L’inquiétude simonienne
p. 227-258
Texte intégral
1Que peut être une œuvre littéraire « concrète », quand c’est tout le système du langage qui porte à l’abstraction ? Qu’est-ce qu’une écriture « matérielle » qui ne s’enclôt pas dans le seul jeu des signifiants ? Que penser d’une œuvre proche de l’arte povera et de son économie du rebut, si elle se donne avec une telle profusion, décrit et imagine avec puissance et excès ? Comment concevoir le sens d’une œuvre dont le sens se dérobe, où le doute mine toute élaboration conceptuelle et perturbe jusqu’aux fondements de la mémoire et de la perception ? C’est à ces questions et à ces contradictions que ce dernier chapitre voudrait apporter sinon des réponses, du moins quelques éclaircissements.
Les procédures de production du sens
2Un premier paradoxe confronte l’importance prise par la « fonction idéologique » du langage dans la narration simonienne et la mise en crise des discours institués. L’écriture de La Route des Flandres résout cette question par le jeu d’une pensée certes omniprésente (la part de commentaire et de constructions mentales est substantielle) mais qui jamais ne se fige dans un discours. La pensée, fidèle en cela aux interventions de l’écrivain sur « l’écriture au présent », semble toujours donnée dans le mouvement de son élaboration. Ce faisant elle ne se clôt jamais, car, au lieu que cette élaboration soit progressive et instituante, comme l’est, par exemple, celle du Discours de la méthode, elle revient sur elle même, doute de ses avancées et de ses considérations. Pour Simon comme pour Valéry « Penser ?… Penser ! c’est perdre le fil ». Mais divisés et ramifiés, ces fils dont Simon figure l’entrecroisement désordonné tissent cependant un texte – et ce texte n’est pas de pure forme. Au-delà des combinatoires – « combinaisons, agencements, permutations » – il produit du sens. Un sens brut, « non raffiné » plus proche d’un embrouillamini de chrysalide que du fil de soie. Mais un sens tout de même dont on peut se demander comment il advient, n’étant pas constitué par le discours ni suscité par la logique d’un récit édifiant.
3Une stylistique de l’accumulation. – L’écriture simonienne recourt à des procédures de production du sens qui signifient sans figer la signification. Installées dans l’instable, elles esquissent le sens et esquivent l’assertion. Sans doute serait-il trop long d’en mener ici l’inventaire. Il suffit de présenter quelques pratiques parmi les plus remarquables. Simon comme Faulkner (voir l’ouverture d’Absalon absalon) accumule les adjectifs pour un seul substantif – et plus généralement multiplie les prédicats pour un seul thème. L’effet immédiat est double : la pensée apparaît bien dans son inachèvement puisqu’elle se refuse à choisir le terme propre, mène dans son mouvement continué une sorte de catalogue des mots disponibles, selon une pratique qui tient du croquis, où les lignes incertaines esquissent le modèle. Et cette approche accumulative rend le thème d’autant plus obscur qu’on semble le vouloir mieux préciser. Ce faisant cependant, du brouillage ainsi obtenu se dégage un/des sens, tout comme des dessins de Giacometti sursaturés de lignes approximatives se dégage un visage, ou comme à qui sait les regarder longtemps, un corps ou un visage s’extraient de la matière dans ces tableaux d’Eugène Leroy tout surchargés de pâte.
4Une page montrera le fonctionnement de cette procédure :
« Leurs uniformes raides, conservant encore (c’était à peine l’automne, celui qui avait suivi le dernier été de paix, l’été éblouissant et corrompu qu’il leur semblait voir maintenant, déjà lointain, comme un de ces vieux films d’actualité mal tirés et surexposés et où, dans une lumière corrodante, des fantômes sanglés et bottés gesticulaient d’une façon saccadée comme s’ils avaient été mus non par leurs cerveaux de soudards brutaux et idiots mais par quelque inexorable mécanisme qui les forçait à s’agiter, discourir, menacer et parader, frénétiquement portés par un aveuglant bouillonnement d’étendards et de visages qui semblait à la fois les engendrer et les véhiculer, comme si les foules possédaient une sorte de don, d’infaillible instinct qui leur faisait distinguer en leur sein et pousser en avant par une espèce d’autosélection – ou expulsion, ou, plutôt défécation – l’éternel imbécile qui brandira la pancarte et qu’elles suivront dans cette sorte d’extase et de fascination où les plonge, comme les enfants, la vue de leurs excréments), leurs uniformes donc, conservant encore l’apprêt du neuf et dans lesquels on les avait pour ainsi dire fourrés : non les vieilles tenues déjà portées, usées à l’exercice par des générations de recrues, passées chaque semaine au désinfectant et juste bonnes, sans doute, pour le maniement des armes, semblables à ces déguisements râpés, loués ou achetés à crédit chez un fripier et que l’on distribue pour les répétitions aux figurants en même temps que les épées de fer blanc et les pistolets à amorces, mais (les tenues, l’équipement qu’ils avaient maintenant sur le dos) absolument neufs, vierges : tout (tissu, cuir, acier) de première qualité, comme ces draps impollués que, dans les familles, on garde pieusement en réserve pour en envelopper les morts, comme si la société (ou l’état de choses, ou le sort, ou la conjoncture économique – puisqu’il paraît que ces sortes de faits sont simplement la conséquence de lois économiques) qui s’apprêtait à les tuer les avait couverts (de même que les jeunes gens que les peuplades primitives sacrifiaient à leurs dieux) de tout ce qu’elle avait de mieux en fait d’étoffes et d’armes, dépensant sans compter avec une prodigalité, un faste barbare, pour ce qui ne serait un jour plus rien que des bouts de ferraille tordus et rouillés et quelques loques trop grandes flottant sur des squelettes (morts ou vivants) […] » (RF, 69-70 ; 65-66).
5Cette longue phrase permet de définir l’uniforme non seulement tel qu’en lui-même (« raide, neuf, vierge, de première qualité, impollué, de la meilleure étoffe ») mais aussi tel qu’il n’est pas (« vieilles tenues, portées, usées, désinfectées, juste bonnes, semblables à des déguisements râpés, loués, achetés à crédit ») et même tel qu’il deviendra (« loques trop grandes… ») chargé de plus de ses connotations de mort – « linceul » – dont les digressions accroissent la puissance (il y est question de tuer, de sacrifice, de faste barbare, de squelettes…). Si bien que l’uniforme dont on serait bien empêché de dire la couleur, la forme, la matière, n’est plus seulement le signe évident d’un ordre militaire, permettant de distinguer le groupe, l’arme, le régiment mais devient un prélude au sacrifice ultime, un vêtement de mort et de parade, de mort et de dérision. La surdétermination fait perdre au signe sa signification première, descriptive, pour insister sur un autre sens, plus profond et plus grave, selon cette procédure de brouillage qui est aussi un véritable détournement de sens.
6Au fil des digressions et des parenthèses – autres procédures très simoniennes – s’est aussi glissée une réflexion politique, qui prend position dans la querelle de l’avènement des dictatures et des systèmes totalitaires : non pas la décision d’un seul, ou d’un groupe organisé, mais la « sécrétion », l’engendrement-défécation par la foule de ce qu’elle a de plus mauvais, esquisse satirique d’une thèse aujourd’hui avancée à propos de l’Allemagne et discutée par les historiens. Il manifeste aussi son scepticisme à l’égard des systèmes d’explication qui s’en remettent au fatalisme ou aux causalités économiques de l’Histoire. La position, non pas énoncée d’autorité, mais suggérée (sur le mode de l’hypothèse : « comme si ») relève d’un pessimisme plus noir envers la nature humaine, à la fois bête et sacrificielle, grandiloquente et dérisoire, incapable de libre arbitre (mue par quelque inexorable mécanisme) et de progrès (sacrifice barbare aux dieux). Nous sommes ici bien loin de la pure surface des choses, de ces descriptions « objectives », « objectales » ou « littérales » que la critique a cru lire dans les romans de Simon. Mais loin aussi du sacrifice au discours constitué et clos. L’avancée du sens est hypothétique et digressive. Elle procède par le détour, l’accumulation et la correction.
7Poétique de l’hypothèse et de l’épanorthose. – Jeanine Anseaume-Kreiter signale dans son relevé lexical l’importance des expressions qui « font ressortir les efforts du narrateur qui intervient pour nuancer, préciser, rectifier, questionner sa narration : “je suppose”, “à supposer”, “pour ainsi dire”, “si l’on peut dire”, “on aurait dit”, “je pense”, “en admettant que”, “je me rappelle”, “je veux dire”, “si l’on peut croire”… » ainsi que « les tournures marquant le travail du narrateur qui cherche à préciser sa vision de la réalité : “ou plutôt”, “ou même”, “ou encore”, “du moins”, “à moins que”1. Leur fréquence est telle et si systématique que l’on peut parler d’une véritable “poétique de l’épanorthose”. D’autant plus que ces “figures de correction” corrigent sans cesse mais ne livrent jamais le “fin mot” ni la bonne formule. Celles-ci sont non seulement les marques des perturbations de la perception mais aussi les manifestations de la difficulté narrative et réflexive. L’acception des mots est elle-même mal assurée : dès la seconde page de La Route des Flandres, le lecteur est confronté à la déroute des polysémies possibles : “il dit je crois que nous sommes plus ou moins cousins, mais dans son esprit je suppose qu’en ce qui me concerne, le mot devait plutôt signifier quelque chose comme moustique insecte moucheron” » (RF, 10, 10). Sous chaque terme un sens peut en cacher un autre : il faut suspecter le langage. Le discours de l’autre devient un discours de l’étrangeté, du double sens et de l’énigme.
8Les études de la phrase simonienne menées par Gérard Roubichou mettent bien en évidence ces difficultés et ces glissements, ces reprises et ces corrections, dont le résultat – l’extension de la phrase simonienne étant telle – confine à l’incorrection grammaticale. Mais cette incorrection grammaticale, qui fausse le discours ne l’empêche pas de se tenir et d’avoir les apparences de la correction : « Une des constantes que l’on observe dans mainte phrase simonienne est que l’incohérence grammaticale qui existe, que l’analyse révèle, mais qui n’est pas sentie comme telle, se manifeste dans les limites de la “lisibilité” : incohérente totalement, la phrase serait impossible à “lire” et vouerait Claude Simon aux gémonies des critiques puristes. La relative liberté prise avec la grammaire – le jeu possible dans/de la syntaxe – permet au roman de fonctionner comme tel […]. Et du coup, attestant la syntaxe, la phrase simonienne la conteste. »2 Cette contestation relevée ici dans le grain du texte et de la syntaxe me paraît être la cheville ouvrière de la contestation interne du discours : non plus cette fois dans le contenu des propos tenus – comme nous l’avons vu au chapitre précédent – mais dans la pratique même du langage. Si bien que la contestation des discours ne se fait pas selon une pratique qui la démentirait. On retrouve ici cet équilibre signalé plus haut à propos des structures narratives et de la composition de l’œuvre lequel vise à produire un brouillage tout en préservant la lisibilité.
9Ludovic Janvier lie les hésitations de la parole narrative à l’invention : « pour la première fois aussi, cette passion de la conscience se traduit dans un langage hésitant, dont l’hésitation même ne fera que croître pour triompher avec La Route des Flandres. Le narrateur hésite, bute parfois sur un détail ou parce qu’il ne sait plus où ce langage-histoire l’entraîne, puis il se reprend pour mieux dire, approcher davantage de cette aventure “inimaginable” comme si elle dépendait de sa propre parole, comme s’il l’avait inventée »3, Or, il s’avère que l’invention, contrairement à ce que proposerait un récit traditionnel, demeure inscrite dans le discours et les tentatives de récit : à la pratique de l’épanorthose infinie s’ajoute une poétique de l’hypothèse. La tournure d’esprit du narrateur semble de fait spontanément portée à l’interprétation du sensible. Il est peu de remarques ou de constats qui ne soient suivis d’une réflexion sur la signification qui doit leur être accordée. Ainsi, le narrateur de La Route des Flandres, dès les premières pages de son récit use à plusieurs reprises du verbe « supposer » pour introduire des interprétations diverses : « Je suppose d’ailleurs qu’en ce qui le concerne il s’en fichait pas mal et que faire semblant de ne pas me voir quand il passait l’inspection du peloton était une politesse faite à ma mère sans trop d’effort, à moins que l’astiquage ne fit aussi partie pour lui de ces choses inutiles et irremplaçables… » (RF, 11-12 ; 13) ; « Je suppose qu’il devait être persuadé qu’il faisait là quelque chose d’absolument sensationnel… » (RF, 14 ; 14) ; « Je suppose qu’il n’aurait pas pris le trot pour tout l’or du monde… » (RF, 15 ; 15), etc. La fréquence en est telle qu’elle produit l’effet d’un parleur obsédé par son discours, comme le sont parfois les gens avinés, ivre en quelque sorte de cette mémoire impérissable. Le mot « hypothèse » est lui-même significatif d’un propos qui se tient toujours en deçà de la thèse, et n’y advient jamais. Bien plus qu’elle n’élucide, la fonction idéologique telle qu’elle s’actualise dans le roman renforce les énigmes auxquelles elle se confronte.
Parcours symboliques
10Le contexte romanesque fait une place essentielle à l’énigme, ou même – et plus exactement – se constitue autour d’une énigme : il est naturel que les personnages et le narrateur soient sans cesse confrontés à cette perception énigmatique de l’univers fictif. Maarten Van Buuren constate que les descriptions de Claude Simon présentent les objets de telle façon qu’ils en sont « énigmatiques et parfois angoissants »4, En fait c’est l’ensemble des éléments diégétiques qui sont ainsi traités. Les personnages sont des figures opaques, leur visage n’est jamais qu’un masque illisible. Le capitaine de Reixach est un personnage « toujours impénétrable, dépourvu d’expression » autour duquel s’échafaude la principale construction fantasmatico-énigmatique du roman. Il en est de même d’Iglésia, de Corinne comparée aux énigmatiques reines figurées sur les cartes à jouer. Le visage lieu expressif par excellence devient, paradoxalement, le paradigme de l’inexpressivité : « La maison silencieuse, les fenêtres closes, la porte fermée, la façade semblable à un impénétrable visage » (RF, 272 ; 256). Mais le style simonien contribue bien plus à énigmatiser la narration par ces procédures de production du sens qui troublent le sens autant qu’elles l’instituent. Narration, style, diégèse : tout concourt à élaborer le roman comme une énigme. Selon Littré « énigme » vient du grec KIVOS qui signifie « discours, parole ». Si donc l’énigme est discours, il s’avère qu’ici le discours se fait énigme et comme tel échappe bien à sa fonction traditionnelle de véridiction.
11La mort en questions. – L’énigme en question est bien le mystère d’une vie et d’une mort : celle de Reixach – et plus obscurément, celle du père. Il n’est que de remarquer comment se lient dans la narration la notion d’énigme et les réflexions sur la mort. Qu’il soit question, par exemple, des « bêtes crevées, les morts, les tas énigmatiques et immobiles de loin en loin, en train de commencer à pourrir lentement sous le soleil » (RF, 111 ; 104) ou de l’« œil du portrait ensanglanté lui aussi allongé énigmatique et doux que j’interrogeais » (RF, 288, 271). Certes, c’est un topos traditionnel que de présenter la mort comme une énigme : on touche là aux questions métaphysiques et il semble à un certain point que toute énigme confine à l’Énigme par excellence de la condition humaine. Abusivement confondue avec la question du Palace (« Mais comment était-ce, comment était-ce » p. 134-135 ; 212) par Bernard Andrès5, la question de La Route des Flandres (« Comment savoir, mais comment savoir ? ») est d’une tout autre portée, et d’une toute autre complexité. D’abord parce qu’elle ne désigne pas son objet – alors que le pronom du Palace associé au verbe à l’imparfait renvoie bien évidemment à un passé que l’on voudrait restituer malgré les défaillances de la mémoire et de la perception. La question de La Route des Flandres porte sur une difficulté à connaître et non à retrouver. Et ce qui est à connaître, elle n’en connaît même pas la nature, témoin cette flexion : « Comment savoir, que savoir ? » Ce qui est engagé ici ne tient pas de la simple difficulté de restitution mais appartient à une quête cognitive plus obscure. C’est pourquoi la portée de La Route des Flandres excède celle du Palace, les interrogations n’y sont pas de même nature ni de même densité. J’ai risqué plus haut une hypothèse, que La Route des Flandres était implicitement obsédée par cette question sans formulation explicite ni réponse qu’est la mort du père, il faut ici ajouter que cette question se redouble de l’égarement plus vaste de la pensée face au scandale de la mort et à l’énigme du sens.
12Avant qu’il ne se réduise (se concentre ou, comme on le dit d’une solution liquide, se « précipite » dans les questions finales), le cheval mort ou mourant reconduit dans le texte l’insistance de ce questionnement. Il n’est pas étonnant qu’il revienne au moment de la coupure entre la première et la seconde partie, selon une « mise en présence » textuelle qui relève du « connu-inconnu », familier et suspect, de l’inquiétante étrangeté : « Mais j’ai déjà vu ça quelque part. Je connais ça. Mais quand ? Et où donc ? » [fin de la première partie] « Et au bout d’un moment il le reconnut : ce qui était non un anguleux amas de boue séchée mais […] un cheval, ou plutôt ce qui avait été un cheval […]. “Mais pensa-t-il, peut-être est-ce déjà demain, peut-être même y a-t-il eu des jours et des jours que nous sommes passés là sans que je m’en aperçoive. Et lui encore moins. Parce que comment peut-on dire depuis combien de temps un homme est mort puisque pour lui hier tout à l’heure et demain ont définitivement cessé d’exister…“ » (RF, 101-105 ; 95-99). La dernière occurrence du cheval confirme cette méditation sur la mort : « À moins qu’il ne fût maintenant aussi mort que le cheval et déjà à demi englouti, repris par la terre, sa chair se mélangeant à l’humide argile, ses os se mélangeant aux pierres, car peut-être était-ce une pure question d’immobilité et alors on redevenait simplement un peu de craie, de sable et de boue » (RF, 243 ; 229). L’exergue du roman « je croyais apprendre à vivre, j’apprenais à mourir » trouve continuellement à se motiver d’une réflexion infinie sur l’énigme de la mort.
13De l’énigme au symbole. – La fin du roman donne une figuration de l’énigme. Le narrateur évoque une dernière fois Reixach : « […] il se rapprochait l’œil immobile et attentif de son assassin patient l’index sur la détente voyant pour ainsi dire l’envers de ce que je pourrais voir ou moi l’envers et lui l’endroit c’est-à-dire qu’à nous deux moi le suivant et lui le regardant s’avancer nous possédions la totalité de l’énigme (l’assassin sachant ce qui allait lui arriver et moi sachant ce qui lui était arrivé, c’est-à dire après et avant, c’est-à-dire comme les deux moitiés d’une orange partagée et qui se raccordent parfaitement) au centre de laquelle il se tenait ignorant ou voulant ignorer ce qui s’était passé comme ce qui allait se passer dans cette espèce de néant […] de la connaissance, de point zéro » (RF, 313 ; 295-296). Au cœur de l’énigme : Reixach, mais lui-même – on l’a vu – énigmatique, et dont il importe de comprendre la valeur.
14L’énigme et son idéale solution sont ici comparées à la séparation et la reconstitution d’une orange en deux moitiés. L’image combine plusieurs origines et superpose différentes réflexions. L’une, reprise à Stendhal, souligne la limitation des capacités humaines : « Non omnia possumus omnes ; […] quelque bons yeux que nous ayons, nous ne pouvons pas voir à la fois les deux côtés d’une orange. »6 Stendhal lisait Virgile (Églogues, VIII, 63), Simon aussi qui lui emprunte un titre. Tous trois s’accordent à reconnaître l’insuffisance humaine. Et derrière cette reconnaissance des limites humaines, c’est l’aptitude même à décider du sens des choses qui est suspectée. Les « deux côtés » de cette orange « coupée » reconduisent la coupure qui vient trancher le cours de la vie (comme la césure entre la 1re et la 2e partie) et semble dire clairement que nul ne peut répondre des questions de la mort : celle-ci demeure à jamais dans l’énigme. Une position « idéale » permettrait effectivement de faire coïncider des savoirs incompossibles. Mais, idéale, elle n’existe pas. Les deux « moitiés » de l’énigme, cet « avant » et cet « après » l’instant fatal, ne sont que deux des trois fameuses questions métaphysiques : celles de l’origine et de la destinée de l’homme. La (re)-constitution de l’orange – solution à l’énigme – étant alors, finalement, la réponse à la troisième – « qui suis je ? » – celle de l’identité, miroir à plusieurs faces où « il avait pu se voir lui-même ». Si l’on transpose ce propos latent à la question enfouie qui sous-tend La Route des Flandres, on en voit bien la portée : la question de l’origine du sujet, reprise dans Histoire puis dans L’Acacia est l’autre face de celle de la mort du père. C’est la question de la séparation originaire, de la coupure fondamentale, qui fonde le sujet et l’égare tout à la fois.
15Il est très significatif que cette impossible connaissance soit évoquée sur le modèle du symbole. Sans doute n’est-il pas nécessaire de rappeler ici l’origine grecque de ce mot : le « sumbolon » dont on sait qu’il désignait les deux parties d’un objet brisé dont le rassemblement permettait d’identifier ou d’authentifier une personne particulière (un messager, un descendant envers les ancêtres de qui l’on avait contracté des obligations…). Est-ce à dire qu’un symbole sera la réponse à l’énigme ? Ou que l’énigme a une fonction symbolique ? L’œuvre de Claude Simon ne serait une « œuvre symbolique » qu’à la « condition d’admettre que les symboles ne peuvent s’y lire qu’en énigme et à travers un miroir » comme l’écrit Julien Gracq à propos de Junger7, Si le symbole « figure » ici la réponse, il est impuissant à la fournir. Le « symbole » (la notion, ou plutôt les notions comme le terme) est l’objet d’une présence étonnante dans le roman. Qui voudrait les chercher trouverait dans La Route des Flandres toutes les acceptions du terme « symbole » recensées, par exemple, dans L’Encyclopædia Universalis. Pour le narrateur tout y est passible d’une appréciation symbolique, qu’il s’agisse de vêtements (RF, 154 ; 145 : casaque rose vif : « voluptueux et lascif symbole » ; RF, 202 ; 190 : costume de Reixach : « symbole de quelque chose en quoi il avait cru et ne croyait plus ») ou d’objets (fusil, attirail de chasseur « symbole ou quoi », RF, 289 ; 273).
16Carrefours de sens. – Mais s’il mêle les diverses acceptions traditionnelles du terme « symbole », Simon les fait concourir à une même configuration. On retrouve ainsi, au cœur d’un réseau très substantiel qui conjoint le sexuel et le sacré, le « symbole » en tant que caractère, lettre, figure ou signe qui sert de moyen de notation d’éléments chimiques, mathématiques, logiques, indissolublement lié au « symbole » comme emblème. Les graffitis sexuels, symboles graphiques, sur les murs des toilettes rejoignent les dessins symboliques chrétiens des catacombes. La forme du sexe masculin ressemble à celle du poisson :
« [Corinne] frétillant comme un poisson dans l’eau comme ce qu’on voit dessiné sur les murs avait-elle dit les deux hiéroglyphes les deux principes : féminin et masculin […] quelquefois je m’écartai le retirai complètement pouvant le voir au-dessous de moi sorti d’elle luisant mince à la base puis renflé comme un fuseau un poisson (on disait qu’ils se reconnaissaient en traçant sur les murs des villes et des catacombes le signe du poisson) avec au bout cette espèce de tête […] à la fois bouche muette et œil furieux et mort aux bords rosis comme ceux de ces animaux poissons qui vivent dans les rivières souterraines les cavernes » (RF, 290 ; 273-274, je souligne).
17L’analogie développée ici reprend celle déjà soulignée de la croix de cuivre/symbole priapique démesuré surmonté d’une croix (RF, 80 ; 75) plus ou moins allégorique de la mort.
18Surtout, elle construit autour du signe cette (con) fusion de deux registres déjà magistralement composée dès la treizième page de La Route des Flandres :
« [Reixach ayant accepté en épousant Corinne] cette Passion, avec cette différence que le lieu le centre l’autel n’en était pas une colline chauve, mais ce suave et tendre et vertigineux et broussailleux et secret repli de la chair… Ouais, crucifié, agonisant sur l’autel la bouche l’antre de… Mais après tout n’y avait-il pas aussi une putain là-bas, à croire que les putains sont indispensables dans ces sortes de choses, femmes en pleurs se tordant les bras et putains repenties, à supposer qu’il lui ait jamais demandé de se repentir » (RF, 13 ; 13).
19L’ambiguïté du mot « Passion » (sexuel et religieux) motive et annonce celle du paronyme « poisson ». Jeanne Martinet rappelle que « le poisson, comme symbole du Christ, montre à la fois le caractère foncièrement conventionnel du symbole et le désir d’enfouir la convention dans le mystérieux à la faveur d’un transfert linguistique : les initiales des mots IESOU KHRISTOS THEOU UIOS SOTER “Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur” livrent un sigle IKHTHUS, homographe du mot grec pour “poisson”. C’est donc à la faveur d’un jeu de mots que le poisson sommairement tracé devint le signe de reconnaissance entre chrétiens »8. Ici au contraire, l’irrespect du mythe chrétien se marque par la résurgence du jeu de mots qui conforte la confusion sexuel/culturel. L’ensemble du passage est fondé sur des jeux de mots et des paragrammes. Les uns, internes, renversent « chauve » en « suave » : « le centre l’autel » en « l’autel […] l’antre ». Les autres, externes, appellent derrière « chauve », « cheval » et derrière « colline », « Corinne ». Dès lors les deux sont liés et ces jeux littéraux tels que « séminal » vs « séminaire », ou thématiques tels que les hallucinations divagations de la vieille femme sur le Christ et son bâton vs le cocu et son fusil ne font que continuer dans le roman une série déjà bien engagée.
20Mais la jouissance textuelle d’une telle exploitation des « carrefours de sens » se teinte d’une coloration d’angoisse sinon de morbitidé. Dans le symbole graphique, dessins de l’œil et du soleil, se repèrent surtout des images de castration :
« Quelque chose comme ce qu’on voit dessiné à la craie ou avec un clou sur les murs des casernes dans le plâtre effrité : un ovale partagé en deux et des rayons tout autour comme un soleil ou un œil vertical fermé entouré de cils et même pas de figure » (RF, 276 ; 260).
« Les deux hiéroglyphes les deux principes : féminin et masculin, quelquefois celui-ci n’est plus qu’un signe ressemblant à des ciseaux fermés avec en bas deux ronds comme les anneaux dans lesquels on passe le pouce et l’index et la pointe dressée vers le haut, les ronds symboliques en bas symboliquement entourés de traits comme des rayons et l’autre aussi ovale avec sa ligne médiane deux astres rayonnants dans le firmament des murs noirâtres dessinés avec la pointe d’un clou » (RF, 290 ; 273).
21On sait les connotations de ces deux images en littérature. Que l’on se tourne du côté d’Apollinaire (« soleil cou coupé », Alcools) ou de Bataille (Histoire de l’œil), œil et soleil évoquent la décollation et la castration, ici corroborée par l’image du ciseau. Le soleil est d’ailleurs doublement motivé ici grâce à la fortune paragrammatique du mot « astre » qui entre aussi bien dans « désastre » (cf. « deux astres ») exprimant ainsi la débâcle de La Route des Flandres que dans « castration ». Ce que confirment les autres occurrences de ces dessins dans le texte :
« À quoi peuvent penser pendant cinq ans un tas d’hommes privés de femme à peu près quelque chose dans le genre de ce qu’on voit dessiné sur les murs des cabines téléphoniques ou des toilettes des cafés je pense que c’est normal je pense que c’est la chose la plus naturelle mais dans ces sortes de dessins on ne représente jamais les figures ça s’arrête en général au cou quand ça arrive jusque-là quand celui qui s’est servi du crayon ou du clou pour gratter s’est donné la peine de dessiner autre chose d’aller plus haut » (RF, 96 ; 90).
22Autant de citations auxquelles il faudrait ajouter la formule « et même pas de figure » (RF, 276 ; 260) ainsi que « les pigeons symboliquement décapités » (RF, 194 ; 183) du blason des Reixach. Claude Simon ne se contente pas ici de jouer avec la psychanalyse et de mettre en œuvre l’ambiguïté propre au sexuel qui dit à la fois le désir et l’angoisse, de même que d’autres passages disent à la fois l’exhibition du sexe dans le coït et son inhibition dans le religieux, il confond l’obsession névrotique de la sexualité érotique avec des angoisses plus profondes, identitaires et thanatiques.
23Le casqué-castré. – « Les deux principes : féminin et masculin » le montrent : c’est dans le symbole que se concentre l’essence de la chose. Aussi le sexe de la femme peut-il être considéré comme le signe de la femme : « Non pas une femme mais l’idée même, le symbole de toute femme, c’est-à-dire […] sommairement façonnés dans la tendre argile deux cuisses un ventre deux seins la ronde colonne du cou et au creux des replis comme au centre de ces statues primitives et précises cette bouche herbue cette chose au nom de bête de terme d’histoire naturelle – moule poulpe pulpe vulve – faisant penser à ces organismes marins et carnivores aveugles mais pourvus de lèvres, de cils » (RF, 41-42, 39). On notera dans cette phrase la présence des mêmes thèmes : la religion chrétienne avec la femme pétrie d’argile, le sexe-poisson avec les organismes marins et la « moule », terme trivial pour désigner le sexe féminin, la castration avec la bouche carnivore, résurgence du « vagin denté » de la psychanalyse.
24Autant de connotations de la femme auxquelles il faut ajouter la maternité avec le jeu sur le mot « moule » qui continue la phrase : « L’orifice de cette matrice le creuset originel qu’il lui semblait voir dans les entrailles du monde, semblable à ces moules dans lesquels enfant il avait appris à estamper soldats et cavaliers, rien qu’un peu de pâte pressée du pouce, l’innombrable engeance sortie toute armée et casquée selon la légende » (RF, 42 ; 39-40). Cette ultime évocation des attributs féminins, sous les auspices cette fois de Minerve et de la génération, relance la dissémination littérale autour de la castration. Mais surtout elle en éclaire le sens. Ce ne sont plus, contrairement à la pratique psychanalytique, les champs divers du conscient qui renvoient à du sexuel refoulé mais c’est le sexuel qui permet de faire surgir des champs de conscience oubliés ou occultés.
25Avec ces évocations symboliques s’élabore en effet un jeu paragrammatique du « casqué/castré » propre à livrer, par le détour du jeu enfantin, le nom de qui se figure ici en soldat. Dans les concaténations textuelles qui jalonnent le roman, le casque ôté induit des allusions à la décollation : « Il tenait son casque à la main sa tête son cou maigres sortaient bizarrement nus du col de son manteau » (RF, 271 ; 256) ; « Il avait enlevé son casque et maintenant son étroite figure de fille semblait plus étroite encore entre les oreilles décollées » (RF, 40 ; 38). Dans cette série qui illustre la fortune de la castration grâce à une vaste dissémination littérale et phonique, entrent également en composition des mots tels que « casque » et « casaque » (ou encore « carapace » cf. RF, 271 ; 256 ; 40, 38). De même le masque qui, à sa façon occulte, annule le visage, participe aussi de l’éMASCulation. Or tous ces termes sont littéralement et phoniquement proches des lettres et des sons de « la race, la caste, la dynastie des de Reixach », Le symbolique confine ici à la signifiance : au premier degré, de Reixach porte en lui, dans son nom même, qui est aussi celui de sa caste (RF, 52 ; 49 et 311 ; 294) les marques de cette castration virtuelle qu’est la tromperie, l’imposition de vêtements féminins ou militaires, l’exhibition contre sa propre virilité d’un masque phallique, d’un Iglésia au nez carnavalesque ; au second degré, inversant les termes, il est le symbole de cette angoisse de castration, et figure la mort du père qui égare l’identité.
26L’engeance sortie toute armée du sexe féminin par le miracle du jeu enfantin (où l’enfant, notons le, produit un simulacre de (sa) naissance qui donne naissance à des soldats) réapparaît dans les mêmes termes au début de la troisième partie du roman : « moule humide d’où sortaient où j’avais appris à estamper en pressant l’argile du pouce les soldats fantassins cavaliers et cuirassiers se répandant de la boîte de Pandore (engeance toute armée bottée et casquée) à travers le monde » (RF, 258 ; 244, je souligne). Surtout cette engeance donne lieu au spectre « apocalyptique », autre allégorie de la mort, véritable figure de « commandeur » qui cristallise les angoisses identitaires : « Une forme surgit du néant, passa dans un froissement musculeux de bête en course, de buffletteries, de harnachement et de ferraille entrechoquée, le buste obscur incliné en avant sur l’encolure, sans visage, casqué, apocalyptique, comme le spectre même de la guerre surgi tout armé des ténèbres et y retournant » (RF, 38 ; 36).
27Du reste le roman favorise – tout en la caricaturant quelque peu – cette identification de Reixach à une telle figure. La référence qui est dans la pièce de Molière celle du châtiment allégorique, de la transcendance morale, est déformée, ridiculisée par Blum : « Il vous a payé un demi bien frais à peu près cinq minutes avant de recevoir cette giclée de mitraillette […] ce qui fait que par les trous il est peut-être sorti non du sang mais des jets de bière, c’est peut-être ce que tu aurais vu si tu avais bien regardé, la statue équestre du Commandeur pissant des jets de bière, transformée en fontaine de bière flamande sur le piédestal de son… » (RF, 283 ; 267). Mais c’est bien le rapport de Georges à (l’image) de Reixach qui est concerné, semblable, d’une certaine manière à celui de Don Juan avec le Commandeur : irrespectueux mais en fin de compte fasciné et emporté (mentalement) par lui, image du père tué dont le souvenir hante l’esprit.
28Le symbole sur le rideau. – Parallèlement, se développe dans le roman un autre espace symbolique, sorte d’« image dans le tapis », qui redouble celles présentées ci-dessus et les relie au texte lui-même : celui du « rideau de Paon ». Le Paon, symbole de l’orgueil, renvoie à Reixach : « se pavanant comme avait dit Blum, insolent imbécile orgueilleux » (RF, 296 ; 279) et reprend les images d’énigme et de décollation : « voir le paon brodé remuer palpiter respirer imaginant rêvant à ce qu’il y avait derrière n’ayant même pas vu sans doute le visage coupé en deux » (RF, 275 ; 259). La première occurrence de l’oiseau. Les autres occurrences rassemblées pour la plupart dans la troisième partie, sont du reste associées à la relation sexuelle : « Elle le mit elle-même une de ses mains glissant entre nos deux ventres écartant les lèvres du majeur et de l’annulaire en V tandis que quittant mon cou son autre bras semblait ramper le long d’elle-même comme un animal comme un col de cygne invertébré se faufilant le long de la hanche de Léda (ou quel autre oiseau symbolique de l’impudique de l’orgueilleuse oui le paon sur le rideau de filet retombé sa queue chamarrée d’yeux se balançant oscillant mystérieux » (RF, 263 ; 248). Dans ce passage où réapparaît le mot « symbolique », le paon, oiseau de Junon, ne devient tel que par analogie avec le cygne de Léda, masque de Jupiter, figure paternelle. Aussitôt le texte est travaillé par des jeux d’écho et de réminiscence : « La queue chamarrée d’yeux » renvoie au sexe masculin semblable à un poisson avec un œil au bout (RF, 290 ; 273) et au sexe féminin œil fermé avec des rayons autour (RF, 276 ; 260) et se compose autour de quelques jeux de mots : col/cou, queue/yeux, (œil)/ oiseau/(ocellé)/ oscillant, œil/yeux/orgueilleux (voir aussi RF, 270 ; 254 et 289 ; 272). Surdéterminé, ce « rideau » et son « symbolique oiseau » entretissent le complexe réseau fantasmatique du texte. Il n’est pas indifférent que Simon lui-même, dans l’introduction qu’il donne à son propos sur « la fiction mot à mot » au Colloque de Cerisy attire sur lui l’attention.
29Réfléchissant aux carrefours de sens et aux nœuds de signification, l’écrivain cite un long paragraphe de Lacan (on ne saurait indiquer plus nettement la valeur du rideau) dans lequel le psychanalyste étudie la polysémie du mot « rideau » et ses évocations littéraires ou culturelles, concluant ainsi : « C’est (le rideau) une image enfin du sens en tant que sens, qui pour se découvrir doit se dévoiler. » Or La Route des Flandres ne cesse de désigner ce rideau comme source d’une interrogation (avec le facteur de répétition dont Freud dit, dans son article sur « l’inquiétante étrangeté », qu’il « imprime le sceau de l’étrangement inquiétant à quelque chose qui serait, sans cela, anodin »)9 : « Le rideau continuant à osciller après qu’elle l’eut laissé retomber palpitant comme une chose vivante comme la vie qui se cachait derrière […]. Ce rideau de paon se tenait toujours immobile énigmatique » (RF, 270-271 ; 255-256). Nous avons bien affaire à la fois à un jeu de signifiance symbolique et en même temps, comme l’a bien vu Lucien Dâllenbach, à une allégorie du texte : « Chez Simon, nulle volonté d’en finir avec le sens mais reconnaissance implicite au contraire, qu’on n’en a jamais fini avec lui, dans la mesure où le régime sémantique simonien est, fondamentalement, celui de l’énigme. Le sens ici ne se nie pas plus qu’il ne se fixe : essentiellement allusif, il se poursuit à la trace à partir d’indices qui donnent à penser (à rêver) d’écrans qui le constituent en secret. Aussi s’explique-t-on le pouvoir de fascination que détient dans La Route des Flandres le fameux “rideau de paon” : métaphore emblématique d’un livre hanté par le dé-voilement et intéressé par tout ce qui fait signe, il invite précisément à voir derrière et à scruter, pour la mettre au jour, la part d’invisible que le visible réserve. »10
30N’est-ce pas du reste ce qu’affirme le texte lui-même, qui compare l’élaboration fantasmatique du narrateur au fameux rideau : « Qu’avais-je cherché en elle espéré poursuivi jusque sur son corps des mots des sons aussi fou que lui avec ses illusoires feuilles de papier noircies de pattes de mouches des paroles que prononçaient nos lèvres pour nous abuser nous-mêmes vivre une vie de sons sans plus de réalité sans plus de consistance que ce rideau sur lequel nous croyions voir le paon brodé remuer palpiter respirer imaginant rêvant à ce qu’il y avait derrière n’ayant même pas vu sans doute le visage coupé en deux la main qui l’avait laissé retomber épiant passionnément le faible mouvement d’un courant d’air » (RF, 274 ; 259). Restituée dans son contexte la comparaison est éclairante : Corinne fait ici figure de véritable allégorie de l’écriture, son corps est un corps de mots. Le narrateur fait l’amour avec Corinne comme Simon écrit ; son « délire emmerdant poétique et coûteux » suscité par ce « qui se cache derrière ce paon mythologique » (RF, 128 ; 121) est l’équivalent fictif de la quête du père tramée dans l’énigme de Reixach.
31Le champ du symbolique est certes pour Simon celui où se déploient les virtualités du signifiant, les jeux de dissémination phonique et littérale, mais – quelle que soit la méfiance légitime qu’un réseau aussi chargé en résonance psychalytique peut induire –, il est aussi celui où la signifiance conforte et relaie le symbolique. Cependant le roman installe difficilement un principe de signification sans être conduit à le dégrader. Il en va de même pour le symbole, renvoyé plusieurs fois, comme par dénégation, à désigner parfois que ce qui n’existe pas, si du moins on en croit les formules suivantes : « Elle dans ce symbole de robe qui la laissait aux trois quarts nue » (RF, 177 ; 166) ; « de même les champs de courses étaient le plus souvent des champs tout court avec des symboles de tribunes en bois à demi pourri, et quelquefois pas de tribunes du tout, une simple butte de terre » (RF, 134 ; 126). En fin de texte, la description d’une carte à jouer où l’on pourrait lire une mise en abyme du roman vient rassembler nombre des caractéristiques du symbole : énigme, dédoublements et reflets en miroir, femme, dessin et visage s’y retrouvent dans un passage qui conclut au « peu de réalité » : « rien qu’un simple bout de carton, donc, une de ces reines vêtues d’écarlate, énigmatiques, et symétriquement dédoublées, comme si elles se reflétaient dans un miroir, vêtues d’une de ces robes mi-partie rouge et verte aux lourds et rituels ornements, aux rituels et symboliques attributs (rose, sceptre, hermine) : quelque chose sans plus d’épaisseur, sans plus de réalité ni d’existence qu’un visage dessiné au trait sur le fond blanc du papier, impénétrable, inexpressif et fatal, comme le visage même du hasard » (RF, 235-236 ; 222).
Une écriture baroque
32Face à une telle prolifération et une telle dispersion du sens, jeux de miroir et de hasards, de symboles et de signifiance, le lecteur peut-être se perd un peu. C’est là l’effet d’une écriture qui s’est voulue une écriture du doute et du soupçon, du questionnement et de la critique. Elle parvient à offrir cette puissance non assertive qui la caractérise désormais. Cette polyphonie instable lui a souvent valu d’être jugée « baroque ». Ce n’est pas sans raisons. Présentant en 1968 son livre L’Intérieur et l’extérieur, Jean Rousset remarquait que la réflexion sur le « Baroque » avait fait sortir des eaux un monde englouti « avec qui les hommes du XXe siècle se sont senti, à tort ou à raison, toutes sortes d’affinités »11. Plusieurs commentateurs voient dans l’inflation que le terme « baroque » rencontre alors, une « projection rétrospective » des goûts esthétiques de ces années. Ainsi Pierre Carpentrat pour qui le « baroque » est un produit de l’imagination du XXe siècle12. Et c’est en effet dans les années de l’après-guerre que se développent en France, en écho à Eugenio d’Ors, à Wölfflin et à Croce, les plus grandes réflexions critiques françaises sur le baroque : Marcel Raymond (1948 ; 1955), Victor Tapié (1957), Jean Rousset (1954 ; 1968).
33Ces travaux sont contemporains des premiers romans de Claude Simon. La simultanéité n’est certes pas gage d’influence réciproque, mais signale au moins un même contexte culturel, un même « moment » de l’histoire des mentalités. Gérard Genette formule à ce propos une hypothèse intéressante : « la pensée moderne s’est peut être inventé le baroque comme son miroir ». Les affinités entre la production littéraire des années cinquante et les caractères de l’esthétique baroque seraient alors plus compréhensibles. Dans le même ordre d’idées, Claude-Gilbert Dubois considère que « l’attirance qu’exercent, dans l’investigation et la réévaluation du passé, des périodes apparemment lointaines, révèlent l’esprit du chercheur autant que la nature de l’objet recherché. Retrouver une époque perdue, c’est se retrouver dans cette époque perdue. On ne recherche que soi-même, et il est difficile de concevoir une curiosité littéraire ou artistique qui ne soit motivée consciemment ou inconsciemment par cette joie narcissique »13. Selon Pierre Francastel « le succès du Baroque est l’un des symptômes du succès actuel de la pensée anhistorique »14, ce qui n’est pas pour contrevenir aux critiques de l’Histoire telles que Simon les formule.
34Un baroque formel – Sans reconnaître dans l’œuvre de Simon comme le fit Eugenio d’Ors à propos de Proust15 la forme contemporaine du baroque, on peut s’interroger sur la pertinence de ce terme souvent utilisé par la critique simonienne16. Est-il possible de lire La Route des Flandres, à la lumière des critères formels établis par Wölfflin d’une part, des recoupements thématiques de Rousset d’autre part ? On se souvient que les cinq antithèses majeures dont le second terme définit le baroque pour l’auteur des Principes fondamentaux de l’Histoire de l’Art17 sont les suivantes :
Linéaire vs pictural ;
Plan vs profondeur ;
Forme fermée vs forme ouverte ;
Multiplicité vs unité complexe ;
Clarté vs obscurité.
35Marcel Raymond fait apparaître les difficultés que pose l’adaptation de critères plastiques au domaine littéraire18. Néanmoins, des transpositions ont été proposées, y compris par l’auteur de Baroque et renaissance poétique lui-même.
36L’esthétique de Simon se réfère elle-même souvent aux modèles picturaux. Elle rend compte de l’effort produit par le texte qui tente de rendre perceptibles à la fois plusieurs éléments, lesquels ne seront pas présentés en continuité mais en superposition. Il s’agit alors du triomphe de l’analogie sur la logique et sur la chronologie. On peut aussi considérer le détail stylistique de l’écriture qui témoigne également d’un refus de la linéarité. Pierre Alain Cahné a proposé dans un ouvrage consacré au langage de Descartes une typologie de la prose baroque qui paraît convenir à l’écriture simonienne, laquelle présente bien « sur le plan de la syntaxe, une préférence marquée pour la construction complexe, enchevêtrée, par opposition à un ordre linéaire dont la tendance profonde est la parataxe »19. Dans Le Jardin des plantes, son dernier roman, Simon adopte une disposition paginale qui favorise la simultanéité au détriment de la linéarité.
37L’opposition plan/profondeur ne paraît effectivement pas pouvoir être adaptée à la littérature. En revanche, la rubrique suivante est pertinente dans le domaine littéraire. Le roman simonien dont le questionnement demeure inachevé présente effectivement une « forme ouverte ». Son type d’unité relève plus du tissu où le souvenir se confond avec l’imagination, la mémoire du vécu avec celle des paroles entendues que de la hiérarchisation des plans. La complexité de La Route des Flandres recoupe le second critère proposé par Pierre-Alain Cahné : « L’ordre baroque dissimule son architecture le plus longtemps possible, le principe vivant qui justifie la progression n’étant à aucun moment visible dans ce qui est dit. »20 La pratique scripturale de Simon ne déroge pas non plus au troisième caractère que retient Pierre-Alain Cahné : « Au niveau des tropes, on a pu établir que l’image existait pour elle-même, que bien souvent c’était en elle que se tenait l’essentiel du message, tandis que la rhétorique classique visera à un effacement de sa présence, comme si sa fonction était d’autant mieux remplie qu’elle apparaît moins pour soutenir la vigueur de la thèse exposée. »21 La phrase simonienne, elle, est à ce point saturée de ramifications qu’il est difficile de ne pas considérer sa construction comme une sorte d’exhibition permanente. Je pense enfin avoir suffisamment insisté sur l’aspect énigmatique du texte pour affirmer que les romans de Simon préfèrent l’obscurité à la clarté. Eugenio d’Ors ajoute à ce critère un refus de la rationalité que ses œuvres manifestent assez largement. Claude-Gilbert Dubois associe aux déterminations d’Eugenio d’Ors, l’idée que le Baroque serait du côté de l’inconscient, par opposition aux structures classiques, voulues par la conscience. Tout ce que nous avons lu dans cette œuvre qui renvoie au désir, aux pulsions primitives, à l’Autre scène, semble militer en ce sens.
38Une thématique baroque. – Avec ce dernier critère, nous abandonnons le seul plan formel et touchons au domaine thématique. La clarté (ou l’obscurité) de l’expression n’est en effet pas seule en question puisque nous avons vu combien l’obscurité pouvait être « thématisée » par le texte. Or, la représentation culturelle que les années soixante donnent du Baroque est largement plus articulée sur des éléments thématiques que sur des éléments purement formels. Sans doute les travaux de Jean Rousset sont-ils pour beaucoup dans cette approche des choses. Le critique insiste sur l’instabilité, la mobilité, la métamorphose, la domination du décor22, Une sorte de « vulgate » thématique du baroque s’est ainsi constituée. Nous voudrions maintenant examiner quelle résonance et quels échos les termes de cette vulgate peuvent trouver dans La Route des Flandres.
La métamorphose
39Métamorphose et ostentation sont les thèmes incarnés par la magicienne Circé et le Paon que Rousset choisit pour figures emblématiques. De fait Claude Simon peint le passage, la transformation. Maarten Van Buuren insiste sur l’idée que tous les objets décrits par Simon sont l’objet d’une double métamorphose. La première est celle « réelle » qu’ils subissent sous l’effet du Temps. La seconde, « scripturale », est celle que leur fait subir l’écriture simonienne qui déforme peu à peu l’objet décrit en lui associant toute une série de prédicats qui le font varier. Le critique voit, dans de telles descriptions, « l’exposition d’une essence qui se dérobe »23 Il caractérise l’objet décrit comme « un objet en train de se transformer » ou, corrige-t-il, « moins un objet que la transformation subie par cet objet »24.
L’illusion
40On a vu dans le roman quelle part était prise par le sens de l’illusion. Les procédés de déréalisation renvoient volontiers au théâtre, au spectacle de marionnettes ou au cinéma. Si la description simonienne a bien quelque chose de la réduction eidétique, comme le soutient Van Buuren, c’est pour aboutir à ce paradoxe que l’essence est illusion. Le thème baroque du théâtre du monde se combine avec un sentiment de dérision du tragique chez Simon. Cette forte présence de l’illusion dans le roman s’inscrit dans la perspective de Jean Rousset : « L’homme baroque construit en soi ou autour de soi un monde imaginaire, dans lequel il s’installe comme en un monde plus réel, non sans garder par-devers soi une certaine conscience de vivre un mirage. »
La prolifération
41De longue date la prolifération dans La Route des Flandres a été comparée avec celle qui est à l’œuvre dans l’esthétique baroque : « Il faut dire que l’effet d’accumulation, d’entassement, déjà perceptible dans L’Herbe, atteint ici au Baroque : c’est un monde somptueux et grouillant qui s’écoule comme une humeur et prolifère jusque dans la mort. »25 La lutte contre l’anéantissement se manifeste chez Claude Simon par le besoin quasi viscéral d’accumuler, à la façon de ces familles de l’exode dont le chargement hétéroclite étonne le narrateur. C’est un mouvement vers le « trop-plein » pour conjurer le vide qui s’installe. L’accumulation se donne comme un remède à l’angoisse de la mort, un refus du pourrissement.
Miroirs et bulles
42Métamorphoses, masques, illusions, refus de la pérennité, brouillard, tous ces thèmes évoqués au fil des pages de notre étude semblent provenir de la table des matières de cette belle Anthologie de la poésie baroque française qu’a donnée Jean Rousset26, Il n’est pas étonnant de trouver quelques similitudes entre les jeux de miroir et de « mise en abyme » des poètes baroques et ceux pratiqués par Claude Simon comme par les « nouveaux romanciers » : Jean Ricardou en fait l’une des techniques majeures du « nouveau roman »27. Ludovic Janvier y consacre un chapitre d’Une Parole exigeante. Lucien Dâllenbach28 en a donné une présentation minutieuse. En revanche, il est plus surprenant de découvrir sous la plume de Simon, un motif bien particulier à l’imaginaire baroque. Il s’agit de celui de la « bulle » improbable ici tant elle semble « datée ». La voici dans La Route des Flandres (il s’agit encore une fois du cadavre de cheval et des mouches qui sucent sa blessure) :
« Les grosses mouches bleu-noir se pressant sur le pourtour, les lèvres de ce qui était plutôt un trou, un cratère, qu’une blessure, et où le cuir entaillé commençait à se retrousser comme du carton, faisait penser à ces jouets d’enfants amputés ou crevés laissant voir l’intérieur béant, caverneux, de ce qui n’avait été qu’une simple forme entourant du vide, comme.si les mouches et les vers ayant déjà achevé leur travail, c’est-à-dire ayant mangé tout ce qu’il y avait à manger, y compris les os et le cuir, il ne subsistait plus (comme les carapaces de ces bêtes vidées de leur chair ou ces objets rongés de l’intérieur par les termites) qu’une fragile et mince enveloppe de boue séchée, pas plus épaisse qu’une couche de peinture ni plus ni moins vide, ni plus ni moins inconsistante que ces bulles venant crever à la surface de la vase avec un bruit malpropre, laissant s’échapper, comme montée d’insondables et viscérales profondeurs, une faible exhalaison de pourriture » (RF, 107 ; 100).
43Simon associe la bulle à la pourriture, au vide, à l’éclatement, à la mort : les baroques en ont une vision plus aérienne (voir Sponde, Chassignet, Fiefmelin, Sigogne)29. Elle exprimait pour eux la fugacité et l’évanescence de la vie, son miroitement trompeur et vain ; ici elle dit la vie qui naît de la mort et de la putrescence qu’elle engendre. Menace de la mort sur une vie aussi frêle que belle du côté baroque (Sponde par exemple dans les Sonnets de la mort), promesse de renaissance jaillie du fond de la mort quotidienne du côté contemporain : la modernité est aussi plus noire, les exhalaisons du marécage et de la nature putride ne peuvent être estompées. Son évocation s’accompagne d’une décadence du même ordre que celle décrite, par Wölfflin cette fois, dans Renaissance et baroque30, C’est en effet les termes de dégénérescence et de décadence que le critique allemand utilise dans les premières pages de son ouvrage, fût-ce pour en démentir l’aspect péjoratif ensuite et pour renoncer à cette présentation des choses dans ses Principes.
44Une convergence certaine, thématique et formelle, entre Simon et le baroque apparaît bien31, Simon lui même accrédite de tels rapprochements en faisant explicitement place dans ses textes aux références baroques. Le jeu des titres et des sous-titres en témoigne : Triptyque, et Tentative de restitution d’un retable baroque pour Le Vent. Dans La Bataille de Pharsale Claude Simon oppose la conception baroque de l’espace à celle de la Renaissance (BP, 160)32. C’est à une figure emblématique du baroque selon Jean Rousset que recourt La Route des Flandres pour orner le fameux « rideau de paon » qui voile et laisse entrevoir. Les multiples passages de La Route des Flandres où se fige un mouvement, les diverses allusions à l’immobilité d’Achille à grand pas et à la flèche ailée de Valéry, qui vibre vole et ne vole pas, relèvent encore de cette esthétique comme l’indique Jean Pellegrin en étudiant justement « le mouvement et l’immobilité de Reixach »33, Et c’est un véritable gisant baroque que Les Géorgiques donnent à voir lors de la description du cadavre de la femme du conventionnel (G. 381)34. Ce gisant le dit, Claude Simon ne souscrit pas au baroque comme simple esthétique. Les aspects baroques du roman lui sont imposés par une nécessité d’un autre ordre, qui regarde du côté de l’inquiétude dont le baroque est aussi la manifestation : un vertige devant la vanité des choses, un désinvestissement des élans historiques.
Absurde et non-sens
45La quête du sens fait l’objet de nombreux développements dans le roman, mais c’est pour n’aboutir qu’au « décevant secret qu’est la certitude de l’absence de tout secret et de tout mystère » (RF, 270-271 ; 255). Seules demeurent la certitude d’une absence de sens, l’affirmation du Néant et de l’inanité de toute métaphysique transcendante. De telles considérations ont favorisé le rapprochement du roman avec une autre « esthétique » – ou plutôt une « pensée » – dont notre siècle a vu l’épanouissement : l’absurde, comme semble d’ailleurs y inviter le premier roman de Claude Simon qui présente la vie comme « une chose absurde terminée par une autre absurdité qui est la mort » (Tr, 243). Claude Simon serait-il un « enfant de l’absurde »35 ?
46Il n’est pas scandaleux en soi d’associer « absurde » et « baroque », Eugenio d’Ors emploie lui-même le terme d’« absurde », lorsqu’il décrit l’ange qui figure sur une grille en fer forgé de Salamanque. L’esprit qui gouverne la forme de cette œuvre lui paraît « un esprit brisé qui renferme en soi une opposition. Brisé, absurde, comme la Nature, et non pas unifié et logique comme la Raison »36.
47Sans avoir l’acception que lui donneront les œuvres de Kafka, de Camus ou de Beckett37, cette figure qui s’oppose à la raison par le caractère brisé de son esprit n’est pas sans rapport avec elles. Camus emploie également de telles images pour désigner les confins du raisonnement et de l’absurde, lorsqu’il parle, dans Le Mythe de Sisyphe, de « la végétation baroque de ces contrées éloignées » dans lesquelles « la ténacité et la clairvoyance sont des spectateurs privilégiés pour ce jeu inhumain où l’absurde, l’espoir et la mort échangent leurs répliques »38. Une étude d’André Karàtson, justement intitulée « Le Verdict de Kafka et L’Étranger de Camus : une lecture comparée de l’écriture baroque » a montré comment l’expression de l’absurde recourait aux procédés baroques sans pour autant souscrire en quoi que ce soit à l’esthétique qui gouverne, ailleurs et dans un autre temps, ces mêmes procédés. « Tandis que la représentation de l’absurde puise dans les figures dramatiques de l’inconscient, la création absurde emprunte ses procédés à l’écriture baroque. Entre l’une et l’autre, il y a un rapport de nécessité, il convient d’insister là-dessus, car c’est de ce rapport que l’œuvre tient sa cohérence. »39
48L’être-là du monde. – Ce qui lie les deux notions concerne surtout la forme ouverte et l’inachèvement du sens. André Karàtson souligne que dans l’expression de l’absurde « le sens est moins formulé qu’incarné et, cela, dans une écriture qui pratique systématiquement la rupture sans renoncer pour autant à postuler l’unité »40. Sans doute cette démarche, que Maurice Blanchot relève également à propos de Kafka n’est-elle pas « sans affinités avec l’esprit baroque »41. La Route des Flandre semble certes instaurer un rapport au monde apparemment assez proche de celui qui prévaut dans le romanesque de l’absurde. Lorsque Camus décrit le sentiment « d’étrangeté » qui est à la base du sentiment absurde, il le fait en termes d’épaisseur du monde : « Voici l’étrangeté : s’apercevoir que le monde est “épais“, entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d’inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d’arbres, voici qu’à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu’un paradis perdu. L’hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. […] Le monde nous échappe puisqu’il redevient lui-même. Ces décors masqués par l’habitude redeviennent ce qu’ils sont. Ils s’éloignent de nous. […] Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde. »42
49L’étrangeté ici exhibée, celle de la matérialité primitive du monde, n’est pas sans échos avec ce que le roman de Claude Simon donne à lire. Cette matière n’a pas de sens, elle est, simplement et irréductiblement. Mais cet irréductibilité de la matière et du monde n’est pas évaluée de la même façon par Claude Simon. Le sujet simonien ne peut se satisfaire de l’épaisseur des choses. Il ne cesse de la commenter et découvre en elles quantité de signes qu’il voudrait comprendre. À partir de chaque chose rencontrée s’élabore un récit, un fantasme ou une dérive imaginaire. S’il souscrit à la formule de Robbe-Grillet, « le monde n’est ni signifiant, ni absurde. Il est tout simplement » dont il reprend partiellement les termes à Stockholm : « Je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que “si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien” – sauf qu’il est » (DS, 24), Simon ne s’en tient cependant pas tout à fait à « l’être-là » des choses.
50Il reconnaît au contraire que l’homme ne saurait être absent du livre : « Vous savez que l’un des reproches faits au Nouveau Roman, c’est “une absence de l’homme au profit des objets”. Pourtant, pour qu’il y ait objet, il faut bien qu’il y ait sujet, et on ne voit pas comment l’homme pourrait être absent d’un livre écrit par un homme… »43 Formule d’une évidence doublement implacable, car il y va toujours dans l’objet décrit, dans l’objet dit ou écrit, d’une double présence de l’homme. En tant que manufacturier, artisan ou concepteur, il est présent dans l’objet qui matérialise une idée, un besoin, un désir, un travail : en est la trace, le produit ou la réponse. En tant que narrateur ou écrivain, il est présent dans la perception de l’objet qu’il retranscrit, laquelle, par les choix qu’elle opère, les privilèges qu’elle accorde à tel ou tel aspect de l’objet est révélatrice d’un regard, il est présent par son écriture, les mots qu’il choisit, ou qui lui viennent, leur agencement, les échos, les métaphores, les références, le style… etc., tout ce qui dit, trahit (?), un homme. Il est remarquable que Simon à Stockholm se réfère à Baudelaire et non à Robbe-Grillet pour prendre ses distances avec Sartre et avec le réalisme : « Si la personne de l’écrivain est abolie (il doit "s’effacer" derrière ses personnages), son travail l’est aussi, ainsi que le produit de celui-ci, l’écriture ellemême […] en d’autres termes : "Le monde comme si je n’étais pas là pour le dire" selon la formule de Baudelaire définissant ainsi ironiquement le "réalisme" » (DS, 14-15)44.
51Rationalité de l’absurde. – En fait c’est plus à propos de la « logique rationnelle » que de l’« être au monde » que Simon se sépare des romanciers de l’absurde. Loin de s’égarer dans les méandres de l’imaginaire et de l’illusion comme ceux de Simon, les romans de Camus sont aussi en fait assez démonstratifs. Dans la réflexion qu’il propose « pour un nouveau procès de l’Étranger », René Girard fait nettement apparaître cette « habileté de la technique narrative »45, Une « stratégie de l’absurde », dit-il, est mise en œuvre par Camus, afin que Meursault paraisse au lecteur pris dans un piège qui le dépasse. Une certaine logique se déploie dans L’Étranger qui ne laisse aucun « jeu » possible : « Dans un roman policier, les indices conduisent finalement à l’assassin. Dans L’Étranger, ils conduisent tous aux juges », écrit justement René Girard, qui prouve magistralement que le roman est conçu délibérément pour défendre une thèse. L’expression de l’absurde passe, pour Camus au moins, par la logique rationnelle. Certains commentateurs, comme Michel Carrouges, ont de même soutenu que dans l’œuvre de Kafka se lisait une « rationalité de l’absurde comme expression de l’aliénation sociale »46. Ce n’est pas le moindre paradoxe, confirme Jacqueline Lévi-Valensi dans l’article qu’elle consacre à cette notion dans l’Encyclopædia Universalis, que ce qui semble mettre en péril la logique ait besoin d’elle pour s’exprimer : l’absurde est au bout d’une démarche logique, mais il est aussi le terme de la logique, le point au-delà duquel la logique ne peut aller. La remarque de Camus à propos de Kafka vaut aussi (et peut-être surtout ?) pour lui-même : « Kafka exprime la tragédie par le quotidien et l’absurde par la logique.47
52La logique en revanche est barrée dans le roman simonien, jamais véritablement capable de dépasser le stade de l’hypothèse, toujours mêlée de dérives imaginaires et finalement plus soumise à l’ordre de l’analogie. La différence majeure entre les œuvres simoniennes et l’Absurde réside donc dans cette rationalité qui sous-tend toujours le sentiment absurde. Elle est aussi dans l’impression de « voir clair » que cette lucidité rationnelle permet d’atteindre. Camus écrit « le climat de l’absurdité est au commencement. La fin, c’est l’univers absurde et cette attitude d’esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu’elle sait lui reconnaître »48. Le narrateur de La Route des Flandres n’éclaire pas le monde, il ne parvient pas à en rendre compte par le jeu des mots. Toutes ses tentatives de compréhension se heurtent à l’inaccessibilité du sens, à la multiplicité des sens qui recouvrent le réel et empêchent de l’atteindre vraiment, et finalement au renoncement. De plus, si le sujet qualifie son rapport au monde d’« absurde », c’est qu’il admet au principe de sa pensée l’espoir déçu d’une relation de nécessité : on connaît l’expression qu’en donne Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. Sur le plan de l’intelligence, je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme (si une pareille métaphore pouvait avoir un sens) ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il est, pour le moment, le seul lien qui les unisse. »
53Dernier avatar de l’Humanisme, mais d’un humanisme par défaut, l’absurde est donc une pensée qui rend compte du monde, fût-ce de son absence de sens. Une pensée qu’il est possible d’admettre, et sur laquelle peut être fondée une sorte de mieux être, comme celui de Meursault à la dernière page de L’Étranger : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. » La Corde raide fait justice de cette tentation : « Je pense que le non-sens est encore une invention des poètes et des philosophes. Une valeur de remplacement en quelque sorte. L’absurde se détruit de lui-même. Dire que le monde est absurde équivaut à avouer que l’on persiste encore à croire en une raison » (CR, 64)49. Incapable de rendre compte du monde, parce que sa relance est infinie et parce que son doute majuscule contrevient à tout « sens unique », fût-il « absurde », l’inquiétude simonienne renvoie le sujet à l’inconnu qui est en lui, inconnu qu’il mesure à l’infinie prolifération des signes qu’il suspecte dans les choses, des signes qu’il ne cesse d’interroger même quand il se persuade qu’ils proviennent de lui, contrairement au sujet de l’absurde qui, devant une telle prise de conscience, se heurte au silence du monde au point d’oublier sa propre rumeur intérieure.
54L’inquiétude simonienne ne peut donc en aucun cas être identifiée à l’absurde, même si elle partage avec les écrivains que l’on a parfois regroupés – difficilement sous cette désignation, des aspects non négligeables. Sans doute est-ce que les deux formes sont contemporaines et tributaires des mêmes doutes et des mêmes errances. Elles les traduisent toutefois assez différemment et ne mettent pas en scène le même type de rapport au monde. Plus importante paraît la mesure de l’angoisse qui sous-tend sa pratique. Mais que l’on ne s’y trompe pas : les affinités constatées ici et là avec le baroque et avec l’absurde ne sont pas neutres. C’est que l’angoisse recourt pour se dire aux formes littéraires dans lesquelles elle s’est le mieux exprimée : le baroque tragique et l’absurde, qui sont aussi les deux moments de notre histoire littéraire et artistique où se manifestent le plus vivement l’inquiétude et la déperdition du sens50.
Notes de bas de page
1 Jeanine Anseaume-Kreiter, art. cit.
2 Gérard Roubichou, Aspects de la phrase simonienne, in Jean Ricardou (éd.), Colloque « Claude Simon », op. cit., p. 197. Voir aussi, du même auteur : Lecture de l’Herbe, L’Age d’Homme, Lausanne (cette étude consacrée comme l’indique son titre, au seul roman L’Herbe vaut, y compris pour son étude de la phrase, pour l’œuvre simonienne au moins jusqu’à Histoire inclus).
3 Ludovic Janvier, Une Parole exigeante, op. cit.
4 Maarten Van Buuren, L’Essence des choses, in Poétique, n° 43, 1980, p. 327.
5 Bernard Andrès, Profils du personnage, op. cit., p. 83.
6 Stendhal, Racine et Shakespeare, Champion, vol. II, p. 236.
7 Julien Gracq, Symbolique d’Ernst Junger, Préférences, Corti, 1961, repris dans Œuvres complètes, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989.
8 Jeanne Martinet, Clefs pour la sémiologie, Seghers, 1973.
9 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, traduction par Bertrand Féron, Gallimard, 1985, p. 240.
10 Lucien Dâllenbach, Le tissu de mémoire, in La Route des Flandres, op. cit., p. 306.
11 Jean Rousset, L’Intérieur et l’extérieur, Corti, 1968, p. 248.
12 Pierre Carpentrat, Le Mirage baroque, Minuit, 1967.
13 Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque, profondeur de l’apparence, Larousse, 1973.
14 P. Francastel, Le Baroque et nous, in L’Arc, « Le Baroque », n° 6, avril 1959, je souligne.
15 Mais aussi, toujours selon d’Ors, à propos de Chateaubriand, Delacroix, du roman russe, de Lautréamont, sans parler des fameuses « espèces baroques » que décline le théoricien espagnol, où, à côté du « barocchus romanticus », prennent place le « barrochus finisecularis », le « barocchus posteabellicus », etc. Eugenio d’Ors, Du Baroque, traduction Agathe Rouart-Valéry, Gallimard, 1935.
16 Josette Hollenbeck, Eléments baroques dans les romans de Claude Simon, La Pensée universelle, 1982. R.-M. Albérès, Sismologie littéraire du XXe siècle, Littérature, horizon 2000, Albin Michel, 1974.
17 Wôlfflin, Principes fondamentaux de l’Histoire de l’Art, Gallimard, 1952.
18 Marcel Raymond, Préalable à l’examen du baroque littéraire français, Baroque et renaissance poétique, Corti, 1955.
19 Pierre-Alain Cahné, Un autre Descartes, le philosophe et son langage, Vrin, 1980, p. 312.
20 Ibid., p. 312.
21 Ibid
22 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Ibid., p. 181-182.
23 Maarten Van Buuren, art. cit., p. 327.
24 Ibid., p. 332.
25 Ludovic Janvier, Une Parole exigeante, Minuit, 1964, p. 99.
26 Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, 2 t., Colin, 1961, rééd. 1968.
27 Jean Ricardou, Le récit abymé, in Le Nouveau Roman, Seuil, 1973.
28 Lucien Dâllenbach, Le Récit spéculaire, Seuil, 1977.
29 Poètes cités par Jean Rousset dans le tome premier de son Anthologie pour illustrer ce motif de la bulle. Il s’agit du Second sonnet de la mort de Sponde ; du sonnet XCVIII du Mespris de la vie de Chassignet ; du sonnet « Cosmologie » d’Image d’un Mage de Fiefmelin ; d’un sonnet des Délices saryriques de Sigogne.
30 Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque, trad. Guy Ballangé, Bâle, Benno Schwabe & Co, 1961.
31 Voir aussi Patrick Longuet, op. cit. passim.
32 Jean Rousset commente ce passage dans La guerre en peinture, Critique, n° 414, op. cit., p. 1206.
33 Jean Pellegrin, Du mouvement et de l’immobilité de Reixach, in Revue d’Esthétique, t. 25, n° 3, 1972.
34 Sur cette page voir Patrick Longuet, op. cit., p. 64.
35 C’est ainsi que Paul Van Den Bosch désigne les hommes dont l’héritage fut celui d’Hiroshima et d’Auschwitz. Voir Les Enfants de l’absurde, Paris, 1955.
36 Eugenio d’Ors, op. cit. (cité dans la rééd. Gallimard, coll. « Idées », p. 111).
37 Sans doute vaudrait-il mieux dire « que lui donneront les commentateurs des Œuvres de Kafka et de Beckett », dans la mesure où, contrairement à Camus, ces auteurs ne revendiquent pas la notion d’absurde. Elle leur est attribuée par la critique. C’est ainsi qu’on lit souvent Kafka à travers l’article de Camus sur L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka (in Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942), celui de Claude-Edmonde Magny sur Kafka ou l’écriture de l’absurde (in Les Sandales d’Empédocle, essai sur les limites de la littérature, Paris, Denoël, 1945) ou encore à travers les pages de Situations II et de L’Être et le Néant où Sartre prend l’exemple de Kafka pour illustrer ses thèses.
38 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942 (cité dans l’édition « Folio-Essais », p. 25). En revanche, on se méfiera de l’expression « histoire baroque » par laquelle Camus désigne celle d’un fou qui pêche dans une baignoire et déclare au psychiatre venu obligeamment – et professionnellement – lui demander si ça mordait, « mais non, imbécile, puisque c’est une baignoire » L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka, in Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 177. Cet emploi nous paraît en effet un pur abus de langage.
39 André Karàtson, Le Verdict de Kafka et L’Étranger de Camus : une lecture comparée de l’écriture baroque, in Roman 20-50, n° 2, décembre 1986, p. 111. Il s’agit bien ici des œuvres romanesques : le « théâtre de l’absurde » semble au contraire rechercher plutôt une expression « minimale » et dépouillée que « baroque ». En ce qui concerne les aspects baroques de L’Etranger, notion qui peut à juste titre étonner tant l’écriture camusienne est également « blanche », selon l’expression de Roland Barthes, je renvoie à l’article cité d’André Karàtson. L’auteur met en évidence les aspects baroques du roman sur les plans conceptuel et structurel et non pas dans une perspective stylistique.
40 André Karàtson, Le Verdict de Kafka et L’Étranger de Camus : une lecture comparée de l’écriture baroque, art. cit., p. 93.
41 Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 14.
42 Camus, Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 30-31.
43 Claude Simon, Un homme traversé par le travail, art. cit., p. 32.
44 Commenter ce paragraghe, cité ici avec une coupure, entrainerait trop loin. Simon y accomplit un tour de force singulier qui, en référence implicite à l’article de Sartre contre Mauriac, lui permet de rabattre Sartre du côté de l’écriture transparente et objective, alors même que tout L’Etre et le Néant s’emploie à expliquer que le monde n’existe pas en dehors de la conscience qui le pense. Flagrant délit de… « mauvaise foi » simonienne ?
45 René Girard, Pour un nouveau procès de l’Étranger, in Revue des Lettres modernes, « Autour de l’Etranger », numéro dirigé par B. T. Fitch, n° 170-174, 1968, p. 26.
46 Michel Carrouges, K. l’accusateur, in Obliques, n° 3, 2e trimestre 1978.
47 Camus, L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka, art. cit., p. 175. L’auteur précise : « Ces perpétuels balancements entre le naturel et l’extraordinaire, l’individu et l’universel, le tragique et le quotidien, l’absurde et le logique se retrouvent à travers toute son œuvre et lui donnent à la fois sa résonance et sa signification. Ce sont ces paradoxes qu’il faut énumérer, ces contradictions qu’il faut renforcer, pour comprendre l’œuvre absurde » (art. cit., p. 174).
48 Camus, Le Mythe de Sisyphe, Ibid., p. 28.
49 Simon n’a guère varié de point de vue depuis 1947, voir pour s’en convaincre un extrait d’une lettre adressée à Michel Thouillot, paru dans l’article de celui-ci : Poétique, art. cit., p. 75.
50 Ce « regard en arrière » à la recherche de formes adéquates, dont on sait pourtant qu’elles n’apportent aucune réponse, n’est pas sans rappeler le mythe d’Orphée. Cette quête dans la nuit infernale, cette impossibilité d’aller de l’avant, suivie d’une certitude à laquelle on ne parvient plus à croire, ce désir irrépressible de se retourner pour constater la perte irréparable de ce qui faisait avancer, nous paraissent emblématiques de ce qui se joue dans l’œuvre simonienne. Il n’est pas indifférent que cette figure mythique traverse si fortement Les Géorgiques. Les théoriciens américains du « postmoderne » prennent également ce mythe pour emblème de l’époque : voir Ihab Hassan, The dismemberment of Orpbeus : Toward a postmodern literature, Madison, University of Wisconsin Press, 1982.
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