Chapitre VI. Le corps, sa survie et son contrôle
p. 171-195
Texte intégral
1La conception indienne de la sagesse consiste à vouloir transformer d’abord les individus avant d’agir sur les groupes : la pensée gandhienne s’inscrit dans cette perspective qui, en réalité, refuse la dualité. Il n’y a pas dissociation, pour elle, entre la société et l’individu, entre le corps humain et le corps social, entre le l’intérieur et l’extérieur. De même, on ne peut dissocier le corps de l’esprit, pas plus qu’il n’y a de frontières entre l’enseignement, l’économie et la religion. Gandhi n’a peut-être pas parlé spécifiquement de l’économie, mais on peut retirer de ses écrits quelques considérations qui concernent un domaine de la vie sociale qui ne pouvait le laisser indifférent, au regard des conditions matérielles dans lesquelles se débattait une partie non négligeable de la population indienne.
L’organisation de la production
Élimination de la misère et apologie de la pauvreté
2L’organisation de la vie économique ne peut être que l’expression des valeurs. Le primat de l’esprit sur la matière prévaut ici autant qu’ailleurs : l’économie est le reflet de la pensée. Bien qu’il ne soit pas un théoricien de l’économie, Gandhi voulait réorganiser fondamentalement les rapports sociaux et les modes de production. Nous allons retrouver ici tous les thèmes abordés plus haut. En premier lieu, la pensée de Gandhi se pose comme critique du matérialisme et de la recherche du profit. En même temps, toute sa vie n’en resta pas moins tournée vers l’amélioration des conditions de vie de ses concitoyens dont une bonne partie vivait dans une situation matérielle déplorable. On pourrait dire qu’il entendait valoriser la pauvreté, en tout cas l’austérité, tout en éliminant la misère : en effet, selon lui, l’apologie de la vie simple, de l’austérité ou du contrôle de soi sont des valeurs essentielles qu’il appliquait de façon constante à sa propre vie. Mais la rigueur qu’il recommande présuppose l’assurance d’une survie élémentaire et sa réflexion a porté sur les façons d’atteindre ce minimum. A ce propos, ses idées ne manquent pas de modernité : il considère que la terre ne peut assurer l’abondance pour tous et il est donc nécessaire de se contenter de peu, de limiter ses besoins. Cette idée est corollaire de sa critique du matérialisme et du machinisme : la vie simple qu’il prône est donc à la fois le fruit de ses principes et de son réalisme.
3Très sensible au dénuement matériel des pauvres, il considéra qu’un minimum de sécurité économique est nécessaire et lutta pour que chacun puisse nourrir les siens. Une des manières de réaliser ce but, estime-t-il, est de cultiver l’austérité chez ceux qui vivent dans l’opulence. Sans avoir réellement mis en place des institutions qui allaient dans ce sens, Gandhi prônait aussi une redistribution des biens, des riches vers les pauvres. Contrairement au communisme qui repose sur la lutte des classes, ce qui en pratique s’est traduit pas la dictature d’un parti, Gandhi refuse la division de la société et il ne voit dans les classes que des états passagers : les « riches » doivent changer leur cœur pour accepter, de leur plein gré, de mener une existence sobre et partager leurs richesses. Ne reconnaissant pas les classes comme une division essentielle de la société, la lutte des classes n’est pas une solution aux problèmes du monde. La révolution primordiale est d’abord intérieure et finalement individuelle.
4Cependant, il était également convaincu de l’importance du travail comme réalisation de soi et il se mit, lui aussi, à privilégier le travail manuel, une valeur n’ayant rien de particulièrement brahmanique. Gandhi considère, au contraire, que Dieu a créé l’Homme pour le travail et celui qui vit du travail des autres n’est qu’un voleur1. C’est dans cette optique qu’il va développer l’idée que chacun doit travailler de ses propres mains. Le travail manuel est une façon de se libérer, d’accéder à la sagesse. Il s’agit d’une idée assez originale dans la tradition religieuse hindoue qui a toujours mis l’accent sur une forte division du travail et sur le primat du travail intellectuel, souvent associé aux Brahmanes. Pour Gandhi, au contraire, tout le monde doit travailler de ses mains. Le paysan (kisan) et l’artisan constituent les principaux piliers de l’organisation économique. On notera que quand il parle d’économie, Gandhi se montre égalitariste et rejette le principe de la division du travail. Par contre, il reconnaît les vertus de celle-ci quand il parle d’organisation sociale, c’est-à-dire de caste. Il n’a pas toujours été clair sur ce point, cependant on peut lever la contradiction en notant qu’il ne voulait pas détruire l’ordre social d’un seul coup, mais œuvrait plutôt à sa disparition progressive à travers un changement de mentalité.
5La vie économique doit être basée sur la satisfaction des besoins élémentaires, que ce soit la nourriture ou les vêtements. Une fois ce minimum assuré, on débouche sur le superflu et on se condamne à une économie du progrès. Gandhi rejette toute conception matérialiste et cumulative de ce dernier. En d’autres termes, il dénonce une économie basée sur le « toujours plus » car celle-ci se condamne à augmenter indéfiniment la production. La production de masse vouée à la multiplication infinie engendre donc l’insatisfaction. Si tous les pays développaient une production industrielle massive, il n’y aurait plus de marché pour les produits. Ce type de production comprend donc sa propre contradiction, sa propre négation et sa propre destruction. L’accumulation des richesses n’est, de toute façon, pas un progrès véritable. Une idée, qui ne manque pas d’originalité pour l’époque, est le refus de considérer progrès moral comme la conséquence du progrès économique, ce dernier n’étant de plus pas une fin désirable en soi. Bien au contraire, l’argent asservit l’homme2. Même si ces craintes ne se sont pas matérialisées, on est frappé aujourd’hui par la modernité de sa pensée. A l’époque, elles étaient en avance sur leur temps car le matérialisme et le communisme, qui mettaient principalement l’accent sur le progrès économique dominaient les mouvements de libération. Aujourd’hui, elles ont pris une dimension nouvelle, notamment par rapport à la réflexion écologique qui la sous-tend.
6L’apologie du travail manuel débouche naturellement sur l’autosuffisance, la modération, et même l’austérité. Sur plan général, dès lors, les exportations de biens sont autant à rejeter que les importations. Le swadeshi, boycottage des biens étrangers, n’était pas, pour Gandhi, une politique à court terme, visant uniquement à bouter les Britanniques hors de l’Inde, mais un principe de base permanent de l’économie3. Au lieu d’inonder le monde de ses produits manufacturés, l’Angleterre, aurait dû, elle aussi, se contenter de répondre aux besoins de sa propre population. L’économie gandhienne, par ce caractère autarcique, présuppose donc une forme de nationalisme, tout en mettant l’accent sur la communauté de village, un thème qui deviendra cher à Gandhi dans les dernières années de sa vie. Il idéalisa fortement l’organisation du village telle qu’elle aurait existé dans une espèce d’âge d’or précolonial que les nationalistes indiens imaginaient4 et il la proposa comme modèle à l’Inde en quête d’indépendance. La différence avec Nehru est ici criante : en 1945, Gandhi écrivit que les Indiens devraient vivre dans des villages et non dans des villes, dans des huttes et non dans des palaces. Nehru lui répondit sèchement que, selon lui, le village est davantage lié au passé, au mensonge et à la violence et qu’il ne voyait pas en quoi il serait moralement supérieur à la ville.
Critique du machinisme
7Peu décontenancé par cet argument, Gandhi rétorqua que la ville, liée à la modernité qu’il rejetait avec force, nie la tradition. Comme on l’a vu, il associe la modernité à l’Occident et, dans ce cas précis, son anti-occidentalisme prend la forme d’une critique radicale de la machine. En effet, il considère cette dernière comme une négation du travail de l’homme et il en vient à la proscrire sans toutefois réussir à assumer toutes les conséquences pratiques de ce rejet. Le nationalisme indien lui-même est, pour une bonne part, le fruit de la modernité, notamment en ce qu’il présuppose les moyens modernes de communication. De plus, comme on l’a vu, ses bailleurs de fonds provenaient pour une bonne part de l’industrie textile qu’il se garda bien d’affronter directement.
8Il donne à sa critique du machinisme une dimension à la fois religieuse et nationaliste. En effet, selon lui, la machine, produit de l’Occident, est satanique, elle représente un « grand péché »5 et la paupérisation de l’Inde est le résultat de la modernisation qu’elle implique : telle est, notamment, la conclusion qu’il retire de sa lecture du livre de Dutt An Economic History of India. Contrairement aux marxistes, toutefois, Gandhi affronte le problème à la base et propose d’enrayer ce déclin en prônant la suppression des machines. Celles-ci ont d’ailleurs la fâcheuse tendance à entraîner la concentration des richesses dans les mains de quelques-uns. Quant aux biens de consommation mécanisés comme les voitures et les bicyclettes, ils ne satisfont pas les besoins primaires de l’Homme et on peut donc s’en passer. La machine à coudre Singer est une des rares inventions à trouver grâce à ses yeux6.
9Face aux critiques, Gandhi nuance quelque peu ses vues et affirme qu’on ne peut supprimer toutes les machines, mais qu’il faut en contrôler la production par l’État ou encore qu’il n’est pas opposé aux machines puisque même un cure-dent et surtout le rouet sont des machines. De même, il se garde bien de critiquer ouvertement les propriétaires indiens de filatures puisque ceux-ci comptent parmi ses mécènes. Enfin on a vu comment lui-même utilise la presse, la radio, les chemins de fer et l’imprimerie pour diffuser ses idées. Jamais il ne remit cette utilisation en cause, mais on peut imaginer qu’il la considérait comme un outil temporaire dans sa démarche de persuasion. Mais la fin justifie-t-elle ici les moyens ? Quoi qu’il en soit, sa critique du machinisme ne faiblit guère : « Idéalement, écrit-il, je souhaite supprimer toute machine ». Dans les années 1920, il trouva un substitut à la production industrielle de masse qu’il érigea quasiment en panacée : le filage individuel par le rouet.
Le rouet
10Le rouet (spinning-wheel ou, en langue vernaculaire charkha) devint un des thèmes favoris de Gandhi et symbolise bien cette continuité entre la réalisation individuelle et le bien-être général. Il en it un élément fondamental de sa pensée, quasiment une obsession, qui lui attira d’ailleurs les sarcasmes des intellectuels du Congrès. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Gandhi s’en référait à la science pour justifier l’importance du rouet. Il s’agissait même, selon lui, de la solution scientifique aux problèmes économiques de l’Inde et plus particulièrement des 85 % des personnes qui vivaient de l’agriculture. La généralisation du filage manuel signifiait aussi la fin de la production de masse et une espèce d’autosuffisance personnelle. Chacun travaillait pour soi et ne dépendait plus économiquement des autres. En termes durkheimiens, on dirait que Gandhi prônait une solidarité mécanique aux dépens d’une division du travail de type organique. Il disait d’ailleurs que la réalisation du khadi (tissu réalisé à partir de filage au rouet) conduisait à une organisation sociale parfaite et que la beauté d’un tel tissu provenait du fait qu’il contenait une âme car il était le fruit du travail de chacun. Il remarquait d’ailleurs que, partout dans le monde, les produits faits à la main étaient plus valorisés que les produits industriels.
11En filant chaque jour une certaine quantité de fil, chacun peut résoudre deux problèmes fondamentaux : d’une part, on favorise la production artisanale au moyen d’une technologie simple, tout en créant de l’emploi. En second lieu, on s’initie au travail manuel qui est source d’épanouissement et de libération.
12La croisade en faveur du rouet prit des proportions importantes que d’aucuns purent considérer comme excessives, mais après tout la modération n’était pas toujours sa qualité principale : à un moment, il voulait refuser la nationalité indienne à toute personne qui portait des vêtements produits industriellement. Il voulait également inscrire dans les statuts du Congrès que tout membre dût filer une certaine quantité de fil chaque jour et il se disait prêt à désigner des commissaires pour contrôler cette production. Il se laissa tellement emporter par son idée qu’il ne fut pas loin de croire qu’il suffisait de filer au rouet pour que tous les problèmes de la société indienne fussent automatiquement résolus.
13Cet acharnement ne manqua pas d’attirer les sarcasmes des uns, les critiques des autres. Certes, filer devint à la mode et Jawaharlal Nehru lui-même s’y essaya pour un temps, en ne manquant de se faire photographier en pleine action. Des critiques sérieuses s’élevèrent pourtant comme celle du militant nationaliste George Joseph qui considérait que le Congrès était incapable de répondre aux besoins du pays en suivant Gandhi sur cette voie. De plus, George Joseph notait que le tissage asservissait le travailleur qui devait œuvrer de longues heures pour une productivité et un salaire inférieurs à la production mécanisée.
14L’apologie du filage est celle de la vie simple, mais Gandhi prétendait aussi que cette activité était typique de l’Inde ancienne et qu’elle avait été perdue sous l’effet de la colonisation. Les ancêtres des Indiens, affirmait-il, avaient compris combien il était nécessaire d’imposer des limites à la croissance économique. Le bonheur, selon eux, était avant tout une question d’état d’esprit et ils savaient que rien ne servait à rechercher le luxe et les plaisirs. Autrement dit, alors que les ancêtres des Indiens avaient trouvé la sagesse dans l’austérité et la modération, les Britanniques corrompirent ces idéaux en imposant leur civilisation comme la plus achevée et comme modèle prétendument valable pour toutes les autres civilisations. En réalité, les Indiens étaient faits pour une autre voie et Gandhi se proposait donc de les guider sur celle-ci en leur indiquant la marche à suivre.
15Comme souvent, Gandhi fut capable d’adapter ses vues selon l’auditoire. S’adressant à des marchands, il leur rappelle que le mouvement swadeshi vise à favoriser l’économie indigène. Il admet leur souhait de gagner de l’argent, mais il tente plutôt de moraliser leurs activités commerciales en affirmant que tout argent gagné doit l’être honnêtement. Par ailleurs, quand il organise le mouvement de grève des ouvriers de l’industrie textile, il ne réclame pas la fermeture des filatures qui serait évidemment désastreuse pour eux. Ces deux exemples témoignent bien de son réalisme, de sa capacité à s’adapter aux contingences et de transformer ainsi ses principes en idéaux quand il le faut.
16En dépit de son insistance sur le village comme centre de la vie indienne, Gandhi a peu écrit sur l’agriculture. Le rouet retenait tellement son attention qu’il se sentit peu concerné par les techniques agricoles. Il proposa néanmoins une vision idéalisée de la communauté de village qu’il transforme en lieu de sagesse et d’équilibre. Cette conception s’intégrait bien dans une perspective romantique et nationaliste de l’Inde. Elle ne reflétait cependant que très imparfaitement la réalité historique et les militants intouchables, par exemple, lui firent remarquer que le village indien n’était pas le lieu par excellence de la non-violence et, de leur point de vue, il avait même été le théâtre privilégié de l’exploitation de l’homme par l’homme.
De la nourriture à la santé
17Comme on l’a vu précédemment, il est possible de parler d’une vision holistique de l’homme et du monde. Il n’y a pas disjonction entre la manière de se vêtir et l’économie, entre la pensée et la sexualité, entre la morale et l’action politique. Gandhi entendait d’ailleurs être jugé autant sur ses actes que sur ses paroles, tant il est vrai que la vie d’un homme est, pour lui, le reflet de sa pensée. Il croit certes à la présence de forces invisibles, notamment ce qu’il appelle l’âme, Dieu ou encore la vérité et qui se trouvent en chacun de nous. Mais cet invisible n’est pas dissocié du visible, il se donne à voir dans ce dernier et c’est pour cela que l’habillement, le comportement et même la santé sont le reflet de la pureté ou de la décadence de l’âme. Il a donc toujours attaché une grande importance aux symboles pour signifier quelque chose et il n’a jamais négligé non plus l’aspect extérieur et le comportement. En réalité, il était avant tout un moraliste, tout à la fois observateur des mœurs et promoteur d’un bien idéal.
La santé
18La propreté faisait aussi partie intégrante de ses préoccupations et il n’hésita pas à dénoncer la saleté qui régnait dans les lieux publics, enjoignant ses compatriotes à ne pas cracher ou jeter leurs ordures par terre. A diverses reprises, il écrivit à la direction de transports publics pour dénoncer le manque d’hygiène dans les trains ou les bateaux.
19Pour en revenir plus spécifiquement à sa préoccupation pour le corps, nous avons vu que, chez lui, l’âme et le corps ne sont pas des entités tout à fait séparées. En conséquence, la santé du corps découle largement de la pureté de l’âme, en d’autres termes, santé et moralité (ou religion) sont étroitement liées. Dans cette perspective, une personne parfaitement droite et morale jouirait aussi d’une santé impeccable. Il y a nécessairement quelque chose d’un peu gênant dans une telle conception qui porte à croire que les gens en bonne santé sont supérieurs aux autres, sur le plan moral ou spirituel. De surcroît, cela peut aussi vouloir dire que les malades sont non seulement responsables de leurs maux, mais qu’ils sont, en outre, des êtres mauvais, à la morale caduque, ainsi que nous le verrons ci-dessous à propos de la syphilis. De même, il pense que la famine résulte du fait que les Indiens n’ont pas suffisamment confiance en eux-mêmes et qu’ils manquent d’honnêteté. « Que nous ne voyons pas la relation entre la famine et le manque d’honnêteté est une erreur » écrit-il. Plutôt que d’envoyer de l’argent pour résoudre la famine, nous devrions apprendre aux gens à être honnêtes.
20S’il est préoccupé par lui-même et sa propre santé, Gandhi est aussi un réformateur social et il entend, dès lors, améliorer la santé, tant physique que morale, de ses concitoyens. Autrement dit, la santé, privée et publique, a toujours été une source de préoccupation. La reconstruction du pays à laquelle il aspirait de toutes ses forces passait par une réforme de ses concitoyens. Une fois encore, nous voyons chez lui une conception originale qui contrastait avec celle des autres nationalistes qui pensaient que la domination britannique était la cause de tous les maux et que, dès lors, les problèmes disparaîtraient une fois qu’il serait mis fin à la colonisation. Selon Gandhi, à l’inverse, une conversion personnelle, interne et profonde, était nécessaire sous peine de ne rien changer du tout. La décolonisation était un moyen de permettre l’avènement d’une nouvelle société, mais aussi d’un homme nouveau : l’individu, tant par son âme que par son corps, serait nécessairement l’acteur de ce renouveau. C’est dans ce sens qu’il pense aussi, comme nous l’avons dit, que « l’avenir appartient aux nations qui sont chastes ».
21En ce domaine, sa critique de l’Occident se traduisit assez naturellement par un rejet de la médecine occidentale. Pour lui, son pays n’a rien à attendre de cette « armée de docteurs » qui dissèquent des cadavres et tuent des animaux. Même s’ils parviennent à soigner le corps, cela n’apportera rien à la nation. Il rejeta, du moins en théorie, la médecine occidentale pour considérer qu’un équilibre moral était une condition pour atteindre un équilibre corporel. Ce rejet ne résista pas à toute épreuve et il sut faire preuve de réalisme quand il le fallait. S’il s’était montré inflexible lors des maladies de son fils, lui-même ne refusa pas de se faire opérer de l’appendicite et il prenait de la quinine pour soigner la malaria.
22Sa conception de la maladie n’est pas étrangère à celle du péché car la douleur physique dérive de nos actes et de notre pensée. En d’autres termes, une vie et une pensée saines sont le gage d’un corps sain. Le Guide de la santé, publié en France dès 1949, contient toutes les ambiguïtés de la pensée gandhienne en la matière. Gandhi y affirme que tous ses conseils résultent d’expériences et peuvent donc être considérés comme avérés. Sa critique de la médecine occidentale était donc radicale : la science des médicaments, ne craint-il pas d’écrire, repose sur des conjectures et plus une ville compte de médecins, plus la maladie s’y propage.7 Mieux vaut donc éviter d’avoir affaire au docteur. Ainsi, il s’opposa au vaccin contre la peste. Il considérait qu’il faut plutôt éduquer les hommes à cesser de rechercher le plaisir : un vaccin n’élimine pas les causes de la maladie qui sont à rechercher dans les mauvaises habitudes sanitaires, morales et économiques des gens. La maladie n’atteint l’Inde que parce que le niveau de moralité de cette dernière est bas.
23Gandhi reprend à son compte des conceptions traditionnelles hindoues sur le corps comme équilibre entre la terre, l’air, le feu, l’éther et l’eau. Il conçoit la santé comme une juste combinaison de ces éléments. Sur certains points, il avance des idées générales qui ne manquent pas de bon sens : il affirme, par exemple, les vertus de la propreté et de la salubrité publique et dit préférer l’air des campagnes à celui des villes. Mais au-delà de ces généralités, il avance aussi des conseils beaucoup plus problématiques. Il est intéressant de noter que l’initiateur de la marche du sel prônait une alimentation sans sel8 et il affirmait même que la suppression de ce dernier peut suffire à guérir les hémorroïdes et l’asthme. Les vertus curatives de la terre sont d’autant plus grandes que notre corps est composé de cet élément : une morsure de serpent peut être guérie en y appliquant de la terre qui absorbe le venin. De même, les maladies des yeux, de la peau tout comme les ulcères peuvent être guéris par la simple application de boue9.
24A certains moments, il perçoit la maladie comme la conséquence de nos actes : la syphilis provient de l’adultère et de la volonté inflexible de la Providence qui condamne ses malheureuses victimes à une vie de souffrances. Les remèdes à ces maladies sont donc inutiles et provoquent d’autres maladies tout aussi périlleuses : une vie vertueuse est le seul moyen d’enrayer leur progression. Les docteurs et les hôpitaux propagent le péché car ils empêchent les hommes de prendre soin de leur corps et, dès lors, l’immoralité se répand.10 Les médecins violent, en outre, notre instinct religieux car leurs médicaments contiennent des graisses animales et de l’alcool. Enfin la médecine moderne est aussi une entrave au contrôle de soi. D’ailleurs les médecins ne choisissent pas leur profession pour servir les autres, mais pour devenir riches.
25Il éprouvait de sérieuses réticences face à la médecine ayurvédique qu’il considérait comme un système de soins urbain, réservé aux hautes castes, qui « ne progressait pas » et dès lors « ne pouvait devenir une science véritable11 ». Selon Alter12, la référence aux humeurs que fait Gandhi n’est pas inspirée de la médecine indienne traditionnelle, mais provient de la théorie de la thérapie naturelle de Just et l’hydrothérapie de Khun. Comme on le voit, il n’était pas opposé à une légitimité scientifique, mais, au contraire, il faisait sans cesse référence à la rigueur scientifique et c’est souvent dans ce sens qu’il parle de ses propres expériences (experiments plutôt que experiences). Son approche du rouet, du bain et d’autres pratiques liées à la santé est conçue comme une « science rationnelle de la santé morale » : « Je suis convaincu, écrit-il, que si nous organisons notre diète sur une base scientifique et mangeons modérément, personne ne tomberait malade ». Ailleurs, il dit qu’il faut régler l’alimentation d’un point de vue « scientifique ».
26Il n’est pas nécessaire de prendre cette théorie au pied de la lettre car une lecture littérale laisse transparaître un mélange de bon sens et de quelques inepties. Fort heureusement, il ne se trouva pas grand monde pour prendre les élucubrations qu’elle contient au pied de la lettre, pas plus en Inde qu’ailleurs. Dans le même temps, si l’on dépasse cette lecture, ses vues ne sont pas démunies de pertinence. La première chose qu’il convient de retenir en effet, est la nécessité de prendre en charge sa propre santé. En second lieu, il prône aussi une responsabilisation de chacun et, dès lors, une hygiène générale de vie qui évite de n’attendre la santé que des médicaments ou d’une intervention extérieure. En troisième lieu, il fait de la santé une quête permanente dont la recherche ne doit pas uniquement découler de l’état de maladie. Quatrièmement, il met en avant la propreté et se plaint régulièrement des habitudes indiennes de cracher partout et de jeter leurs déchets n’importe où. Après une traversée vers Rangoon, par exemple, il écrivit au directeur de la compagnie maritime pour se plaindre de la promiscuité dans laquelle les passagers devaient voyager et de l’état déplorable des latrines. Inlassablement, il ne cessa de mettre l’accent sur l’hygiène. Enfin, il souligna aussi la nécessité d’un certain équilibre et d’une harmonie avec la nature : à ce propos, il enjoint d’éviter les excès tout en vivant dans la modération si ce n’est dans l’austérité. Ces quelques réflexions rendent bien plus actuelles et acceptables des conceptions concernant la maladie et, plus encore, la santé qui auraient pu paraître jusqu’alors comme assez cocasses et, en tout cas, peu réalistes.
L’alimentation
27La manière de se nourrir -faut-il encore le préciser ?- fit partie intégrante de cette quête qui est autant physique que spirituelle. Chez Gandhi, elle prit des proportions presque obsessionnelles. Quand il écrit à des amis ou disciples, comme Madeleine Slade ou Herman Kallenbach, par exemple, il leur détaille ses menus de la journée et leur frugalité ne manque pas d’étonner. Ayant fait le vœu de ne pas prendre de nourriture après le coucher du soleil et de ne pas manger plus de cinq types de nourriture par jour, il se fit un devoir de respecter ce « principe » au pied de la lettre. Il ne considérait pas la nourriture comme un des plaisirs de la vie, mais la voyait plutôt comme un mode de mortification. A ce propos, on ne peut s’empêcher de noter le caractère foncièrement anti-hédoniste de sa philosophie qui est faite de sacrifices et d’austérité, sans ne jamais laisser nulle place au plaisir.
28Voilà, à titre d’exemple, comment une de ses lettres détaille sa prise quotidienne de nourriture : le matin vers 8 heures, 16 onces de lait de chèvre et quatre oranges. Vers 13 heures, de nouveau 16 onces de lait de chèvre, des pêches, des raisins ou d’autres fruits ; le soir vers 18 heures, une cuillère à café de pâte d’amande, 20 ou 30 dates, quelques tomates et un peu de salade. L’absence de céréales et de féculent, ajoutait-il, lui permettait d’éviter toute indigestion. Ailleurs, il admet que les légumes secs peuvent être nécessaires à ceux qui travaillent manuellement, mais, dans tous les cas, il estime que l’on mange toujours de trop. A certains moments, il mangeait aussi des noix et des cacahuètes, mais, le plus souvent, il insistait surtout sur l’importance des fruits.
29Il pensait que la prise de nourriture avait des effets immédiats sur le corps et, à ce titre, il faisait régulièrement des expériences afin de tester les effets de tel ou tel ingrédient. Il essaya, par exemple, de prendre un peu de sel ou encore tel ou tel type d’huile ; il tenta aussi de se passer de produits laitiers, mais il va sans dire qu’il rejetait complètement la viande et était un végétarien très strict. Comme on l’a vu, c’est en Angleterre qu’il découvrit le végétarisme en tant que principe de vie. Durant son enfance, il avait associé la viande à la force et avait même essayé d’en consommer. Dans sa vie adulte, par contre, le végétarisme, comme la diète qu’il s’impose jour après jour, fut associé au sacrifice et à la maîtrise de soi. Le régime végétarien, qui dérive des préceptes de l’ahimsa, est aussi une marque de civilisation voire d’humanité, à un point qu’il se croit obligé de préciser quelque part qu’un boucher peut tout de même être humain. Les peuples plus arriérés sont, par contre, uniquement carnivores, mais adoptent des éléments végétariens dans leur alimentation dès qu’ils entrent en contact avec les peuples civilisés d’Europe. La nature a destiné l’homme au régime végétarien et l’alimentation crue est celle qui lui convient le mieux, sans compter les économies de temps, d’argent et de feu qu’elle occasionne. Une alimentation faite exclusivement de fruits augmente enfin les forces physiques et intellectuelles.
30Le type de nourriture que nous mangeons reflète autant notre âme qu’il n’influe sur notre équilibre personnel. Ceux qui flattent servilement leur palais ne sont pas moins odieux que les menteurs, les fraudeurs ou les voleurs.13 Les plaisirs de la table sont honteux et doivent être proscrits. Même les repas de fêtes sont un « grand péché » : toute cette cuisine est volée aux pauvres, de même d’ailleurs que tout aliment que nous prenons sans nécessité absolue. Il applaudit l’action d’activistes qui ont fait fermer des teashops dans la région du Gujarat : Manger et boire à l’extérieur de la maison coûte cher et n’est pas nécessaire, commente-t-il. Déjà en Afrique du sud, il avait entrepris une croisade contre le thé, une boisson qu’il jugeait pernicieuse et qui avait détruit la santé de millions de gens : crampes, vertiges, maux de tête, somnolence figurent parmi les effets néfastes du thé qui affecte aussi les substances cérébrales, le sang et tous les fluides vitaux. Les Indiens n’en consomment que pour ressembler aux Blancs et feraient mieux de s’en passer. Même le cacao, quoique moins nocif, est à éviter parce qu’« il contient un poison qui émousse le tact »14.
31Toujours dans cette tradition puritaine, on ne s’étonnera pas de lire que l’alcool est assimilé à l’alcoolisme et le tabac à la drogue. Les conséquences du tabagisme sont décrites comme moralement désastreuses, conduisant au vol et à l’accoutumance. Le venin du tabac est plus subtil encore que celui du vin. De tels excitants conduisent tout droit à la décadence physique et annihilent tout sentiment moral. Le vin et l’alcool détruisent l’âme et l’on doit s’appliquer à convaincre les buveurs des vertus de l’abstinence : il en appelle donc à lancer un mouvement contre l’usage de l’alcool, substance qui, comme toute drogue, empêche le contrôle de soi.
32La frugalité fait bien sûr partie des vœux que doivent prononcer les membres de ses communautés. La nourriture est, en fin de compte, largement conçue comme nuisible, elle n’est source d’aucune satisfaction en dehors de la diète et elle doit donc être réduite au minimum nécessaire qui, chez lui, atteint des profondeurs abyssales.
L’habillement
33Nous avons vu, à maintes reprises, combien Gandhi était sensible aux symboles. Il affirme le primat de l’esprit sur le corps, mais celui-ci peut aussi refléter les convictions d’un homme et être le témoin de sa pensée. Durant toute sa vie, il accorda une grande importance à ses habits, même si ceux-ci se réduisaient comme peau de chagrin au cours des années : il se dévêtit, de plus en plus, pour ne finalement retenir que le strict minimum. La croisade menée en faveur du rouet trouva son prolongement naturel dans cette promotion du vêtement simple et aucun leader au monde ne s’est sans doute tant préoccupé de l’habillement15. Chez lui, le vêtement est le premier signe de la culture : à Londres, pourtant, il avait éliminé toute trace d’indianité dans ses habits afin de ne pas paraître ridicule ; petit à petit, par la suite, il parcourut le chemin inverse en éliminant toute marque d’occidentalisation.
34Après son retour au pays, en 1915, il expérimenta diverses formes de vêtements. En 1919, il inventa le fameux Gandhi cap, ce béret blanc que lui-même porta peu. C’est en 1921 qu’il décida de renoncer aux habits « cousus » et, comme à son habitude, il opéra ce changement de façon publique, en l’annonçant dans la presse. Le pagne qu’il adopta à la place symbolisait à la fois la simplicité et le rejet de l’occidentalisation. Lors de son séjour à Londres de 1931, il refusa de porter d’autres types de vêtements. Une telle conversion est certes typique d’un saint, du prophète qui guide la nation. Mais Gandhi n’entendait pas en rester là et souhaitait que ses compatriotes en fissent autant.
35Les membres du Congrès devaient, selon lui, être les premiers à montrer l’exemple. Mais leur accueil fut mitigé. Beaucoup craignaient, en effet, que ce changement fût perçu comme le signe inéluctable de l’arriération des Indiens. Gandhi était d’ailleurs devenu la cible des caricaturistes et certains journaux le décrivaient comme le naked nigger. Son programme vestimentaire de Gandhi, austère et puritain, ne s’arrêtait pas en si bon chemin : il voulait que chacun renonçât à la fantaisie, aux bijoux et aux couleurs. Il décrivait les vêtements occidentaux comme « dégoûtants » et « repoussants ». Il enjoignit à ses supporters de les brûler publiquement : à Jabalpur, ces derniers organisèrent une procession de 111 ânes vêtus à l’occidentale, chacun représentant un Indien qui avait été anobli par le gouvernement satanique. Des militants empêchaient les personnes non vêtues de khadi d’entrer dans certains temples. Lorsque le Prince de Galles visita Bombay en 1921, Gandhi mit lui-même le feu à un tas de vêtements occidentaux. Des activistes insultaient les personnes qui n’étaient pas vêtues selon leur goût et certains furent même molestés. Tout ceci, on s’en souvient, écœura Tagore, mais le tissu fait main, le khadi, était pour Gandhi le symbole de la non-violence, il était sacré16.
36À cette époque, les leaders du Congrès abandonnèrent le costume trois pièces. Ils n’avaient sans doute guère le choix tant les discours de Gandhi à ce sujet étaient nombreux et radicaux, mais ils devaient également être sensibles au regain d’indianité que ce changement impliquait. Ils ne se dévêtirent cependant pas autant que le mahatma l’eût souhaité et conservèrent kurtas, pyjamas et dhotis. Cette métamorphose avait ses avantages et exprimait une certaine forme de populisme qui ne déplaît généralement pas aux hommes politiques. La conversion de Motilal Nehru, épicurien fortement occidentalisé, fut peut-être la plus spectaculaire à ce titre, même si elle resta largement superficielle. Certains détails trahissaient cependant les classes moyennes qui conservèrent quelques signes extérieurs de leurs privilèges ; les femmes, tout particulièrement, éprouvaient des difficultés à renoncer à toute fantaisie ou parure. D’aucunes perçurent les vues de Gandhi comme un moyen diabolique de les dépouiller de leur féminité17. La sœur de Nehru fut d’autant plus horrifiée d’être contrainte à porter le khadi à l’occasion de son mariage que, dans la culture indienne, la couleur blanche est celle du veuvage et, dès lors, non auspicieuse ; cela n’émouvait guère Gandhi qui appelait les couleurs des « laides taches » et les rejetait en conséquence.
37Ses obsessions à propos des vêtements peuvent paraître paradoxales. En les transformant en reflet de la pensée, il permettait à chacun de les utiliser comme un masque. Le seul fait de porter le khadi devenait, dès lors, un témoignage suffisant de l’honnêteté et de l’intégrité d’une personne. Motilal Nehru se rendit compte de cette dérive et accusa Gandhi de se laisser « systématiquement duper par des menteurs sans scrupule »18. Depuis lors, d’ailleurs, le port systématique de vêtements d’origine indienne par les hommes politiques n’a guère élevé le niveau moral du pays. Sa conception du prolongement entre l’âme et le corps n’en demeure pas moins ambiguë : interrogé sur les moyens de reconnaître une femme vertueuse, il affirme que la vertu transparaît sur le visage d’une personne et s’observe dans la voix et le regard.
La sexualité
38La sexualité n’est pas perçue comme source de plaisir, mais elle n’en est pas moins une pulsion forte, sans doute celle qui lui causa le plus de problèmes dans sa recherche du contrôle de soi. Dans ces moments de faiblesse, cependant, elle fut moins associée au plaisir qu’à un manque coupable de caractère. Si ses pratiques alimentaires témoignaient d’une rigidité extrême, il se révéla comme nettement plus vulnérable sur le plan sexuel, et cela en dépit de positions de principes tout aussi rigides.
Passion
39Les femmes ont tenu une place importante dans la vie de Gandhi. Kasturbai, son épouse et la mère de ses enfants, occupe, bien entendu, une place à part parmi celles qui comptèrent pour lui. Sa vie d’épouse ne fut pas toujours facile et si elle put un jour espérer gloire et richesse, elle dut très vite déchanter et subir ce qui lui parut parfois comme les excentricités de son mari. Ce dernier ne lui laissa guère le choix et, à diverses reprises, il la mit même en demeure d’accepter ses choix ou de s’en aller. Dans ses relations conjugales, il manifesta une tendance à l’autoritarisme, lui laissant peu de pouvoir de décision. Il ne jugea pas nécessaire de lui apprendre à lire et à écrire. Il laissa sa femme derrière lui lorsqu’il partit en Angleterre et en Afrique du sud, se montrant souvent peu enthousiaste à l’idée de la voir à ses côtés. Lorsqu’il décida de mettre fin à toute relation sexuelle, il ne lui demanda pas son avis. Kasturbai dut aussi subir, non sans mal, la présence d’autres femmes qui étaient très proches de son mari et avec lesquelles il entretenait parfois des relations que l’on peut qualifier d’équivoques. Elle n’éprouvait guère de sympathie pour Madeleine Slade, alias Mirabehn, dont elle fut contrainte de supporter la présence au sein de l’ashram. D’autres femmes vivaient à proximité du mahatma et occupaient une place à part dans son cœur. Un des cas les plus remarquables fut certainement une missionnaire danoise nommée Esther Faering pour laquelle Gandhi éprouva une véritable passion dans les années 1920. A cette époque, il fit entrer Esther dans l’ashram de Sabarmati tout en ne lui cachant pas la jalousie de Kasturbai : celle-ci rendit effectivement la vie impossible à la belle Danoise qui finit par craquer nerveusement. Gandhi sépara donc les deux femmes en octroyant une cuisine séparée à Miss Faering. Quand il n’était pas à l’ashram, Gandhi écrivait quotidiennement ce que lui-même appelait des « lettres d’amour » à cette dernière. Dans l’une d’elle, il se dit furieux d’apprendre qu’elle est allée à une cérémonie de mariage sans lui demander sa permission et lui demande d’imaginer son trouble à l’idée de savoir où elle a pu dormir. La même nuit, il lui écrivit une seconde lettre dans laquelle il avoue que son cœur pleure après elle, l’implorant de lui obéir car telle est la volonté de Dieu et de conclure : « Je voudrais tant être avec vous,… je prierai pour vous et vous aime encore davantage pour votre désobéissance ». Cette intransigeance mit en colère la jeune Danoise qui le lui fit savoir en menaçant de s’en aller. L’homme autoritaire implora alors son pardon de l’avoir ainsi blessée, en expliquant qu’il avait agi ainsi « parce qu’il l’aimait tant ».
40La maladie de son père contraignit la jeune femme de rentrer au Danemark au grand désespoir de Gandhi qui continua, pour un temps, de lui écrire sa passion : « Tu es constamment dans mon esprit,… es-tu heureuse et joyeuse ? Comment es-tu dans ton corps ? Je voudrais que tu reviennes… Avec amour ». Le ton de ces lettres passionnées tranche avec celles, froides et formelles, qu’il écrivait à ses fils, pour lesquels il ne trahit jamais le moindre sentiment, hormis peut-être la colère. Quand il apprit que Miss Faering allait épouser le docteur Menon, un de ses compatriotes, il tomba malade, mais dut se résigner à la chose. Esther Faering eut deux filles de ce mariage et mourut au Danemark en 1962. Cet épisode peut paraître anecdotique, mais il l’est moins quand on le confronte à ses idées et aux règles qu’il imposait aux membres de son entourage. Les 150 lettres que Gandhi écrivit à Esther Faering ont été rassemblées et publiées dans un petit ouvrage appelé Dear Child. Le contenu de ces lettres ne semble nullement embarrasser Ramachandra Rao, le préfacier, qui n’y voit qu’un témoignage supplémentaire de la sainteté de Gandhi et de sa soumission complète à Dieu et à la vérité. Esther Faering est décrite comme la fille qu’il avait adoptée et l’honneur semble ainsi sauf. Plus subtile sans doute est l’interprétation d’Alice Barnes qui contraste les activités publiques intenses du mahatma avec son intérêt pour la personne individuelle. Il est probable pourtant que l’ambiguïté de ses sentiments n’a pas échappé à la jeune Danoise qui, des années plus tard, s’émerveillait encore de l’intérêt qu’elle avait pu susciter chez un homme aussi prestigieux.
41S’il ne semble pas avoir connu d’autre passion aussi remarquable, Gandhi rechercha néanmoins la compagnie de femmes dont il aimait être entouré. Comme on va le voir ci-dessous, les relations avec ces femmes suscitèrent jalousie et rivalité : quand l’une d’entre elles était favorisée, par exemple pour dormir nue près de lui, les autres pouvaient devenir quasiment hystériques. À la fin de sa vie, des critiques s’élevèrent contre la manière dont il réalisait son vœu de chasteté et dénoncèrent ses relations avec de jeunes femmes qui lui étaient particulièrement dévouées. Il avait, en effet, prit ainsi l’habitude de les faire dormir dans son lit, en leur demandant de se dévêtir complètement et de venir se coller contre son corps nu afin de le réchauffer. C’est un disciple, le sociologue Nirmal Kumar Bose, qui révéla cette étrange habitude dans son ouvrage My days with Gandhi. Ces révélations semèrent immédiatement le trouble : interrogé, Gandhi nia d’abord publiquement avoir dormi aux côtés de femmes nues, puis quand il ne put plus nier ce qui était connu de tous dans son entourage immédiat, il déclara qu’il s’agissait d’une expérience de brahmacharya. Certains commentateurs n’en furent pas moins choqués par ce qu’ils considéraient être un mépris de la femme, dont le corps est utilisé pour des expériences qui n’ont rien de vraiment spirituel. Les disciples les plus impénitents transformèrent cette faiblesse en vertu et soulignèrent le caractère religieux de l’expérience. Les hindous orthodoxes, cependant, ne s’y trompèrent pas et raillèrent cette interprétation, pour le moins lâche, de la loi du brahmacharya. Les principales intéressées ne reconnurent pas la valeur spirituelle de cette habitude : Abha Gandhi, une nièce, confirma les révélations de N. K. Bose et avoua qu’elle-même avait prit l’habitude de dormir avec Gandhi alors qu’elle était déjà mariée.19 Manu, une autre nièce, figurait au nombre de celles qui devaient le réchauffer, de même que Sushila Nayar, une jeune doctoresse qui devint Ministre de la Santé de 1962 à 1967. Cette dernière affirma qu’au début, il ne fut jamais question d’expérience de brahmacharya : Gandhi n’invoqua ce motif que quand les gens eurent vent de ces pratiques et s’en offusquèrent.20. Dans le même temps, personne n’a reconnu avoir eu des relations sexuelles avec le maître spirituel : ce qui est par contre certain, c’est qu’il élisait chaque soir l’une d’entre elles et que la nudité était requise. Gandhi se faisait aussi laver et masser par ces mêmes jeunes filles. Pour le reste, celles qui vivaient à ses côtés ont entretenu des relations assez ambiguës avec lui : Madeleine Slade, alias Mirabehn, coupa sa longue chevelure en signe de dévotion et était malade à chaque séparation ; une autre se déshabilla un jour et vint se blottir dans ses bras.21 Il y avait une espèce de coterie féminine qui régnait autour de Gandhi qui ne s’attacha pas vraiment à y mettre fin.
La femme
42Globalement, Gandhi conçoit la femme comme l’égale de l’homme. Très tôt, il dénonça le mépris des Indiens, toutes religions confondues, pour la femme et il affirma qu’une nation qui ne reconnaît pas l’égalité hommes/femmes ne peut pas vraiment être libre. Sur ce point, cependant, il ne manque pas d’ambiguïtés, mais il faut, bien entendu, replacer celles-ci dans leur contexte culturel et historique qui le font apparaître comme plutôt en avance sur son temps.
43En principe, il est favorable à l’éducation de la femme, mais il faut immédiatement ajouter qu’il critiquait sérieusement le système d’enseignement et il ne voyait pas l’accès aux études comme une source réelle d’épanouissement. Son épouse est restée illettrée toute sa vie. Fidèle sa conception puritaine de la vie, il dénonce les bijoux et toute forme de coquetterie féminine : les bracelets, écrit-il, sont une preuve d’asservissement aux richesses. Non seulement, les bijoux ne sont pas beaux, mais ils empêchent aussi de prendre soin de son corps et sont donc source d’amoncellement des saletés. Il s’insurge surtout contre cette abondance des bijoux que l’on rencontre dans certains milieux indien : il la dénonce comme un poids de la tradition qui emprisonne littéralement les femmes et dont il importe de se libérer. Sur le plan vestimentaire, il rejette également couleurs et fantaisie dans les vêtements féminins, bref la coquetterie qu’il assimile à de la frivolité. Même au sommet de son influence, quand les Indiens firent mine de suivre ses idées et laissèrent tomber les vêtements occidentaux, les femmes éprouvèrent beaucoup de mal à abandonner toute forme de coquetterie.
44Cela ne l’empêcha pas de conseiller aux membres du Congrès de respecter leurs femmes et de les considérer comme des partenaires plutôt que comme des esclaves. Il demeure malgré tout plus conventionnel lorsqu’il rappelle que la place de femme est à la maison, mais il ne faut pas oublier qu’il évoluait dans une société assez traditionnelle. Dans Hind Swaraj, il dénonça la civilisation, qu’il qualifie d’irréligion, en ce qu’elle pousse les femmes à se promener dans les rues ou à travailler dans les fabriques, alors qu’elles devraient être les reines du foyer22. Cet asservissement explique aussi l’influence des suffragettes qu’il ne voyait pas d’un très bon œil.
45A d’autres moments, cependant, il affirme que l’Inde ne peut devenir vraiment libre tant que les femmes ne participent pas à la vie publique.
L’abstinence
46L’Autobiographie nous trace de sa découverte de la sexualité un portrait ambigu. D’une part, Gandhi se déclare jaloux et imprégné de désir charnel. Mais, en même temps, la sexualité est associée, chez lui, à une espèce de perte d’énergie, de détournement des buts essentiels de la vie, et elle s’accompagnera toujours d’un certain sentiment de culpabilité. Cette ambivalence est particulièrement frappante lorsque Gandhi réalisa qu’au moment où son père rendait son dernier soule, il était en train de faire l’amour à sa jeune femme : le sentiment de honte qu’il ressentit alors ne le quitta plus de toute sa vie. A l’instar de saints et de prophètes, Gandhi considéra la femme et la sexualité comme une entrave à la concentration spirituelle, une « passion animale23 » dont il faut se libérer et, très vite, il tendit vers la chasteté qu’il associait à la maîtrise de soi24.
47L’épisode de la mort de son père constitue un moment particulièrement significatif par rapport à sa conception de la sexualité. Alors que son père était très malade, Gandhi fut appelé à lui prodiguer des soins et le masser, mais pendant même qu’il le veillait, il fut pris d’un désir charnel intense pour sa jeune femme qui dormait paisiblement dans sa chambre. Lorsqu’il fut relayé par son oncle, Gandhi se précipita près de son épouse qu’il réveilla afin qu’elle satisfît son désir. Quelques minutes plus tard seulement, ils étaient en train de faire l’amour quand un serviteur vint frapper à leur porte pour leur annoncer que Karamchand venait de décéder. Gandhi affirma qu’il ne se pardonna jamais cette attitude et il s’en ressentit coupable durant toute sa vie. Doit-on pour autant conclure avec Erickson que cet épisode était le véritable déclencheur d’une dette existentielle qu’il allait mettre toute sa vie à vouloir effacer ? On est en droit de faire telle interprétation, mais l’événement ne suffit pas à lui seul à expliquer l’ensemble des choix qui marquèrent ensuite pareil destin. Il n’empêche que l’on peut aussi y voir le renforcement d’une tendance à associer la mort du père à la sexualité et, dès lors, à réprimer celle-ci. Toutefois, ici non plus, rien n’est sûr et Gandhi continua sans cesse d’être attiré par les femmes.
48Au début de son mariage, alors qu’il était encore très jeune, il avait un appétit sexuel assez marqué et il se montra particulièrement jaloux à l’égard de sa jeune femme. Un ami de son frère, appelé Mehtab s’amusait à attiser cette jalousie et Gandhi, sans donner de détails précis, avoua qu’il répercutait sur Kasturbai ces accusations, dont il ignorait si elles étaient justifiées.
49La sexualité fut, chez lui, associée à la honte et à la bestialité. Elle n’était qu’une passion animale qu’il convient de maîtriser et seule cette maîtrise permet d’accéder à l’humanité véritable. A la limite, l’union sexuelle peut être réservée à la reproduction, mais sur ce point Gandhi n’est pas toujours clair et ce n’est là qu’une concession qu’il ne consent qu’à contrecœur. Quand il fut amené à débattre de la chose, il alla jusqu’à dire que la généralisation de la chasteté ne conduirait pas à l’extinction de la race humaine.25 Dans son ashram, il contraignit les couples à faire vœu de chasteté. Il affirme aussi que le seul moyen acceptable de contrôle des naissances est l’abstinence. À une Américaine citant une enquête qui démontrait qu’une vie de couple sans tendresse amoureuse est source de dépression, il rétorqua que cette enquête avait été faite sur des imbéciles et que sa femme et lui ne se s’étaient, au contraire, réellement compris qu’après la fin de leurs rapports sexuels. De toute façon, il considère le mariage comme une « déchéance » car l’idéal pour l’homme est de se consacrer à l’humanité et non à son épouse
50Selon lui, l’Homme n’atteint son humanité qu’à travers le contrôle de soi et de ses sens. En d’autres termes, seul le brahmacharya, celui qui a renoncé à toute sexualité, réalise pleinement sa condition d’être humain26. Il établit ici une forte distinction entre l’homme et l’animal alors que, dans sa théorie de la non-violence, il considère l’un et l’autre sur le même pied. L’animalité est maintenant caractérisée par les instincts, l’humanité par le contrôle de ceux-ci. Pour le brahmacharya, la sexualité s’oppose à la spiritualité, une vie chaste est nécessaire à l’élévation sexuelle.
51Sa position vis-à-vis du mariage n’est pas toujours cohérente. Il ne manque pas une occasion pour rappeler son opposition à cette institution et considère le célibat comme un état nettement préférable. Chose étonnante pour un nationaliste réformateur soucieux de l’avenir de l’Inde, il ne fait pas du célibat une pratique réservée à une élite spirituelle, mais le prône pour tout le monde, allant même jusqu’à soutenir que la généralisation d’une telle pratique n’aurait pas de conséquences démographiques. A d’autres moments, il affirme que l’union sexuelle est un péché quand elle n’est pas tournée vers la procréation et qu’il est totalement opposé à toute méthode contraceptive : seul le contrôle de soi ou brahmacharya permet à l’Homme de s’élever et les médecins rendraient un grand service à l’humanité en expliquant ses vertus à la population. Les moyens de contraception ne peuvent qu’encourager le vice et résulter en la propagation de la maladie : en effet, on ne peut succomber à ses passions animales sans avoir à en subir les conséquences. Quand il le peut, il s’oppose au mariage de ses proches. Il fait pression sur son fils Manilal et menace de lui retirer la direction du journal Indian Opinion si ce dernier met en pratique son projet de mariage. Harilal, son fils aîné, peut se marier s’il le souhaite, mais alors il ne doit plus compter sur l’appui de son père qui désapprouve le mariage. A d’autres moments, s’il accepte le mariage, il demande aux jeunes époux de s’abstenir de toute relation charnelle. Dans ce cas comme dans d’autres, il ne parviendra cependant pas à imposer ses vues et dut souvent faire preuve de plus de réalisme.
52Il n’est alors pas en faveur du mariage d’amour car ce dernier n’est motivé que par de l’attirance physique. Il pense que l’endogamie de caste est, dès lors, plus souhaitable en ce qu’elle ne fait pas du mariage une question de sexe et représente une forme de contrôle de soi. Néanmoins, il sera parfois contraint de revoir ses vues à ce sujet et il bénira le mariage d’Indira, la fille de Nehru, avec Feroze Gandhi27.
53Moins étonnante est sa condamnation du mariage d’enfants, assez fréquent dans l’Inde de l’époque et qu’il voit comme une marque d’arriération. Par contre, il justifie l’interdiction de remariage des veuves qui est en vigueur dans les hautes castes tout en estimant cependant que cette prohibition doit aussi s’étendre aux veufs.
Notes de bas de page
1 D. G. Tendulkar, Mahatma : Life of Mohandas Karamchand Gandhi, vol. 2, pp. 65 et sv.
2 B. Parekh, Gandhi’s political Philosophy, p. 18.
3 Ibid., p. 13.
4 Pour une critique de cette idée, voir L. Dumont, La Civilisation indienne et nous, Paris, A. Colin, 1975, pp. 111-141.
5 M. K. Gandhi, Hind swaraj…, p. 107.
6 D. G. Tendulkar, Mahatma : life of Mohandas Karamchand Gandhi, vol. 2, p. 161.
7 M. K. Gandhi, Guide de la santé, Paris, Fournier-Valdès, 1949, p. 28.
8 M. K. Gandhi, An autobiography…, p. 298.
9 M. K. Gandhi, Guide de la santé, pp. 152-3.
10 M. K. Gandhi, Hind swaraj…, pp. 63-4.
11 M. K. Gandhi, Collective wWorks, vol. 19, p. 358.
12 J. Alter, Gandhi’s body, p. 14.
13 M. K. Gandhi, Guide de la santé, p. 63.
14 Ibid., p. 71.
15 E. Tarlo, Clothing maters…, p. 62.
16 Ibid., p. 92.
17 Ibid., p. 110.
18 Ibid., p. 116.
19 V. Mehta, Mahatma Gandhi and his apostles, pp. 200-1.
20 Ibid., p. 203.
21 Ibid., pp. 221-2 et p. 213.
22 M. K. Gandhi, Hind swaraj…, p. 37.
23 Ibid., p. 44.
24 E. Erikson, La vérité de Gândhî : les origines de la non-violence, Paris, Flammarion, p. 108.
25 J. Herbert, Ce que Gandhi a vraiment dit, p. 182.
26 M. K. Gandhi, An autobiography…, p. 290.
27 Ce dernier était un parsi sans aucun lien de parenté avec lui.
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