (os, muscles, métaux précieux, épiderme ou soie) ce tout compact, indifférenciable, qu’elles sont à vingt ans. Comme si chacune des composantes tirait de son côté, entreprenait de mener sa vie (ou plutôt survivre) pour son propre compte, sans se soucier du reste. Une espèce d’anarchie en quelque sorte (Hist, 156-157).
11Le vieillissement est assimilé à un morcellement progressif, le corps finissant par tomber en pièces, fragile et très provisoire assemblage d’éléments disparates perdant peu à peu leur unité. L’attention ne se porte ni sur le dysfonctionnement des organes, la survenue de maladies, la rupture d’une harmonie d’ensemble seule intéresse, l’activité sournoise d’une force centrifuge qui mènera fatalement à la dislocation des corps constitués, à l’anarchie. Celui du régicide, monumental, longtemps comparable à une statue de marbre tant sa masse est ferme, compacte, véritable défi au temps et aux aléas des campagnes militaires, en vient aussi à chanceler sur ses bases, menacé à son tour d’effondrement : « la gigantesque statue commençait à se fissurer, se lézarder, encore imperceptiblement […] les fissures s’agrandissant sournoisement, l’assemblage d’os et de chairs, de tuyaux et de muscles harassés, cédant, le trahissant pour la première fois, renâclant […] le vieux masque couperosé dont les chairs commençaient à glisser, s’effondrer, déborder sur le col brodé de l’uniforme » (G, 472-473). L’indestructible cuirasse du colosse révèle peu à peu de graves défauts de jointure, la peau se craquelle, les chairs se désunissent. L’harmonie classique de cette statue à la David, un autre régicide, se désagrège lentement sous l’effet du temps et de la plume corrodante du romancier, dans un texte où la cohésion d’ensemble ne se devine pas non plus sans effort sous la dislocation des articulations traditionnelles, l’écriture jouant de ces effets de reflet.
12Prolongement de cette image de corps s’effondrant comme par à-coups, l’assimilation répétée du travail du temps à celui de termites évidant graduellement les carcasses. Elle s’effectue à deux reprises dans Histoire, à l’occasion de la remémoration d’une soirée musicale dans la vieille demeure de l’enfance, puis à propos d’un couple d’amants étendus dans le noir :
le silence à travers lequel on croyait entendre cet imperceptible grignotement de termites de vers comme si la gesticulation passionnée des musiciens continuait seule, dans une sorte de vide, tandis que sous la surface des choses, derrière les portraits dans leurs cadres, par-dessous les charbonneux corsages brodés de perles des vieilles dames, les visages effondrés, la chair éclatante des jeunes filles quelque chose de vorace, grouillant, s’activait qui ne laisserait plus à la fin des assistants, des meubles, du salon tout entier, qu’une mince pellicule extérieure, une croûte prête à s’effriter (Hist, 83) […] apparemment intacts pourtant encore et en réalité en train de se décomposer à toute vitesse comme si sous la surface grise et polie semblable à du marbre travaillait s’acharnait un invisible et vorace grouillement de sorte que peu à peu il ne resterait plus d’eux qu’une enveloppe illusoire une mince coque de plus en plus ténue, jusqu’au moment où quelque part, devenue trop mince, elle crèverait s’effriterait s’effondrerait avec un faible bruit de bois vermoulu ou de plâtre creux ( Hist, 359-360).
13À la génération succède immédiatement la dégénérescence. Il n’est pas simplement question de vieillissement, mais d’un processus autrement plus radical. Les descriptions ne s’attachent pas aux rides enlaidissant les visages, à l’altération des organes, elles mettent en scène l’anéantissement, bien avant la mort effective, la disparition de l’être au profit d’un paraître factice, d’une simple ombre de soi-même. Dans un entretien accordé à Ludovic Janvier3, Claude Simon faisait déjà remarquer que chaque individu subit au cours de son existence plusieurs renouvellements complets de ses cellules, et ne peut donc se targuer d’être toujours le même, lui-même. Vérité dont ces deux passages ne conservent que le versant négatif, l’image d’un corps gangrené, lépreux. Les frontières entre la vie et la mort se brouillent, rendant artificielle toute opposition nette. Par leur posture, les vieilles femmes assistant au concert dans le salon de la grand-mère occupent entre ces deux états une place incertaine :
et les vieilles reines semblables à des sortes de crustacés, de sombres homards bleu-noir vidés de leurs intérieurs et dont subsistaient seules les carapaces, les perruques grises, les visages jaunes, les corselets brodés, posés un peu de guingois dans les fauteuils dorés, avec cette imperceptible inclinaison qui distingue une carcasse morte ou un mur en ruines d’un organisme (chair ou pierre) vivant (Hist, 87).
14Une différence imperceptible, cet infime décalage entre la vie et la mort. Tout semble en fin de compte affaire de degré, de proportion entre le vide et le plein, le maintien et l’effondrement, d’aptitude à sauver les apparences, à jouer les vivants : car la solidité marmoréenne des deux amants comme l’éclat des chairs adolescentes font pareillement office de trompe-l’œil.
15Voici ce qu’un autre roman dit de Pierre, père de Georges dans L’Herbe, ainsi prénommé par dérision semble-t-il, tant son devenir offre l’image d’un démenti :
ce n’était pas encore un vieil homme alors : commençant seulement à porter, à être marqué par les premiers signes de tout ce qui allait peu à peu, au cours des dix années suivantes, se transformer en autant d’injurieux stigmates (et plus qu’injurieux : cruels, impitoyables, meurtriers) mais que pour le moment il dominait encore : son corps seulement alourdi, pas encore distendu, ses courtes jambes un peu alourdies aussi, son visage encore coloré, frais en dépit des rides, les chairs commençant à peine à se désunir, à glisser, à s’effondrer) (Herbe, 31).
16Pierre, second colosse au pied d’argile, est promis comme L.S.M. à basculer de son socle. Les femmes ne connaissent pas un sort plus enviable, en témoigne la reprise de termes similaires pour la description du couple vieillissant qu’il forme avec Sabine :
une année de plus ne se mesurait pas, dans les sillons des rides ou l’effondrement des joues, par une profondeur, un affaissement égaux à ceux qui s’étaient produits pendant le cours des douze mois précédents, mais bien plutôt (les choses se passant, comme dans ces mouvements de terrains lentement et sournoisement minés, par de brusques à-coups) les chairs se désunissant pour ainsi dire, se ravinant, glissant par saccades (Herbe, 68).
17Pierre et Sabine : ces prénoms renvoient à deux mythes fondateurs de la culture européenne. Pierre, ou plus précisément Simon-Pierre4, est le socle, l’assise sur laquelle doit s’édifier l’Église, roc infrangible par excellence. La Sabine, quant à elle, est cette jeune fille, ou plutôt l’éternelle jeune fille immortalisée par les peintres, victime d’un rapt, comme arrachée à elle-même et changeant d’identité au moment où elle change de nom, de vierge sabine devenant épouse romaine5. Or ce que les extraits précédemment cités, et par-delà L’Herbe dans son ensemble, disent des deux personnages fait clairement écho à ces mythes ancestraux : Pierre, « homme-montagne » au corps massif, résiste tant bien que mal par sa force d’inertie aux coups de boutoir inlassables du temps. Sabine, quant à elle, s’évertue, dans ses tenues affriolantes, à offrir l’image d’une jeunesse depuis longtemps disparue. Ces deux êtres éminemment emblématiques de la culture dont ils sont issus, l’un par son attachement au savoir, l’autre par son adhésion au decorum et à l’élégance bourgeoise, se disloquent sous la pression de la toute-puissance de la nature, comme des monuments voués à la ruine : le premier des deux passages use de termes d’une violence extrême (« stigmates », « injurieux, cruels, impitoyables, meurtriers ») ; nous les verrons un peu plus loin comparés à des bêtes de boucherie. Le supplice infligé relève donc à la fois de l’écartèlement et de la guillotine, d’un savant mélange où le bourreau n’aurait plus qu’à trancher un à un les membres offerts de la victime sacrificielle. Qu’est-ce qui se voit ici châtié par une colère impitoyable ? Sans doute le culte de la pensée spéculative, incarnée par « le filiforme professeur à barbiche et pince-nez » (Herbe, 74) que fut Pierre, derrière lequel se profilent les maîtres à penser d’une époque, eux-mêmes issus de l’Aufklärung – la référence à l’Allemagne, lieu d’éclosion du nazisme, se devinant dans l’assimilation récurrente de Sabine à une « porcelaine de Saxe » (Herbe, 70 ; 74 ; 131) – , sectateurs du kantisme et de l’hégélianisme, philosophies du Souverain Bien et du triomphe de l’Esprit. Pierre et Sabine connaissent un destin parallèle à celui de leur époque, leurs corps se délabrant par « de brusques à-coups », par phases, tout comme des épisodes brutaux et relativement ponctuels ont conduit l’Europe du XXe siècle à une désorganisation massive, la civilisation née des Lumières s’achevant sur « nuit et brouillard ». Le père et la mère de Georges, suppôts de telles déités, ne peuvent qu’être, et dans tous les sens du terme, condamnés.
18Si l’on cherche à préciser la façon dont le texte figure la malignité qui se livre à ce savant démontage, on la qualifiera d’intériorisée, cette intériorité pouvant désigner tour à tour le centre de la terre d’où semble émaner la force qui les contraint à la chute, à la ruine physique, traduction de la puissance inégalable des processus naturels face auxquels les productions culturelles ne sont que transitoires, mais aussi un ennemi intime, partie intégrante d’eux-mêmes, comme Herzog le formulait et comme certains extraits que nous serons amenés à commenter le suggèrent. Prolongeant les lois physiques de la gravitation, quelque chose comme une gravité intérieure contraint Pierre à l’immobilité, paralyse graduellement son corps devenu « énorme, difforme », « pachydermique » (Herbe, 67). Un corps qui, dans sa monstruosité, ne semble plus vraiment le sien, excède le champ de l’humain. Contemplant une photographie prise alors qu’ils étaient jeunes mariés, le narrateur constate :
rien dans la suave porcelaine de Saxe ou dans le filiforme professeur à barbiche et pince-nez ne permet, même à un regard attentif, de reconnaître l’homme-montagne et la femme aux robes, au maquillage multicolores que les quarante années suivantes vont façonner par de profonds changements de leur structure même (Herbe, 74).
19Si Pierre est menacé de rigidité cadavérique, l’enveloppe charnelle de Sabine s’abîme dans la graisse, « le visage semblable à une pâte molle et rose » (Herbe, 54), « les joues molles » (Herbe, 54). Elle masque sa pâleur chlorotique sous des tenues et un maquillage criards, des « fards multicolores », « des voiles multicolores », une « robe bariolée » (Herbe, 55), des « cheveux de plus en plus rouges » (Herbe, 67). Ses bijoux, par leur dureté minérale, servent sans doute à conjurer l’angoisse du délitement qui menace celle qui se voit décrite comme la perpétuelle et tragique « refardée, replâtrée, retapée » (Herbe, 258). Mais rien ne saurait conjurer l’effondrement final :
les rides semblables à des lignes de démarcation, dessinées entre les différentes parties des visages, comme si ceux-ci n’étaient déjà plus qu’un assemblage de chairs prêtes à se séparer (comme sur ces dessins où sur les corps des bêtes de boucherie sont figurées en pointillé les limites entre les différents morceaux tels qu’ils pendront plus tard, découpés, à l’étal du boucher) (Herbe, 129).
20Un combat sans merci s’est engagé dans les corps, chaque adversaire estimant la force adverse de part et d’autre d’une sorte de « ligne de démarcation ». Mais comment triompher d’une guerre contre soi-même, contre sa propre chair ?
21Si l’on retrouve dans ces descriptions successives des mêmes êtres une sorte d’expression matérielle de ce que Proust qualifierait de « moi successifs », aucune expérience fructueuse, aucun enrichissement personnel ne semble venir, à ce moment de l’œuvre, faire réparation au cataclysme. On n’observe qu’une lente déperdition de soi, semblable à celle que les personnages balzaciens et leur moi-peau de chagrin subissent, à la différence qu’ici le corps seul est pris pour objet d’analyse. Ce qui s’amenuise d’heure en heure, de jour en jour, c’est l’énergie qui permet à la substance corporelle de maintenir son blindage. Cette vision terrifiante des corps vieillissants, corps craquelés, comme ajourés de fissures menaçant à tout instant de provoquer la désunion des chairs, peut être rapprochée de l’angoisse de morcellement symptomatique de la schizophrénie. L’attention portée à la coupure, aux « clivages » pratiqués dans l’unité corporelle, servent peut-être aussi de représentation indirecte des lignes de fracture qui partagent le XXe siècle, les deux guerres mondiales fonctionnant comme des points de rupture sapant définitivement l’équilibre culturel antérieur. « Mouvements de terrain », « lignes de démarcation », « pointillés » délimitant les corps des bêtes destinées à la boucherie, mais qui pourraient tout autant tracer les contours des frontières… Derrière le portraitiste se profilent un géologue, un géographe, un historien soucieux pourtant de rester dans l’ombre. Claude Simon se défie trop des systèmes et des engagements littéraires pour viser à retranscrire voire commenter les grands bouleversements d’une époque. Il ne fait que les effleurer, comme en passant, au travers d’histoires singulières6, par l’attention portée aux mécanismes physiques régissant la matière ; façon cependant d’affirmer avec force, sous la bannière de lois scientifiques, l’issue imparable des conflits idéologiques ayant présidé au déclenchement des hostilités. Tout comme le savant peut prédire l’évolution des reliefs et la mobilité des frontières naturelles, l’observation des êtres permet de prévoir leur déclin ainsi que celui de leurs productions.
22Le corps de Pierre, figure archétypale de l’intellectuel, figé dans un système dont la folie guerrière vient battre en brèche tous les fondements, tient lieu de microcosme où le chaos se révèle sous l’immobilité forcée de la structure, où le matérialisme se voit privé de toute dialectique salvatrice. Son esprit est peu à peu réduit à noter au fil des ans, avec horreur et impuissance, cet emballement terrifiant d’une machine dont il ne peut assurer l’impossible « maintenance ». Un passage ultérieur de l’œuvre confirme ce fonctionnement anarchique du corps, sa folie destructrice :
Et : l’homme montagne, ou plutôt la masse difforme à l’intérieur de laquelle le vieillard se trouve emprisonné, comme bâillonné, muré dans sa propre chair, celle-ci occupée à se nourrir (ou plutôt se détruire : comme si par l’effet d’une facétieuse malédiction, d’une imbécile et mortelle revanche de la matière, l’acte naturel – absorber des aliments – destiné à entretenir la vie aboutissait maintenant à un résultat en quelque sorte inverse : son lent étouffement par son excès même), le bras au bout duquel se trouve la cuillère ou la fourchette, accomplissant son office sans, apparemment, se préoccuper de l’assentiment de l’esprit, comme on nourrit un idiot, un enfant : par surprise, à son insu, d’autorité, la cuillère ou la fourchette obligées parfois d’attendre, tenues patiemment près de la bouche, y enfournant liquide ou morceau en profitant en quelque sorte des moments d’inattention (Herbe, 143).
23D’emblée, le texte corrige la fausseté de l’impression que la qualification « homme-montagne » pourrait susciter. Ce corps imposant ne témoigne d’aucune force, il n’est que lourdeur, il est à lui-même son propre piège, croulant sous son propre poids, ne préfigurant que la ruine à venir. Car Pierre ne se domine plus, face à la puissance anarchique de la matière, l’esprit est impuissant. Or que veut la matière ? Elle semble s’évertuer ridiculement, dans un élan « imbécile et [mortel] », à « se détruire ». Mais ce point de vue est celui de l’esprit, il ne s’agit pour elle que d’accomplir intelligemment son office, de revenir à la béatitude sereine de la poussière originelle. Comme le dit Freud dans Au-delà du principe de plaisir :
On pourrait même indiquer quel est ce but final vers quoi tend tout ce qui est organique. Si le but de la vie était un état qui n’a pas encore été atteint auparavant, il y aurait là une contradiction avec la nature conservatrice des pulsions. Ce but doit bien plutôt être un état ancien, un état initial que le vivant a jadis abandonné et auquel il tend à revenir par tous les détours du développement. S’il nous est permis d’admettre comme un fait d’expérience ne souffrant pas d’exception que tout être vivant meurt, fait retour à l’anorganique, pour des raisons internes, alors nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant7.
24L’esprit est dans une exigence à la fois symétrique et contraire, tentant désespérément d’assurer sa survie, de préserver sa substance spirituelle. Mais il demeure prisonnier de « sa propre chair », « celle-ci complotant, préparant sa propre destruction » (Herbe, 37), menacé d’asphyxie (« emprisonné, bâillonné, muré », dit le texte). Le voilà frappé d’idiotie, au sens originel du mot, tentant de maintenir une improbable distinction, d’éviter de se fondre, de se résorber dans le collectif. Dans sa quête de savoir et de sagesse, entendue comme maîtrise de l’instinct et triomphe sur la nature, il ne parvient qu’à cautionner la monstruosité d’une idéologie qui le dépasse, qu’à se porter garant de l’organisation systématique de la destruction. La virulence désespérée perceptible dans le portrait de Pierre fait écho à l’analyse de Didier Anzieu portant sur les deux grandes tendances observables dans les œuvres littéraires :
En généralisant l’opposition distinctive kleinienne de la position paranoïde-schizoïde et de la position dépressive-réparatrice, on pourrait décrire deux types de littératures et leur proposer diverses appellations : les littératures de l’accusation et celles de la résignation ; ou encore les littératures de l’homme dominé par le robot intérieur et celles de l’homme dominant le chaos intérieur8.
25L’Herbe, mais aussi bien sûr les romans antérieurs ainsi que celui qui le prolonge, La Route des Flandres, relèvent dans une large mesure du premier type, d’un moment de la création où il s’agit avant tout de manifester une révolte face à un certain état des choses : la position paranoïde-schizoïde repose en effet sur la technique défensive du clivage : il s’agit en l’occurrence de se définir comme à l’opposé des « mauvais objets » constitués par des images parentales totalement insupportables. Chaque membre du couple incarne une relation au monde vécue comme intolérable : l’une se caractérise par l’attachement à ce que Jacques Lacan qualifie, par goût de la provocation, de « discours universitaire », discours de l’obsessionnel, garant servile de la transmission des modes de pensée de ses pères spirituels, uniquement fait de rigidité intellectuelle (Pierre l’incarne dans son nom même), niant jusqu’à l’absurde le chaos, l’opacité, le désordre pulsionnel, perpétuant une dérisoire « parade virile ». L’autre prend la forme du désordre affectif, de l’immaturité, de la soumission capricieuse, de la demande plaintive de reconnaissance et d’amour : c’est celle de Sabine, prisonnière de son statut d’épouse désormais délaissée,
femme qui, elle, refuse de se considérer comme vieille, continue, ou plutôt s’obstine, s’acharne, se cramponne à cette impossible maintenance, avec sa robe trop voyante, ses ongles sanglants, son visage peinturluré, pareil, sous les fards violents, à celui de ces vieilles putains : vaguement effrayant, postulant non pas l’idée de plaisir ou de volupté mais celle de quelque culte à la fois primitif et barbare : l’ancêtre, le vénérable grand-père du monde, l’antique et vieux phallus décoré de guirlandes, dressé, monstrueux, solitaire, énorme, avec sa tête aveugle, son œil aveugle, sa rigidité de pierre (et dans le fond, des colombes, des offrandes, des bêtes sacrifiées, couronnées de fleurs, de lentes processions) (Herbe, 129).
26Sabine occupe, elle, la position de l’hystérique et de sa « mascarade féminine », dans sa tentative vaine de domination d’un maître fantasmatique, aveuglée qu’elle reste face à la fragilité pourtant bien manifeste du père déchu9 qu’incarne son mari, Don Juan tragi-comique alourdi d’un festin de pierre. Il y a, on le voit, antagonisme fondamental entre l’existence du sujet et l’ordre du monde : le triomphe de la matière, sa « revanche » sur toute tentative de domination, se fonde sur la faillite de l’esprit face au principe de réalité. Elle est le revers de bâton impitoyable de tout modèle théorique et magistral.
27La nature a alors beau jeu de nier l’individu, de le ravaler à un simple élément du paysage, montagne ravinée, terrain friable et crevassé. Pierre se voit comme sa femme ramené à une vie quasi végétative, une mort clinique ; enseveli vivant sous son amas monstrueux de graisse, « il semble être privé de vie, n’être qu’un poids de matière morte » (HB, 146), lui dont désormais les yeux seuls :
permettent sans doute à son esprit de se glisser, s’évader – comme si lui aussi était forcé d’agir par ruse, clandestinement, de profiter pour ainsi dire d’une faille, d’un défaut de la matière – hors de la monstrueuse prison de chair (Herbe, 144)
28Chez Claude Simon, on ne vit pas, on s’efforce de survivre, de céder le plus lentement possible du terrain à ce qui va finir par engloutir, asphyxier ; la seule existence authentique consistant à garder les yeux ouverts.
29Toute tentative de fuite est vaine : la critique contemporaine a souligné comment, dans l’univers tragique, la Némésis divine n’était que représentation d’une fatalité intérieure, il n’est de même ici d’autre « ennemi » que la psyché, réceptacle et instigatrice des souffrances inhérentes à la condition humaine. Les marques de la vieillesse sont concomitantes du dépucelage moral, de la castration symbolique que l’affrontement à l’existence inflige. Voici comment se poursuit la description de la photographie de mariage de Pierre et Sabine :
ce n’était pas à la suite d’une imperceptible transformation modifiant par d’infinitésimales retouches leur aspect extérieur que le vieux couple était maintenant devenu ce qu’il était, mais par une suite de soudaines mutations, à la façon de ces acteurs de cinéma qu’une série de plans rapides présente sans transition à des stades successifs de grimage : brutales, violentes et furieuses altérations à partir de modèles initiaux vierges de toute flétrissure et même (tels qu’ils figuraient, lui et elle, sur cette photographie, ce groupe pris quarante ans plus tôt, le jour de leur mariage) fades, avec cet air un peu niais, agaçant même, dont on ne sait s’il tient au fait de poser devant l’objectif, à l’émotion, au style photographique de l’époque ou à cette insupportable bonne conscience que confère la virginité, c’est-à-dire non pas tant l’intégrité physique que désigne généralement ce mot qu’une certaine attitude morale ou psychique : un privilège, et, comme tous les privilèges, immoral, injurieux, marquant celui ou celle qui en sont les bénéficiaires de cette expression de sottise à la fois solennelle et craintive, comme si la virginité était moins une affaire de sexes, de la chair déchirée, violentée, qu’une disposition, ou plutôt une préservation de l’esprit, ou plutôt une exemption, non du plaisir mais de la souffrance (Herbe, 69).
30Il y a dans la pose des jeunes mariés, le romancier se plaît à le souligner, quelque chose de caricatural que le substantif « grimage » dénonce : tous deux semblent ridiculement confiants dans la solidité du terroir sur lequel leur couple prend racine. En ce sens, le terme privilège peut renvoyer à l’arrogance du patricien, fondée sur la conviction de s’inscrire dans une noble tradition et se targuant de la proroger. Mais y a-t-il vraiment de la certitude dans « cette expression de sottise à la fois solennelle et craintive » ? N’y retrouve-t-on pas plutôt une préfiguration de l’idiotie du vénérable Pierre devenu simple père, la perception obscure qu’à l’ascendance va succéder la descendance, la retombée, le retour humilié à la terre que le choix même du prénom Georges, donné au fils, issu du substantif guè, la terre en grec ancien, suffit à signifier10 ?
31Il serait inexact de parler dans ce contexte de behaviorisme ; l’évocation des êtres se situe en deçà même de leur comportement. Il serait plus juste de parler là encore de matérialisme : la douleur, l’échec, la culpabilité sont, comme ailleurs dans l’œuvre, concrètement manifestées. Car si la fine porcelaine de Saxe s’est transmuée en éponge gorgée d’alcool, c’est par suite d’un mariage raté, ponctué par les multiples infidélités de Pierre, sinon réelles du moins supposées par l’épouse déçue par une vie conjugale frustrante. Sabine la vierge est devenue une « vieille pocharde – clocharde – couverte de diamants » (Herbe, 209) « agonisant debout, droite, parée, peinte de la tête aux pieds, comme une de ces idoles ou de ces prêtresses consacrées qui n’ont le droit de s’étendre que pour être ensevelies, se mourant lentement sous les fards […] » (Herbe, 257), sorte de victime sacrificielle immolée sur l’autel du mariage, incarnant à sa façon, à l’échelle du couple, comme une impossible union de principes contraires. La double référence à l’univers tragique (Herbe, 129, 257) confère une fois encore au vieux couple une dimension archétypale : leur déchéance parallèle a quelque chose d’exemplaire, d’universel, qui rend inutile d’en dire plus sur leur vie ; quelques événements saillants ont tour à tour provoqué une série d’effondrements et altéré les physionomies, le roman s’attache à les mettre en scène au moment où le temps et la souffrance ont parachevé leur œuvre.
32Le corps lisse et ferme de la jeune Cécile, dans Le Vent, reflète a contrario sa virginité morale, sa méconnaissance de la vie, elle dont « la chair dure, impérieuse, intacte, vierge non seulement du contact, de l’assaut de l’homme, mais surtout de l’indélébile flétrissure des défaites », témoigne de l’ignorance « que toute vie n’est, à partir des éphémères gloires de l’adolescence, qu’un acheminement de défaites en défaites jusqu’à la décrépitude finale, jusqu’au désastre final et définitif […] » (V, 152-153). Désastre final et définitif dont maints romans s’acharnent à nous offrir le spectacle : Montès hébété et prostré sur un banc, la mère sur sa liseuse, le régicide pelotonné sur un fauteuil installé sur sa terrasse, Corinne gisant sur son lit défait comme un pantin désarticulé, et tant d’autres ; il n’est de ce point de vue pas indifférent que le narrateur ne commence à se désigner clairement comme tel que lorsqu’il est devenu, dans Les Géorgiques, « un vieil homme ».
33Les déchéances physiques et morales ne sauraient donc être dissociées. La jeune mère en quête de la tombe introuvable de son mari mort à la guerre traduit dans son apparence les stigmates de sa souffrance, « exposant à nu ses chairs effondrées, un peu grasses » (A, 12) ; l’expression « chairs effondrées » ne peut s’entendre que comme une hypallage in absentia, car l’excès de poids ne peut suffire à justifier le choix de l’épithète. Là où l’on attendrait « potelées », « opulentes », plus justes pour évoquer les rondeurs de la jeune veuve, l’écrivain opte pour un qualificatif qui fait porter l’accent sur l’accablement moral de l’épouse trop tôt privée de l’être aimé, la figurant en mater dolorosa. On retrouve dans Leçon de choses un parallèle équivalent entre l’aspect physique et l’état psychologique des soldats traumatisés par les quelques semaines passées au combat :
Les soldats sont très jeunes. Toutefois les mêmes yeux rougis par le manque de sommeil et leurs mêmes joues mangées par une barbe de cinq jours les fondent dans une sorte d’anonymat, comme si leur jeunesse avait été non pas exactement effacée mais pour ainsi dire si soudainement flétrie qu’ils évoquent ces adolescents frappés par quelque mal foudroyant, quelque brutale déchéance morale ou physique. Sur leur visage, dans leur regard à la fois hébété et aigu, semblent se superposer, coexister le souvenir aboli, déjà lointain, des jours insouciants et l’expérience prématurée, sénile, condensée et inguérissable du malheur (LC, 20).
34Vieillir ou s’affronter à la souffrance, c’est tout un. Les cadavres pourrissants, réels ou supposés, qui peuplent la plupart des romans, les obsédant de leur odeur entêtante, servent sans doute aussi de traduction physique au poids accablant de la douleur morale et du sentiment d’indignité. Ce qui se dit des personnages passe par l’attention portée à leur chair, à ses transformations, aux ravages qu’elle subit ; c’est dans le tracé de ses contours que se lit leur détresse, leur désespoir : les larmes de Sabine, ravinant son visage, y creusant de nouveaux sillons, y brillant comme deux joyaux minuscules, la révèlent entièrement, dans sa dégradation inexorable et sa quête empêchée d’un autre devenir. Contrastant avec la structure inaltérable des bijoux, délayant les fards qui recouvraient le manque, les larmes qui s’écoulent traduisent, outre la déperdition du fluide vital, le sentiment de la perte et le deuil non fait d’un manque constitutif.
35De même que rien ne nous était dit de la vie et des drames subis par les jeunes cireurs de chaussures espagnols, rien ne nous est véritablement raconté des étapes de l’existence du couple. Ne compte que le résultat, la vision effrayante du ravage qui en résulte. Une succession d’instantanés, plus saisissants par leur juxtaposition, retrace indirectement les temps forts de cette décadence. Les variables des circonstances individuelles importent peu, seul compte l’issue inévitable. Au travers de l’analyse de l’évolution physique de ces deux personnages emblématiques, il semble que c’est en filigrane l’histoire de toute une époque et de ses faillites qui nous est contée, et au-delà le drame de la condition humaine, peinture où chacun n’aura plus qu’à adjoindre ses propres souvenirs.
Corps vierges
36Tous les êtres qui évoluent dans les romans de Claude Simon ne sont cependant pas voués à la dissolution. Certains conservent au contraire une forme d’intégrité physique. Leur corps, loin de s’affaisser, de se désagréger avec l’âge, gagne en solidité, comme si les chairs se resserraient progressivement autour du noyau essentiel. Il en va ainsi de Marie, qui passe de la vie à la mort comme subrepticement, par un simple changement d’inclinaison de la tête :
Julien, le domestique, revenant de faire des courses […] Julien ressortant pour laver la voiture et la voyant toujours assise à la même place […] puis se mettant à courir, et, arrivé à un mètre d’elle, s’immobilisant, la regardant, assise pour la première fois de sa vie de travers, comme une poupée cassée, dit-il plus tard, une petite poupée noire et brisée, la tête pendant sur le côté (Herbe, 77-78).
37Aucun désordre donc dans l’apparence, aucune transformation attristante ou alarmante, jusqu’au bout Marie, Joconde des temps modernes, garde son « espèce d’impénétrabilité souriante et granitique » (Herbe, 77). Être de granit, Marie est pourvue d’un corps semblable à ce qu’est son âme animée des plus fermes certitudes, de la plus « sereine, rigide, souriante et virginale conviction (ou croyance – mais en quoi ?) faite d’une matière aussi indestructible que le bronze » (Herbe, 234). Cette conviction (qui n’est pas, du moins pas de prime abord, croyance, car Marie, sous l’apparente simplicité du nom de laquelle s’entend pourtant l’appel à la sainteté, n’accorde pas plus que son père le moindre crédit à la foi religieuse) est celle de la valeur sacrée de la connaissance, condition du bonheur et de la liberté, idéal au nom duquel elle a renoncé à se marier, à vivre, religieusement consacrée à la réussite de son frère Pierre. Il y a dans cette attitude oblative quelque chose qui force l’admiration. Marie est une créature virginale, moralement impolluée dirait Claude Simon, un absolu de pureté. De son corps, puisque c’est par l’attention qui lui est portée qu’ici encore l’être entier se devine, des lieux qu’elle habite et qu’elle anime semble s’exhaler, nous dit sa nièce par alliance,
[une] odeur, [un] parfum, exactement comme celui d’une rose desséchée ou plutôt – puisqu’une rose desséchée ne sent rien – celui que l’on imagine qu’elle devrait exhaler, c’est-à-dire quelque chose qui serait à la fois fait de poussière et de fraîcheur, et j’ai regardé sa table, sa coiffeuse, mais il n’y avait rien que ces quatre épingles et ce flacon d’eau de Cologne bon marché, et pourtant cela sentait comme une fleur, comme une jeune fille, comme peut sentir la chambre ou plutôt le tombeau, le sarcophage d’une toute jeune fille que l’on y aurait conservée intacte quoique prête à tomber en poussière au moindre souffle (Herbe, 10).
38Pour Marie, le temps qui sépare la naissance de la mort est comme inexistant, rien en elle n’a changé, elle est intacte de toute flétrissure, seulement fanée. Sa belle-sœur Sabine, dont le destin est si opposé, ne peut que contempler avec incrédulité
ce visage ridé, affable, avec on ne sait quoi d’enfantin, pensant au corps intact, aussi ignorant qu’à sa naissance : non pas un corps, pas la chair, pense-t-elle, mais la négation de la chair, comme si sous la robe sombre et flasque il n’y avait rien, et imaginant ce rien, la peau blanche intouchée sur les membres grêles, avec ces plis, ces fines rides, comme les corps fripés des nouveau-nés (Herbe, 59-60).
39Marie en est restée à l’état d’enfance : comme l’infans elle est en deçà de la parole, laissant seulement parfois son interlocuteur lui arracher des bribes de phrases11. Si elle se tait, c’est parce qu’elle estime qu’il n’y a rien à changer au monde comme il va, que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, chargeant des langues plus déliées de le démontrer brillamment. Elle fait le choix de désinvestir son corps, vivant par procuration, déléguant à son frère et à ses héritiers la lourde tâche d’exister. Pour elle, Pierre est et demeure de toute éternité l’Être Suprême à qui vouer un culte.
40Marie n’est pas un être mobile ; la plupart des passages qui l’évoquent la dépeignent en état de fixité, posant pour un photographe dans une robe rigide, assise sur une chaise de jardin. Le voyage en train qu’elle est contrainte d’effectuer pour fuir l’avancée des Allemands nous est présenté comme l’incongruité même12. Tous ses mouvements antérieurs étaient limités dans l’espace, immuables ; corps figé, vie figée, rien d’intéressant à relater, une vie banale comme tant d’autres, sans histoire… Son agonie débute par une simple inclinaison de la tête, comme on dévierait imperceptiblement de sa trajectoire. Et soudain la voilà qui devient pour un temps point nodal de cette constellation dont elle n’avait jamais été qu’un modeste satellite. Seule sa mort a du relief.
41Mais le sacrifice de son existence n’était-il pas une forme simplement différente d’illusion et de faillite ? Car la pureté se voit associée à la mort. Ce que Marie incarne en fin de compte, c’est un autre type de mort-vivant, quelqu’un qui, niant par son corps de granit son destin féminin de corps troué, est resté pour ainsi dire en retrait de l’expérience :
“Rien qu’une vieille femme. Une vieille fille. Rien d’autre. Une vieille fille simplement en train de mourir de vieillesse dans son lit. Si tant est qu’elle ait jamais vécu, si tant est que tout ce qu’elle ait connu de la vie ne soit pas autre chose qu’une mort, si tant est qu’elle ne soit pas déjà morte depuis des années et des années…” (Herbe, 26).
42Statue pétrifiée, exclue de l’expérience féconde de la maternité, Vierge sans enfant, elle voit s’hypertrophier en elle ce qui relève du minéral, du déjà mort. Marie la vierge, de même que sa sœur Eugénie, celle dont les « bons gènes », puisque tel est le sens de son prénom, auraient dû être une incitation à la perpétuation de l’espèce, et dont le choix du célibat a pourtant été similaire, offrent sur la photographie qui pérennise leur souvenir, mais sert sans doute aussi à signifier, dans la fixité de la pose, leur inaptitude biologique, « leurs visages sérieux, déjà durcis, usés, raides, dans leurs robes raides » (Herbe, 72). Ces corps momifiés ne sont jamais évoqués qu’en des termes qui renvoient à la rigidité cadavérique, « boules d’os, d’ivoire », « corps tout entier semblable à une mince poignée de brindilles » (Herbe, 80 ; 221) ; les deux sœurs ne sont en fin de compte que des squelettes animés, dénués de tout ce qui constitue l’idée même d’existence véritable, toute vaine qu’elle soit. Renonçant à Éros, elles se sont vouées à Thanatos. Car si Éros est mortifère par la soif inextinguible qu’il engendre, Thanatos ne fait que substituer l’assèchement à la soif. Faisant le choix de ne pas vivre, elles signifient avec plus de netteté encore notre inéluctable vocation de mortels, nous offrant à travers leur « masque parcheminé » la représentation la plus flagrante d’un être « pour la mort ». Voilà peut-être pourquoi, à l’heure ultime, le visage de Marie se déshumanise :
prenant jour après jour cet aspect majestueux et hors du temps de chose s’affinant, s’épurant, se momifiant, perdant progressivement son caractère vulnérable de chair fragile et molle pour devenir semblable à du carton, un impassible masque de carton jouant sans doute un rôle double, comme ceux qu’on employait dans l’antiquité pour non seulement porter au loin les voix des acteurs, mais leur conférer cette impersonnalité, cette inhumanité abstraite, incarnant non pas des hommes et des femmes en proie à des passions, à la fatalité, mais les passions, la fatalité elles-mêmes, les rites immuables de la mort, l’immuable et irréversible acheminement vers la mort qui constitue la trame même de toute tragédie, de toute vie (Herbe, 23).
43Le personnage de Marie n’est pas humain mais surhumain par son acceptation tranquille du néant qu’est son existence. Assumant de bout en bout sa passion sereine, sa foi rigide en la raison, endurant paisiblement cette mort permanente qu’est sa vie, elle se fait, jour après jour, plus « endurcie », exemplaire d’absurdité. Elle est le néant en acte : morte avant que d’être née, elle a fait l’économie d’un chemin erratique, parvenant droit au but, sans erreurs de parcours. Reine tragique siégeant dans la demeure pharaonique qu’elle a patiemment édifiée en hommage à la Science et au Progrès, demeure emplie de l’odeur âcre des fruits dont la pourriture lente achève de délayer les kilomètres de prose fade imprimés sur de vieux journaux, dont aucune ligne ne pourra empêcher qu’elle soit contrainte à fuir l’avancée du totalitarisme, elle ne laissera en définitive pour tout legs qu’une vieille boîte à berlingots, sa maison étant aliénée dès après sa mort par l’ultime héritier de la lignée, comme on se délesterait d’un temple dérisoire dont les dieux auraient été renversés de leur socle.
44Si Marie offre par son devenir l’image même de l’anankè tragique, d’un impératif catégorique désincarné, Hélène, dans Le Vent, souvent comparée elle aussi à une statue, figurerait plutôt Némésis, déesse de la vengeance impitoyable, « cette stupide et aveugle déesse de la tragédie grecque, avec son visage serein, régulier, aussi paisible, aussi imperturbable […] que celui de ces statues aux yeux dépourvus de pupilles, de regard » (V, 163-164). Jamais en effet elle ne voit plus loin que le bout de ses préjugés de classe, personnage minéral, glacé et glaçant, dépourvu de sentiments, d’élans, dont les actes n’ont pour fonction que d’empêcher toute manifestation de l’affect chez les autres, notamment chez sa jeune sœur Cécile, qui risque par sa faute de ne pouvoir échapper à la monotonie d’une vie sans écart, sans surprise. Dans un accès de révolte Cécile fait le choix de perdre sa virginité, de mettre à mal la froideur de pierre d’Hélène la Pharisienne, comme on fait le choix de la liberté, de l’école de la chair13. Déçue par l’indifférence opiniâtre d’un Montès enfermé dans sa naïveté orgueilleuse14, elle s’offre au jeune homme de bonne famille qu’on lui destine, préférant tuer tout espoir de bonheur plutôt que de vivre à petit feu. Puis elle le quitte pour signifier son refus définitif des valeurs de sa caste. Si elle parvient ainsi à mettre sa sœur en échec dans ses velléités de maintien de l’ordre établi, rien ne nous est dit dans le roman de ce qu’il advient d’elle à la suite de ce faux-pas volontaire, si ce choix d’une vie hors la loi la mène au bonheur. La dernière image que l’on a d’elle est celle d’une jeune femme « les yeux fermés comme une morte, son long corps tendre et raide, comme mort » (V, 225), qui déverse ensuite sa rage et son désespoir, intimant à l’instrument de son suicide moral d’aller signifier sa haine à la sœur aînée : « Et surtout n’oubliez pas d’aller la remercier. Hein, n’oubliez pas ! Et maintenant fichez-moi le camp, espèce d’idiot. Fichez-moi le camp, vous m’entendez ? Vous m’entendez ? Vous m’entendez ? » (V, 227) L’attention portée par cette oreille de hasard, par cet « idiot » substitutif – car l’accablement qui frappe le bourreau malgré lui, sa prostration parallèle à celle de Montès, témoignent que quelque chose a été entendu – suffira-t-il à consoler cette Marie-Madeleine des temps modernes de l’innocente surdité de Montès15 ? Il semble plutôt que l’agitation haineuse qu’elle entretient après cet épisode synonyme pour elle de mort symbolique ne soit qu’une autre forme d’attente d’une issue invariable : Marie la Sainte, Hélène la statue d’orgueil ou Cécile la fille perdue incarnent chacune à leur façon, chacune prisonnière de leurs comportements, une variante dérisoire de l’imparable « acheminement de défaites en défaites jusqu’à la décrépitude finale, jusqu’au désastre final et définitif » (V, 153). Voilà sans doute pourquoi il importe davantage de relater la mort des êtres que leur vie, ce moment où ils affrontent leur véritable destinée.
45La petite Thérésa, fille de Rose dans ce même roman, semble posséder quant à elle, avant même d’avoir atteint l’âge nubile, une connaissance intuitive du monde déchiré et déchirant des adultes, frappant par « l’intensité [de son] regard », comme si « une sorte d’expérience ou plutôt une connaissance des choses acquise au cours d’une vie antérieure l’avait façonnée ainsi », avait forgé ce « masque impénétrable, impassible […] » (V, 47). Enfant au visage obstinément neutre, jeune rose farouchement retranchée derrière ses épines, refusant le bouleversement interne que le contact peut faire naître, elle protège jalousement sa solitude, son isolement intérieur, refermée sur elle-même comme une forteresse imprenable16. Même la douceur et la bonté infinies de Montès, qui l’a reconnue comme sienne au premier regard, ne suffiront pas à la faire sortir de son mutisme17.
46Malgré la divergence apparente de leurs destinées, c’est par leur visage inexpressif, par leur silence affectif que ces différents personnages forment un semblant de famille. Tous ont partie liée par leur semblable renoncement au désir, préférant la pétrification aux dangers de l’échange, le repli autistique aux débordements pulsionnels18. Le bénéfice, bénéfice il est vrai bien secondaire, est celui d’une préservation, d’une virginité morale et partant physique, puisqu’ils esquivent, chacun à leur façon, toute forme de rapprochement avec autrui, préférant le jeu du solitaire à celui de l’échec.
Humiliation
47En temps de guerre, les mutations s’accélèrent et l’activité métamorphique devient plus patente. La mort effective et les transformations qu’elle inflige aux cadavres sont, on s’en doute, l’objet de nombreuses descriptions dans la relation des combats, mais c’est aussi fréquemment dans leur chair vive que les soldats sont frappés. Peu de victimes marquantes à recenser sur le champ de bataille, quoiqu’elles occupent par ailleurs une place centrale dans l’œuvre, mais bien plus souvent une représentation des hostilités qui confirme jusqu’à la caricature la justesse de l’expression « drôle de guerre », une guerre où se produisent moins de disparitions brutales que de lentes agonies ou des blessures castratrices dont le texte ne cesse de ressasser les multiples variantes, comme incapable d’échapper à une addiction morbide.
48En mai et juin 1940, l’armée française connaît l’humiliation – terme pris dans l’œuvre comme au pied de la lettre – un retour à la terre, un enterrement stricto sensu. Le teint des soldats, de plus en plus semblable au sol qu’ils foulent, préfigure la fin qui les attend. Un passage de La Route des Flandres évoque ainsi
leurs visages terreux, leurs loques terreuses, leurs yeux terreux aussi, de cette teinte sale, indistincte qui semblait les assimiler déjà à cette argile, cette boue, cette poussière dont ils étaient sortis et à laquelle, errants, honteux, hébétés et tristes, ils retournaient, chaque jour un peu plus (RF, 172).
49Les yeux, préservés chez Pierre, sont ici opacifiés, plus d’échappatoire possible pour l’esprit, réduit à l’hébétude. Quant à la teinte sale, indistincte, cette couleur sans nom qui gangrène les corps, elle les ravale au rang de créatures sans visage, sans identité définie. Leur bouche paraît aussi déjà envahie par la boue, comme leur voix « marron foncé » le laisse entendre (RF, 108). Le narrateur, anticipant sa disparition et celle de ses compagnons d’armes, se perçoit comme une dépouille sans sépulture, une future tombe anonyme, déjà à moitié ensevelie sous la poussière des chemins.
50L’épithète « terreux » est repris pour qualifier, dans Le Palace, un serveur de restaurant qui, dans cet après-guerre ayant consommé l’échec de la révolution, est resté figé dans cette position intermédiaire de mort-vivant :
le visage terreux, décharné, les yeux fiévreux, […] s’activant avec une sorte de frénésie saccadée, impersonnelle, farouche et macabre, comme un automate, un soldat à l’exercice (P, 22).
51Par son hyperactivité, le personnage ne fait qu’offrir un simulacre de vie, immédiatement dénoncé par sa maigreur extrême et sa fébrilité ; il n’est qu’un pantin révélant par sa gestuelle sans âme une profonde altération intime. L’humilié mène une existence privée d’espoir, dépossédé de toute volonté, englué dans le répétitif ; il est, comme le paysan, dont le visage est semblablement « terreux » et dont les mains ont « la couleur même de la terre qu’elles [fouaillent] » (V, 27), esclave du sol dont il tire sa subsistance. En temps de paix comme en temps de guerre, derrière l’apparente domination des hommes, la conquête et la maîtrise du milieu, des territoires, une hiérarchie autrement plus authentique, à en croire les romans, doit se deviner : l’homme ne modèle pas la terre, c’est la terre qui le traite comme simple pâte à modeler.
52La plupart du temps, l’eau s’allie à la terre dans cette entreprise de refonte du paysage. Tout l’appareil descriptif assimile le soldat à la boue dans laquelle il piétine. Il s’englue progressivement dans un liquide brunâtre, une « vase marron », pour reprendre l’expression qui qualifie le sommeil dans La Route des Flandres (RF, 26), en une sorte d’immersion létale. La boue résultant de l’union des deux éléments recouvre progressivement les corps, en une sépulture symbolique : « La boue était si profonde qu’on enfonçait dedans jusqu’aux chevilles » (RF, 9), nous est-il dit dans les premières lignes du texte, en guise d’avertissement.
53L’air s’allie lui aussi aux deux puissances corruptrices antérieures pour parachever leur œuvre, air aqueux, à la fois invisible et matériel, enveloppant et dissolvant êtres et choses de sa caresse humide : un extrait de ce même roman manifeste cette menace imperceptible mais opiniâtre, révélant la présence de la
nauséeuse puanteur de la guerre suspendue dans l’éclatant après-midi de printemps, flottant ou plutôt stagnant visqueuse et transparente mais aurait-on dit visible comme une eau croupie dans laquelle auraient baigné les maisons de brique rouge les vergers les haies (RF, 13).
54Un second passage revient sur ce mariage délétère de l’air et de l’eau :
comme si la lumière elle-même était sale, comme si l’air invisible contenait en suspension, comme une eau souillée, troublée, cette sorte de crasse poussiéreuse et puante de la guerre (RF, 18).
55Si l’on tente de définir à quoi se réduit l’action du guerrier sur l’univers, l’on pourrait dire, en jouant sur les mots, qu’il en fait un « bouillon de culture », qu’il réduit le culturel en bouillie. Il s’ensuit que les soldats, contaminés en retour par l’air qu’ils ont comme sécrété dans leur folie meurtrière, deviennent vecteurs de corruption, restituant par tous leurs pores la pourriture qui les a gagnés, exhalant une « épaisse moiteur », une « puanteur » (RF, 20), condamnés à propager passivement une épidémie qui va triompher d’eux. Le cheval gisant sur le bord de la route que Georges longe dans ce même roman offre une image emblématique de cette morbidité à l’œuvre. Rien ne nous est dit des circonstances de sa mort, du rôle que la violence des combats y a joué. Tout se passe comme si ce qui se produit, dans la paix comme dans la guerre, ne résultait pas, fondamentalement, d’une activité consciente d’elle-même. Le récit se porte entièrement sur ce que la matière, dépeinte comme animée et hostile, cette boue dissolvante, lui inflige, le faisant littéralement disparaître, cherchant à effacer de lui toute trace :
le cheval ou plutôt ce qui avait été un cheval était presque entièrement recouvert – comme si on l’avait trempé dans un bol de café au lait, puis retiré – d’une boue liquide et gris beige, déjà à moitié absorbé semblait-il par la terre, comme si celle-ci avait déjà sournoisement commencé à reprendre possession de ce qui était issu d’elle n’avait vécu que par sa permission et son intermédiaire (c’est-à-dire l’herbe et l’avoine dont le cheval s’était nourri) et était destiné à y retourner, s’y dissoudre de nouveau, le recouvrant donc, l’enveloppant (à la façon de ces reptiles qui commencent par enduire leur proie de bave ou de suc gastrique avant de les absorber) de cette boue liquide sécrétée par elle et qui semblait être déjà comme un sceau, une marque distinctive, certifiant l’appartenance, avant de l’engloutir définitivement dans un bruit de succion (RF, 27).
56L’on retrouve dans le passage tout ce qui caractérise la position de l’humilié : entre-deux où l’apparence demeure mais où l’être est déjà la proie de forces naturelles qui l’ont pris au piège et se révèlent seules maîtresses du jeu, naissance à rebours où quelque chose s’emploie à réintégrer hommes et animaux dans le néant originel. L’on ne peut que sentir à quel point le cavalier se projette fantasmatiquement dans le destin de sa monture. L’angoisse que suscite cette menace d’engloutissement doit être rapprochée des analyses de Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves ; le critique y souligne en effet la spécificité de la fantasmatique liée au risque de mort par immersion :
L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule ; la mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale19.
57Cette vision illustre parfaitement le sentiment provoqué par l’alliance, dans les romans, des deux agents corrupteurs que sont l’eau et la terre, celui d’assister aux différentes étapes d’une « mort quotidienne » ; elles n’occasionnent aucun décès glorieux ou foudroyant, elles président systématiquement à de lentes, insidieuses et infâmantes décompositions dans l’orbe nauséeux du giron terrestre. Le récit trouve sa matière dans ses longues évocations de corps déliquescents, là est souvent son sujet, la trame narrative qui se dégage du patient assemblage descriptif : memento mori…
58Le travail conjoint de l’eau et de l’argile, elles dont traditionnellement les mythes soulignent le pouvoir fécondant, dans l’entreprise d’effacement pur et simple du corps du cheval, trouve son écho dans nombre de passages qui évoquent l’aspect des soldats, sortes d’êtres en mutation que la terre se réapproprie progressivement20. De même, dans Les Géorgiques, l’épisode relatant le parcours semé d’embûches du frère du régicide, qui tente de regagner la demeure maternelle, nous le montre s’affrontant non à des hommes mais à une terre engorgée dans laquelle il risque de s’immerger, réduit au stade de créature hybride et archaïque :
même plus une bête – du moins celles qu’on peut voir courir ou nager : quelque chose comme un organisme à mi-chemin entre le poisson, le reptile et le mammifère qui, à l’aube du monde, avant la séparation des terres et des eaux, se traînaient dans la vase (G, 424).
59Quelque chose comme une créature embryonnaire ? Comme si raconter le déroulement d’une vie consistait à remonter à sa source même, comme si le parcours vital prenait la forme d’une boucle qui se referme sur elle-même, vision parallèle à celle, si fréquente dans l’œuvre, d’un temps cyclique. Progression et régression semblent alterner invariablement.
60La guerre opère sur les corps une transformation qui les ramène à un stade antédiluvien de créature informe, sans identité précise, d’animalcule à peine différenciable du milieu hostile où il s’évertue à surnager. Face à la prolifération végétale, au droit semble-t-il reconnu aux plantes de croître et de s’épanouir, la vie animale est réduite à un épiphénomène, une tolérance, un accident que la nature s’acharne à réparer. Il y a même inversion de l’ordre de la chaîne alimentaire, l’homme et l’animal paraissant simplement destinés à engraisser ce dont ils prétendaient se nourrir. Se découvrant dans un miroir au petit matin, le narrateur éprouve un choc similaire à celui que provoquerait
la vue d’un cadavre comme si la bouffissure de la décomposition s’était installée avait commencé son travail le jour où nous avions revêtu nos anonymes tenues de soldats, revêtant en même temps, comme une espèce de flétrissure, ce masque uniforme de fatigue et de crasse (RF, 43).
61Ce que sous-tend là encore le texte, c’est que c’est moins la guerre dans ce qu’elle implique de violence concrète que la fonction subitement allouée à l’individu, contraint de se reconnaître dans la figure anonyme du soldat, qui provoque la déchéance. Soudain privé de nom, matricule-animalcule fondu dans un groupe indistinct, il est confronté à la mort symbolique de son statut de sujet, réduit à une existence illusoire. Il est alors instantanément marqué d’une « flétrissure » semblable à celle qui frappe Pierre ou Sabine, eux que l’expérience de la vie avait rendus si dissemblables d’eux-mêmes. Car l’humilié a perdu toute singularité, tout libre-arbitre, écrasé qu’il est sous le poids d’une toute-puissance mortifère à laquelle il n’échappera pas.
62Abordant cette vie régressive, cet en deçà de l’existence qui n’est que l’ombre d’une vie antérieure dont ils demeurent définitivement assoiffés, les soldats sont physiquement marqués par la douleur d’une séparation traumatisante :
revêtus de ces défroques, couleur de bile, de boue, comme une sorte de moisissure, comme si une espèce de pourriture les recouvrait, les rongeait, les attaquait encore debout, d’abord par leurs vêtements, gagnant insidieusement : comme la couleur même de la guerre, s’emparant d’eux peu à peu (RF, 172).
63C’est peu de dire que le guerrier offre ici un visage bien paradoxal. À la revendication phallique attendue s’est substituée la castration symbolique et une féminisation brutale, implicite dans le choix de substantifs essentiellement féminins (« défroque, couleur, bile, boue, moisissure, pourriture, guerre, tenues, flétrissure, fatigue, crasse »).
64Une double fantasmatique se fait jour dans ce sentiment d’hostilité de la matière : immergés dans un liquide proche de l’excrémentiel, sorte de poche amniotique détournée de ses fonctions salvatrices, vécue bien au contraire comme la source première de tous les maux, les enfants de troupe se perçoivent comme des déchets ; l’autre s’apparente à une forme d’agressivité orale, ressentie comme tentative de dévoration. L’alma mater est mère abusive, prenant plus qu’elle ne donne, exigeant plus qu’elle ne concède. Comme si le corps se voyait doublement menacé : par une force impérieuse qui réduit à la boue, et une force captatrice d’autre part, celle d’une terre-mère nourricière retenant les soldats en son sein. Peu d’espoir de liquidation pour l’humilié impuissant et passif face à ce double bind terrestre. Pour reprendre une guerre plus loin le constat de Valéry, l’on pourrait dire, à la lecture de ces extraits : Nous autres, civilisations, savons désormais quelle est notre vocation : engluement et dissolution.
Corps pétrifiés
65Une fois la chair liquéfiée reste le squelette, ce que la terre ne peut désagréger, ce qu’elle ne peut qu’enserrer dans sa gangue. Un processus de fossilisation s’enclenche alors, la minéralisation succédant à l’enlisement. Cette nouvelle mutation s’opère parallèlement à celle du paysage, qui vire du marron au gris, puis au noir :
je me rappelle que pendant la nuit il avait brusquement gelé et Wack entra dans la chambre en portant le café disant les chiens ont mangé la boue, je n’avais jamais entendu l’expression, il me semblait voir les chiens, des sortes de créatures infernales mythiques leurs gueules bordées de rose, leurs dents froides et blanches de loup mâchant la boue noire dans les ténèbres de la nuit, peut-être un souvenir, les chiens dévorants nettoyant faisant place nette : maintenant elle était grise et nous nous tordions les pieds en courant, en retard comme toujours pour l’appel du matin, manquant de nous fouler les chevilles dans les profondes empreintes laissées par les sabots et devenues aussi dures que de la pierre (RF, 9).
66Au dégoût provoqué par ce semblant de matière fécale dans laquelle ils pataugeaient, un sentiment plus terrible succède : les soldats sont maintenant gagnés par le gel ambiant, qui les mène à la paralysie progressive. Les voilà qui s’engagent en titubant, trébuchant, dans une descente aux enfers, sans plus d’espoir de retour : ce que signe la référence aux chiens, sortes de Cerbères présidant au passage d’un monde à l’autre, rongeant jusqu’à l’os ce qui restait de chair. Un peu plus loin, l’expression « il fit noir tout à fait » prélude à une très longue description de l’armée se statufiant peu à peu : les soldats n’y sont plus que des ombres au royaume des ombres, leurs corps
se silhouettant en sombre (formes donquichottesques décharnées par la lumière qui mordait, corrodait les contours), indélébiles sur fond de soleil aveuglant, leur ombre noire […] glissant à côté d’eux (RF, 25).
67Pour reprendre l’expression caractérisant, dans la citation précédente, les morsures impitoyables des chiens-loups, la lumière du soleil s’acharne à « faire place nette », nettoyant les carcasses, les dépouillant de leurs derniers lambeaux, réduisant les corps débiles à leurs ombres indélébiles, empreintes en négatif, ultimes traces d’existence. Rognés par la lumière du jour, par un dieu de colère qui les renie, ces cavaliers de l’apocalypse cheminent vers on ne sait où et vers on ne sait quel adversaire se dérobant toujours. Le passage se poursuit par une longue description de ces ombres portées, faisant l’économie de celle des personnages, devenue superflue, tandis que les termes « fantômes » et « fantomatiques » se répètent de façon obsédante. Par la suite, la description du cheval progressivement immergé dans la terre humide trouve son prolongement dans la peinture d’une armée en marche immobile, enserrée dans un bloc de glace : le réceptacle de « vase sombre » (RF, 30) laisse place au noir du tombeau :
[Georges] avait la sensation de se tenir, glacé, raide sur son cheval lui aussi invisible dans le noir, parmi les fantômes des cavaliers aux invisibles et hautes silhouettes glissant horizontalement […] si bien que l’escadron, le régiment tout entier semblait progresser sans avancer, comme au théâtre ces personnages immobiles dont les jambes imitent sur place le mouvement de la marche […] et à un moment la pluie commença à tomber, elle aussi monotone, infinie et noire, et non pas se déversant mais, comme la nuit elle-même, englobant dans son sein hommes et montures, ajoutant mêlant son imperceptible grésillement à cette formidable patiente et dangereuse rumeur de milliers de chevaux allant par les routes, semblable au grignotement que produiraient des milliers d’insectes rongeant le monde (au reste les chevaux, les vieux chevaux d’armes, les antiques et immémoriales rosses qui vont sous la pluie nocturne le long des chemins, branlant leur lourde tête cuirassée de méplats, n’ont-ils pas quelque chose de cette raideur des crustacés, cet air vaguement effrayant de sauterelles, avec leurs pattes raides leurs os saillants leurs flancs annelés évoquant l’image de quelque animal héraldique fait non pas de chair et de muscles mais plutôt semblable – animal et armure se confondant – à ces vieilles guimbardes aux tôles et aux pièces rouillées, cliquetant, rafistolées à l’aide de bouts de fil de fer, menaçant à chaque instant de s’en aller en morceaux ?), rumeur qui, dans l’esprit de Georges, avait fini par se confondre avec l’idée même de guerre, le monotone piétinement qui emplissait la nuit semblable à un cliquetis d’ossements, l’air noir et dur sur les visages comme du métal, de sorte qu’il lui semblait (pensant à ces récits d’expéditions au pôle où l’on raconte que la peau reste attachée au fer gelé) sentir les ténèbres froides adhérer à sa chair, solidifiés, comme si l’air, le temps lui-même n’étaient qu’une seule et unique masse d’acier refroidi (comme ces mondes morts, éteints depuis des milliards d’années et recouverts de glaces) dans l’épaisseur de laquelle ils étaient pris, immobilisés pour toujours, eux, leurs vieilles carnes macabres, leurs éperons, leurs sabres, leurs armes d’acier : tout debout et intacts, tels que le jour lorsqu’il se lèverait les découvrirait à travers les épaisseurs transparentes et glauques, semblables à une armée en marche surprise par un cataclysme et que le lent glacier à l’invisible progression restituerait, vomirait dans cent ou deux cent mille ans de cela, pêle-mêle avec tous les vieux lansquenets, reîtres et cuirassiers de jadis, dégringolant, se brisant dans un faible tintement de verre… (RF, 30-32).
68L’extrait nous offre un nouvel exemple de cette « drôle de guerre » qui constitue l’essentiel des épisodes évoquant, dans les romans, les événements de 1940. Comme dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati ou Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, nul ennemi à l’horizon, juste une lourde mécanique, un appareil guerrier qui finit par se gripper, une catastrophe métallique dont la chute de Reixach, statue équestre de bronze, est allégorique. Les cavaliers sont pris au piège, mais c’est à celui du climat, comme confrontés à une nouvelle Bérézina. L’esprit, privé de repères face à cette situation inédite, imprévue, se met à dysfonctionner lui aussi, tout se déréalise, la relation des faits se transmue en vision hallucinatoire. L’armée paraît alors se fondre dans le paysage, s’anéantir, du corps ne restent que les os, la carapace rigide de l’uniforme ou le caparaçonnage équestre, la chair gelée, durcie, devient aussi friable que du verre, sous l’effet de l’angoisse de mort qui saisit, au sens littéral là encore, les soldats pétrifiés par la terreur du morcellement. Invisibles, anonymes, menacés d’oubli, ils ne sont que l’ombre en surimpression des chevaliers d’autrefois dans le temps aboli, dans l’éternel retour d’un jeu qui ne peut s’achever que sur un échec et mat. Ces Don Quichotte des temps modernes sont d’autant plus risibles que leur progression dans les ténèbres semble dénuée de toute motivation, qu’elle ne mène à rien, dérisoire retournement des gestes anciennes, parodie macabre.
69Soudain, la tonalité a changé. Au clapotis de l’eau boueuse, aux bruits de succion, succèdent des sons se référant au minéral : les termes « martèlement », « crépitement », associés à des verbes de sonorités voisines (« se répercutant », « se multipliant »), font résonner, par le travail d’allitération et d’assonance, comme une mitraille. Les soldats, « glacés », « raides », sont pris dans un bloc d’eau solidifiée, tandis que la pluie venue d’en haut ne fait qu’aggraver l’impression de déroute et dénoncer la médiocre protection de leur lourd attirail. Bien que tous vivants, pas même exposés encore à l’ennemi, les soldats sont comme déjà anéantis par la rigueur du milieu, les conditions météorologiques pesant d’un poids décisif sur le sort du bataillon. Tout semble joué d’avance, et c’est déjà une armée de vaincus qui chemine, incapable même de faire face aux difficultés climatiques, mal équipée, anachronique. Le soldat enlisé, s’il perdait peu à peu son identité, se maintenait malgré tout dans un semblant de vie végétative, bien que l’alma mater fût davantage perçue comme vampire assoiffé que comme objet nourricier. La « vase sombre » où il évoluait lui laissait la possibilité du mouvement, quelque chose palpitait encore en lui. L’étape ultime de la mort symbolique est celle de la « fossilisation » ; synonyme de privation de toute possibilité de mouvement, elle semble, pour celui qui en fait l’épreuve, de l’ordre du définitif, son avenir se devinant dans le sort de ceux qui l’ont précédé.
70Un autre extrait témoigne du lien qui s’établit dans le texte entre le métal, la glace et la mort. Le narrateur, gisant sur le sol tel un cadavre, contraint à l’immobilité pour échapper à l’ennemi tout proche, sent s’opérer en lui une série de mutations angoissantes apparentées à celles du cheval se décomposant au bord d’une route, proche aux yeux de celui qui le considérait de « ces animaux ou végétaux fossilisés retournés au règne minéral, avec ses deux pattes de devant repliées dans une posture fœtale d’agenouillement » (RF, 27). Ce qui souligne à quel point périr à la guerre revient fréquemment, dans l’imaginaire à l’œuvre, à être victime d’un espace de plus en plus accablant et aliénant. Plaqué au sol, tentant de passer inaperçu, reprenant des termes équivalents à ceux employés pour les chevaux morts lors des combats, puisqu’il les disait « retournés à l’état de chaux friable, de fossiles » (RF, 242), il poursuit ainsi :
ce qu’il était sans doute lui-même en passe de devenir à force d’immobilité, assistant impuissant à une lente transmutation de la matière dont il était fait en train de se produire à partir de son bras replié et qu’il pouvait sentir pourrir peu à peu, devenir insensible, dévoré non par les vers mais par un fourmillement gagnant lentement et qui était peut-être le secret remue-ménage d’atomes en train de permuter pour s’organiser selon une structure différente, minérale ou cristalline (RF, 242).
71Prolongement de la perspective matérialiste d’Epicure ou de Lucrèce, le texte ne voit dans le corps qu’un agrégat d’atomes ainsi organisé par accident et susceptible à tout moment de subir l’éclatement et la dissémination. Dans ce parti pris l’on devine la terreur suscitée par l’impuissance à maintenir la cohésion interne nécessaire au sentiment d’individualité. Ce que Didier Anzieu, s’interrogeant sur la nécessité, pour certains, d’écrire, formule ainsi :
L’œuvre de la maturité réalise le symbole balzacien de la peau de chagrin qui approche de la mort – mais d’une bonne mort – celui-là même à qui elle permet d’accomplir sa vie. L’œuvre de jeunesse représente au contraire soit la construction d’un corps-rempart, invulnérable et imputrescible, analogue à celui, endurci à l’air, à l’eau ou au feu, de certains héros mythologiques, soit, par dérision, par résolution d’aller au fond de la détresse, une enveloppe trouée qui ne retient plus rien, un épiderme lacéré qui expose la chair à vif. A quelque moment de la vie qu’elle soit entreprise, l’œuvre se construit contre le travail de la mort, contre les pulsions de mort toujours au travail en nous21.
72On peut, à la lumière de ces propos, interpréter les passages précédents comme tentative de conjuration de l’angoisse de mort par aphanisis, entendue ici comme anticipation d’un événement perçu comme inéluctable, que l’on tente de dépouiller de la terreur qu’il provoque en le banalisant, en le considérant sous l’angle d’un processus naturel et non plus accidentel. On pourrait presque parler de choix de disparaître avant que d’y être contraint de l’extérieur, dans un oubli de soi qui atténue l’impuissance en y adjoignant l’acceptation résignée des lois biologiques. Les soldats finissent par se gommer, se résumer à l’uniforme qui les recouvre. À l’image du soldat terreux, recouvert d’une crasse boueuse, celle d’un être immatériel, d’un fantôme « décharné » vient prendre le relais, pour reprendre l’épithète qualifiant Blum (RF, 279), compagnon d’infortune de Georges, auquel il ne reste plus qu’un semblant d’enveloppe charnelle qui se résume peu à peu à l’attirail qui la recouvre. Celui-ci était, quelques pages auparavant, décrit en ces termes :
[la] tête [le] cou maigre sortaient bizarrement nus du col de son manteau de cet équipement guerrier de drap raide de cuir de courroies à l’intérieur duquel il semblait se tenir fragile et délicat comme à l’intérieur d’une carapace (RF, 271).
73Etres désincarnés, réduits à leur seul squelette, soldats puis prisonniers de guerre finissent par abandonner l’usage du « je » au profit d’un « on » plus adapté aux fluctuations de leur moi. Les linguistes qualifient l’usage des pronoms indéfinis de « référence par défaut ». Il ne s’agit de rien moins ici que de défaut d’être, d’indétermination fondamentale. Car la pérennité d’une structure minimale qui garantirait un semblant d’existence paraît de plus en plus illusoire ; le corps se voit graduellement dépouillé de la charpente basale qui le constitue, Georges faisant ainsi remarquer à son ami, son double : « Tu tiens debout parce que t’as des caleçons empesés » (RF, 112). L’habit ne fait pas ici le moine mais le vivant ; la tenue qui recouvre sert à masquer la perte absolue d’énergie, provoquée certes par la malnutrition et la maladie, mais aussi, plus fondamentalement, par l’absence de conscience de sa propre existence, que l’assimilation progressive à une masse indistincte est venue altérer ; ce qui explique que la privation de leurs effets militaires provoque une nouvelle perte de repère :
eux maintenant vêtus comme des valets de ferme, c’est-à-dire vaguement gênés, vaguement mal à l’aise, comme si – au sortir de leur lourde carapace de drap, de cuir, de courroies – ils se sentaient à peu près nus, sans poids dans l’air léger (RF, 115).
74Le prestige de l’uniforme a fait long feu. Humiliés, puis dépouillés jusque dans leur tenue de leur statut de combattants, comme officiellement portés disparus, ils sont rejetés aux antipodes de toute figure d’autorité. Passant de l’anonymat du guerrier à celui, plus terrible encore, du prisonnier militaire, ils conjurent leur sentiment d’inexistence par la parole échangée :
Les deux voix sans visage alternant se répondant dans le noir sans plus de réalité que leur propre son, disant des choses sans plus de réalité qu’une suite de sons, continuant pourtant à dialoguer : au commencement seulement deux morts en puissance, puis quelque chose comme deux morts vivants, puis l’un d’eux véritablement mort, et l’autre toujours vivant (à ce qu’il paraissait, pensa Georges, et à ce qu’il paraissait aussi cela ne valait guère mieux), et tous deux (celui qui était mort et celui qui se demandait s’il ne valait pas mieux être mort pour de bon puisqu’au moins on ne le savait pas) pris, enserrés par cette chose à la fois immobile et mouvante qui rabotait lentement sous son poids la surface de la terre (et peut-être était-ce cela que Georges continuait toujours à percevoir, comme un glissement, un raclement imperceptible, monstrueux et continu derrière le menu et patient piétinement des sabots : cette olympienne et froide progression, ce lent glacier en marche depuis le commencement des temps, broyant, écrasant tout, et dans lequel il lui semblait les voir, lui et Blum, raides et glacés, juchés avec leurs bottes, leurs éperons, sur leurs carnes exténuées, intacts et morts parmi la foule des fantômes debout eux aussi dans leurs costumes aux couleurs suaves et fanées s’avançant tous à la même imperceptible vitesse comme un cortège figé de mannequins oscillant par saccades sur leurs socles, uniformément englobés dans cette épaisseur glauque à travers laquelle il essayait de les deviner, de les préciser, se répétant à l’infini dans les vertes profondeurs des miroirs) (RF, 278-279).
75Lorsque Georges se figure, dans cet extrait, s’entretenir avec Blum, ce dernier est déjà mort depuis longtemps ; il ne fait que prolonger, à l’occasion d’un rêve qui le ramène à l’épisode douloureux de son internement, une conversation ancienne. Sans doute est-ce facilité par la part d’irréalité attachée à ces moments où il ne se percevait plus comme véritablement vivant, tant il était privé de ce qui en assure ordinairement la conviction. Que ce soit dans le rêve ou dans la réalité du camp, le corps de Blum ainsi que le sien offrent des contours de plus en plus insaisissables auxquels la voix seule assure une dimension matérielle. Je parle, donc je suis. Ce passage, rapproché de la longue citation précédente, spécifie la différence fondamentale à établir entre humiliation et fossilisation. Au sentiment de mort individuelle et pour ainsi dire accidentelle, résultant d’un conflit ponctuel, succède la prise de conscience d’un destin répétitif, d’un éternel retour. Le temps immobile qui se substitue à la marche de l’Histoire illustre cette découverte d’un ordre immémorial, le destin des combattants de 1940 s’inscrit soudain dans une destinée humaine plus globale. Tout désir de changement, tout espoir d’un avenir meilleur est alors réduit à rien, et l’ombre portée des soldats de la débâcle ne fait que se surimprimer, comme dans un miroir, à celle de tous les guerriers antérieurs. Il importe donc peu d’ordonner les contours d’une destinée individuelle, de raconter par le menu ce qui s’est déroulé invariablement un nombre infini de fois. L’écriture se fragmente en une série d’images fortes, novatrice en sa forme et pourtant classique à sa manière, puisqu’au-delà des accidents et des variables, elle s’efforce d’atteindre à l’universel.
Fins de race
76Certains n’ont pas attendu la guerre pour se pétrifier, déjà morts qu’ils étaient, situés dans un au-delà d’eux-mêmes, survivant à la faillite du monde auquel ils appartenaient et dont ils pressentaient la fin. Il en va ainsi de Reixach, qui ne fait par son suicide que mener à son terme un processus dès longtemps engagé. Tout en lui relève de la statuaire : « sa petite moustache dure » (RF, 10), ses « geste[s] héréditaire[s] de statue équestre » (RF, 12), son « visage impénétrable dépourvu d’expression » (RF, 15), son « dos osseux, maigre, raide » (RF, 17), « la découpe sèche dure du front, du sourcil, et au-dessous l’encoche de l’orbite puis la ligne ferme sèche inaltérable, descendant tout droit de la pommette au menton », « son œil inexpressif incurieux » (RF, 18). C’est qu’il est l’incarnation désuète d’une époque révolue où l’on pratiquait la guerre comme l’un des beaux-arts, où l’affrontement à l’ennemi s’entendait comme un duel au rituel invariable, sabre au clair, où les guerriers, les officiers, avaient un nom, un rang, où la toute-puissance n’avait pas encore été déléguée à la machine. Reixach, dont le nom est comme la transposition germanique du mot régicide22, est une statue anachronique appelée à son tour à s’effondrer. Son mariage avec la très jeune Corinne a sans doute précipité le constat qu’il était désormais déchu de toute prétention virile, qu’il était trop vieux même pour tenir dignement son rôle de mari. Aussi, la seule issue pour celui qui se trouvait doublement dépossédé de son statut antérieur, comme relégué au rang des accessoires, ne pouvait être que la mort23.
77Les grands vieillards, dont le corps a comme atteint sa forme ultime, ne sont évoqués eux aussi qu’à travers les attributs qui les figent dans une posture minérale. Des vieilles femmes rassemblées autour de la grand-mère du narrateur d’Histoire, on finit par ne retenir que les « bijoux aux ténébreux éclats », les « épingles plantées dans les chapeaux », la « dent d’or », les « pendants d’oreille », les « étincelantes et minérales parures, [les] toques aux scintillantes aigrettes, [les] scintillants colliers », « [les] doigts bagués » (Hist, 11 ; 25 ; 13). Une façon détournée d’offrir d’elles l’image de momies comme uniquement animées par les objets flamboyants qui les rattachent à leur caste.
78On s’étonnera peut-être qu’il n’ait guère été fait mention, jusqu’ici, de la mère, qui occupe pourtant la place que l’on sait dans l’œuvre de l’écrivain. C’est que, paradoxalement, elle offre un visage duel, subissant les altérations qui dégradent son apparence tout en les revendiquant comme expression de son identité singulière. C’est qu’elle semble, pour le dire autrement, de ceux, rares dans les romans, qui font le choix conscient, tout comme Reixach, de mettre en scène leur propre désastre. Si ses chairs s’effondrent sous le poids du deuil, si son corps s’amenuise sous l’effet de la maladie, ses traits conservent en revanche une rigidité signifiant la part de maîtrise qu’elle entend garder. Cette force intérieure se manifestait déjà dans sa faculté à s’abstraire de son enveloppe corporelle, à se figer, dans l’attente prospective d’un fiancé lointain, puis dans le souvenir rétrospectif des moments fugitifs passés avec lui, entièrement abîmée dans la lecture de lettres et de cartes postales, échappant toujours à un présent importun. Dans les divers romans où elle apparaît, elle n’expose jamais à l’observateur qu’une surface opaque, successivement de pierre puis de métal. Jeune fille, une part d’elle demeure en retrait du monde, non qu’elle se réfugie derrière un rempart de décence et de vertu, mais parce qu’elle s’est dotée d’un corps forteresse, marmoréen, allégorie de l’indifférence à tout ce qui la détourne de l’attente paisible du retour de l’aimé, « non pas la prisonnière ou l’habitante mais, en quelque sorte, à la fois le donjon, les remparts et les fossés, c’est-à-dire non pas retenue par, enfermée dans, mais comme les pierres elles-mêmes, les murailles, défendue par rien d’autre (pas de couleuvrines aux meurtrières, pas de garnison, pas d’archers, pas de père noble, pas de frère sourcilleux) que par une formidable inamovibilité, une formidable capacité d’attente » (Hist, 20). Elle est vestale consacrée, monument dédié à ses amours lointaines. Après la mort de celui qui partagea brièvement sa vie, si son corps se transmue progressivement, c’est en statue minérale vouée à un deuil dont la maladie semble être l’apothéose :
le visage aux pommettes artificiellement rougies qui paraissait jour après jour non pas s’amaigrir mais se muer en une sorte d’objet coupant […] commençant déjà à prendre, avec ses pommettes saillantes avivées de couleur rouge par une suprême coquetterie ou plutôt un suprême et orgueilleux défi, cette consistance de matière insensible ou plutôt rendue insensible à force de souffrance : quelque chose comme du cuir ou encore ce carton bouilli des masques de carnaval, Polichinelle à l’aspect terrifiant et risible sous le coup d’un irrémédiable outrage, d’une irrémédiable blessure, et elle – ou ce qui restait d’elle – retranchée derrière (Hist, 60-61).
79Allégorie de la souffrance désormais, du martyre, elle s’offre complaisamment aux regards lors des soirées musicales, livrant en pâture sa laideur provocante, encore avivée par les couleurs qui la rehaussent, tirant profit de ce visage en lame de couteau24 dont elle se fait une arme par laquelle elle exalte la douleur de la perte. Sa visée est testimoniale, il assure la pérennité du souvenir du défunt, redonne corps au corps disparu. L’enveloppe charnelle maternelle semble donc peu à peu sculptée pour cette fonction, corps glorieux, effigie commémorative vouée à l’édification, tandis que ce qui reste de vie à cette femme se « retranche derrière » le masque mortuaire, dans ce sarcophage25 où elle se repaît des courriers qui lui furent jadis adressés. Lorsque, dans L’Acacia, elle chemine en quête de la tombe de son mari mort au combat, elle est semblablement dans l’exhibition, parée de tous les attributs du veuvage26, tout en maintenant là encore entre elle et l’extérieur une barrière symbolique, « le profil obscur de la femme en deuil se découpant sous le voile transparent » (A, 13). Ce voile ne livrant qu’un « profil obscur » opère une séparation nette entre son existence sociale d’icône douloureuse et sa vie retranchée du monde dans un ailleurs inaccessible ; ce que les considérations suivantes sur ses vêtements de deuil servent à illustrer :
comme ces tenues conçues à l’usage de ces religieuses relevant de quelque ordre mondain et laïque […] ne laissant apparaître, étroitement enchâssé de voiles, comme ces masques de gisantes sculptés dans la pierre, que l’ovale de visages à la fois affables, sévères, cireux et absents (A, 13).
80Visage absent de moniale, de gisante, belle indifférence hystérique, mais aussi protection d’une solitude jalousement gardée, d’un tête-à-tête avec l’absence. Dans l’évocation de la mère, le corps importe sans doute moins dans sa matérialité que dans son inaccessibilité, corps possession du père, définitivement aliéné à celui-ci et comme déjà disparu avec lui, dont ne reste qu’« un simple sac de peau enfermant non plus les organes habituels foie estomac poumons et cætera mais rien d’autre que de la pâte à papier sous forme de vieilles cartes postales et de vieilles lettres » (Hist, 77). Corps désinvesti depuis longtemps et abandonné sans regret au ravage. Morte amoureuse, emmurée vivante, momifiée volontaire, la mère a fait, tout comme Reixach dont elle finit par partager le profil déterminé de rapace, le choix du mode et de l’heure de sa mort.
81Maints personnages sont ainsi limités à la survie, condamnés à moisir indéfiniment au sein d’une matière inerte et hostile ou à se contenter d’une existence enténébrée, artificielle. Georges, à cet égard tristement exemplaire, apparaît souvent au lecteur comme l’ombre de lui-même, une simple voix d’outre-tombe « marron foncé » (RF, 108) s’exhalant d’une bouche déjà emplie de cette terre à laquelle son nom fait référence, de profondis clamans, n’évoquant plus qu’une vie antérieure.
La vie des morts
82Mais n’est-ce pas en définitive la pertinence d’une opposition stricte entre le statut de vivant et celui de mort qu’il convient d’interroger ? Philippe Bonnefis et Pascal Mougin accordent tous deux, et l’on verra que cela n’est pas, de ce point de vue, indifférent, une importance particulière à l’apparente digression qui, dans Histoire, analyse la composition du sol du bassin parisien. Celle-ci est suffisamment significative aux yeux de l’écrivain pour qu’il l’intercale deux fois27, en la reprenant presque mot pour mot, dans le flux narratif. Philippe Bonnefis note que, dans les deux occurrences, elle prend place au sein de passages portant sur la mort d’êtres chers dont l’identité reste floue. Une seule figure émerge, celle du père, dont le tombeau de Luzy est mentionné la seconde fois, à la suite de la reprise de l’exposé géologique. Ce qu’une lecture hâtive pouvait interpréter comme digressif s’avère tenir lieu de transition entre le motif général du deuil et celui, fondateur, du décès du père. C’est en effet pendant le jurassique que cette région a pris sa forme actuelle, ainsi que le Jura – comme son nom bien sûr l’indique – dont le père est originaire28. La parenthèse scientifique est donc initiatrice de l’interrogation sur le devenir du corps paternel. Pascal Mougin s’attache quant à lui à la spécificité de ce qu’il nomme « l’imagination du primordial29 » : l’expression « bouillie de coquilles », utilisée pour qualifier la nature particulière du sol étudié, et dont il souligne le caractère oxymorique, figure l’alliance, omniprésente chez l’écrivain, du minéral et de l’organique, dans le mélange des roches calcaires dérivées de coquilles animales et de mollusques transmués en restes limoneux. Ces considérations théoriques sur les strates sédimentaires renvoient certes au temps anciens de leur formation, mais elles portent davantage sur leur aspect actuel, autrement dit, là encore, sur l’évolution des corps soumis à la dégénérescence. Or, si chaque élément antérieur a subi, du fait des lois de la décomposition, une altération partielle, se fondant dans une matière à première vue homogène, les divers organismes conservent cependant assez de ressemblance avec ce qu’ils furent pour être identifiés. Ce qui traduit les limites de toute rêverie de fusion, d’union harmonieuse à l’élémentaire.
83Et qui amène aussi à s’interroger sur le lien de cette description à la représentation fantasmatique du corps du père, disparu pour les siens, n’ayant pu obtenir d’eux qu’un simulacre d’hommage posthume sur une tombe de hasard. Comme si l’imaginaire textuel le percevait comme restant éternellement en souffrance, en deçà de tout véritable retour à l’Un originel ; comme si la mort ne marquait pas la fin du martyre des corps.
84La représentation du cadavre pourrissant de Marianne dans Les Géorgiques, première femme tant aimée du régicide, ce dont, a contrario de ce qui advint au père, le monument funéraire porte témoignage, révèle que les morts dans leur ensemble subissent un semblable destin :
Et cette morte, Marianne, ou plutôt cette chose maintenant, cette bouillie (quoi ? : des lambeaux de carton racornis (ou gluants ?), des cavités, des béances – et peut-être brunâtre, ou jaune, s’il y avait eu de la lumière, mais tout uniformément noir dans le noir de la tombe) […] rien sans doute qu’un innommable magma flottant mollement dans un liquide noir, putride, la longue et imputrescible chevelure ondulant, se déroulant en paresseuses volutes autour de la face aux orbites vides, à la bouche sans langue, sans lèvres, aux incisives saillantes sous le nez dévoré (G, 380-381).
85L’on retrouve ici le terme « bouillie », mixte indéfinissable entre l’aqueux et le grumeleux, sans doute aussi, dans l’esprit du romancier, entre l’organique et le minéral, le vivant et le mort, mixte « innommable » dit le texte, impensable car conjuguant de prime abord l’inconciliable. On ne saurait reconnaître Marianne dans cette substance informe, aux contours incertains. Mais si ce n’est plus elle, ses chairs sont loin d’être résorbées dans un tout uniforme et apaisé, bien plutôt soumises encore et encore à des transformations qui seraient comme le prolongement d’un processus engagé longtemps avant la mort : car les divers mots employés pour définir leur aspect sont similaires à ceux qui qualifient les personnages physiquement diminués par l’âge ou la maladie, et dont la mère serait le parangon : « carton », « racornis », « cuir ridé », « effondré ». Certains n’en finissent pas de mourir, l’on n’en finit pas non plus d’être mort, au sens où le corps ne parvient jamais à un état de décomposition définitif, ne se dissout jamais entièrement, perpétuant l’état de mort-vivant, cet entre-deux qui fait se côtoyer en chacun, selon des proportions diverses, les principes de vie et de mort30. Tout comme dans le cadavre de Marianne cohabitent le « putride » et l’« imputrescible », sous les espèces d’une chevelure qui ne se fondra jamais dans le magma environnant et portera toujours témoignage de son existence passée, défi à l’oubli, preuve aussi peut-être qu’une part de chaque être reste irréductible à l’anéantissement, serait-il synonyme de paix retrouvée. Quoi qu’il en soit, c’est une loi de l’œuvre que tout ce qui a existé continue de survivre éternellement sous une forme ruinée, résistant à retourner entièrement au limon originel. La chose est aussi vraie pour les constructions humaines que pour les organismes, l’extrait suivant l’atteste : « comme le résidu, les indestructibles décombres de ces villes anéanties par quelque séisme » (Hist, 110).
Notes de bas de page
1 Dans « Le thème des trois coffrets », Freud, commentant Le Marchand de Venise, rappelle que le mutisme, dans le rêve, représente la mort, L’Inquiétante Etrangeté, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985 (1re édition, 1919).
2 « […] ils pouvaient voir la croix noire et blanche peinte sur son fuselage, peint lui-même d’un gris neutre (pas légèrement teinté, ocre ou olivâtre, comme d’autres matériels ou bâtiments militaires : rien que le mélange de noir et de blanc : gris fer, funèbre) » (A, 30). Est-il besoin de rappeler que, chez Claude Simon, le gris, non-couleur par excellence, est la couleur de la mort ?
3 « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », Entretiens, n° 31, Rodez, Subervie, 1972, p. 15-29.
4 Peut-être est-ce aussi en raison du premier des deux prénoms que le second est inconsciemment choisi dans cette œuvre pour désigner le père ; citons pour mémoire L’Évangile selon Matthieu : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée il vit deux frères, Simon appelé Pierre, et son frère André qui jetaient un filet dans la mer, car ils étaient pêcheurs » (IV, 18). Nous choisissons de souligner plutôt que de commenter ce détail…
5 Référence est faite à cette légende dans La Bataille de Pharsale, p. 194-195.
6 Par le choix des patronymes et des analogies également : les filles d’Herzog, dans Gulliver, sont mortes en camp de concentration ; Montès, héros du Vent, a une « dégaine de rescapé de Buchenwald » (V, 13) ; le meilleur ami de Georges, mort en camp de prisonniers, s’appelle Blum. Voir, au sujet de ce dernier personnage, l’article de Henri Godard, « Le cavalier Blum dans La Route des Flandres », Claude Simon, La route des Flandres, Klincksiek, coll. « Littératures contemporaines », n° 3, 1997.
7 Au-delà du Principe de plaisir, Essais de psychanalyse, Payot, 1981 (1re édition : 1920), p. 91.
8 Le Corps de l’œuvre, « L’auteur travaillé par la création », Gallimard, NRF, 1981, p. 57.
9 La « rigidité de pierre » du phallus symbolique s’est en effet vue réduite à la rigidité paralysante de Pierre, métamorphose qui s’effectue sur le ton d’un désespoir ricanant.
10 Pour une analyse plus approfondie des réseaux connotatifs dont le prénom est chargé, voir l’ouvrage de Dominique Viart, Une mémoire inquiète : La Route des Flandres de Claude Simon, PUF, coll. « écrivains », 1997, p. 101 à 110.
11 « “Mais cette maison dans laquelle… à laquelle…”
Et elle : “ Oh, oua !… ”
Et Sabine : “ Mais vous n’avez pas envie de la revoir ? De retourner là-bas au moins une fois, une dernière fois, avant que…”
Et elle : “ Pour quoi faire donc ? C’est bien comme ça allez…” » (Herbe, 50)
12 arrivant ou plutôt projetée, déposée là, comme si tout cet effarant cataclysme n’avait eu d’autre fin, d’autre raison d’être que d’arracher une minuscule vieille femme à la paisible vallée qu’elle n’avait pratiquement jamais quittée et la catapulter, la planter, au beau milieu d’une pimpante après-midi de juin, comme un avertissement » (Herbe, 33). La « planter », comme une fleur qu’on transplante d’un lieu à un autre, et qui, par définition, n’en bougera plus.
13 Elle est la garçonne « aux cheveux rouges, sauvages, drus, emmêlés, taillés à la diable » (V, 62). Le rouge est, rappelons-le, la couleur traditionnellement allouée dans les romans aux femmes désirables ou aspirant à l’être.
14 Il nous est dit de lui à propos des relations ambiguës qu’il entretient avec Rose, la servante de l’hôtel où il loge : « (comme le Don Juan, le séducteur blasé et sûr de lui pensant dans sa fatuité, son orgueil : “Encore une. Mais qu’est-ce que j’en ai à faire ?”, pensant lui peut-être à l’inverse – à moins que ce ne soit là aussi une forme de fatuité, d’orgueil – “Qu’est-ce qu’elle aurait à faire de moi ?”, ou peut-être même pas cela, peut-être seulement : “S’il y a quelque chose dont je suis bien à l’abri…”, et peut-être encore même pas cela : rien du tout) » (V, 57).
15 Voici la façon dont il commente l’attitude de Cécile : « “Mais elle voulait seulement s’amuser, m’avait dit Montès. Vous savez ce que c’est : une jeune fille de ce milieu, jolie, et très jeune, et moi… Vous comprenez. Rien que s’amuser. Ce n’était pas bien méchant.” — “Non, dis-je, pas méchant. Mais je n’ai pas parlé de méchanceté.” » (V, 221)
16 « la bouche serrée se décidant seulement à s’entr’ouvrir quand il eut répété sa question pour la troisième fois, laissant passer très vite, dans un souffle : “térésaaspinas”, tout d’un trait, et aussitôt refermée, et lui : “ comment ? ”, et de nouveau la même voix brève, rapide, un murmure, le visage toujours inanimé, impénétrable, et la bouche de nouveau aussitôt refermée, ou plutôt resserrée, ou plutôt scellée (quelque chose, me dit-il plus tard, d’à la fois méprisant, hautain, et sauvage, comme si elle faisait une concession, comme elle répondait à l’école sans doute, aux étrangers, aux adultes, liant ses deux noms en un seul, ou plutôt une série de sons aussi dépourvus de signification, aussi énigmatiques que son propre visage, le petit masque impassible, comme si elle voulait ainsi mettre hors d’atteinte, cacher, ce qu’elle était obligée de livrer d’elle) » (V, 47).
17 Voici comment se déroule leur dernière rencontre, avant sa disparition dans un orphelinat inconnu : « quand il se pencha, l’embrassa, il me dit qu’elle était comme un bout de bois, les lèvres serrées, de toutes ses forces, si bien que, quand la sœur posa sa main sur son épaule, ce fut comme si elle ne l’avait pas sentie, continuant à se tenir toute droite à l’endroit où elle était quand il l’avait embrassée, serrant contre elle, dans ses longues mains brunes, l’énorme paquet de bonbons dans son paquet brillant […] tandis que le petit visage farouche et tragique le fixait toujours, plus que jamais semblable à celui d’une momie inca […] la seule chose vivante étant les yeux, intolérables, et alors il se retourna très vite et partit dans le couloir » (V, 233).
18 Le personnage d’Iglésia pourrait faire l’objet de considérations équivalentes, être mutique, froid, refermé sur lui-même, sans élan ni illusion, au visage impassible « semblable à un de ces masques mortuaires aztèques ou incas » (RF, 126). Il est le seul à paraître n’avoir besoin d’aucun échange verbal ni d’aucune évasion dans l’imaginaire pour faire face aux rigueurs du camp, se suffisant à lui-même, replié sur ses rituels invariables, comme un « ecclésiastique » trahissant la vocation inhérente à l’étymologie de sa dénomination.
19 L’Eau et les Rêves, Corti, 1942, p. 9.
20 Le parallèle est d’ailleurs effectif dans L’Acacia : « à partir d’un moment il n’y eut plus simplement que des cavaliers manquants, simplement manquants, disparus, comme si la grasse et verte campagne en absorbait peu à peu une ration, engloutis, digérés, avec cette imperturbable et vorace bienséance qui lui permettait d’ingurgiter à la façon de ces fleurs carnivores bêtes et gens (une fois, dans un fossé – à ce moment ils ne devaient plus être que quatre : le colonel, l’un des deux chefs d’escadrons et deux cavaliers – ils virent un cheval presque entièrement recouvert d’une boue jaune, comme du café au lait, comme si elle (la nature) sécrétait une sorte de bave, de suc digestif gluant qui avait déjà commencé à le dissoudre tandis qu’elle l’avalait lentement en commençant par l’arrière-train). » (A, 42)
21 Le Corps de l’œuvre, op. cit., p. 58.
22 Eberhard Gruber analyse ainsi les consonances du patronyme : « Lisons, d’abord, dans le nom du capitaine de Reixach un hybride composé du latin rex (“roi”) et de l’allemand Schach (“ les échecs”) », « Eléments de biographie pour une écriture probable », Claude Simon, chemins de la mémoire, Griffon d’argile, Presses universitaires de Grenoble, 1993, p. 224. La présence devinée du terme allemand « reich » en fait aussi l’incarnation même du riche, du royal, peut-être même d’une forme de divinité si l’on en juge par la présence du x, sorte de croix placée au milieu de son nom, cette lettre pouvant également s’interpréter comme la négation d’un pouvoir que l’on raye d’un trait double. Cette croix peut enfin figurer un carrefour, celui où, choisissant de le suivre au lieu de bifurquer pour esquiver l’embuscade ennemie, Georges signe la prégnance de la compulsion de répétition. Ne pas manquer au père, c’est prendre le risque de réitérer sa fin.
23 L’amant supposé de Corinne, Iglésia, ne dépasse pas non plus aux yeux de l’enfant gâtée le statut de jouet, de marionnette que l’on pare pour l’exhiber non sur les champs de bataille mais sur les champs de course : « sa culotte blanche et cette casaque en soie étincelante dont elle avait elle-même choisi les couleurs et qui semblait (de cette même matière brillante et satinée dont sont faits les dessous – soutien-gorge culotte et ces porte-jarretelles noirs – féminins) comme un burlesque, agressif et voluptueux travestissement » (RF, 48). Corinne et ses trophées…
24 Les pages 16 et 17 d’Histoire évoquent respectivement son « visage comme une lame de couteau » et « le nez aussi comme une lame de couteau ».
25 Etymologiquement : mangeur de chair.
26 « dans ses vêtements dont le choix (les souliers noirs, les bas noirs, le manteau noir, la toque noire bordée d’un mince liseré d’où pendait le crêpe) avait en dépit de sa modestie – où peut-être même en raison de son austérité que démentait la qualité du tissu, de la coupe, des accessoires – quelque chose d’ostentatoire, de théâtral » (A, 13).
27 « dans le Bassin Parisien prédominent les sols calcaires sédimenteux les sédiments sont des débris arrachés par l’érosion aux parties émergées de l’écorce terrestre depuis les solidifications primitives la plupart des roches calcaires – la craie est la plus connue – beaucoup de roches siliceuses sont constituées par des organismes animaux : monocellulaires à carapaces éponges coraux échinodermes mollusques Sommes-nous par exemple en présence de calcaires ou de marnes finement stratifiées contenant de petits gastéropodes à coquille mince : c’était probablement un lac sans tempêtes Une bouillie de coquilles Saint-Jacques des moules des pastelles des petits gastéropodes » (Hist, 120 ; 383-384).
28 « Entre trias et crétacé », Les Sites de l’écriture : colloque Claude Simon, Nizet, 1995, p. 67 à 92.
29 L’Effet d’image : essai sur Claude Simon, L’Harmattan, 1997, p. 183.
30 Cette très longue évocation se conclut ainsi : « le corps tout entier (la chose) comme une de ces peaux de chèvre, mangée aux mites et crevée de trous, à l’indélébile et pestilentielle odeur de suint, abandonnée, écroulée, encore soulevée çà et là par d’informes débris, des esquilles, des piquets penchés de guingois ou brisés : une carcasse, des restes… » (G, 381).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.