Plainte étouffée, plainte revendiquée. Du droit à être victime…
p. 117-174
Texte intégral
1Le monde contemporain se soutient de deux logiques rigoureusement complémentaires l’une de l’autre.
2Sur la base d’une technoscience qui s’applique toujours plus finement à fabriquer les objets liés à la réalité quotidienne, une logique de marché exploite la structure manquante du sujet pour entretenir l’illusion que tout manque peut être comblé. Priorité est faite au principe de la réponse qui devient indépendante de la moindre demande qui l’aurait précédée pour la justifier. Ce qui détermine les choix du sujet répond des moyens mis en œuvre pour faire valoir que tel ou tel objet est là pour répondre à un manque. Ce manque doit donc être reconnu à partir de ce qui serait censé le combler. Un tel principe n’est pas sans avoir un effet sur le lien social. Car vouloir l’objet, un téléphone mobile par exemple, ne répond pas tant au désir de posséder le moyen de téléphoner qu’à la nécessité d’avoir ce que l’autre a déjà ou risque d’avoir. C’est l’une des caractéristiques du lien social aujourd’hui, en effet, de privilégier le « même » sur cette échelle de l’objet qui, consommable, fait un sort à la question de la différence par rapport à l’autre. Ainsi, par exemple, ce père qui affirmait un jour en consultation sa détresse de ne pas avoir les moyens d’offrir à son fils adolescent les chaussures de marque qu’il réclamait « pour être comme les autres ».
3Première caractéristique du monde contemporain donc : une logique de réponse qui détermine une demande dès lors confondue avec le besoin, c’est-à-dire avec ce qui se pose comme une exigence d’avoir ce qui permet de trouver place dans le rapport normalisé à l’autre.
4À cela s’ajoute le principe d’une prédictivité dont les progrès techniques se font là aussi le garant. On sait, dans le champ de la psychologie clinique, les débats houleux qu’ont pu provoquer les souhaits d’un politique quant à pouvoir identifier dès la maternelle les prédispositions à la délinquance. Le temps est à la maîtrise de l’avenir qui doit désormais être sans surprise. À tel point d’ailleurs que ce qui déroge à un tel contrôle prend valeur de scandale. Une autoroute est-elle bloquée pour intempéries qu’on accusera telle ou telle autorité de ne pas avoir su prédire le mauvais temps pour agir en conséquence. Car cette prédictivité a pour corollaire une politique, sociale ou autre, essentiellement centrée sur la prévention. Le savoir des experts, quelle que soit la discipline concernée, psychologique, météorologique ou autre, doit être subordonné à un but essentiel : prédire pour prévenir. Et ce savoir, soutenu par les progrès techniques sans cesse valorisés par les medias, n’a pas droit à l’erreur. Echoue-t-il à prédire et à prévenir que la plainte est formulée contre l’instance qui n’aura pas accompli son devoir. En quoi d’ailleurs la plainte se fait alors accusation, au nom d’un droit revendiqué à voir sa vie balayée de la moindre intempérie.
5A priori, que ce soit au niveau d’une réponse qui antécède la demande ou à celui d’un prédictif posé en exigible, tout semble établi pour le « bien » social, pour faire de l’ensemble humain qui constitue une société, une uniformisation quant au droit à jouir. Sur le plan médical par exemple, il ne s’agit plus tant de soigner que d’assurer à tous (plus qu’à chacun) le bien-être physique. C’est pour cela d’ailleurs qu’à ce titre, le concept récent et très particulier de « bientraitance » est apparu. De quoi s’agit-il si ce n’est d’une procédure de soins érigée en modèle dans les qualités qui les caractérisent et qui doivent être dispensées à l’identique pour tous les patients concernés ?
6Le monde contemporain, dans les discours qui le soutiennent, admet alors un bouleversement essentiel au niveau des configurations psychopathologiques qui peuvent y prendre place. C’est pourquoi d’ailleurs toute une frange des travaux psychanalytiques plus ou moins récents en sont venus à consacrer leur réflexion au lien social. De Lebrun (1997, 2001, 2007) à Lesourd (2006, 2007) en passant par Melman (2002), l’accent est mis sur ce qui, dans le contemporain, participe de l’apparition d’une nouvelle clinique du sujet irréductible aux tableaux nosographiques classiques. Sauret a sans doute raison (Sauret 2008) lorsqu’il pointe l’éviction, aujourd’hui, du symptôme en tant qu’il porte le « radical de la singularité du sujet ». Le symptôme se réduit désormais à l’enjeu d’une plainte formulée à l’autre, sans qu’y soit interrogé ce que Lacan entendait par « sinthome » (Lacan, 1975-1976), c’est-à-dire ce qui est solution qui inclut la singularité au sein d’un nouage des dimensions dont le sujet est fabriqué (le langage, le corps et la jouissance) en les articulant au lien social.
7Bon nombre de ces symptômes, telle la toxicomanie que certains tiennent pour paradigmatique du discours du capitaliste opérant aujourd’hui (Chemama, 1994), plus largement les troubles alimentaires, présentent d’ailleurs ceci de particulier de protéger le sujet du consommatoire ambiant soutenu par le discours social, sur la voie paradoxale du consommatoire lui-même (Sauret 2008, 93). Répondre au plein par le plein, en quelque sorte…
8Nous voulons ici pointer, dans la continuité de telles réflexions, une figure qui, à défaut de répondre aussi nettement aux critères qui en feraient explicitement une pathologie sui generis, témoigne on ne peut plus clairement de la plainte telle qu’elle prend corps dans le contemporain. Nous voulons parler de la victimisation en tant qu’effet d’un discours social de victimation.
9La victimologie est d’apparition récente sur le marché des pratiques et des savoirs psychopathologiques. Elle donne un statut désormais officiel à la victime en inventant le néologisme de « victimation » qui peut être entendu comme un « processus objectif attribué dans le discours d’un tiers à un sujet, et qui correspond à l’identification d’une configuration clinique rattachée à un traumatisme vécu justifiant une prise en charge thérapeutique ». Le terme victimisation renverrait quant à lui au discours du sujet lui-même s’identifiant comme victime sur la base de son éprouvé propre vis-à-vis du traumatisme. « Victimation » déterminerait un statut conféré au sujet dans le savoir psychologique, tandis que « victimisation » concernerait davantage ce qui, dans le discours du sujet, participe d’une auto-désignation comme victime, soit d’une affirmation, voire d’une revendication identitaire sociale à partir de ce qui a été vécu. Pour le dire encore autrement, « victimation » est une désignation technique soutenue par un savoir spécialisé, prononcé à la deuxième ou à la troisième personne du singulier. « Victimisation » participe d’un mouvement proprement réflexif d’auto-désignation prononcée à la seule première personne du singulier. En tout cas, qu’on parte du savoir psychologique (« victimation ») ou du discours du sujet (« victimisation »), on aboutit à ce statut social dont nul, croyons-nous, n’ira contester l’importance qu’il en est venu à prendre aujourd’hui, à savoir le statut de victime.
10Nous posons l’hypothèse que la victimation est fondamentalement un produit de discours (on verra plus loin comment entendre précisément le terme « discours ») participant d’un enjeu qui est propre à la postmodernité, soit de la constitution d’un espace où est rappelée sans cesse une possible proximité avec la jouissance. Elle serait à entendre en cela comme l’un des symptômes d’un contemporain soutenu par la mise en avant d’un « possible de tout », donnant au vécu d’un traumatisme, quelle qu’en soit la nature, statut de préjudice en appelant à réparation auprès de qui de droit.
11L’hypothèse complémentaire est qu’une telle politique victimologique tend à s’aligner sur une logique plus large qui modifie fondamentalement l’horizon psychopathologique et clinique auquel est confronté le psychologue aujourd’hui. En deçà de quelques configurations psychopathologiques spécifiques, la plainte en est venue à occuper une place centrale et elle prend deux formes. La première, classique, convoque l’Autre dans son impuissance, conformément à ce qui de toujours a caractérisé le discours de l’hystérique. La seconde, spécifique au contemporain et à ses particularités rappelées plus haut, prend davantage la forme d’une quérulence, c’est-à-dire d’une revendication quant à obtenir en droit la jouissance promise. À côté de la plainte propre au discours de l’hystérique donc, qui convoque l’Autre dans son pouvoir de répondre, prendrait consistance aujourd’hui une plainte qui se dépose auprès de qui est en devoir de répondre.
12On débutera cependant ce travail par la clinique, en conformité avec notre objectif de pointer la place qui, à son propos, tend à être oubliée dans les pratiques victimologiques. C’est en laissant la parole au sujet qu’il sera possible d’aborder avec la pertinence qui s’impose les différents facteurs en présence dans la pratique et la théorie propres à la victimation.
13Dans un second temps pourra être envisagé le prédictif d’efficacité posé en nécessaire dans l’existence de cellules médico-psychologiques convoquées lorsqu’une situation, collective pour la plupart et de nature forcément identifiée comme traumatique, s’est présentée. On verra ce qu’un tel prédictif en vient à fonder comme nouvelle assise identificatoire pour le sujet contemporain qui trouve dans le statut de « victime » matière à reconnaissance, voire à revendication.
14De là pourra être ressaisie la question de la victimation dans la valeur symptomatique qu’on peut lui reconnaître au sein du monde postmoderne. Surtout, il y aura lieu de voir en quoi la pratique qui en répond tend à s’aligner sur ce principe de « réponse-sans-demande » qui peut orienter la plainte dans le sens de son simple dépôt, donnant consistance à une certaine clinique du contemporain où la revendication occupe, jusque dans les consultations chez le psy, le premier rang.
1- Une demande déplacée
15De la clinique nous partirons donc. Pendant une bonne dizaine d’années, nous avons eu la chance de travailler comme psychologue clinicien chargé du suivi de sujets qualifiés de « désinsérés » socialement. Derrière un tel qualificatif, il faut entendre les sortants de prison ou d’établissements de soins psychiatriques, de cure, mais aussi plus largement l’ensemble de ceux qui n’ont d’autre demeure que l’étiquette SDF avec laquelle ils déambulent de service en service, ou encore l’ensemble de ceux substantivés à partir des trois lettres officielles qui en sont venu à être tenues comme synonyme d’exclusion, à savoir les RMIstes. Nous parlons de « chance » car il ne pouvait assurément y avoir terrain plus propice pour mettre à la question ce qui fonde une authentique pratique de clinicien, à savoir le champ de la demande. En tout cas, de cette place, un contact étroit et régulier était forcément établi avec les services sociaux qui constituaient assez souvent le point de départ d’une prise en charge.
16Les deux exemples cliniques qui suivent sont tirés de cette pratique qui, régulièrement, forçait à entendre la demande là où elle ne se posait précisément pas…
Je reçois un jour Rachid, un jeune homme de 18-19 ans. Il m'est envoyé en urgence avec une pression politique énorme. Un haut personnage de la mairie d'une grande ville est en effet à l'origine, via les services sociaux, de son orientation vers moi. Je rencontre donc Rachid sur la base d'un rendez-vous imposé à la place d'un autre préalablement prévu. Découvrant quelques instants avant l'heure fixée du rendez-vous la modification qui s'est produite à mon insu et ignorant tout de la situation, je reçois donc Rachid. Très méfiant, et visiblement soumis lui-même à une pression extérieure pour venir me voir, il m'évoque d'un air presque machinal qu'il a été victime récemment d'une agression physique et sexuelle de la part d'un groupe d'hommes qui se sont introduits dans la demeure familiale tandis qu'il y demeurait seul, ses parents et sa sœur étant partis en Algérie. Ces hommes, qu'il ne connaissait pas, l'ont successivement violé. La dimension persécutive s'élargira rapidement au cours de l'entretien, Rachid évoquant explicitement la question de savoir si je ne suis pas moi-même en relation étroite avec ces hommes. L'entretien fut bref, la tension devenant de plus en plus intense, l'angoisse se le disputant avec des injonctions menaçantes du style : « Je vous reconnais... Je vais prévenir les flics... ».
En fait, j'apprendrai juste après les circonstances exactes de l'orientation de Rachid en urgence. Quelques jours auparavant, il se trouvait aux côtés de sa mère lors d'une réunion publique à la mairie. La mère se lève soudain pour déclarer effectivement, devant toute l'assemblée, que son fils a été violé par des inconnus qui se sont introduits à son domicile tandis qu'il s'y trouvait seul. La présidente de séance, personnage haut placé sur la scène politique, affirma en réponse immédiate qu'elle se chargeait personnellement de l'orientation de Rachid vers un psy, dans les plus brefs délais. Aux côtés de sa mère, celui-ci ne pouvait pas ne pas entendre cette réponse. Surtout peut-être, il ne pouvait pas ne pas sentir le décalage qui se présentait entre l'objet de la réponse (lui) et l'adresse véritable de cette décision, à savoir pas lui mais sa mère...
Je reverrai une fois seulement Rachid, sur l’insistance de sa mère, avant qu’il soit hospitalisé quelque temps plus tard après un passage à l’acte hétéro-agressif sur cette dernière.
Autre exemple clinique, celui d'Aïcha. La procédure est sensiblement la même, à la nuance que sa situation me fut exposée juste avant l'entretien qui fut fixé en urgence, au prix là aussi du déplacement imposé d'un rendez-vous déjà fixé. Partie avec son conjoint pour les vacances dans son pays d'origine, Aïcha avait confié ses deux enfants, de bas âge, à sa sœur. Au cours d'une absence de celle-ci, les enfants mirent accidentellement le feu au logement où ils se trouvaient seuls et périrent brûlés vifs. Elle fut rapatriée immédiatement, et les services sociaux (Aïcha était allocataire du RMI), demandèrent au service où je travaillais qu'elle soit reçue d'urgence par moi.
En vérité, le contraste était saisissant entre le tableau dramatique dont je venais de prendre connaissance et l’attitude d’Aïcha qui semblait très loin de la représentation que je venais de forger, en précipité, à son endroit quelques minutes avant l’entretien. En fait, il lui semblait que l’entretien lui avait été proposé par son référent RMI en relation avec les difficultés personnelles qu’elle lui avait évoquées quelques jours avant son départ, ces difficultés étant donc totalement étrangères à la disparition de ses enfants. Durant tout un temps en début d’entretien, j’en vins même à douter qu’elle ait été clairement informée des événements. Elle y fera finalement, d’elle-même, allusion en éclatant en sanglots, mais en les posant dans la continuité directe d’un éprouvé qualifié par elle de dépressif, présent depuis quelques semaines.
La dimension défensive s’avérait évidemment probante. À la question que je lui posai en fin d’entretien relativement à la possibilité qu’elle puisse me revoir régulièrement, elle répondit d’un sourire discret : « Oui, je crois que je ne vais pas très bien… Vous pourriez m’aider à comprendre pourquoi ». S’ensuivra un suivi thérapeutique de quelques mois durant lequel, en après coup, le traumatisme inhérent à la perte de ses deux enfants parvint à être élaboré.
17Délibérément, nous ciblerons la réflexion non pas sur la nature du suivi (très court dans le cas de Rachid qui sera rapidement hospitalisé, plus long et régulier dans celui d'Aïcha) mais sur la nature de l'orientation dans ces deux cas, une orientation qui, dans sa nature, conduit au cœur de la question de la victimation.
18Significatives, ces deux situations cliniques le sont à plus d’un titre. Nous en pointerons trois qui correspondent respectivement à l’événement dans ce qu’il convoque d’un effet de miroir au niveau précis d’une fracture dans le temps vécu ; au sujet ensuite institué sans appel au titre de victime au nom d’un enjeu identificatoire essentiel ; au psychologue enfin doté fantasmatiquement d’un pouvoir proprement réparateur.
1.1- L’événement redoublé
19L’événement tout d’abord, qu’on entendra ici dans son sens premier d’un « venir du dehors » (ex-venire). À le saisir terminologiquement ainsi, il apparaît clairement que tout ce qu’ont pu vivre Rachid (mais à quel niveau précis, on le verra plus loin) ou Aïcha « fait événement » en ce que la ligne continue de leur quotidienneté respective s’est supportée d’une ineffable fracture.
20Qu’est-ce qu’un événement ? Radicalement imprévisible, car d’abord fondamentalement inexplicable à partir des possibles qui lui préexistent dans le monde, l’événement ouvre dans le possible la faille de la surprise. Déchirure et hiatus, brisure irréparable, il lacère la trame de nos attentes et bouleverse le plan de nos projets. « C’est pourquoi, écrit Romano (Romano 1999, 169), son jaillissement est neuf d’une nouveauté qui n’est pas un simple corrélat de la surprise : il ne met pas tant en défaut l’attente qu’il ne l’annule par effraction ».
21L'événement est déchirure. Sur la base de la trame imaginaire qui soutient l'expérience vécue sur le mode d'une continuité sans surprise, il vient non pas inscrire l'improbable, mais bel et bien l'impossible qui est un nom que Lacan attribuait au Réel. Il lacère la trame imaginaire elle-même. Et c'est là qu'il convient d'entendre le traumatisme qui convoque un espace fondamentalement « hors » de toute possible anticipation. On peut imaginer Aïcha, dans le quotidien de ses vacances à 2000 km de son habitation, apprenant la nouvelle de la mort de ses enfants dans des conditions aussi terribles. On peut supposer le poids de culpabilité qui surgira en relais immédiat du choc de l'annonce. On peut presque l'entendre répéter : « Ce n'est pas possible !... ». Quelle qu'ait été sa réaction, on peut être assuré en tout cas que ce « pas possible », cet « impossible » donc, a surgi au-delà de toute surprise qui reste assimilable à un quotidien, pour bouleverser un présent déraciné de ce qui, dans le moment précédant l'annonce, assurait cette trame imaginaire sous forme de continuité basale. Les psychologues partisans de l'analyse existentielle n'hésiteraient pas ici à parler, pour un tel événement, de mise en faillite du lien entretenu avec le monde habité devenu soudain déserté de l'être-là. Ce monde n'est plus sien, parce qu'Aïcha, en apprenant la mort de son enfant, n'est plus, pour un temps (celui du choc au moins), à ce monde...
22Dans ce moment de l'annonce, on s'accordera à reconnaître qu'Aïcha voit sa place imaginaire vaciller de par le surgissement du Réel. Elle n'est plus, toujours dans ce registre imaginaire, maître de quoi que ce soit. Elle est démise de son rapport le plus élémentaire à elle-même. Elle est, pourrait-on dire, touchée dans son extimité première.
23Or, et c'est là ce que nous voulons pointer d'essentiel, on retrouve nettement cette dimension d'un « hors-subjectif » dans le fait que la demande quant à la consultation ne soit pas formulée par celui qui a vécu l'événement de nature traumatique. Cela est particulièrement frappant dans le cas de Rachid. Qui s'institue en origine de la demande ? Le personnage politique sur l'initiative de la mère de dire publiquement ce qu'il aurait vécu15 avec, on peut le supposer, l'assentiment silencieux de l'assemblée présente.
24Ce qui a justifié, et même déterminé, la consultation, ce n'est pas Rachid ou Aïcha, dans une demande authentique que l'un ou l'autre aurait formulée. Ce n'est rien moins que la place que l'événement a pris dans les représentations de ceux qui les entouraient, familialement ou socialement. A l'événement traumatique succède alors un second événement, une seconde effraction de ce qui constitue la trame imaginaire dont se soutient leur économie désirante. L'un et l'autre se retrouvent devant un quidam, sans doute identifié comme psychologue, à qui aucune demande n'a été formulée si ce n'est hors de leur position subjective. En cela, la demande elle-même est devenue extime...
25Il y a donc redoublement de l'événement, c'est-à-dire de ce qui s'impose d'un « hors »-subjectif. Seul l'événement a droit de cité. Encore qu'il faille sur ce point être plus précis. Car la raison d'être, le motif unique de l'orientation de Rachid ou d'Aïcha vers un psychologue ne repose pas tant sur l'événement en soi que sur la charge disons affective et fantasmatique que les faits dans leur aspect dramatique ne pouvaient pas ne pas convoquer. C'est là beaucoup plus qu'une nuance. L'événement en soi ne peut avoir d'autre consistance qu'à déchirer la toile imaginaire sur laquelle repose le rapport au monde du sujet. Il n'est rien d'autre que cela, une déchirure. Mais une déchirure ne peut être sans sa ressaisie sur un autre plan. Le sujet traumatisé, pour le dire simplement, élabore l'événement pour retisser la trame imaginaire déchirée. C'est à ce titre d'ailleurs qu'il est classique de voir les sujets traumatisés consulter un certain temps après l'événement, lorsque précisément le symptôme se présente pour rappeler ce qui s'institue de ce « radical de singularité subjective » mentionné plus haut. En soi, l'événement ne peut être dit comme événement. Il est toujours-déjà l'objet d'une construction subjective.16
26Les cas d'Aïcha et de Rachid n'échappent évidemment pas à la règle. La façon, défensive de toute évidence, dont la première s'inscrit dans l'entretien, avec une très nette mise à distance de l'événement, témoigne clairement d'une telle construction. Quant à Rachid, la question va même jusqu'à se demander si la scène du viol est autre chose qu'une construction de nature délirante. Mais on situera ici la question de la fantasmatisation telle qu'elle prend corps, à titre secondaire17, du côté de ceux qui se posent en origine de la démarche. Le référent RMI pour Aïcha, l'assemblée présente le jour de la déclaration publique de sa mère pour Rachid, trouvent évidemment matière à une telle fantasmatisation dans le contenu même de l'événement. Ce qu'ils entendent fait sans aucun doute événement également pour eux, quoique sur une scène cette fois distanciée où s'engagent en perspective et la scène elle-même et la réponse qui peut ou doit y être apportée. On notera ce fait essentiel que la réponse, qui prend paradoxalement forme de demande, repose essentiellement sur la part subjective, empreinte d'enjeux identificatoires et projectifs, de ceux qui précisément n'ont pas été partie réellement prenante de ce qui a fait événement. Celui-ci, autant que la réponse, concernent l'autre à partir de ce qui se trouve déposé fantasmatiquement dans un vécu, celui d'Aïcha ou de Rachid, qui détient alors un statut diamétralement opposé à cette effraction du Réel qui caractérisait par définition l'événement. Pour le dire autrement, la réponse s'adresse à ce que chacun y a trouvé de ce qui le regarde cette fois dans son intimité. La réponse en termes d'orientation vers un psy constitue avant tout une réponse à soi donc, et absolument pas à ce que l'autre a pu y vivre et élaborer subjectivement.
27L'événement se voit en cela doublement occulté dans sa valeur d'événement. Il l'est nécessairement, pour raison de structure, pour loger dans le seul espace d'une élaboration qui peut en rendre compte en tant qu'événement. Mais il l'est également possiblement pour l'entourage qui y trouve l'exigence d'une réponse à apporter au niveau précis de ce qui, fantasmatiquement, a pu y être déposé. La réaction de l'entourage a beau être parfaitement légitime, elle évince bel et bien ce qui, dans le rapport à l'événement, pouvait rester de proprement subjectif. Le sujet n'est plus... Il est, au sens précis qu'il convient de conférer à un tel terme, aliéné en tant que victime...
1.2- La victime, d'une spécularisation...
28Il faut insister sur cette dimension aliénante qui est au cœur du principe de victimation. Quatre moments logiques sont localisables en deux lieux bien distincts :
Du côté du sujet : événement traumatique vécu (rencontre du Réel)
Du côté des autres : charge fantasmatique associée à l'événement saisi dans un savoir (saisie imaginaire de la scène)
Du côté des autres toujours : exigence d'une réponse à apporter au sujet identifié comme victime (anticipation imaginaire de l'effet de cette réponse)
Du côté du sujet : rencontre d'un psychologue (exclusion de toute demande subjectivée)
29Les moments extrêmes sont seuls à concerner le sujet dans la convocation répétée d’un « hors-subjectif ». Dans l’événement en tant que tel, on l’a vu, le sujet rencontre le Réel, c’est-à-dire l’impossible. Il s’inscrit dans une Tukè dans sa valence proprement traumatique (Lacan 1964, 54). Dans la consultation ordonnée au final, il est situé hors du champ de la demande qui seul aurait pu respecter les coordonnées essentielles d’une position de sujet.
30Mais on s’arrêtera ici sur les moments intermédiaires du schéma, c’est-à-dire ceux qui impliquent fondamentalement les autres qui s’instituent bel et bien comme origine de l’orientation vers un psy. C’est un point essentiel à noter que le terme de victime, autant que cette orientation, relèvent du seul lieu de cet entourage social. On n’imagine pas un instant Aïcha ou Rachid s’attifer spontanément du titre de victime. Ils ne sont victimes qu’à partir d’une désignation qui sous-entend le déploiement d’un savoir qui porte sur le rapport présumé du sujet à l’événement et sur ce qui s’impose en action pour contrecarrer l’effet morbide d’un tel rapport. Ce savoir (qui n’est évidemment pas entendu ici au sens lacanien) est crucial dans le phénomène de victimation, en ce qu’il se pose en totale opposition avec ce qui, du côté du sujet et de son rapport à l’événement, marque un bouleversement radical de la trame imaginaire qui le faisait jusqu’alors tenir. D’un côté le trou, la déchirure propre à l’événement qui n’admet aucun savoir, de l’autre un savoir qui se pose dans la plénitude de saisir ce qui est et ce qui doit être pour que ce qui est ne soit plus…
31Il est important de s’arrêter un instant sur la nature et la portée de ce savoir, car c’est à son niveau précis qu’il convient de situer la dimension aliénante évoquée plus haut. On peut y repérer deux logiques essentielles.
32Il est tout d’abord de facture imaginaire18 et n’est pas sans rappeler le stade du miroir tel que Lacan en a déplié la logique. On nous pardonnera de présenter ici les choses de façon outrancièrement simplifiée en n’en retenant qu’un aspect qui est ici décisif. Son enjeu essentiel repose en effet sur une erreur d’adresse, en quoi d’ailleurs il ne saurait se limiter à quelque « stade » de développement de l’enfant, tant il instancie fondamentalement n’importe quel rapport entretenu avec autrui. Parler à autrui, c’est se cogner contre le mur du langage, disait Lacan. Cela veut dire qu’on ne peut jamais atteindre l’autre dans ce qu’il est. On ne peut l’atteindre que par le moyen d’une image construite à son endroit. « Je vise toujours les vrais sujets et il me faut me contenter des ombres » (Lacan 1954-1955, 287). La conséquence de cela, vraiment essentielle, est que l’interlocuteur va s’instituer au lieu même où on le situe quand on le pose comme adresse d’une parole. C’est là le ressort de toute relation dite « intersubjective »19, à commencer certes par celle qui caractérise le lien mère-enfant, mais aussi, de là, tout ce qui concernera le rapport à n’importe quel destinataire d’une parole.
33On devine aisément de là, ce qui pour un Rachid, une Aïcha ou n’importe quel sujet inscrit dans un rapport à l’événement traumatique, ressortira de cette aliénation imaginaire. Fondamentalement, on parle à l’autre dans ce qu’il n’est pas. Parler à Henri, ce n’est pas parler à quelque chose qui « est », mais bien à quelqu’un qui, parce qu’ainsi nommé, se trouve là en tant qu’inscrit dans la logique du langage et permet de dire à l’endroit d’un lieu précis ce qui ne serait pas dit à l’endroit d’un autre. Parler à Aïcha, ou à Rachid, dans une circonstance où l’événement prend une place énorme, ce serait les convoquer en un lieu où justement ils ne sont pas. Mais voilà… On ne leur parle pas. On les identifie à la scène qu’ils ont vécue et qui justifie que si parole il doit y avoir, elle ne peut pas provenir de celui qui les nomme « victimes » mais d’un « ex-pert ». On notera l’ambiguïté du schéma ici présent. « Je sais que tu es victime mais je sais que je ne sais pas quoi en faire, et c’est pourquoi c’est un spécialiste, qui sait ce qu’est une victime mais qui ne sait pas ce que tu as vécu, qui va te rencontrer ».
34Le contraste est énorme entre le fait de nommer l’autre de son identité imaginaire qui répond de son inscription symbolique (il s’appelle Henri et n’est pas simple corps réel, et n’est pas quelqu’un d’autre qu’Henri), et désigner l’autre de ce qui marque justement l’ineffable point de rencontre du réel à travers l’événement. Nommer l’autre, par son nom par exemple, c’est lui signifier qu’il est institué dans ce qu’il n’est pas dans le Réel, c’est-à-dire qu’il est inclus dans le Symbolique. C’est en cela que cette nomination procède d’un nouage essentiel entre Symbolique (il est dans le langage c’est-à-dire irréductible à ce qu’il est) et l’Imaginaire (il est identifié au nom d’un savoir qui le pose comme différent, de moi, des autres et même de lui-même). Il en va tout autrement lorsque je désigne l’autre du titre de victime. Il est en effet confondu avec l’événement qui justifie précisément un tel titre. En quoi il n’est pas institué dans ce qu’il n’est pas (du Réel) mais au contraire comme ce qu’il est, comme victime donc. Cette désignation, on l’a vu, repose tout entière sur la charge fantasmatique associée à l’événement. Il ne peut pas être autre chose que ce qui se trouve déposé à ce titre dans celui-ci. Et de là, il ne peut pas ne pas accorder crédit à ce qui est posé comme réponse à ses effets. C’est pourquoi au demeurant il peut paraître scandaleux parfois qu’un sujet ainsi identifié comme victime ne réponde pas aux critères compris dans cette identité imaginaire. Il est, pesons le mot, « normal » (parce que déjà là dans le savoir), qu’il y ait bouleversement avec son cortège de symptômes. Ceux-ci ne se présentent-ils pas sur le plan clinique qu’il serait, dans le même savoir, entendu qu’il s’agit vraisemblablement du déploiement d’une stratégie défensive vis-à-vis de l’événement (déni par exemple). En un mot, le sujet identifié comme victime ne peut pas ne pas être conforme à un savoir plein le concernant.
35Arrivés à ce point de la réflexion, il convient à présent d’interroger la place du psychologue précisément convoqué à ce titre d’un savoir plein qui relègue le rapport singulier à l’événement au second plan.
1.3- Le psychologue, entre savoir et pouvoir
36Le psychologue, dans le domaine de la victimologie, est convoqué à deux niveaux, celui du savoir encore une fois quoique sur un plan différent que celui dont il vient d’être question, et celui du pouvoir qui pose la question des limites d’une technique employée spécifiquement dans ce domaine.
37C’est en son principe premier qu’un savoir vise à l’universalisation de ses propositions. Il se fait alors théorie et oriente la pratique qui s’y rattache. Il y a un distinguo essentiel à reconnaître entre la théorie qui provient de l’observation de terrain, de la clinique donc, et qui repose sur une démarche inductive, et celle qui se pose en point de départ de ce qui, sur ce terrain, en confirmera ou en infirmera le bien fondé. Une recherche reste à mener quant à ce qui, dans la clinique, est passé d’une période où le « cas » singulier permettait l’établissement d’une théorie à celle, contemporaine, où le savoir théorisé est devenu référentiel absolu et obligé. Un coup d’œil général sur les classiques « cas » célèbres, ceux d’un Freud20, d’un Janet (Janet, 1926) ou d’un Binswanger (Binswanger, 1988), en les comparant aux tableaux sémiologiques d’un DSM IV, suffirait pour en prendre la mesure.
38En tout cas, le savoir aujourd'hui en est venu à prévaloir sur la clinique singulière et les questions qu'elle pose. Et ce savoir prend tout son poids dans la théorie et la pratique victimologiques, dans la mesure où s'y trouve compris en principe essentiel le prédictif. Schéma linéaire par excellence, il s'agit tout d'abord d'identifier la victime pour, de là, établir la technique ad hoc permettant de prédire ce que pourra tirer celle-ci en mieux-être dans son application. Il faut prendre la mesure de l'impact que produit un tel prédictif. Le sujet est aliéné au titre de victime. Il emprunte cette identité imaginaire à partir de ce que l'autre dépose fantasmatiquement au niveau de l'événement. C'est ce qu'on a vu plus haut. Mais encore, il se voit convoqué en tant que victime au sein d'une technique qui, à partir du même savoir théorisé, pose de façon tout aussi ferme ce qu'il peut ou doit devenir grâce à elle. Non seulement il ne peut pas ne pas être victime mais encore il ne peut pas ne pas sortir de ce statut victimaire s'il se soumet à la technique proposée par l'expert psychologue. Dans ce redoublement de soumission aliénante à l'ordonnance de l'autre, on n'est pas loin de ce que les systémiciens appellent la « double contrainte ». Car le sujet ne sortira de ce statut de victime auquel il est aliéné que s'il accepte de s'assujettir à cette aliénation tout aussi imaginaire, en devenant ce que la technique impose qu'il soit. La victimation cerne donc le sujet de toutes parts. Le fait d'être attifé du titre de victime autant que celui de ne pas présenter les signes cliniques qui en répondent conduisent au même résultat : le sujet reste propriété d'une logique imaginaire. Il ne peut en sortir parce que lui-même n'y est pas entré... Parce que le savoir de la victimation concerne avant tout, voire uniquement, l'événement et son effet, pas le sujet...
39Pourtant, la technique dont il est question pour « guérir » du statut de victime doit être interrogée. Car la pratique dans laquelle elle est incluse admet, envers et contre le plein du savoir victimologique, quelque chose qui fondamentalement y échappe. Dans l'imaginaire toujours, le psychologue est doté d'un pouvoir autant, peut-être plus, que d'un savoir...
40Ce pouvoir doit être entendu dans les deux sens du terme : pouvoir au sens d’un « pouvoir faire », d’une compétence donc, qui répond de l’aveu d’impuissance de l’autre (du patient ou/et de son entourage immédiat) ; mais aussi pouvoir au sens cette fois d’une « autorité » en la matière. Il n’est pas propre, bien sûr, à la pratique victimologique, mais il est repérable toutes les fois où un psychologue reçoit un patient.21 Il prend cependant un poids tout particulier ici dans la mesure où il prend place dans une théorie à visée universalisante qui aliène le sujet au moment précis où l’action du psy est censée détenir son efficace. Il devient d’autant plus massif, autrement dit, que cette action porte sur l’événement et non à partir du sujet dans ce qu’il pourrait en dire.
41Il y a beaucoup à dire de ce pouvoir attribué, en général, mais surtout dans le cadre de la victimologie, compte tenu des enjeux identificatoires qui viennent d’être pointés. En soi, le psy est crédité d’un savoir, ou d’un savoir-faire, qui supporte son pouvoir. Mais de quel savoir s’agit-il au final ? En tant que réponse supposée (en « su posé » plutôt) efficace à aider la victime, comprise dans un tel savoir, nul doute que l’attente est là d’une action aux contours a priori définis. Le psy possèderait des techniques spécifiques, des méthodes, qui peuvent objectivement aider la victime. Cependant, s’il s’agissait de simple technique, objective, au nom de quoi exigerait-elle qu’elle nécessite l’intervention d’un spécialiste ? S’il s’agit autrement dit d’une simple technique située au niveau d’un échange, de conseils, au nom de quoi les non-psys ne pourraient-ils pas en faire eux aussi usage ?22 Il semble bien que le pouvoir attribué au psy excède la question d’une simple technique. Il y a indubitablement une part qui le dépasse au niveau d’une technique dont il serait détenteur. Cette part, c’est celle du fantasme. Et Dieu sait si certains praticiens, avec leur technique scientifiquement éprouvée, ou à l’opposé avec leur seule autorité personnelle, savent en faire usage ou l’instrument de leur jouissance propre. Sur ce plan, on s’accordera à reconnaître que les mouvances théoriques les plus opposées, par des chemins radicalement différents, se rencontrent bel et bien sur ce point.
1.4- Se crée de la séduction…
42S’il est un point essentiel qu’il convient de retenir de la psychanalyse, en tant que psychologue clinicien, c’est justement d’admettre que, dans le rapport à l’événement, seule peut et doit être prise en compte la construction du sujet à l’endroit de celui-ci. Si, dans un premier temps, Freud attribuait clairement une fonction de cause à l’événement traumatique, ce qu’il appelait séduction (Freud 1896), il lui est apparu que cette réalité de l’événement n’avait de consistance que dans la mesure où elle se voyait prendre place au sein d’une production de nature fantasmatique, et ce au moment précis où cette construction est mise en mots à l’adresse de l’Autre.
43Certes, c'est dans le champ de l'hystérie que la découverte freudienne prit d'abord tout son sens. Et la question doit être posée si on peut admettre aussi simplement un rapport d'homologie entre celle-ci et la « victime » d’aujourd'hui. La question est essentielle et ouvre la voie vers une réflexion sur le statut précis de l'hystérie. En l'instituant comme discours, au-delà donc d'un champ d'appartenance strictement psychiatrique, Lacan pointait avec force la valeur emblématique que possède, à travers l'hystérie, la plainte (Lacan, séminaire XVII). L'hystérie ne se limite pas à cette configuration pathologique telle qu'elle apparaît dans les manuels classiques de psychiatrie.23 Elle instancie avant tout ce qui caractérise en son fondement le rapport du sujet à l'Autre. Du cri du néotène qui fera surgir l'Autre au moment où il se fera appel, à cette plainte souvent théâtralisée, ou en tout cas socialisée, du sujet moderne qui se nourrit de son insatisfaction, c'est l'écriture première du lien à l’Autre, tenu pour avoir à répondre à et de cette plainte, qui s'énonce. Et c'est à partir de là qu'il devient possible de saisir le lien qui peut être fait avec la victime aujourd'hui.
44Le discours de l'hystérie convoque l'Autre dans la production d'un savoir qui échouera nécessairement à se faire vérité. L'Autre, autrement dit, est convoqué dans son impuissance essentielle de savoir en vérité ce qui est vrai. Or, comme on l'a vu, le savoir dans la victimation est posé d'entrée de jeu. De la rencontre du Réel dans l'événement traumatique, l'Autre pose, dans le savoir, le sujet comme victime. Il sait de plus ce qu'il convient de faire pour qu'il ne le soit plus. Ce n'est pas le sujet qui va au savoir (pour en rappeler l'impuissance), c'est le savoir qui va au sujet parce qu'il est déjà là à l'attendre. Sans doute est-il excessif de supposer (ou de « savoir » plutôt) que le sujet s'inscrira face à ce savoir de l'Autre sous la forme de cette mise en échec permanente qu'on observe dans le discours de l'hystérique. Le poserions-nous en absolu d'ailleurs que nous tomberions dans le piège que nous nous efforçons justement ici de dénoncer, à savoir un prédictif. Néanmoins, il est clair qu'on retrouve nettement dans la victimation cette soumission à l'Autre que Freud avait repérée chez ses patientes hystériques de la première heure. En quoi on retrouve le paradoxe mentionné plus haut, à savoir une pratique qui inclut le sujet là où justement elle envisage officiellement de l'en sortir. Assujetti à l'événement, le sujet désigné comme victime ne peut que le demeurer dans le discours social.
45Il faut cependant nuancer. Car les cas de Rachid et d'Aïcha présentent ceci de particulier que le savoir aliénant déployé à leur endroit s'établit secondairement à l'événement dans ce qu'il garde de contingence. Sans doute l'existence d'une pratique victimologique, par ailleurs fortement médiatisée, fournit-elle matière à justifier ce savoir. Il reste que leur situation relève bel et bien, avant tout, du contingent. En quoi ce savoir se présente fondamentalement comme réponse à l'autre (le sujet traumatisé) de la part d’un autre (à partir de ses productions fantasmatiques). Il convient à présent d'aborder la victimation comme discours social qui se pose, dans l'officialité (scientifique et politique) qui le soutient, en totale indépendance de l'événement tel qu'il peut se présenter de façon contingente au sein d'une histoire subjective.
2- La victimation comme discours social
46Il s’agira à présent d’interroger cette pratique qui s’est imposée depuis quelques années sous le nom de « cellules d’urgence » dites « médico-psychologiques » dont l’originalité première se soutient de leur pré-existence à l’événement.
47A l’opposé des cas de Rachid ou d'Aïcha, l'événement, qu'il soit situé au niveau du sujet ou de son entourage, ne constitue absolument plus ce qui peut être tenu pour le point d'origine de la démarche. Ici, fait remarquable, la réponse précède la demande. Plus encore, elle précède l’événement lui-même qui n'attend désormais que son heure pour se déclarer. Le psy, pour se limiter à lui, est subordonné dans son action à un principe d'interventionnisme se supportant d'une anticipation systématique et codifiée de l'occurrence d'un traumatisme et d'une technique à appliquer en réponse à celui-ci.
48C’est bien pour cela qu’il s'agit, dans la grande majorité des situations ici concernées, de drames collectifs.24 On n'est absolument plus dans quelque particularisme assujetti au contingent qui seul donnerait corps à une possible demande, fût-elle celle de l’autre. La cible (car il s'agit bien de cela désormais) n'est plus le sujet, mais l’événement en tant que donnée brute, déclinable dans le savoir à partir de ses coordonnées objectives voire quantifiables.
49Insistons… Rien de la demande n'a de place ici. Non pas qu'elle ne soit pas entendue. Non pas qu'elle soit localisée ailleurs que là où on l'attendrait. Les coordonnées de la situation dramatique, érigées en pur savoir théorique présumant de son applicabilité universelle, suffisent à justifier l'intervention. Elle n'a pas de place, cette demande, parce que radicalement, il n'y a personne pour la poser, parce qu'il n'y a personne qui s'apprête à l'entendre. Non point évitée, non point mal entendue, la demande est ici radicalement forclose. Elle se supporte d'un non lieu sans appel. Et tout l'enjeu de ce qui va suivre consistera à tenter de montrer que cela n'est pas sans révéler une face toute particulière de la pratique psychologique aujourd’hui.
2.1- L’envers d’une clinique
50L’invention de telles cellules médico-psychologiques est récente. Et il ne fait aucun doute qu’elle peut être tenue comme en écho direct d’une société où le risque doit être inexistant, perspective induite par les progrès incessants de la Science (qui se fait aujourd’hui scientisme) qui érigent en principe, au moins dans les attentes de chacun, que ce qui aurait pu être évité doit être réparé. En tout cas, cette pratique d’invention récente doit être tenue comme l’un des symptômes d’un monde contemporain où, sur tous les plans, du psychologique au médical, du général à l’intime, le consumérisme se fait référence majeure. L’offre précède la demande. Plus encore, elle en vient à la fonder. Dans ces conditions, écrit Caccioli, « la victime peut devenir une représentation dominante de la subjectivité et aujourd’hui, la figure centrale n’est plus le prolétaire mais la victime » (Caccioli 2001, 155).
51La valeur ainsi tenue comme symptomatique de ce type de pratique justifiera qu’elle soit ici abordée avant tout par le biais du discours tenu par l’un de ses défenseurs, un discours qui doit être entendu d’une place qui osera se réclamer de la clinique. Ce discours s’est tenu au cours d’un récent séminaire où la question justement se posait de la place qui restait au champ de la demande dans ce type de pratique. Ce collègue, fervent partisan de celle-ci, affirmait donc haut et fort ceci : « Mais justement ! On intervient en urgence parce qu'il n'y a pas de demande... On intervient pour qu'elle puisse se formuler plus tard, si le sujet le veut... » Et d'ajouter : « Rendez-vous compte du nombre de victimes qui n'ont pas eu cette occasion d'être ainsi accueillies par ce type de cellule et qui se sont trouvées particulièrement mal par la suite !... ».
52Le propos est rigoureusement celui qui fut tenu au cours de ce séminaire. De fait, il ne faut pas être un clinicien hors pair pour saisir la visée persuasive du propos. Plus encore, on peut y sentir une pointe de culpabilisation qui devrait habiter celui qui n'adhère pas à ce principe des cellules d’urgence. « Et que faites-vous de ceux qui n'ont pas eu la chance d'en bénéficier, et qui sont mal des semaines ou des mois après ? ». Au nom des effets dont on est sûr qu'ils se présentent quand la procédure n'est pas appliquée, il faut y adhérer. Plus encore, ne pas y adhérer, c'est implicitement se rendre responsable des difficultés psychologiques qui, à coup sûr, se présentent chez ceux, parmi les victimes, qui n'ont pas eu la « chance » d'en bénéficier. Parce que cette procédure est tenue pour dénuée de faille. Les faits l'attestent. On prétend pouvoir tenir pour assurer que son application a pour effet d'éviter les décompensations dans l'après coup qui sont connues de tous ceux qui travaillent dans le champ de la clinique du traumatisme...
53Il faut souligner ici deux points essentiels : un premier qui participe d’une faille importante dans le raisonnement qui ici se présente, un raisonnement qui semble participer d’un véritable « forçage » de l’observation ; un second qui affrontera la question centrale de savoir s’il est aussi simple de pouvoir conserver le terme de « demande » à ce qui s’inscrit avec la plus grande officialité, dans la pratique propre aux cellules médico-psychologiques, au sein donc d’un prédictif doublé d’un productif calculé.
2.2- Une affirmation paradoxale…
54Au cœur de la pratique victimologique, celle qui sous-tend ces cellules d’urgence, loge un raisonnement qui prend la forme d'une anticipation des effets négatifs dans le cas où la procédure n'admet pas un accueil en urgence du sujet. Cet accueil permettrait un contact premier rendant formulable une demande ultérieure dont il est dit qu'elle ne pourrait atteindre ce seuil de formulation sans ce contact premier. Pour le dire d'une formule logique : « Si (pas d'accueil premier en urgence), donc pas (de demande formulable ultérieurement) ». Laissons pour l'instant de côté la dimension réductrice dans laquelle la demande se trouve ici incluse. On le verra plus loin. On s'attachera ici à ce qui, dans un tel raisonnement, participe d'une véritable manipulation de ce qui s'offre à l'observation, et tombe en cela dans le plus éclatant paradoxe.
55Il n'existe pas d'étude catamnestique relative au destin différentiel de sujets qui, ayant vécu un « traumatisme », ont profité de l'aide d'une cellule médico-psychologique ou non. Il est certes possible d'affirmer que ceux qui en ont bénéficié se présentent ultérieurement avec une demande, entendue ici au sens commun. Or, s'il en est ainsi, c'est que, en toute logique, ils ont présenté alors en un second temps, disons, une décompensation justifiant l'initiative de la consultation. Pour le dire autrement, s'ils reviennent, c'est qu'ils sont mal. Et le raisonnement du victimologue se limitera justement à saisir dans cette initiative matière à confirmer l'intérêt d'un accueil premier en urgence.
56Et ceux qui ne reviennent pas ? Que peut-on en dire ? Il faudrait, en toute rigueur scientifique (c'est-à-dire dans cet ordre de rigueur dans lequel s'inscrit justement la pratique victimologique) engager une clinique rigoureuse qui, pour attester de la nécessité d'un accueil premier, aurait à révéler sans ambiguïté qu'en l'absence de celui-ci, les sujets concernés présentent une sémiologie bien plus alarmante que du côté de ceux qui ont consulté. Or, rien n'est moins sûr. Plus exactement, si une chose l'est, c'est que les sujets qui décompensent sont identifiables seulement du côté de ceux qui ont été accueillis en urgence. Sur la base de l'impossibilité d'affirmer quoi que ce soit à propos des sujets n'ayant pas bénéficié d'un accueil d'urgence (G0) ou à propos de ceux qui en ont bénéficié mais ne sont pas revenus consulter (G1), la décompensation ne peut être repérée que chez ceux-là mêmes qui sont censés ne pas décompenser pour avoir été accueillis en urgence (G1'). Trois groupes se présentent donc :
G0 | Traumatisme mais pas d'accueil en urgence | Rien ne peut être dit sur le plan catamnestique |
G1 | Traumatisme + accueil d'urgence mais pas de consultation ultérieure | Rien ne peut être dit sur le plan catamnestique |
G1' | Traumatisme + accueil + consultation ultérieure | Décompensation observée (puisque consultation) |
57On appréciera le paradoxe. On ne peut affirmer une décompensation que du côté de ceux qui ont bénéficié de cet accueil premier dans une cellule médico-psychologique. Le problème est identifiable là, et là seulement, où il est affirmé qu'il serait en voie d'élaboration au nom d'une procédure établie.
58Au nom d'une logique élémentaire qui isole (comme dans le discours de notre collègue, au demeurant) un élément sans prendre en compte ce dans quoi il prend son seul sens, on en viendrait presque à reconnaître, à partir de la relation ainsi observée (accueil premier, donc consultation), aux cellules médico-psychologiques la place de « cause » à la décompensation. Ce serait évidemment aberrant, et pour deux raisons au moins. D'une part, le sujet peut consulter pour un motif ne se limitant pas à une décompensation liée nécessairement au traumatisme mais par soumission au cadre proposé ; d'autre part, ce serait tomber dans le même piège que celui de notre collègue, qui s'autorise à poser un savoir sur le devenir de ceux qui n'ont pas été accueillis dans ces cellules ou de ceux qui, accueillis, n'ont pas consulté par la suite. Peut-être y a-t-il au final réellement décompensation. Cependant, à la conviction des victimologues, nous opposerons la seule formulation, plus propre à relever d'une authentique clinique, d'un simple « possible ». Au savoir du victimologue, nous opposerons un « je ne sais pas » qui semble bien plus proche d'une position clinique qui, assurément, n'a pas vraiment sa place tant qu'on reste dans un affirmatif absolu, de surcroît lacunaire au niveau de données précises sur le plan catamnestique.
59Imaginons un instant, un instant seulement, qu'une enquête soit réalisée auprès des sujets ayant vécu un traumatisme et qui n'ont pas bénéficié de cet accueil premier. On peut être sûr que ressortiraient d'une telle enquête les indices d'une perturbation. Quant à dire qu'elle renverrait simplement à l'absence de cet accueil premier, c'est là un pas qu'il serait imprudent de franchir hâtivement. Voilà, ce n'est qu'un exemple évidemment, un sujet qui a vécu un événement traumatique et qui est parvenu vaille que vaille à le reléguer dans le champ d'un « dé-passé ». Alors se présente un enquêteur qui réactive de ses questions plus ou moins adroites (parce que nécessairement orientées s'il veut vérifier le bien fondé de l'efficacité de ces cellules médico-psychologiques) la trace du traumatisme. Comment alors savoir si la perturbation dès lors observée est due à l'absence d'accueil premier ou à la réactivation, foncièrement brutale, de la trace mnésique associée à l'événement ? Le chercheur, désireux d'attester l'importance et l'efficacité de ces cellules médico-psychologiques, aura, on peut le croire, vite fait de choisir. Evidemment, pourrions-nous ajouter, car la méthodologie d'enquête ainsi réalisée n'a plus rien de clinique. Elle ne part pas du discours du patient mais bien de l'efficace présumée de la cellule médico-psychologique érigée en simple variable indépendante.
60Une boucle donc qui, dans le savoir, se boucle.
61Mais le débat se situe jusqu’à présent en pure théorie. Et au chapitre du paradoxe, on ne saurait mieux en saisir l’occurrence en considérant ce qui se présente bel et bien comme ce qui fait partie intégrante de la pratique victimologique, à savoir l’orientation systématique du sujet dit « traumatisé » vers une cellule d’urgence. Le choix, celui qui signerait une position subjective, est relégué au second plan en ce que l’événement ici concerné est d’une part le plus souvent collectif25, et considéré d’autre part selon ses seules coordonnées objectives soutenant un savoir plein érigé à son endroit.
62A admettre une telle systématisation de l’orientation, il devient rigoureusement impossible de prédire ce qui en réalité caractériserait un sujet qui n’aurait justement pas bénéficié de l’aide d’une cellule médico-psychologique. De là, il devient impossible de contester la valeur exacte de celle-ci dans la mesure où, qu’il vienne ultérieurement muni d’une présumée demande ou qu’il ne revienne pas, le sujet sera théoriquement toujours à même de confirmer le bien-fondé d’un accueil premier. Cet accueil, affirmera-t-on, aura permis l’avènement d’une demande qui ne serait pas apparue sans lui, ou une absence de demande qui pourra tout autant être tenue pour confirmer son importance, l’accueil étant alors considéré comme ayant permis d’éviter la décompensation.
63Au final, on voit difficilement comment il serait possible de contester ce qui s’inscrit bel et bien sur les coordonnées d’une tautologie.
2.3- Une demande en réponse…
64De ce cercle ainsi clos, que peut-on dire alors de la demande du sujet ? De fait, la question ne sera pas de savoir simplement s’il y en a une. Sur ce point, on a bien vu que si demande il y a, elle est située ailleurs que chez le sujet-à-l’événement. Il s’agira davantage de s’interroger sur la pertinence de persister à employer le terme même de demande dès lors que l’initiative de la consultation ultérieure est indissociablement liée à un accueil dont on vient de souligner le caractère systématique. Cette systématisation permet-elle en définitive de laisser place à la notion même demande ?
65En vérité, la question elle-même, dans sa formulation, contient sa réponse en ce que le terme de demande s’y voit réduit au sens d’une démarche physique constituant une réponse à ce qui peut être tenu comme une « offre » préalable. On est en vérité aux antipodes de ce qu’il convient d’entendre de la demande telle qu’elle prend place fondamentalement sur le terrain de la pratique clinique.
66Qu’est-ce qu’une demande ?
67Pour situer les choses assez simplement tout d’abord, c’est-à-dire au niveau de ce qui peut caractériser une demande entendue au sens courant, on ne contestera pas que celle-ci est sous-tendue par l’expérience d’un manque. Si je demande une cigarette, c’est bien que je n’en ai pas au moment où l’envie de fumer se présente en moi. De plus, la demande pose une adresse qui, à partir d’une hypothèse posée ou en fonction d’un précédent ayant abouti à une réponse favorable, est tenue dans la possibilité de répondre en fournissant l’objet qu’elle contient dans sa formulation. Je ne vais pas demander une cigarette à quelqu’un dont je sais qu’il ne fume pas ou plus. Enfin, elle s’inscrit fondamentalement dans une marge, disons « de risque », quant à la réponse susceptible de provenir de cette adresse, en ce que le possible qui lui est conféré l’autorise à répondre oui ou non. Cette réponse implique à la fois la présence (ou non) de l’objet de la demande et celle d’une position subjective (il veut ou non donner la cigarette) quant à satisfaire la demande de l’autre. Quelle que soit la réponse en tout cas, elle attestera que la demande, à tout le moins, a bel et bien été entendue.
68Dans le cadre de la victimologie, il est en vérité assez difficile de retrouver chacun des points constitutifs de la demande tels qu’ils viennent d’être rappelés.
69Le sujet traumatisé s’inscrit-il dans le manque ? Assurément, s’empresseront de répondre certains, en assimilant purement et simplement le terme « manque » à la douleur psychique. On a vu cependant que ce qui caractérise l’événement en son fondement est au contraire l’irruption d’un « hors-de » s’instituant comme en « trop plein » qui bouleverse radicalement l’horizon du quotidien. Si le sujet traumatisé est en manque, il ne peut l’être que dans le savoir du psy victimologue. Le sujet ne saurait donc être en manque ailleurs que là où on veut le situer…
70La demande pose une adresse là où elle destine son objet. Elle est anticipation à la fois de ce qui serait susceptible, au moins sur un plan imaginaire, de combler le manque, et de celui qui serait en mesure de l’offrir. Comment l’espace et le temps d’une telle anticipation pourraient-ils s’établir sur une base où le savoir antécède la réaction du sujet ? De façon tout aussi criante que précédemment, le discours victimologique force à situer du côté du sujet ce qui en fait lui appartient en propre. Anticipation il y a, certes. Mais elle n’occupe qu’une place, celle que lui laisse le victimologue. D’ailleurs, il est possible d’observer que, lorsque la réaction du sujet ne va pas dans le sens du savoir victimologique (sous la forme par exemple d’un refus catégorique d’être aidé juste après l’événement traumatique), la formule diagnostique surgit avec l’accent d’une évidence : « Sa réaction confirme bien qu’il est perturbé !... ». On ne saurait mieux la boucler, la boucle…
71Il reste, à propos de la demande, la présence si importante de cette marge qui caractérise fondamentalement le lieu d’où peut provenir la réponse, c’est-à-dire au niveau de l’adresse. Nonobstant son éviction radicale dans la pratique victimologique, nous laisserons provisoirement de côté cet aspect, tant il semble, comme on le verra plus loin, concourir à forger une forme toute particulière de la plainte telle qu’elle peut apparaître aujourd’hui. Prenant place, au sein d’un faisceau d’éléments propres à la postmodernité, nous réservons son analyse pour la suite des présents développements.
72Ainsi, les choses semblent bien se présenter sous la forme d’un radical déplacement du lieu d’où est censé procéder la demande. À garder le sens de celle-ci dans la portée réductrice où la confine le savoir victimologique, on en viendrait à poser, tout aussi radicalement que les positions de victimologues, que demande il y a, mais localisable avant tout au niveau du victimologue. En tout cas se présente assez clairement une attente de cette demande susceptible d’émerger du côté du sujet. Le problème, et il peut être grave parfois, c’est que ce déplacement prend place dans une relation fondamentalement a-symétrique. D’un côté, le sujet qui a vécu le trop plein de l’événement ; de l’autre le victimologue et son savoir, plein lui aussi, et qui, comme on l’a vu plus haut, s’inscrit dans une procédure qui rend caduque tout ce qui pourrait éventuellement la contredire.
73S’il n’y avait de telles conséquences au plus juste niveau de la pratique, cela pourrait se limiter à un problème strictement définitoire de seconde importance. Mais parce qu’en clinique, quel que soit son horizon théorique au demeurant, la demande occupe une place essentielle au point de déterminer la raison d’être elle-même d’une pratique, il est nécessaire, sinon urgent, de rappeler ce dont elle relève fondamentalement.
74Le champ exact dans lequel la demande s'inscrit ne se limite absolument pas à une expression explicite et objectivable, voire mesurable. La demande ne se limite pas, autrement dit, à l'occurrence d'une démarche de fait, objective. Bien sûr, il est possible de se limiter à une telle définition restrictive. Beaucoup le font... Mais alors, quelle différence y aurait-il entre la demande d'un patient qui consulte, disons spontanément, et la demande d'une cigarette à un inconnu ?
75S'il est un enseignement qu'il faut tirer de la psychanalyse, en tant que psychologue clinicien, au-delà de tout borborygme intellectuel et de toute conceptualisation dogmatisante, c'est d'avoir montré que la demande n'est aucunement limitative justement à son objet explicite. Elle est soutenue fondamentalement par les coordonnées inhérentes au champ du désir. Juste un exemple. Cet enfant, dont je sais que son pronostic vital est limité par une leucémie fulgurante, qui me demande à l'hôpital : « Est-ce que je vais mourir ? ». Comment pourrait-on croire qu'une telle demande n'attende qu'une réponse à l'objet qu'elle pose, sous la forme d’un oui ou d’un non radical ? On ne le rappellera jamais assez, toute demande est soutenue par le désir de l'Autre (le grand Autre bien sûr !) dont on sait qu'il faut l'entendre dans toute l'ambiguïté du génitif ici présent (désir qui a pour objet l'Autre, mais aussi désir d'être l'objet – de désir – pour l'Autre). L'Autre dont il est ici question, évidemment, ce n'est pas celui qui s’inscrit dans quelque schéma intersubjectif ou communicationnel. On ne parle qu'à ce qu'on dépose à l'endroit de celui qu'on institue comme adresse de sa parole... Rappelons-nous Lacan : on veut atteindre de vrais sujets, on n’atteint que leurs ombres…
76Au final, à cette question de savoir si oui ou non il y a demande « favorisée », voire « provoquée » par un accueil d'urgence, nous répondrons du trou qu'il faut admettre d'un savoir qui échoue... Elle peut surgir, elle peut ne pas surgir (c'est autre chose qu'affirmer qu'elle ne peut pas surgir) dans l'après-coup. Ce qui demeure d'assuré, c'est que cette demande, si elle surgit, reste inscrite à l'horizon de cette inscription dans la dialectique inhérente au désir de l'Autre. C'est là, là seulement, au-delà de ce qui aurait pu objectivement la provoquer, qu'elle peut prendre consistance.
77Mais ainsi entendue, elle échappe à toute prédictivité calculée. Cette question de la demande se pose bien là pour rappeler qu’au-delà de l’événement dans sa consistance strictement objective subsiste un sujet qui parle à qui s’autorise à l’entendre derrière ce qui s’impose à voir…
2.4- Une position clinique en rappel…
78On pourrait croire, compte tenu du discours tenu jusqu'à présent, que nous nous positionnons contre la procédure de ces cellules d'aide médico-psychologique d'urgence. Impression erronée. Car il ne s’agit pas ici, et c’est là une différence essentielle parce qu’elle rappelle ce dans quoi doit s’inscrire la clinique, de persuader d’une quelconque efficacité ou inefficacité d’une pratique.
79Seulement, il est indispensable, au-delà donc d'une quelconque prise de position personnelle, de rappeler l'importance de cette position clinique qu'il convient d'avoir, en tant que psychologue clinicien, surtout aujourd'hui, vis-à-vis de sa propre pratique. Car celle-ci trouve place avant tout au sein d'une climatique sociale bien particulière dont elle peut se faire l'écho direct, pour le pire la plupart du temps au niveau en tout cas de l'éthique du sujet. Il est indispensable, plutôt que de tomber dans le débat stérile d'une position pour ou contre une technique particulière, de considérer cette pratique victimologique dans la valeur symptomatique qu'on peut lui reconnaître au sein d'un monde contemporain aux contours très particuliers.
80C'est de cette position clinique qui s'autorise à interroger la clinique contemporaine (dont la pratique victimologique) que l'hypothèse peut être posée qu'une telle pratique fait sens avant tout au niveau des discours sociaux qui sont ceux de la postmodernité.
81Cette hypothèse trouve sa justification dans le fait que cette pratique participe, avec d'autres bien sûr, d'une refonte radicale de l'horizon psychopathologique d'aujourd'hui, qui semble devoir être interrogée non pas selon un simple schéma sémiologique/symptomatologique, mais au niveau qu'en vient à prendre la forme de la plainte. À ce titre, et à partir entre autres de la pratique victimologique, il est possible d’isoler une plainte bien particulière qui fleurit dans les consultations, une plainte qu’on peut qualifier de quérulente (on verra pourquoi), c'est-à-dire une plainte qui se dépose à qui de droit au lieu d'être formulée à l'endroit de l'Autre... En quoi si la demande garde quelque place aujourd’hui, au chapitre du rapport à l’événement traumatique mais peut-être pas seulement, c’est en se posant avant tout au titre d’exigence de réparation, en quoi elle en vient à s’instituer à la frange d’une revendication posée en principe.
3- la victimation, symptôme de et dans la postmodernité
82À partir des développements précédents, on tentera à présent de voir en quoi la victimation peut être tenue comme symptôme d’un monde contemporain que l’on peut s’autoriser, depuis Lyotard (Lyotard, 1979), à qualifier de « postmoderne », dans lequel le technoscientisme se voit ériger en principe premier. Encore faut-il dans un temps préalable tenter de définir ce qu’il convient d’entendre à travers le terme de postmodernité.
83Si certains semblent situer l'apparition de celle-ci à partir de la révolution française, à partir autrement dit de la mise à mort du roi conjuguée à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen (entre autres Lesourd 1986), d'autres, tel Lyotard, considèrent que c'est à partir de la seconde guerre mondiale qu'elle a pris son essor. Il est vrai qu'avec celle-ci, l'idée même de progrès a atteint son extrême limite. Car Auschwitz, qu'on tiendra pour paradigmatique de l'extermination des juifs, tziganes et autres, doit être tenu pour avoir remis radicalement en question le prétendu progrès de l'Humanité qui a montré qu'elle pouvait produire des régimes aussi meurtriers, et à une échelle qui en est venu à concerner le genre humain lui-même, que celui nazi. Il s'agit bel et bien, avec Auschwitz, de ce qu'on peut considérer comme un meurtre du genre26, c'est-à-dire l'élimination en masse ayant pour objet une partie de l'Humanité dans une définition totalitaire impliquant la notion de race et une aliénation de l’autre à son origine. A travers cette élimination, c'est bien l'Humanité elle-même, en tant qu'idée défendue par les modernes, qui s'est vu meurtrie. La dimension de la différence, qui est fondement du rapport à l'Autre, s'est vu là mise à mal au plus haut point, au-delà sans doute de ce qu'un concept, quel qu'il soit, serait en mesure d'en dire. Pourtant, des génocides, il y en a eu depuis des siècles. Le cas d'Auschwitz présente cependant ceci de particulier qu'il fut le premier à soutenir sa stratégie d'élimination raciale des progrès que la science lui offrait. Faut-il rappeler l'industrialisation radicale des camps de la mort (comment tuer le maximum à moindre coût) ? Ou les expériences médicales réalisées sur des juifs au nom du progrès scientifique (résistance au froid, à la douleur etc) ? Assurément, le cas d'Auschwitz est exemplaire à avoir témoigné de ce Réel dont parlait Lacan, c'est-à-dire de l'Impossible. Et la question qu’il faut se poser n'est pas, ou n'est plus « Comment cela a-t-il été possible ? », mais bien plutôt « Comment cet Impossible a-t-il pu prendre corps dans l'Histoire ? ». Ce qui constitue le point le plus frappant dans le cas d'Auschwitz, c'est que l'horizon psychopathologique s’est vu dès lors radicalement bouleversé. Des millions de personnes ont versé dans la barbarie, dans un pathologique à l'état brut qui correspondait pourtant au délire d'un seul. C'est là un fait unique dans l'Histoire, dont l'effet direct est de remettre en question le lieu social d'où procède la folie...
84Un point de non-retour semble avoir été atteint pour fonder une postmodernité où la question ne sera plus tant de savoir quelle est la place qui reste au sujet, mais bien davantage ce qui reste encore du sujet lui-même aujourd'hui... L’hyper-industrialisation de la fin du XIXe siècle avait eu déjà pour effet de bousculer radicalement la place du sujet, celui-ci étant relégué au rang de membre d’un collectif à visée de production. Auschwitz semble avoir provoqué le culmen de cette éviction du sujet, à la nuance, essentielle, que s’y trouvait promulguée l’élimination du sujet lui-même dans sa foncière différence, et non plus de sa place au sein d’un commun (« comme un »).
85Aujourd’hui, après Auschwitz, se présente un nouveau type de meurtre, aussi effrayant dans la subtilité qu'il prend en tant que cautionné par la plupart quoique à l'insu de chacun : le meurtre du sujet assuré par le technoscientisme, dans le silence des éclats et des promesses que celui-ci porte sur une scène d’ailleurs officialisée. Comment définir celui-ci ? D'un mot, on peut dire qu'il se caractérise fondamentalement par l'éviction de toute auteurité, c'està-dire de toute position soutenue par un auteur qui s'institue comme origine de cette position. Une telle éviction concerne n'importe quel champ disciplinaire, et elle agit au nom d'un pragmatisme censé devoir affirmer son efficacité en parfaite indépendance d'une position énoncée par un auteur. On le constate d'ailleurs assez aisément dans la disparition de toute individualité scientifique, philosophique, psychanalytique, fondant une pensée, aussi critiquable puisse-t-elle être. Où sont aujourd'hui les penseurs ? Où sont les auteurs d'un système de pensée qui marque l'histoire, tels Freud, Lacan, Einstein ou Merleau-Ponty ? L'heure n'est plus à la pensée, mais à un agir dépossédé de toute signature subjective. En médecine, a fortiori en psychologie, l'heure est à l'efficacité, c'est-à-dire à l'obtention simple et incontestable de résultats en fonction d'une action menée selon une procédure objective et non-réfutable.27
86À la disparition de l'auteur-penseur-sujet répond évidemment, comme en miroir, celle du sujet, le patient cette fois, qui ne garde consistance que derrière le symptôme contre lequel, en toute objectivité, l'action thérapeutique devra être menée. En quoi il en vient logiquement à occuper une position de pur consommateur. Cette position est d'ailleurs très nettement renforcée par le discours dominant de la postmodernité, qui dissout le sujet dans l'enjeu d'une jouissance tenue, au nom du progrès, pour possible. Quelques messages publicitaires qu'il est possible d'entendre sur les chaines télévisées ou radiophoniques françaises le montrent nettement : « Vous l'avez rêvé, X l'a fait » ; « Vivez le rêve américain ! » ; « Gagnez du temps sur le temps » etc... De tels messages, de toute évidence, remettent radicalement en question ce qui se pose fondamentalement comme une limite instituée nécessairement entre le sujet et l'objet de son désir. À quoi bon continuer à rêver si on m'annonce que le rêve peut devenir réalité ? De là s'établit ce leurre essentiel d'une toute-puissance sur la jouissance, sur la vie autant que sur la mort.
87Il ne s'agit certes que de discours ! Néanmoins, il est clair qu’il a un impact sur la constitution d'un espace psychique où le leurre en vient à scintiller de son possible affranchissement des limites inhérentes à la réalité. Jouissance, toute-puissance, tels seraient donc les mots-clefs pour caractériser la postmodernité et le technoscientisme qui la soutient, dans ce qu'ils évincent de la dimension propre au sujet désirant.
3.1- La réponse mélancoligène…
88Tout cela n'est pas sans avoir une incidence essentielle sur l'horizon psycho-pathologique tel qu'il se présente aujourd'hui. Et la question se pose alors de savoir en quoi la victimation participe de plein pied à cette climatique sociale contemporaine que constitue la postmodernité, et en quoi elle y fournit une consonance particulière.
89Deux axes semblent pouvoir être dégagés. Un premier concerne la réponse en tant que telle, qui s’inscrit dans un savoir relatif au sujet traumatisé et à la procédure établie ad hoc pour répondre à ce traumatisme. Un second pointe ce qui, sur le plan strictement clinique, semble prendre place comme réponse à ce technoscientisme ambiant, à savoir une plainte qui prend la forme d’une quérulence en rapport étroit avec ce qui, dans la victimation, s’impose officiellement dans la logique d’une réparation de droit officialisée dans le savoir et le discours social.
90Nous parlions plus haut de « meurtre du sujet ». Cela se retrouve avant tout au niveau de la priorité dévolue à la procédure. Ce que vit le sujet au cours d'un événement qualifiable de traumatique est capturé par un savoir qui laisse assurément peu de place à ce qui pourrait s'inscrire dans un sens différent de ce qui est déposé dans ce savoir. La douleur du sujet, c'est ça... Donc le remède à cette douleur, c'est ça... Mais « ça » ne parle pas !... « Ça » fonctionne, « ça » agit. Se présente-t-il un sujet pour qui « ça ne marche pas » qu'il est tenu pour réfractaire à la méthode au nom des bénéfices secondaires supposés déterminer un accrochage au symptôme. Le dernier mot reviendra toujours à la technique censée avoir prouvé son efficacité.
91Pareil cas de figure, qui participe d'une forclusion du sujet au profit d'une technique ayant pour finalité le bien-être officiel ou l'équilibre normalisé du sujet indépendamment de ce que ce dernier pourrait en réclamer, peut être tenu pour la parfaite illustration de ce qui, du technoscientisme, prend part au développement d'une « new psychology ». Le manque y est banni au nom d'une quête prétendue possible de l'objet de la jouissance. Celui-ci, contrairement à ce qui fonde la possibilité même de s'inscrire fondamentalement dans le champ de la demande, est placé dans le miroitement de son accessibilité. En quoi la douleur, le cri du sujet, celui par exemple d'une femme qui, telle Aïcha, a perdu ses enfants carbonisés dans l'appartement de sa sœur, deviennent proprement scandaleux.
92Car le technoscientisme implique un monde sans surprise, tant la « prise sur » (ou « sure ») y est prévalente. Une « prise sur » dans le savoir, qui redouble celle dans la jouissance. On goûtera, aussi amer qu'en soit le goût, le paradoxe. Dans le « possible-de-tout » prôné quotidiennement, qui semble aller à l'encontre de toute attente subjective, voire de toute tension, de toute illusion, s'affiche implicitement la dynamique du leurre dans toute sa splendeur. Poussé à son ultime extrémité, le leurre se pose bien dans l'affirmation qu'il n'y en a plus...
93Et c'est là que se dresse une configuration psychopathologique qui peut être tenue pour caractéristique de la postmodernité.
94Cette configuration, on le pressent, entretient un rapport étroit avec la question de l'objet et de la part de leurre qui lui revient dans l'économie désirante. Il est clair que le « possible de tout » qui s'inscrit au cœur des discours contemporains en référence absolue, met profondément à mal la place authentique de l'objet, entendu ici au sens métapsychologique du terme. Freud l'avait évoqué dès ses « Trois essais » de 1905, c'est dans la perte seulement que l'objet peut prendre consistance (Freud 1905, 132). Il est assez aisé de le vérifier, tant sur le plan logique que sur celui de l'expérience quotidienne. Evoquer l'idée du « plein » n'admet aucun manque et en cela rien qui puisse se distinguer en tant que place de sujet, a fortiori d'objet. On peut penser à la clinique du kleptomane qui vole non pas parce qu'il manque de quelque chose, mais au contraire parce qu'il ne manque de rien. Évidemment, la société contemporaine, dans la logique consommatoire qui la caractérise avant tout, n'atteint ce plein que dans ses promesses. Elle n'y parvient pas sur le plan de la réalité. C'est un discours qui fait scintiller l'idée que le désir peut être comblé. Cependant, comme le souligne Sauret (2008), les choses ont pris une telle tournure que l'humain lui-même est devenu consommable. On peut certes évoquer les phénomènes de trafics d'organes, d'enfants, de femmes... Mais sur un plan plus large, le système libéral détermine en son principe essentiel une telle identification de l'humain à du consommable, le consommateur étant substitué à l'idée d'un sujet qui resterait libre de ses choix. L'entreprise productrice de tel ou tel produit n'a d'autre cible que les attentes du grand public, en quoi c'est le produit qui en vient à consommer le sujet.
95Et c'est à ce titre précisément que la figure du mélancolique peut être convoquée. Si Freud a pu parler de cette « ombre de l'objet » qui pèse sur le moi (Freud 1917, 58), c'est bien dans la mesure où une part de ce moi s'est identifié à cet objet. En quoi le mélancolique prend, dans un imaginaire mortifère, consistance de Réel. Il n'est pas manquant, il est le manque avant tout, parce que rien ne fait distance avec l'objet. Il n'est pas l'objet (nécessairement perdu), il est la perte elle-même. Et c'est en cela que le leurre, celui qui ponctue le désir dans sa propension (qui échoue toujours) à posséder l'objet, n'est plus son affaire. Comme le souligne Lambotte, « le sujet mélancolique ne (dé) nie pas aux choses et aux êtres leur existence ; mais simplement, celle-ci fait partie d’une réalité avec laquelle il ne veut rien avoir à faire, parce qu’il « sait » trop l’illusion qu’elle peut recouvrir » (Lambotte 1993, 551). Le mélancolique ne vit plus ce qu'il « peut » être. Il est, « c'est tout ». À l'image de n'importe quel objet pourrait-on ajouter, qui n'a plus la moindre place dans l'économie d'un désir qui s'est tari...
96Douville fut le premier à saisir ce qui, de la psychopathologie du mélancolique, peut être repris au niveau précis du sujet postmoderne (Douville 2000). Cette disparition de la tension désirante dans le discours social contemporain qui pose le leurre d'un « possible de tout » quand celui de la structure désirante impose celui d'un « impossible du tout », participerait d'une véritable mélancolisation du sujet.
97Dans le monde contemporain, rien n'est plus à désirer car il n'y a plus rien, du moins dans le leurre, à attendre. Et comme on ne parle pas la bouche pleine, la demande elle-même devient non-lieu. Et c'est bien l'un des traits essentiels des consultations aujourd’hui de constater la disparition de ce champ essentiel de la demande. Le sujet ne consulte plus pour dire. Car tout est là d'avance en tant que savoir sur ce qui comblerait son attente. Il ne vient plus pour dire, il vient pour consommer...
98Et la victimation à ce titre le montre on ne peut plus clairement quoique, comme on va le voir à présent, elle donne de surcroît matière à orienter de façon décisive la plainte du sujet.
3.2- La réparation de droit…
99Dans la réponse qui, pour le dire simplement, « étouffe » la demande, le sujet y perd évidemment son lieu. Cependant, répétons-le, il y a là, fondamentalement, paradoxe. Le « possible de tout » est un leurre. Il est de l'ordre de l'Imaginaire. Et ce leurre subsiste quand bien même il s'agit précisément de l'évincer. Vaille que vaille subsiste un reste, qui rappelle justement que le « possible de tout » est fondamentalement discours. La clinique contemporaine révèle clairement que c'est au niveau de la plainte, dans sa dimension formelle plus que dans son contenu, qu'il est possible de repérer ce reste. Et à ce titre, la victimation est exemplaire à le révéler dans sa logique première.
100Dans sa codification de principe, exempte de toute démarche subjective, une procédure de soutien psychologique tout entière fondée sur les critères d'efficacité et surtout de prédictivité négative (si pas d'accueil par une cellule d'urgence, alors risque de décompensation majorée), la victimologie prend place au titre de production d'un système social qui érige un savoir anticipé sur la douleur de l'autre et sur la solution à y apporter. En quoi elle revêt sans conteste le caractère de simple consommable. Et la conséquence, essentielle à saisir pour comprendre l'horizon dans lequel s'inscrit aujourd'hui la consultation psychologique, est que l'effet officiellement annoncé devient inévitablement l'enjeu d'un ayant droit. Applicable, par son statut prétendument scientifique et pragmatique, à tous, elle amène nécessairement chacun à y placer ses propres attentes. Le scandale de la douleur qui se présente dans le savoir du praticien, le sujet le fait sien. Il le fait sien non pas simplement parce que les éclats d'efficacité et de bien-être absolu prônés dans les actuelles techniques psychologiques lui semblent suffisamment convaincants, mais avant tout parce que tout, au-delà d'ailleurs de cette question de la consultation psychologique, participe aujourd'hui du non-lieu de sa place de sujet désirant. En quoi cette douleur n'a plus le droit d'être sienne, mais doit être l'affaire exclusive de l'Autre qui, forcément, aura à rendre des comptes sur son éventuelle persistance.
101C'est là qu'intervient, sur un plan strictement clinique, une plainte toute particulière et massive aujourd'hui, que De Clérambault avait repérée déjà dans le champ des délires systématisés, à savoir la plainte quérulente. Le principe de la revendication, ou de la vindication pour reprendre le terme précis de De Clérambault, est ici aux premières loges. La plainte n'est plus formulée, parlée, possiblement à qui peut en répondre, mais bien plutôt déposée à qui doit y répondre nécessairement.
102Les illustrations cliniques de ce type de plainte sont innombrables. En voici quelques-unes particulièrement parlantes, qui montrent d'ailleurs à quelles apories on peut en arriver aujourd'hui.
Ainsi cette patiente qui, lors d'un entretien, m'affirmait avoir juste appris qu'elle avait le cancer et qui évoquait son souhait de poursuivre en justice le médecin qui le lui avait annoncé. Motif de la plainte projetée, non seulement elle n'avait pas été suffisamment préparée psychologiquement à une telle annonce, mais surtout, comme elle me le disait en grimaçant : « Et qui vous dit que je ne l'ai pas contracté, ce cancer, au moment où il me l'a annoncé ?... »
Il y a quelques mois, un chauffeur de bus, à Lille, a porté plainte contre son employeur. Agressé sur son temps de travail par un groupe de jeunes tandis qu'il desservait un quartier sensible, il estimait qu'il n'avait pas reçu, juste après l'agression, l'aide et le soutien psychologique nécessaires, ce qui justifiait de surcroît un arrêt de travail pour dépression.
Dans la même veine que ce cas, je me souviens de cet employé qui, lui, avait été accueilli par une cellule médico-psychologique suite à une agression. Cependant, il se sentait encore trop mal depuis, d'où son projet de porter plainte contre les psychologues qui l'avaient accueilli dans cette cellule. « Ils n'ont pas bien fait leur boulot !... »
Dernier exemple, que tout le monde connaît. Sur chaque paquet de cigarette figure un avertissement : « Fumer tue », « Fumer met en danger l'enfant que vous portez ». On le sait, pareille démarche vise à ne pas voir se reproduire ces plaintes déposées de certaines familles ayant perdu l'un des leurs atteint du cancer du poumon pour consommation excessive de tabac. Un jour, une collègue psychologue m'affirmait sans rire qu'elle projetait de porter plainte contre ce genre d'annonce. Elle attendait un enfant et estimait ce genre de message plus nocif, dans son effet anxiogène et culpabilisant, que les cigarettes qu'elle consommait. Un autre voulait même porter plainte contre l'État qui autorisait la mise en vente de produits explicitement tenus pour dangereux, voire mortels pour le consommateur...
103Ainsi, la quérulence semble-t-elle admettre une référence au droit en lieu et place de celle à la Loi (avec un L majuscule s'entend, c'est-à-dire la Loi du Symbolique). Elle rappelle en cela, du narcissisme largement convoqué ici, ce qu'il en coûte d'établir un rapport à la jouissance qui soit soutenu par le redoublement du leurre (illusion de l'illusion que tout est possible). La dimension duelle s'installe en lieu et place de celle triangulaire, en quoi l'envie, au sens que lui donnait Lacan en se référant à St Augustin dans « Les complexes familiaux » (Lacan 1938), tend à supplanter la logique de la simple rivalité (Lachaud 1998).
104Dans la continuité des développements qui précèdent, nous allons à présent tenter de saisir ce qui, au sein de la logique des discours, semble relever de cette plainte particulière qui vient d'être isolée sous le nom de « quérulence ». Ce sera l'occasion, au détour d'un développement un peu plus serré sur le plan théorique, de voir la place originale qu'occupe la victimation dans le rapport qui peut lui être reconnu avec une plainte qui « se dépose en droit » plus qu'elle ne « se formule en possible ».
3.3- Formalisation discursive
105La victimation constitue un objet d'étude idéal pour tout type d'analyse, quel que soit son champ disciplinaire, qui interroge le social tel qu'il se présente aujourd'hui. Les philosophes autant que les sociologues y trouveront matière idéale à réflexion. Pour sa part, la psychanalyse, du moins celle qui s'autorise à sortir du borborygme intellectuel narcissisant dans lequel certains cercles analytiques semblent aujourd'hui vouloir la cantonner, y trouvera une voie extraordinaire pour saisir ce qui, du sujet, peut en définir le destin au sein de la logique des discours.
106Au-delà donc de tout dogmatisme qui tend aujourd'hui à privilégier l'adhésion inconditionnelle à une cause défendue autour d'un maître dont on persiste à dire qu'il pense, au-delà donc de ce que certains analystes ont fait de la psychanalyse, il faut se rappeler encore une fois l'essentiel du message freudien. Ce message, dans ce qu'il revêt en son fond essentiel, c'est qu'il n'est de sujet qu'assujetti à la Loi du langage. C'est là au demeurant ce qu'un psychologue qui soutient aujourd'hui la gageure de rester clinicien, peut ou doit sinon retenir, au moins reconstruire sans cesse. Les développements précédents ont montré combien, dans la logique du postmodernisme, une telle gageure est difficile à tenir. Difficile de rappeler en effet, contre le sujet philosophique et contre l'objet psychologique qui tend à s'y substituer, que le sujet soutient sa position de sujet de ce qui, pour la fonder, lui échappe fondamentalement. C'est à ce titre pourtant que la psychanalyse en vient à soutenir une véritable éthique du sujet, dans l'exacte mesure bien sûr où celle-ci n'est pas entendue au sens latin (ethica) qui l'assimile à la morale, mais en son sens premier (ήθος : demeure) qui souligne ce qui, dans le variable, reste, demeure (Bailly 1934). Ce qui demeure par delà les époques (celles de la grande Histoire autant que dans celle de tout à chacun), c'est que le sujet est fondamentalement être-au-langage, le langage ne se limitant pas ici à sa définition purement opératoire (le langage qu'on emploie), mais bien ce dans quoi (c'est-à-dire la demeure justement) le sujet baigne de toujours. Et l'un des coups de génie de Lacan est d'avoir proposé une écriture de cet assujettissement au langage, sous la forme de discours qui, pour déterminer certaines formes du lien social, rappellent clairement qu'un tel lien est établi avant tout dans le rapport aux signifiants, soit à ce qui le dépasse de toujours pour le fonder28.
107Nous ne rappellerons pas ici dans le détail comment se présentent les discours dans leur construction. Nous soulignerons seulement qu'il s'agit de quatre termes symboliques circulant selon un ordre précis, sur quatre places immuables29 que Lacan représente ainsi :

108Sur ces quatre places circulent donc quatre lettres qui, liées les unes aux autres dans un ordre constant, vont rendre compte de quatre possibilités qui seront autant de discours.
109Ainsi se présente par exemple le discours du Maître (DM) dont l'efficace essentielle est de montrer que le sujet ($) est avant tout ce qu'un signifiant (S1) représente auprès de l'ensemble des autres signifiants (S2). De cette logique de représentance émerge un produit (a) qui n'est autre que l'objet-cause du désir, soit ce qui rate fondamentalement pour rappeler que le sujet plein, celui des philosophes, est pur leurre.

110L'essentiel à saisir, c'est ce que les flèches présentes sur l'algorithme d'un tel discours montrent sans ambiguïté, à savoir qu'il n'y a pas de rapport direct entre le sujet ($) soumis à l'ordre du signifiant (S1 – S2), et l'objet du désir (a). Il n'est, autrement dit, d'objet qui ne soit inclus dans cette dimension fondamentale du langage qui rate à le saisir autrement que sur le mode de ce qu'il n'est pas. Entre $ et a s'écrit un rapport d'impuissance30...
111On aura saisi que c'est justement ce rapport-là, celui du sujet à ce qui s'institue en rappel d'une jouissance nécessairement perdue (à savoir l'objet-cause du désir), qui se voit essentiellement mis en question dans la postmodernité. Il ne s'y agit plus d'un discours qui dérive de ce discours du maître, qui garderait donc ce rapport d'impuissance en coordonnée première31, mais d'un discours dont le statut même de discours mérite d'être remis en question. En 1972, Lacan en proposera fugitivement l'écriture sous le nom de « discours du Capitaliste » :

112On l'aura sans doute noté, ce « discours » est construit sur la base d'une simple inversion de S1 et de $ dans le discours du Maître.
113Le fait remarquable qu'il faut retenir d'une telle écriture est que s'y voit justement le possible rapport entre $ et a. Chemama (1994) tiendra un tel rapport pour paradigmatique du lien à l'objet tel qu'il prend figure, quoique pas exclusivement, au niveau de la toxicomanie, tenue par lui comme véritable emblème de l'horizon psychopathologique du contemporain. On le tiendra en tout cas comme écriture du discours qui semble bien se poser au cœur de la postmodernité. Et de cette écriture on retiendra ce qui se pose comme un véritable point d'arrêt dans la logique discursive elle-même.
114C'est un point essentiel ! En aucune façon, les quatre discours de Lacan (discours du Maître, de l'Hystérique, de l'Analyste, de l'Universitaire) ne doivent être tenus sous la forme de quelque typologie fixiste, isolant tel ou tel mode de lien social. Chacun des discours n’a de consistance qu’à répondre à et de celui qui répond de son impuissance. C'est justement ce qui va faire qu'un discours n'a d'autre destin, de cette impuissance, que celui de basculer vers un autre discours. Lacan parlera de « ronde des discours ».

115Point de discours figé donc, qui s'offrirait au filet d'un savoir plein objectivant. Et c'est là précisément qu'il est possible de revenir au phénomène de la victimation.
3.4- La victimation : une « séduction » moderne ?...
116On s'arrêtera sur le discours de l'Hystérique. Deux raisons à cela.
117D'une part, ce discours est le seul à se supporter d'une non-historicité. Il renvoie spécifiquement à la plainte dans sa formulation élémentaire. Quoi d'étonnant à cela dans la mesure où le sujet ($) s'y localise au titre d'agent soutenu par l'objet de désir (a), pour poser en adresse la chaîne signifiante située du côté de l'Autre, le savoir (S2) demeurant impuissant à rendre compte du désir (a//S2).
118D'autre part, sur un plan plus clinique, il est clair que la position de victime entretient un lien assez étroit avec ce qui correspondait chez Freud à la « séduction », entendue ici comme facteur traumatique de nature sexuelle déterminant le destin de la psychonévrose.
119C’est en fondant la psychanalyse que Freud a posé le passage entre le traumatisme situé au seul niveau d'une réalité historique à ce qui se voit prendre corps au seul niveau du fantasme de désir, qui institue l'Autre à l'endroit précis où le sujet escompte occuper une place dans son désir.
120Au chapitre de la victimation, il semble que le mouvement opposé soit observé. L'éviction radicale du champ du désir, plus largement de ce qui en ressortirait au titre d'une parole adressée à l'Autre, conduit à la prise en compte exclusive, objective, de l'événement traumatique, dégagé donc de ses coordonnées subjectives. C'est voir que la victimologie parle une langue totalement étrangère à celle de la psychanalyse. Cela n'empêche évidemment pas que celle-ci puisse en dire quelque chose, surtout si, comme on l'a vu plus haut, on s'accorde à reconnaître à une telle pratique la valeur de symptôme de et dans la postmodernité.
121À ce titre, on se rappellera que c'est bien avec l'hystérie que la psychanalyse est née, et ce surtout en y repérant ce qui pouvait s'y inscrire des coordonnées élémentaires de la logique désirante. En quoi justement la figure de l'hystérie ne pouvait qu'être la figure privilégiée à pointer ce qui se trouve fondamentalement instancié dans un discours qui n'est autre que celui de la plainte. En quoi également, elle ne pouvait que sortir du carcan psychiatrique dans lequel elle se trouvait jusqu'alors emprisonnée. Car le discours de l'Hystérique, c'est avant tout celui du quidam qui s'adresse à un Autre au nom d'un désir qui sous-tend dans l'insu sa prise de parole ($/a), cet Autre étant supposé produire un savoir (S1/S2) impuissant cependant, répétons-le, à se poser en vérité à propos de ce désir (impuissance du rapport a//S2).
122C'est en cela au demeurant que le discours de l'Hystérique est anhistorique. Plus encore, éternelle et changeante (Verdet 1976), elle puise dans la logique technoscientiste qui sous-tend la postmodernité matière idéale à rappeler ce qui fondamentalement s'y trouve raté, au sens de « manqué », à savoir le désir lui-même. Cela fait un certain temps déjà que le rapport très particulier que le sujet contemporain entretient avec le corps médical est retenu pour indexer cette dynamique de rappel à l'endroit de l'Autre impuissant, incarné ici en la figure du médecin (Israël 1985). L'hystérie n'a peut-être plus cette clinique de la « grande crise » qui la caractérisait au temps de Charcot, il n'empêche qu'elle n'a jamais été aussi présente, notamment sous la forme de ce qui est devenu le lieu commun de la souffrance postmoderne, à savoir la dépression (Roudinesco 1999). Evidemment, son caractère éternel et changeant s'accorde plus que difficilement avec une psychiatrie elle-même soutenue par la logique d'un savoir plein, qui n'a eu d'ailleurs d'autre choix que de l'éliminer purement et simplement de ses classifications officielles (comme dans le DSM par exemple).
123Aussi ne paraîtra-t-il pas excessif de tenir la victimation, dans ce qu'elle offre de reconnaissance sociale ou de statut où le factuel prévaut sur le subjectif, comme l'un des terrains privilégiés sur lequel peut éclore la plainte hystérique.
124Mais il faut nuancer... Car que ce soit avec Freud dans un premier temps, avec le psy, ou plus largement le médecin aujourd'hui, l'hystérique n'a de cesse d'instituer le trou dans le savoir de l'Autre, et ce dans l'exacte mesure où cet Autre tient son lieu au niveau précis d'un « autre sujet » détenteur d'un savoir. C'est avec l'hystérique qu'il demeure possible de parler de « sujet supposé savoir ». Il en va autrement dit, avec elle, pour alimenter son insatisfaction foncière (qui s'origine de l'impuissance, dans le savoir, à répondre de ce qu'est le désir en vérité), d'une adresse située en un autre lieu subjectif. C'est en cela précisément d'ailleurs que le discours de l'Hystérique prend place authentiquement dans la ronde des discours, car il se fait fort de pointer ce que le discours du Maître est impuissant à réconcilier, à savoir le rapport du sujet ($) à son désir (a).

125Ainsi va la jouissance hystérique : pointer le manque en l'Autre. Mais encore faut-il que cet Autre prenne place au titre d'adresse subjectivée, où le désir donc se retrouve dans ses coordonnées premières...
126L'introduction, à partir du discours du Maître tordu, c’est-à-dire du discours du Capitaliste, modifie complètement la donne. On l'a vu plus haut, l'un des signes majeurs de la postmodernité est l'éviction de toute auteurité, de tout subjectif donc, qui fonderait ou entretiendrait une pensée. Voilà évidemment qui met à mal ce qui, au titre d'adresse teintée d'impuissance, soutenait jusqu'à présent la plainte hystérique. Ce à quoi s'adresse la plainte aujourd'hui, ce n'est plus vraiment à un « sujet supposé savoir », mais bien plus radicalement à un « su posé » en défini(tif), dégagé de tout subjectif. Voilà ce qui tend à modifier en sa structure fondamentale la plainte qui ne s'agence plus autour d'un possible dans lequel l'impuissance garderait sa place, mais bien davantage autour d'un nécessaire, d'une « exigence en droit », qui fournit matière à revendication, à quérulence donc, lorsque la réponse ne vient pas, tout autant d'ailleurs que lorsqu'elle vient en oubliant ce qui appartient fondamentalement au registre de l'impuissance dont relève le lien du sujet à l'objet de son désir.
127Dans la victimation, le sujet dit « traumatisé » n'a plus pour adresse ce qui garderait trace d'un subjectif qui répondrait de l'Autre, mais ce qui prétend en toute officialité atteindre le seuil d'une efficacité absolue au sein d'une procédure tenue pour capable de répondre à chacun. Système duel s'il en est, qui repose sur le principe exclusif qu'à toute question doit être trouvée sa réponse, à tout problème sa solution... Et dans la mesure où se pose officiellement, dans cette procédure, une réponse soutenue par le discours officiel, scientifique autant que politique, comment s'étonner que lorsqu'elle fait défaut, ce soit précisément la revendication qui en vienne à soutenir la plainte d'un sujet qui n'y a pas trouvé sa place ? Donnant donnant ! Procédure (victimologique) pour procédure (dans la quérulence)... Plus encore, dans la mesure où il est fait violence à ce qui, dans l'impuissance de l'Autre quant à saisir le désir en vérité, doit être tenu comme un fait de structure, cette revendication pourra se clamer indépendamment de toute frustration. Porter plainte en viendrait presque à devenir l'enjeu d'une jouissance à l'état brut, sans objet donc...
128Victime sans traumatisme, il y a en vérité de quoi être « séduit » !...
3.5- L'écriture de la quérulence
129Cette plainte qui se dépose (en droit) serait à entendre comme ce qui s'institue aujourd’hui aux côtés de la plainte de toujours, celle proprement hystérique.32 Le technoscientisme comme logique où se formule la forclusion de l'auteur-sujet lui donnerait sa consistance première en fournissant réponse (sous forme de procédure préétablie dans le cas de la victimation) indépendamment de la demande, tout en participant d'une promesse itérative quant à faire de la jouissance l'enjeu d'un accessible.
130La plainte hystérique s'écrit, on l'a vu. Elle entretient même une relation étroite avec le discours du Maître dont elle n'a de cesse de rappeler l'impuissance. La plainte quérulente se supporte-t-elle à son tour d'une possible écriture ? On peut le penser, sachant d'avance que celle-ci aura le classique destin d'un refus violent et catégorique des psychanalystes orthodoxes qui se persuadent d'être garants du dogme analytique.
131En rappel, voici ci-dessous la « ronde des discours » vue plus haut, présentée ici de façon linéaire. Rappelons que le passage d'un discours à un autre est simplement assuré par la rotation d'un quart de tour des quatre lettres dans le sens inverse de l'aiguille d'une montre.

132La rotation effectuée est fondée sur le circuit tel qu'il est fondé de façon, disons, rectangulaire. Ce qui est en haut à gauche vient occuper la place de ce qui était en bas à gauche, et ainsi de suite... Pour le présenter de façon simple, nous montrons ci-dessous les permutations réalisables à partir du parcours effectué par une lettre élémentaire :

133Avec le discours du Capitaliste, le circuit va suivre un mouvement tout autre. Il ne parcourt plus successivement les places de façon si simple, dans la mesure où, comme on l'a vu, il suit un mouvement qui donne la possibilité de passer sur chacune des places, selon un ordre qui rappelle l'écriture algébrique de l'infini (∞). Ce qui donne un ordre de permutations qui se présente, avec la même lettre, comme ceci33 :

134Cela se traduit ainsi, au niveau des algorithmes ayant pour départ le discours du Capitaliste :

135Le but n'est pas d'aboutir à de nouvelles configurations discursives (si on s'autorise à garder le nom de discours ici) qui feraient le pendant des quatre discours classiques. Cela pourrait faire l'objet d'un autre travail. Dans le cadre de cette réflexion consacrée à la victimation, on isolera seulement l'une des figures qui semble présenter la qualité de constituer à la fois le prolongement direct du discours du Capitaliste34, et l'écriture équivalente, vis-à-vis du discours de l'Hystérique, de ce que ce discours du capitaliste est par rapport au discours du Maître, en l'espèce d'une semblable inversion des termes qui prennent place respectivement aux lieux de l'agent et de la vérité.
136Autant le discours de l'Hystérique avait pour effet de pointer l'impuissance du discours du Maître, autant le discours identifié ici comme « discours du quérulent »35, se soutiendrait de ressaisir à un niveau propre au sujet le rapport possible à la jouissance promue par le discours du Capitaliste.

137La symétrie est parfaite. Mais là n'est pas l'important... Dans le discours du quérulent, la jouissance (a) est située en agent qui détermine le sujet ($) institué en lieu de vérité, à situer la production d'un savoir (S2) du lieu de l'Autre, un savoir qui, comme le montre le circuit, n'a d'autre destin que celui d'alimenter la jouissance (S2 → a). Le circuit se clôt sans que la moindre butée ne soit présente pour signifier quelque point d'échappée, quelque ratage.
138La victimation, en tant qu'inscrite dans une telle logique, serait en cela à entendre, au-delà de quelque réponse à un événement traumatique contingent, comme ce qui, dans la réponse qu'elle offre à ce qu'elle fonde comme demande qui ne se formule pas, désigne le lieu à occuper en tant que victime. Fondant la victime en deçà de l'événement, elle engendrerait une exigence en réparation formulable indépendamment de ce qui la justifierait.
139La victimologie crée ses hystériques, a-t-on vu plus haut. On ajoutera qu'elle participe de ce vaste mouvement, au nom d'une jouissance ne se supportant plus de l’impuissance du rapport à l’objet, et qui fonde une revendication qui ne sait pas, ou ne sait plus, sur quoi porter...
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Notes de bas de page
15 On aura noté le conditionnel. Car rien ne pose la scène de viol collectif comme une réalité de fait. Elle le devient en tout cas, incontestablement, à partir de ce discours public de la mère. La façon dont se déroula l'entretien parle en tout cas en faveur d'une production délirante. Mais reste que la place dans laquelle la mère l'a situé publiquement justifie également la tournure persécutive que cet entretien prit rapidement. Sur le plan de la réalité des faits, on ne peut que conclure par un non liquet...
16 Ce n'est rien d'autre que la reconnaissance de cette construction qui a fondé l'intelligence freudienne, avec l'abandon de la neurotica. Le traumatisme infantile, en tant que parlé à partir du symptôme (hystérique) se présentait bien de nature fondamentalement fantasmatique parce qu'il n'y a dans l'inconscient aucun indice de réalité (Freud-1887-1902-p. 191)
17 Secondaire au sens où elle n'est pas liée directement à une scène vécue mais à ce que cette scène, en tant que parlée, a pu occasionner au titre d'une fantasmatisation
18 Il n’a rien à voir, répétons-le, avec le savoir dont parle Lacan dans ses séminaires consacrés aux discours
19 Qui, disons-le en passant, s’oppose radicalement à la théorie de la communication qui n’admet absolument pas cette nécessaire médiation imaginaire
20 On pense évidemment aux cinq célèbres cas cliniques (Dora, Hans, Schreber, Sergueï et l’homme aux rats) publiés sous le titre Cinq psychanalyses ». Mais on ajoutera qu’il n’est de concept central chez Freud qui ne soit issu de la clinique
21 Nous n’aborderons pas ici la question de savoir si le transfert, qui est bien entendu rattaché à ce pouvoir peut être pointé en dehors de la cure analytique.
22 Cette voie est typiquement celle qui est offerte par la propension à une scientificité exacerbée aujourd’hui en psychologie clinique, cette scientificité offrant la possibilité d’une reproduction, confirmée dans ses effets, par le quidam formé à une procédure particulière. Les faits ne le démentiront pas, et le récent rappel à l’ordre, sur un plan juridique, concernant le titre de psychothérapeute, en constitue l’un des symptômes majeurs.
23 On sait qu'elle a complètement disparu des classifications sémiologiques modernes
24 Ce sont ceux-là en tout cas, politique oblige, qui sont médiatisés.
25 Il concerne en tout cas une collectivité à laquelle appartient le sujet. Je pense ici notamment aux sujets ayant fait l’objet d’une agression, quelle qu’en soit la nature (explicite ou implicite), sur le lieu de travail
26 Les psychanalystes, notamment les lacaniens, apprécieront sans doute l'équivocité de l'expression.
27 C'est là au demeurant que le technoscientisme ne saurait être confondu avec la Science. Seul dans le technoscientisme le résultat compte, pas la démonstration qui a pu y mener, en quoi le principe de réfutabilité poppérien se voit dissout au nom du pragmatisme.
28 La construction de ces discours est localisable dans son œuvre notamment à partir des séminaires XVI « D'un Autre à l'autre » (Lacan 1968-1969), XVII « L'envers de la psychanalyse » (Lacan 1969-1970) et XVIII, « D'un discours qui ne serait pas du semblant » (Lacan 1971).
29 Immuables parce que « revenant toujours à la même place », ce qui n'est autre que la désignation du Réel chez Lacan. Les places d'agent, d'Autre, de produit et de vérité constituent, dit Lacan, le « quadripode réel » des discours.
30 La place manque ici pour préciser l’« impossible » qui soutient le rapport entre S1 et S2 dans le discours du maître (plus largement entre l'agent et l'Autre). Soulignons simplement qu'il renvoie ici à la non-identité foncière du signifiant à lui-même, celui-ci ne pouvant se désigner comme signifiant que d'un autre signifiant (en quoi, comme le travaille Lacan dans son Séminaire consacré à l'identification (Lacan 1961-1962) : A≠A, en quoi S≠S d'où l'exigence de pointer le non-identique par l'adjonction d'un S2 au S1.
31 Quel que soit le discours envisagé parmi les quatre possibles, ce rapport s'écrit de son impuissance essentiellement entre ce qui se présente dans un discours en tant que produit et le lieu de la vérité. Mais seul le discours du Maître écrit explicitement l'impuissance du rapport entre le sujet et l'objet de son désir.
32 On verra plus loin que, sur un plan strictement discursif, on peut la tenir comme l’envers de la plainte hystérique.
33 L’écriture ici proposée ne s’aligne pas sur les travaux de Serge Lesourd (2006) qui garde un ordre de permutation identique à ce qui se passe pour la « ronde des discours » pour aboutir à ce qu'il appelle les « parlottes de la postmodernité ». On justifiera ce choix en disant que, si le quadripode réel (places respectives de l'agent, de l'Autre, du produit et de la vérité) correspondent effectivement à ce qui revient toujours à la même place, la torsion réalisée à l'endroit du discours du Maître pour aboutir au discours du Capitaliste force à respecter l'ordre imposé au « quaternaire symbolique », c'est-à-dire aux quatre coordonnées littérales (S1, S2, a et $) dans le sens imposé par le circuit apparaissant alors.
34 prolongement dans la mesure où, comme on peut le voir au niveau du circuit ici présent, l'efficace de chacun de ces pseudo-discours est, à l'opposé des discours et de leur ronde, de ne pointer aucun rapport d'impuissance entre produit et vérité.
35 Avec toute la limite, rappelons-le, qu’il faut admettre quant à l’emploi ici du terme de discours.
Auteur
Maître de conférences, Université Catholique de Lille – Faculté Libre des Lettres et sciences Humaines, 60 Bd Vauban BP 109. F – 59016 Lille Cedex. dominique.reniers@icl-lille.fr, Laboratoire SHS-CEC – Unité de Recherche en Psychologie OCeS (Organisation, Clinique et Sujet).
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011