Sur Aristote et le Mont-Saint-Michel. Notes de lecture
p. 105-113
Texte intégral
1Sous le titre Aristote au Mont-Saint-Michel1 vient de paraître un ouvrage à propos des rapports de la philosophie grecque et de l’Occident latin. Comme ce livre semble avoir joui d’un assez large succès, il est bon de savoir quelle confiance on peut lui accorder. Je me propose ici d’étudier le seul chapitre III2, « Les moines pionniers du Mont-Saint-Michel : l’œuvre de Jacques de Venise », qui traite des traductions gréco-latines d’Aristote et spécialement de celles de Jacques de Venise. Je laisse l’examen des autres chapitres à des spécialistes plus compétents.
Aristote au Mont-Saint-Michel, chapitre 3
2On lit à la page 106 : « Or c’est en son sein [sc. de l’abbaye du Mont-Saint-Michel] que, au début du XIIe siècle, les œuvres d’Aristote furent traduites directement du grec en latin par plusieurs hommes, hélas presque tous demeurés anonymes. » L’assertion est affirmée sans aucune référence. La question d’une équipe de traducteurs au Mont sera traitée à la fin de ces « Notes ».
3On lit trois pages plus loin : « On lui doit [sc. à Jacques de Venise] la première traduction intégrale des Seconds Analytiques [...] et de l’intégralité de la Métaphysique26. » La note 26 se trouve à la page 237 : « Avranches, Bibl. mun, Ms. 232, C 201-225v ; éd. L. Minio-Paluello, Metaphysica Iacobi, p. 5-73. » Or, comme tous les autres témoins de la Metaphysica Iacobi, le manuscrit Avranches 232 ne donne la traduction que de I-IV, 1007 a31. De plus, il ne contient pas les Second analytiques. Les manuscrits du Mont qui conservent ce texte sont tous postérieurs au XIIe s.
4Dans cette même page 109, l’auteur poursuit : « De cette dernière traduction [celle de la Métaphysique], on n’a conservé que les livres I à IV mais l’analyse du vocabulaire employé par saint Thomas d’Aquin montre qu’il se sert, pour tous les livres de la Métaphysique d’Aristote de la même traduction. Or il a incontestablement utilisé, pour les quatre premiers livres, celle de Jacques de Venise. Ce dernier a par conséquent traduit entièrement le texte original27. » La note 27 se lit à la page 237 : « Tel est l’avis des spécialistes, L. Minio-Paluello, G. Vuillemin-Diem, C. Viola. Voir la conclusion de G. Vuillemin-Diem in L. Minio-Paluello, Metaphysica anonyma, p. XI. Cette traduction est dénommée Metaphysica Vetustissitna, car elle est la plus ancienne connue à ce jour. » Loin de se servir, « pour tous les livres de la Métaphysique d’Aristote, de la même traduction », Thomas varie du commentaire d’un livre à l’autre, parfois même au cours du commentaire d’un même livre. Il utilise l’Anonyma pour le livre I et Moerbeke pour les livres II et III. Il ne se sert de la Metaphysica Iacobi comme texte de base que pour la partie traduite par Jacques du livre IV après quoi il passe à l’Anonyma. Mais, dans toutes ces parties, il fait très souvent appel aux aliae litterae : il lui arrive à plusieurs reprises d’appeler la Metaphysica Iacobi du nom de littera Boetii ou translatio Boetii. À deux reprises, une fois dans son commentaire du livre IV, l’autre dans le De unitate intellectus, il cite ainsi des passages qui ne correspondent à aucune des traductions complètes connues, mais dont le type de vocabulaire correspond à celui de Jacques. Ces passages correspondent à des textes des livres V et XII (alors appelé XI) de la Métaphysique. Il est donc très probable que Jacques ait traduit l’ensemble du texte grec ou du moins une partie plus importante que ce qui nous est parvenu et que quelques bribes aient été conservées dans les marges d’autres versions3. Toujours en rapport avec cette note 27 : c’est évidemment la Translatio Iacobi qui est appelée Vetustissima, et non l’Anonyma.
5On relève à la page 110 : « Il [Jacques de Venise] a également traduit le De longitudine et brevitate vitae, le De generatione et corruptione et l’Ethica vetus, nom donné aux livres II et III de l’Éthique à Nicomaque [...]. Minio-Paluello a démontré que toutes ces œuvres étaient du même homme, grâce à une méticuleuse comparaison de la manière dont les termes grecs sont rendus en latin. » En fait, dans son article « Iacobus Veneticus Grecus : Canonist and Translator of Aristotle », Minio-Paluello montre, grâce à des comparaisons du vocabulaire, que la traduction du De generatione et celles de l’Ethica vetus et de l’Ethica nova ne sont certainement pas de Jacques de Venise4 ! Depuis lors, leur traducteur a été identifié à Burgundio de Pise, grâce à des études du vocabulaire, par Robert Durling5 et par Fernand Bossier6. Par la suite, Gundrun Vuillemin-Diem et Marwan Rashed ont retrouvé à Florence, annotés de la main de Burgundio, les manuscrits grecs dont il s’est servi pour ses traductions7.
6Selon la page 115 : « En outre, le très beau manuscrit de l’Éthique à Nicomaque conservé à la bibliothèque d’Avranches comporte un grand nombre de gloses marginales, à l’écriture très fine et très lisible, que l’on doit attribuer à Robert Grosseteste, lequel était donc en relation avec le Mont-Saint-Michel53. » La note 53 donne, à la p. 239, les références du manuscrit en question : « Avranches, Bibl. mun., Ms 222. Le manuscrit comporte de superbes miniatures (f° 1, 9, 14, 23 et 45). » Il contient bien la traduction de l’ensemble de l’Éthique à Nicomaque par Robert Grosseteste datée des années 1246-1247, ainsi que des gloses tirées des Notules que le même Grosseteste a composées à propos de ce texte. Mais ce manuscrit, de la fin du XIIIe siècle, dont le texte est assez corrompu8, se trouvait encore au couvent dominicain de Rochester dans le cours du XIVe siècle ; il n’est entré au Mont-Saint-Michel qu’en 13909.
7La page 117 avance : « Or, à Chartres, Guillaume de Conches († 1154) qui eut pour élève Jean de Salisbury, disposait de plusieurs traductions d’Hunayn ibn Ishāq - en particulier celle de l’Isagoge de Porphyre... » Aucune référence n’est donnée. Comme tous les maîtres de son temps, Guillaume de Conches disposait de la traduction et du commentaire par Boèce (vers 480-524) de l’Isagoge de Porphyre (vers 233-vers 310), dont aucune autre traduction n’a circulé dans le monde latin médiéval10. En revanche, il y a eu plusieurs traductions latines d’une Introduction aux œuvres de Galien par Hunayn ibn Ishāq († 873), dont la plus répandue, datée du XIe siècle, est appelée Isagoge de Johannitius, nom sous lequel Hunayn était connu à cette époque par les Latins11.
8Deux pages plus loin, on lit : « Ces premières traductions de la Métaphysique sont utilisées par Pierre Lombard : l’auteur des Sentences, dans une glose marginale portée dans un de ses manuscrits, dit en effet avoir utilisé le texte d’Aristote en 117576. » La note 76, à la page 241, donne comme reference : « Ph. S. Moore, The Works of Peter of Poitiers, Master in Theology and Chancellor of Paris (1193-1205), Notre Dame, 1936, p. 145-164, ici p. 164. » Pierre Lombard, mort en 1160, peut difficilement avoir utilisé la Métaphysique en 1175. De plus, une glose marginale dans un des très nombreux manuscrits des Sentences du Lombard aurait bien peu de chances d’être de lui. Il suffit de se reporter au livre cité de Moore pour constater qu’il s’agit en réalité d’un passage des Glossae super Sententias du pseudo-Pierre de Poitiers. La confusion commise par Sylvain Gouguenheim provient, selon toute vraisemblance, d’une interprétation erronée de la préface de Vuillemin-Diem à la Metaphysica vetus : « Aristotelis Metaphysicam tamen aliquantulum [...] quinque nobis nota ostendunt ; primus, ut uidetur. auctor glosae cuiusdam ad Petri Lombardi Sententias ante annum 1175 Metaphysicae studeri testatus est »12. À cet endroit de la préface, figure d’ailleurs une note qui se trouve reproduite presque à l’identique dans la note 76 de Sylvain Gouguenheim.
9À en croire la page 120 : « … les destructions de la Seconde Guerre mondiale ont considérablement endommagé le patrimoine de l’abbaye. Le meuble qui abritait les livres a toutefois conservé quelques-unes des traductions latines d’Aristote [...]. » Si les archives du Mont, conservées aux Archives Départementales de la Manche ont été presque entièrement détruites avec le reste du fonds lors de la bataille de Saint-Lô, les manuscrits, comme l’ensemble de la Bibliothèque Municipale d’Avranches où ils sont conservés, n’ont pas eu souffrir de la Seconde Guerre mondiale. L’allusion au meuble qui abritait les livres doit en fait se référer aux dégâts causés par la chute de la Tour de l’Horloge au XIIIe siècle.
10Une page plus loin, on relève : « C’est au Mont-Saint-Michel qu’ont été copiés les manuscrits 221 et 232 d’Avranches, dont les marques de provenance attestent qu’ils viennent du Mont. » Gouguenheim contredit ici ce qu’il a dit avec raison à la page 110, en différenciant l’histoire des deux manuscrits en question : « Le manuscrit 221, qui a été copié au Mont-Saint-Michel [...]. Le manuscrit 232, originaire du Nord de la France [...] ». Le fait qu’un manuscrit ait été en possession d’une bibliothèque ne prouve évidemment pas qu’il y ait été copié.
Aristote au Mont Saint-Michel, Annexe 3
11On lit à la page 213 : « Ce manuscrit [Ms 232] est l’un des plus importants pour notre propos. Il renferme plusieurs traductions de Jacques de Venise : [...] Ethica vetus (f° 73-77 et f° 82-89v), De la génération et de la corruption (f° l-63v) [...]. » Gouguenheim répète l’erreur déjà relevée à la p. 110 (voir plus haut le texte correspondant aux notes 4 à 7). L’Ethica vetus et le De generatione n’ont pas été traduits par Jacques de Venise mais par Burgundio de Pise. Le texte copié (f° 73-77, inséré au XIIIe siècle) n’est pas l’Ethica vetus mais l’Ethica nova, elle aussi traduite par Burgundio.
12Aux pages 213-214, la Constitution d’Athènes est présentée comme appartenant au Corpus de l’Aristote latin. Ce texte n’a pas été connu au Moyen Âge, ni à Byzance, ni par les Syriaques ou les Arabes, ni chez les Latins. Le texte grec n’a été retrouvé en Égypte, dans la région d’Hermopoulis, qu’en 1879 ; il n’a été publié pour la première fois qu’en 1891, par sir Frederic Kenyon13. J’ignore si quelqu’un en a fait depuis une traduction latine.
Une équipe de traducteurs au Mont-Saint-Michel ?
13Nous pouvons maintenant revenir au problème principal, celui d’une équipe de traducteurs d’Aristote travaillant au Mont-Saint-Michel. Il est certain que le Mont a été, au XIIe siècle, un important foyer culturel, notamment sous l’abbatiat de Robert de Torigny, et qu’il y a eu un intérêt marqué pour les ouvrages d’Aristote, intérêt manifesté par la copie au scriptorium même du Mont de trois ouvrages du Stagirite dans la traduction de Jacques de Venise (Ms 221 : Physica, De anima, De memoria). Ces copies sont à la fois les plus anciennes conservées et les plus proches de l’original. Peut-on en conclure que ces traductions aient été faites par Jacques à l’abbaye ? Ce n’est pas impossible a priori, mais demanderait d’être confirmé par des arguments plus solides.
14Dans sa Chronique, après son élection comme abbé du Mont-Saint-Michel, Robert de Torigny a rajouté une note entre les années 1228 et 1229 :
« lacobus clericus de Venetia transtulit de Greco in Latinum quosdam libros Aristotilis et commentatus est scilicet Topica, Analiticos Priores et Posteriores, et Elencos, quamvis antiquior translatio super eosdem libros haberetur. »14
15Cette mention montre l’intérêt de Robert pour Aristote et renseigne sur les années où il pensait que Jacques de Venise avait fait ses traductions ; mais elle ne donne aucune indication de lieu. Si Robert avait pensé que le travail avait été effectué dans son abbaye, il est invraisemblable qu’il ne l’ait pas spécifié. Curieusement, aucune des quatre traductions attribuées à Jacques par la note de Robert ne se retrouve au Mont…
16Le cas de la Metaphysica uetus ne convient pas à une traduction faite au Mont. D’une part, si, comme il est presque certain, elle comprenait primitivement plus que Métaphysique I-IV, 1007 a31, comment expliquer que la bibliothèque du Mont n’ait conservé que la version tronquée ? D’autre part, le manuscrit actuel (Avranches 232) n’a pas été copié au Mont, mais provient d’un autre scriptorium du Nord de la France. On le date actuellement du tout début du XIIIe siècle, peu après la mort de Robert de Torigny.
17Il faut ajouter que ce manuscrit 232 contient, dans d’autres cahiers, le De generatione et l’Ethica vetus traduits par Burgundio en Italie. Des particularités analogues se trouvent dans le manuscrit de même date, Oxford, Bodleian Library, Selden. sup. 24, d’origine probablement anglaise, contenant, dans des textes critiquement très proches du manuscrit d’Avranches, la Metaphysica lacobi, le De generatione et l’Ethica vetus. L’ouvrage traduit par Jacques et ceux qui ont été traduits par Burgundio semblent donc avoir voyagé ensemble. S’il y avait eu des traductions du grec faites au Mont-Saint-Michel, il devrait en rester au moins des traces ; or il n’y a en a aucune. Le fait que le Mont ait possédé des manuscrits des œuvres d’Aristote traduites par Burgundio sur des manuscrits grecs n’ayant jamais quitté l’Italie, suffit à montrer qu’il n’y a aucune raison de postuler une équipe de traducteurs travaillant au Mont, mais qu’il a existé entre l’Italie et le Nord-Ouest de l’Europe divers relais dont le détail nous échappe.
18En 1967 a paru, sous le même titre que l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, un remarquable article de Coloman Viola15, précis, intelligent, admirablement documenté à cette date, qui montre à la fois l’importance et les limites de la contribution du Mont à la diffusion de l’aristotélisme16.
Notes de bas de page
1 Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Éditions du Seuil (coll. « L’Univers historique »), 2008. Ces « Notes de lecture » ont paru dans la Revue des sciences philosophiques et théologies, 92 (2008) p. 329-334 ; les éditeurs expriment leur reconnaissance à l’auteur et au directeur de la revue, le Père Gilles Berceville, pour en avoir autorisé la reprise dans le présent volume, adaptée aux normes de la publication.
2 Ainsi que l’Annexe 3 qui complète ce chapitre.
3 Voir James P. Reilly, « The alia littera in Thomas Aquinas’ Sententia libri Metaphysicae », Medieval Studies, 50 (1988), p. 559-583.
4 Lorenzo Minio-Paluello, « Iacobus Veneticus Grecus : Canonist and Translator of Aristotle », Traditio, VIII (1952), p. 265-304, repris dans Opuscula. The Latin Aristotle, Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1972, n° 12, où le passage cite se trouve à la p. 212-213.
5 Robert M. Durling, « The Anonymous Translation of Aristotle’s De generatione et corruption », Traditio 49 (1994), p. 320-330.
6 Fernand Bossier, « L’élaboration du vocabulaire philosophique chez Burgundio de Pise », dans Jacqueline Hamesse (éd.), Aux origines du lexique philosophique européen. L’influence de la Latinitas, actes du colloque international, organisé à Rome les 23-25 mai 1996, par la Fédérations Internationale d’Instituts d’Études Médiévales, Louvain-la-Neuve, 1997, p. 81-116.
7 Gundrun Vuillemin-Diem et Marwan Rashed « Burgundio de Pise et ses manuscrits grecs d’Aristote : Laur. 87. 7 et Laur. 81. 18 », Recherches de théologie et philosophies médiévales, 64 (1997), p. 136-198, article repris dans Marwan Rashed, L’héritage aristotélicien. Textes inédits de l’Antiquité, Paris, Les Belles Lettres, 2007, III, 14.
8 René-Antoine Gauthier, dans Aristoteles Latinus, Leiden / Bruxelles, Brill / Desclée de Brouwer, XXVI, 1-3, fasc. 1, 1974, p. CCVI.
9 Georges Lacombe et socii, Aristoteles Latinus, Codices I, Rome, 1939, p. 434.
10 Porphyre, Isagoge, texte grec, translatio Boethii, traduction par Alain de Libéra et Alain-Philippe Segonds, introduction et notes par Alain de Libéra, Paris, Vrin, 1998.
11 Georg Maurach, « Johannicius, Isagoge ad Techne Galieni », Sudhoffs Archiv, 62 (1978), p. 148-174.
12 Grundrun Vuillemin-Diem, Aristoteles Latinus, XXV, 1-1*, Bruxelles/Paris, Desclée de Brouwer, 1970, p. XV-XVI.
13 Voir Aristote, Constitution d’Athènes, texte établi et traduit par Georges Mathieu et Bernard Haussoullier, Paris, Les Belles Lettres, 1922, régulièrement rééditée depuis.
14 Cité par Minio-Paluello, Opuscula, p. 191.
15 Coloman Viola, « Aristote au Mont-Saint-Michel », dans Raymonde Foreville (éd.), Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. II : Vie montoise et rayonnement intellectuel, Paris, Lethielleux, 1967, p. 289-312 ; l’article est accessible sur la Toile : http://pagesperso-orange.fr/coloman.viola/Aristote_au_Mont_Saint-Mic.html.
16 Je remercie Madame Gudrun Vuillemin-Diem pour ses observations.
Auteur
Membre de la Commission léonine
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