Aristophane au Mont-Saint-Michel ? Les écueils de la recherche identitaire
p. 45-58
Texte intégral
1« Que les ‘Arabes’ aient joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité culturelle de l’Europe [est une chose] qu’il n’est pas possible de discuter, à moins de nier l’évidence. » Sylvain Gouguenheim place en exergue de l’introduction à son Aristote au Mont-Saint-Michel cette citation de Penser au Moyen Âge d’Alain de Libéra1. Discuter ce rôle est précisément ce qu’il fait tout au long de son essai, en niant l’évidence dont se réclame de Libéra, et même en l’ignorant le plus souvent. Dans la présente publication, d’autres contributions recensent les étonnants oublis et les non moins étonnants raccourcis dont Gouguenheim se rend coupable. Je voudrais, en ouverture, m’interroger sur les implications de cette idée centrale : Que veut dire une « identité culturelle », qu’elle soit européenne ou autre ? Comment peut-on affirmer ou nier une continuité avec des cultures du passé ?
2Regardons tout d’abord, en en reprenant les termes, les thèses que Gouguenheim entend réfuter : « … l’islam (...) serait (...) à l’origine du réveil culturel et scientifique du Moyen Âge, puis de la Renaissance. (…)… la pensée, la culture et l’art européens auraient été engendrés, au moins en partie, par la civilisation islamique des Abbassides »2. À ces thèses il oppose la sienne : « … la vision classique, celle des ‘racines grecques’ et de l’identité chrétienne du monde occidental »3. Le débat est faussé dès la première page de l’introduction. L’auteur affirme que : « Ces deux thèses opposées s’appuient sur des lectures contradictoires d’une même période »4, alors qu’il n’en est rien. Je n’ai pas besoin de nier l’impact profond de l’héritage grec et de l’histoire chrétienne sur l’Europe pour affirmer l’importance de l’apport arabe. Du reste, les « thèses » qu’il prétend réfuter ne sont défendues par personne, du moins telles qu’il les présente. Notons comment il limite « l’Islam » au seul califat abbasside, comme si des siècles de partages, d’échanges et de conflits en Méditerranée avec l’Égypte fatimide, avec la Cordoue omeyyade, avec les ports du Maghreb, avec les Ottomans, n’avaient pas laissé des marques profondes dans la culture européenne.
3Il annonce au moins la couleur. Le livre instruit un faux débat, qui ne peut se développer qu’avec des arguments simplistes. Son auteur s’attaque à des adversaires en leur prêtant des propos qu’ils ne tiendraient jamais. Il commence par poser la proposition : la science grecque fut transmise aux Latins principalement par l’intermédiaire de l’Islam ; il en déduit un « corollaire » : l’Islam a été « profondément hellénisé »5. Curieux corollaire qui, à ma connaissance, n’a jamais été proposé par personne avant Gouguenheim, et qu’il peut donc réfuter sans difficultés. Mais il cherche à prouver une proposition bien plus douteuse : le Moyen Âge latin, lui, est « profondément hellénisé » ; en d’autres termes, entre la Grèce, le Moyen Âge latin et nous il y a continuité et, donc, identité, alors que l’Islam médiéval est en rupture à la fois avec le passé grec et avec l’Europe médiévale (et donc moderne). « L’Islam reprit des Grecs ce qu’il jugea utile ; il en délaissa l’esprit »6.
4Qu’est-ce qu’une « profonde hellénisation » ? C’est apparemment s’être pénétré de « l’esprit grec », du « classicisme athénien de la grande époque »7. Il ne définit jamais clairement cet « esprit grec », mais il l’associe au rationalisme d’Aristote. C’est en somme une vision simpliste et réductrice de la culture grecque. Si aujourd’hui peu d’hellénistes prétendent savoir ce qu’est « l’esprit grec », Gouguenheim, lui, le connaît si bien qu’il n’a pas besoin de le définir. Contrairement à l’Europe latine, l’Islam n’aurait connu, si j’ose dire, qu’une hellénisation « light », inspirée par le néoplatonisme, lequel est présenté comme une sorte d’ersatz de la vraie pensée grecque. Raccourci étonnant, étant donné l’impact profond du néoplatonisme sur la théologie chrétienne des premiers siècles, qui est censée être en continuité avec l’antiquité grecque. Mais ce sont des choses que Gouguenheim semble ignorer.
5Venons-en à mon titre : « Aristophane au Mont-Saint-Michel ». Pour illustrer les pièges que la recherche de « racines » tend à l’historien naïf, imaginons qu’on puisse transporter nos braves bénédictins montois, dans le temps et dans l’espace. Ils se retrouvent dans l’Athènes du Ve siècle avant J.-C., et plus précisément en l’an 411, où ils assistent à une représentation de Lysistrata. Rappelons l’argument de la comédie. En pleine guerre du Péloponnèse, Lysistrata, une femme athénienne, et ses complices, prennent une mesure extrême pour arrêter la folie guerrière de leurs maris : elles décrètent la grève du sexe. Suit une série de scènes, plus impudiques les unes que les autres, qui illustrent les frustrations que cette décision génère chez les hommes. Après Athènes, c’est au tour de Sparte d’être frappée : les femmes à leur tour y interrompent leur vie de couple. La nouvelle est transmise aux Athéniens par un émissaire spartiate, qui est de surcroît accusé de cacher sous son manteau une épée. Sommé de dévoiler l’objet du délit, le Spartiate exhibe son membre viril dans un état douloureux d’érection ! La grève produit l’effet escompté. Acculés par l’urgence génésique, les adversaires signent la paix. La pièce se termine par une scène de liesse, où maris et femmes fêtent leurs retrouvailles. Imaginons la réaction de nos bons moines du Mont-Saint-Michel devant un spectacle pareil ! Songeraient-ils au prolongement de la culture grecque dans la leur ? Se sentiraient-ils imprégnés d’« esprit grec » ? Auraient-ils l’impression d’être, en quelque sorte, chez eux ? Comment réagiraient-ils chaque fois qu’un acteur brandirait son énorme faux phallus ? Si on pouvait conduire à ce spectacle, disons, Hārūn al-Rashīd et Abū Nuwas de Bagdad, sans doute qu’ils le trouveraient eux aussi fort étrange. Mais je me permets de penser qu’ils riraient davantage que les moines - surtout si ces derniers assistaient à la représentation sous l’œil vigilant de leur abbé.
6Ce détour par Aristophane aide à voir les écueils que les débats sur l’identité culturelle rencontrent. L’histoire est faite de continuités et de ruptures, mais affirmer une continuité et une identité entre la Grèce antique, la latinité médiévale et l’Europe d’aujourd’hui ne veut pas dire grande chose. Gouguenheim n’a pas de mal à montrer que la Bagdad abbasside n’est pas l’Athènes de Périclès. Il oublie que le Mont-Saint-Michel du XIIe siècle ressemble encore moins à la cité antique.
7Bien entendu, je n’ai pas choisi Aristophane par hasard : c’est un auteur que le Moyen Âge latin ignore ; chez les Byzantins, il n’est connu que de quelques érudits, notamment à l’époque paléologue8. Les auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive ne s’intéressaient pas à son œuvre. De manière générale, le théâtre, comme les jeux du cirque, fut boudé par les chrétiens, puis aboli. Le théâtre du Moyen Âge européen puise ses racines dans la liturgie et dans l’hagiographie. Il n’a rien à voir avec le théâtre antique, même si les monastères ont conservé quelques manuscrits de Plaute et de Térence. Aristophane, Eschyle, Sophocle, Euripide sont des noms inconnus pour le médiéval cultivé, qu’il vive au Caire, à Cordoue, à Bologne ou au Mont-Saint-Michel, sauf s’il appartient à l’Empire byzantin. Gouguenheim affirme que la tragédie antique n’a pas « investi la culture musulmane »9. Le constat est parfaitement exact. Mais ce qu’il semble ignorer, c’est qu’il en est exactement de même pour le Moyen Âge latin.
8Cela dit, quand Gouguenheim affirme que l’Europe latine est plus hellénisée que le monde abbasside, il n’a pas complètement tort. La littérature latine antique, qui porte des marques d’une influence grecque riche et profonde, a été assez bien préservée durant le Moyen Âge et a été connue des lettrés européens. Si des manuscrits d’Homère ne se trouvaient ni à Bagdad ni dans les monastères latins, ceux de Virgile, d’Ovide, etc. occupaient les rayonnages des bibliothèques monastiques, princières ou universitaires.
9L’exemple du théâtre montre que les « continuités » ne sont jamais totales : elles s’accompagnent toujours de ruptures. Chacun choisit jusqu’à un certain point son héritage. C’est surtout au XVIe siècle que l’Europe redécouvre le théâtre grec et l’intègre profondément à sa culture. Shakespeare et Racine sont impensables sans des ancêtres hellènes que l’Europe a ignorés pendant des siècles. Au moment même où les érudits arabes continuaient à s’intéresser peu à la culture grecque de l’Antiquité, l’Europe en redécouvrait la littérature et réaffirmait sa filiation. Un héritage culturel se construit au fil du temps et s’affirme par un acte délibéré ; il n’a pas l’instantanéité de l’air que l’on respire. Ce phénomène de ressourcement prend parfois des aspects polémiques. La société mexicaine du XXe siècle en est un bon exemple : l’identification à l’héritage aztèque est revendiquée par des pauvres et des démunis ; ils en font un instrument d’opposition à une élite sociale, qui s’identifie, elle, à la culture espagnole.
10En 1995 Thomas Cahill, un New-Yorkais d’ascendance irlandaise, écrivit un livre intitulé How The Irish Saved Civilization: The Untold Story of Ireland’s Heroic Role from the Fall of Rome to the Rise of Medieval Europe10. Le titre du livre en explique le projet : montrer qu’après les invasions germaniques du IVe au VIIe siècle, qui ont bouleversé l’Europe, la civilisation était au bord du gouffre et qu’elle a été sauvée grâce au travail de copistes irlandais et aux activités de missionnaires également irlandais ; ce sont ces insulaires qui, pendant les « dark ages », ont conservé le flambeau de la culture antique. Cahill n’est pas un historien universitaire et ne prétend pas l’être. En fin de compte, son livre n’est pas aussi mauvais qu’on aurait pu le craindre : l’auteur écrit bien et sa description de la société irlandaise des VIe-VIIe siècles est bienvenue. Mais ses prémisses restent évidemment fausses : la « civilisation » était à cette même époque bien vivante ailleurs, comme en témoigne l’activité littéraire dont Rome et l’Espagne wisigothique étaient le cadre, - sans compter l’Orient, que Cahill ignore complètement. Mais la partie du livre la plus éclairante pour moi est la préface ; l’auteur y explique ses mobiles. Quand on entre dans un restaurant newyorkais tenu par un Italien, on y voit une reproduction du David de Michel-Ange ; les italo-américains sont visiblement fiers de leur culture. Dans une taberna grecque, c’est une photo de l’Acropole. À Chinatown, les résidents sont conscients d’appartenir à une civilisation aussi riche qu’ancienne. Et les Irlandais ? Rescapés des terribles famines du XIXe siècle, ils sont connus comme des buveurs de bière invétérés : il n’y a pas de quoi en être fier. Donc, le brave Cahill veut remonter le moral de ses compatriotes ; il souhaite leur montrer qu’eux aussi peuvent marcher la tête haute en se réclamant d’une grande culture. Il leur dit que, sans les Irlandais, le monde aurait plongé à tout jamais dans l’inculture et dans la barbarie. Cahill a écrit ce qu’on appelle aux USA un « feel-good book », un livre qui remonte le moral.
11Personne n’a jamais écrit à ma connaissance un « feel-good book » titré Comment les Arabes ont sauvé la civilisation. L’idée n’en est pas moins dans l’air du temps. Certains affirment que, sans l’apport des Arabes, l’Europe serait encore ignorante et sous-développée11. Comme pour le livre de Cahill, il s’agit d’une version simpliste de l’histoire culturelle. Le but est de communiquer un sentiment de fierté à des personnes qui se sentent méprisées, qu’il s’agisse d’immigrés arabes en Europe, ou des ressortissants de pays arabes qui ont le sentiment d’avoir été agressés par le colonialisme européen et par la puissance économique et militaire de l’Europe et des USA. De tels propos peuvent parfois déboucher sur une vision dangereusement réductrice, dont le but implicite est de dénigrer à tout prix la culture européenne. Face à de tels discours, il faut patiemment montrer la complexité et la richesse des héritages culturels et intellectuels des sociétés modernes. Ces héritages sont si étroitement mêlés qu’on ne pourra jamais dire que tel peuple a joué un rôle primordial ni que, sans lui, tout aurait mal tourné.
12C’est très exactement la thèse opposée que soutient Sylvain Gouguenheim sans l’ombre d’une hésitation. D’abord, il cherche à suggérer que le discours simpliste qu’il dénonce est répandu parmi les médiévistes. Semblable imputation est manifestement fausse pour peu qu’on ait lu des ouvrages récents sur la question signés par des spécialistes. La recherche actuelle tend au contraire à montrer la complexité et la richesse des cultures qui bordaient la Méditerranée. Elle évite les généralisations hâtives sur l’islam et le christianisme, sur l’Europe et le monde arabe. Il s’agit, non pas de deux civilisations qui s’entrechoquent irrémédiablement, mais de multiples cultures qui se croisent et se fécondent : Arméniens, Génois, Kurdes, Catalans, Berbères, Siciliens, Tunisiens, et j’en passe, participent à la création d’une réalité civilisationnelle dont le commun dénominateur ne peut être ramené à une formule passe-partout.
13Gouguenheim apporte une réponse simpliste et réductrice aux questions que posent les liens entre identité culturelle et histoire. Si son livre est un « feel-good book », il faut se demander à quel groupe, blessé dans son amour-propre, il s’adresse. On a vu que d’autres visions réductrices de l’histoire cherchaient à se renforcer. Ainsi en va-t-il des paysans mexicains, héritiers des Aztèques, face aux élites européanisées ; ou des Irlandais déprimés devant leur bock de Guinness dans un bar new-yorkais ; ou des immigrés arabes, dénigrés par leurs hôtes européens. Les soins du docteur Gouguenheim semblent être destinés aux Français et autres Occidentaux accusés d’être à l’origine de tous les maux de la terre : esclavage, colonialisme, inégalités sociales, capitalisme rampant, réchauffement climatique, etc. Ils en ont assez d’être attaqués par des post-colonialistes, des altermondialistes et autres gauchistes. Ils n’ont aucune envie de demander pardon à qui que ce soit. Donc, ils rejettent tout en bloc et insistent sur les bienfaits du colonialisme, en niant qu’une partie de notre héritage culturel puisse venir de sociétés autres que ce qu’on définit comme les « nôtres ». C’est un « feel-good book » pour Européens accablés de reproches et qui n’en peuvent plus. Finalement ils ne doivent rien à personne. Ils peuvent redevenir fiers de leur culture : elle est de pure souche grecque et chrétienne.
14Gouguenheim n’est pas le premier à nier l’importance de l’apport arabe à la culture européenne, loin s’en faut. Il n’y a du reste rien de bien nouveau dans son livre. Certains humanistes des XIVe et XVe siècles, dans leur engouement pour l’Antiquité et leur rejet de la culture scolastique, manifestaient leur mépris pour tout ce qu’ils désignaient dédaigneusement comme « gothique » ou « médiéval », en particulier pour tout ce qui serait une adjonction germanique ou arabe à la culture antique12.
15Pétrarque, partisan passionné de la croisade, s’insurge contre l’emprise des auteurs arabes sur la pensée de ses contemporains. Dans ses Lettres de la Vieillesse, le poète florentin affirme que les Grecs ont établi les bases de la médecine et que les Arabes, piètres médecins, devraient être « bannis » de l’enseignement médical. « Je déteste la race entière » des Arabes, déclare-t-il. Lui qui n’a sans doute jamais lu une poésie arabe, estime que les Arabes sont de mauvais poètes. Il accuse les médecins européens d’adorer Averroès comme un demi-dieu, et même de le préférer au Christ. Il qualifie Averroès de « chien en rage qui aboie contre le Christ » et qui infecte de son « poison » ses admirateurs chrétiens. Dante, dans la Divine comédie, avait mis Averroès et Avicenne dans le cercle des « bons païens », à côté des grands maîtres Platon et Aristote ; Boccace montre maintes fois sa sympathie et son admiration pour des personnages arabes, notamment Saladin, et exprime un certain relativisme religieux dans sa fable des trois anneaux. Rien de tel chez Pétrarque, qui hait purement et simplement les Arabes et veut les « bannir »13.
16Il n’est pas le seul à penser ainsi. À la fin du XVe siècle, Marino Siculo note que l’enseignement de la langue arabe est peu répandu. Ce n’est que justice : c’est une langue barbare. Un débat fait rage aux XVe et XVIe siècles dans les milieux médicaux : Faut-il continuer à se servir de manuels et de traités écrits par les Arabes ? Ne faut-il pas en revenir à la « pureté » de la médecine grecque, symbolisée par Galien et Hippocrate ? Symphorien Champier (1471-1538), qui enseigne la médecine à Montpellier, reconnaît la valeur du travail d’Avicenne mais met ses lecteurs en garde contre la mauvaise influence que la « philosophie creuse et barbare » de cet « apostat impie » pourrait avoir sur le médecin chrétien. Il maudit les docteurs des écoles médicales européennes qui acceptent que leur cursus universitaire soit dominé par « des Arabes, des Perses, des Indiens et des Mahométans ». Leonhardt Fuchs, dans ses Trois livres des paradoxes de la médecine (1535), assure que les Arabes n’ont rien inventé mais que, tout comme les Harpies, ils ont pillé les Grecs et ont contaminé tout ce qu’ils ont touché14.
17D’autres auteurs défendaient Avicenne et plus généralement la contribution des Arabes à la science. Le Canon reste un manuel de base de l’enseignement médical en Europe jusqu’au XVIIIe siècle15. Deux amis, grandes figures de l’humanisme du XVe siècle, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, expriment leur admiration pour les grands penseurs arabes comme al-Fārābī, Avicenne et Averroès. Pic a lu le Coran en latin et a tenté d’apprendre l’arabe pour le lire directement. Il en conclut que chaque grande religion contient une part de vérité16.
18Si certains auteurs des XIVe et XVe siècles nient avec tant de vigueur l’apport arabe à la culture européenne, c’est bien parce que, pour la plupart de leurs contemporains, cet apport relevait encore de l’évidence, après avoir été une vérité incontestée aux XIIe et XIIIe siècles. Quelques exemples suffiront à montrer l’exactitude de cette conception.
19Prenons Adélard de Bath, un savant anglais de la première moitié du XIIe siècle. Gouguenheim en parle17 ; il en fait plutôt un témoin de l’influence grecque. N’est-ce pas Adélard qui affirme avoir été en Sicile et à Antioche ? Mais Charles Burnett a montré que les connaissances scientifiques d’Adélard venaient de sources arabes, par l’intermédiaire de son maître andalou arabophone, Pierre Alphonse. Dans ses Questions naturelles, Adélard affirme, en s’adressant à son neveu parti à Laon pour y étudier la théologie :
« Moi, j’ai appris quelque chose auprès de mes maîtres arabes, qui m’ont guidé par la ratio ; toi, en revanche, tu es mené par la bride [capistrum] de l’autorité (auctoritas). Quel autre mot peut-on utiliser pour désigner l’autorité sinon celui de « bride » ? [Les Latins] sont menés comme des brutes animales par une bride, sans savoir où et pourquoi on les mène, sachant seulement qu’il faut suivre, qu’ils sont liés. Ainsi l’autorité met en péril plusieurs des vôtres réduits à être des captifs enchaînés. En conséquence, certaines personnes se sont octroyé le nom d’autorité comme si cela les autorisait à écrire ; ainsi ils n’hésitent pas à essayer de faire passer le faux pour le vrai aux yeux des hommes bestiaux. »18
20Daniel de Morley, étudiant anglais, arrive à Paris vers 1175 à la recherche du savoir. Il n’y rencontre « dans les écoles (que) des hommes bestiaux », que des professeurs ignorants et prétentieux. Il part pour Tolède, à la recherche de la « doctrine des Arabes » ; il y trouve « les meilleurs philosophes du monde »19. On pourrait multiplier les exemples, en citant Pierre Alphonse, Hermann de Carinthie, Robert de Ketton, Raymond de Marseille - pour s’en tenir au XIIe siècle. Tous ces auteurs opposent, en des termes peu tendres, l’arrogance et l’ignorance des Latins à la lumière de la philosophie et de la science arabes ; ils le font souvent dans des termes similaires à ceux d’Adélard : chez les arabes, la ratio ; chez les Latins, le respect aveugle de l’auctoritas20.
21Certes, il faut se méfier de telles proclamations : au XIIe siècle, comme au XVe ou au XXIe siècle, il s’agit de rivalités culturelles ; toutes sortes de coups bas sont permis dès lors qu’il s’agit de défendre la bonne cause. Les auteurs du XIIe siècle magnifiaient les sciences arabes dans des milieux où celles-ci rencontraient des résistances. Ils étaient conduits à présenter leurs adversaires en abrutis, hostiles à la raison. Ils vendaient ainsi leur propre science, marquée par celle des Arabes, pour promouvoir leurs propres carrières. De même, au XIVe et XVe siècles, les humanistes se sont acharnés contre l’érudition des clercs universitaires : vilipender Avicenne et Averroès était une manière de discréditer leurs adversaires et de vanter leurs propres connaissances « pures », basées sur des textes grecs et latins d’Antiquité.
22Donc on pourrait dire en quelque sorte que Sylvain Gouguenheim fait partie d’une longue et vénérable tradition : la guerre des cultures ou le conflit sur les racines identitaires ; dans ces affrontements, les raccourcis et les exagérations sont monnaies courantes. Aristote au Mont-Saint-Michel est en fin de compte moins un essai sur l’histoire du Moyen Âge qu’un pamphlet qui se complaît dans les faux antagonismes culturels et les vaines quêtes identitaires propres à ce début du XXIe siècle. Amin Maalouf, dans son essai Les Identités meurtrières, montre bien les dangers des replis identitaires : ils impliquent toujours l’exclusion « des autres » du groupe formé par « les nôtres »21. Il vaut mieux, avec Maalouf, reconnaître la richesse et la diversité de notre culture du XXIe siècle. On peut avouer, et même célébrer l’apport arabe qui a enrichi l’Europe du XIIe siècle, sans pour autant oublier le rôle clef joué par la Grèce antique.
Notes de bas de page
1 Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel : les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008, p. 11, citant Alain de Libéra, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 104.
2 Gouguenheim, Aristote, p. 11.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 13.
6 Ibid., p. 164.
7 Ibid., p. 15.
8 Voir Edmund Fryde, The Early Palaeologan Renaissance (1261-c. 1360), Leiden, Brill, 2000.
9 Gouguenheim, Aristote, p. 164.
10 Thomas Cahill, How The Irish Saved Civilization: The Untold Story of Ireland’s Heroic Role from the Fall of Rome to the Rise of Medieval Europe, New York, Hodder & Stoughton, 1995.
11 Il y a certes le livre de Sigrid Hunke, Allahs Sonne uber dem Abendland ; unser arabische Erbe, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1960, traduit en français sous le titre Le soleil d’Allah brille sur l’Occident : notre héritage arabe, Paris, A. Michel, 1963. Gouguenheim, dans une curieuse annexe, qualifie Hunke d’« amie de Himmler », et insiste sur le fait que « cet ouvrage, qui exalte la supériorité de l’islam sur le christianisme, est dû à une intellectuelle nazie » (p.203). Le livre de Hunke est en effet simpliste et polémique, tout comme celui de Gouguenheim. Celui-ci invite à la comparaison entre les deux livres en donnant comme titre à sa conclusion : « Le soleil d’Apollon illumine l’Occident » ; c’est comme s’il voulait montrer qu’il pouvait répondre à une caricature grossière par une autre tout aussi grossière. Si les deux auteurs soutiennent des « thèses » opposées, l’un comme l’autre passe sous silence le rôle primordial joué par les juifs dans les échanges intellectuels au Moyen Âge.
12 Les pages qui suivent sont en partie basées sur Henri Laurens, John Tolan et Gilles Veinstein, L’Europe et l’Islam, Paris, Odile Jacob, à paraître en 2009.
13 Pétrarque, Lettres de la vieillesse (Rerum senilium), 4 tomes, Paris, Belles Lettres, 2002-2006, t. 2, p. 140-41, t. 4, p. 158-59 et 390-391. Voir Francesco Gabrieli, "Petrarca e gli Arabi", Al-Andalus, 42 (1977), p. 241-248 ; Nancy Bisaha, "Petrarch’s Vision of the Muslim and Byzantine East," Speculum, 76 (2001), p. 284-314.
14 Sur ces controverses dans les milieux médicaux, voir Danielle Jacquart et Françoise Micheau, La Médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris, Maisonneuve et Larose, 1996 ; Nancy Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy : The Canon and Medical Teaching in Italian Universities after 1500, Princeton, Princeton University Press, 1987.
15 Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy, p. 70-73.
16 Giovanni Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, Yves Hersant, trad., Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2002, p. 10-11 ; Nancy Bisaha, Creating East and West : Renaissance Humanists and the Ottoman Turks, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 166-73 ; Angelo Michele Piemontese, « Il Corano latino di Ficino e i corani arabi de Pico e Monchates » Rinascimento 36 (1996), p. 226-73 ; Louis Valcke, Pic de la Mirandole : un itinéraire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2005.
17 Gouguenheim, Aristote, p. 52.
18 Adélard de Bath, Questiones naturales, édition du texte latin et traduction anglaise de Charles Burnett, in Adelard of Bath, Conversations with His Nephew: On the Same and the Different, Questions on Natural Science and On Birds, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 102. Voir aussi Burnett, « Adelard of Bath and the Arabs » dans Jacqueline Hamesse et Marta Fattori, (éd.), Rencontres de cultures dans la philosophie médiévale. Traductions et traducteurs de l’Antiquité tardive au XIVe siècle, Louvain-la-Neuve / Cassino, Université catholique de Louvain / Università degli Studi di Cassino, 1990, p. 89-107. Gouguenheim, Aristote, p. 184, donne en traduction un extrait des Questiones naturales, sans mentionner l’édition utilisée ; une analyse montre qu’il n’a compris ni les propos d’Adélard, ni son importance dans la transmission et la promotion de la science arabe.
19 Daniel de Morley, Philosophia, préface § 1-2, de l’édition du texte latin par G. Maurach dans Mittellateinisches Jahrbuch, 14 (1979), p. 204-53.
20 Voir John Tolan, « Reading God’s Will in The Stars: Petrus Alfonsi and Raymond de Marseille Defend The New Arabic Astrology », Revista Española de Filosofía Medieval, 7 (2000), p. 13-30.
21 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
Auteur
Professeur d’histoire à l’université de Nantes
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