Chapitre V. Problèmes d’une sémiologie du geste théâtral
p. 81-112
Note de l’auteur
Article paru dans les pré-publications de l’Université d’Urbino, n° 101-102, Février 1981 et, dans une version anglaise, dans Poetics today, vol. 2, Nr 3, Spring 1981.
Remerciements
Pour Michel Bernard
Texte intégral
1En sémiologie du geste, comme ailleurs, c’est le premier pas qui coûte ; mais ce premier pas est décisif pour la suite de la méthodologie employée : c’est ainsi que la sémiologie théâtrale1, malgré ses protestations et ses intentions déclarées, recule toujours devant la délicate question du geste et de son lien (ou absence de lien) à la parole. On isole et décrit de façon correcte les différents systèmes scéniques, mais on ne se prononce pas sur leurs relations, leur hiérarchie, leur rapport intersémiotique et la production d’un signifié global qui résulte de leur confrontation. Cette reculade devant l’obstacle gestuel ne fait que reconduire la conception traditionnelle du geste et de la mise en scène comme expression secondaire et superflue du texte ; le geste demeure ainsi pure incarnation du verbe, avec tout ce que cette extériorisation contient d’inutile, de logocentrique, voire de théologique. Mais ce mouvement de recul du sémiotique a aussi, il faut bien l’avouer, quelques excuses : rien de plus facile pour la critique ou le spectateur que de se reporter au texte ; rien de plus difficile, au contraire, que de saisir le moindre geste de l’acteur ou de caractériser un type de gestualité ; le geste, dès qu’il fait l’objet d’un discours descriptif, perd toute spécificité : ramené au niveau d’un texte, il ne donne plus aucune idée de son volume, de sa force significative, de sa place dans le message scénique global. Il devient un texte comme les autres où la gestualité a perdu toute qualité. Enfin, comme on le verra, le langage verbal le décrit selon son propre découpage, indiquant et fixant subrepticement ce qu’il était précisément chargé d’examiner : le découpage et la structure spécifique du geste.
2Abordant l’étude du geste, nous pourrions diriger notre attention sur deux domaines complémentaires, mais distincts :
Le problème des conditions épistémologiques d’une sémiologie du geste : unités, découpage, fonctionnement des systèmes scéniques, autant de questions que toute sémiologie d’un domaine nouveau doit nécessairement se poser2 (Benveniste, 1974 : 43-66).
Le problème de la fonction et des présupposés idéologiques qu’implique la recherche d’une sémiologie gestuelle : à quoi sert une formalisation du geste, et à travers lui, du corps humain ? En quoi cette exigence est-elle mécaniste, behavioriste ou autre ? (Baudrillard 1976 ; Bernard, 1976).
3Nous laisserons de côté ce dernier aspect, tout en sachant qu’il grève lourdement les recherches théoriques et herméneutiques d’une sémiologie du geste. Nous « appliquerons » d’autre part l’étude du geste à la pratique théâtrale, car on ne saurait parler dans l’abstrait de l’« étude du geste ; il faut préciser dans quel cadre pragmatique l’enquête est effectuée.
4Malgré les nombreuses métaphores comme « langage corporel », « alphabet gestuel », « hiéroglyphe du corps », « langage organique [...] élaborant des morphèmes » (Aslan, 1974 : 274) rien ne prouve a priori que corps et geste constituent un ensemble sémiologique scindable en unités minimales et récurrentes, reposant sur une double structuration en signifiants et signifiés ; rien n’indique non plus que la gestualité, « quotidienne » ou « théâtrale », constitue un langage gestuel aux unités et au fonctionnement autonomes, comparable en précision aux systèmes des langues naturelles où à d’autres sémiologies. Ce serait résoudre a priori le problème que nous avons pour tâche d’examiner que de postuler une sémiologie (une sémiotique) gestuelle. La plus grande prudence est donc de mise pour quiconque s’aventure sur le terrain mouvant de la gestualité. Il faut pourtant bien se décider à aborder le geste dont le rôle capital au théâtre est tour à tour sous-estimé ou surestimé. La tradition classique en fait un accessoire de la parole, qu’il serait « indispensable de [le] voir toujours comme expression » (Cahusac, art. Geste de l’Encyclopédie), réaffirmant ainsi implicitement sa soumission au logos3. Certaines recherches actuelles (notamment « l’expression corporelle » et l’improvisation) le considèrent au contraire comme l’élément pur et primitif du théâtre, capable d’échapper à la pensée logique ou linguistique et de révéler à l’acteur et à son spectateur une lecture immédiate et nouvelle de son corps. C’est entre ces deux écueils – logocentrisme et « primitivisme » gestuels – que la sémiologie est contrainte aujourd’hui de naviguer. Il faut prendre garde à saisir le geste dans sa spécificité théâtrale : ne pas le réduire à une expression du verbe à laquelle on puisse appliquer immédiatement la grille de la linguistique. Mais, inversement, il faut rester conscient du fait que tout ce que nous dirons du geste se fera par la médiation du discours verbal et son découpage : « l’expressivité corporelle est non seulement l’objet de discours et même de multiples discours, mais n’acquiert son sens qu’au sein et par la médiation de ces discours » (Bernard, 1976 : 217). Mission peut-être impossible ou utopique que celle du sémiologue du geste ! Comment, en effet, pourrait-on à la fois refuser de fonder la scientificité de l’étude du geste sur le modèle linguistique (Bouissac, 1973) et proposer au système sémiotique gestuel (système interprété) un « système interprétant » (Benveniste 1974) fondé sur le discours verbal ? Nous verrons que cette contradiction est constitutive de la problématique du geste et qu’elle n’est qu’une facette de l’alternative méthodologique de la sémiologie/sémiotique : 1. se donner comme système de communication destiné à livrer au moyen de signes un message à transmettre (sémiologie de la communication) ; 2. prétendre au contraire au statut de « pratique signifiante » (Kristeva), de sémiotique qui produit son sens, son objet et son sujet dans l’acte même de son énonciation. Entre ces deux conceptions du geste se creuse le fossé que ces quelques lignes ne sauraient évidemment combler. Nous voudrions seulement : 1. faire le point des approches (timides) de la sémiologie du geste (et singulièrement du geste théâtral) en mentionnant autant les difficultés que les fondements plus assurés ; 2. examiner l’articulation du geste et de la parole sur un plan théorique et dans quelques pratiques scéniques.
5Il y a mille façons d’aborder le geste, et ce à l’intérieur même d’une perspective sémiologique : faut-il se contenter d’une description extérieure, axée sur la comptabilisation des attitudes et des rythmes des mouvements ? Faut-il au contraire prendre le geste à sa source énergétique comme pulsion psychosomatique ? Faut-il étudier sa formation imageante qui nous en donne une connaissance « de l’intérieur », le relie à une image du corps, laquelle image se forme au cours de nos observations intérieures et extérieures de notre corps et celui des autres ?
6Pour une étude de sémiologie théâtrale, et a fortiori pour une première ébauche, l’approche extérieure du geste et l’examen de sa mise en espace scénique nous semblent s’imposer. Non pas que notre démarche doive être behavioriste et observer extérieurement les formes corporelles sans les référer à leur source de production, à l’intégration dans un projet scénique global de l’acteur et du metteur en scène. Cela signifie seulement que nous chercherons à donner une analyse, voire une codification de la sémiosis gestuelle, à suivre l’articulation signifiante des mouvements, de leur organisation en unités récurrentes (ou non) de la production de la signification gestuelle (intrinséquement et avec le message verbal qui accompagne le geste). Nous ne chercherons donc pas à établir une typologie des gestes ou des styles de gesticulation. Nous voudrions, à la fois plus radicalement et plus généralement, indiquer les problèmes liés à la codification du geste et à sa description sémiologique. Laissons pour l’instant, de côté la distinction sémiologie/sémiotique pour poser d’abord le problème sémiologique des unités gestuelles et de leur code.
I. – LES RECHERCHES SUR LE SIGNE GESTUEL
7En brossant le tableau des difficultés actuelles d’une sémiologie du geste théâtral, on aborde de front le problème de la définition, de la nature et même de l’existence du signe gestuel. On se place pour le moment dans le cas d’une gestuelle que n’accompagne pas une parole prononcée par l’acteur, et on examine d’abord la problématique générale du geste humain.
Nature et typologie des signes « gestuels »
8La gestualité théâtrale paraît fournir le type même de signe iconique, c’est-à-dire présentant une certaine ressemblance avec son référent. Le plus souvent dans les formes de théâtre dramatique, le geste de l’acteur renvoie par analogie à son modèle et provoque un effet d’illusion dû à la grande ressemblance avec le geste imité.
9Le geste est ici une métonymie du comportement corporel global de l’acteur ; c’est à travers lui que se fait l’identification du spectateur au personnage et la production de l’illusion référentielle. Toutefois ce type de communication gestuelle iconique n’est qu’un cas d’espèce ; le plus souvent, c’est au terme d’une reconstruction et d’une symbolisation-stylisation que le geste signifie pour le public. Ce n’est donc pas le critère d’iconicité qui est ici pertinent, mais le modèle abstrait, le code qui permet le passage du signe gestuel au référent suggéré. D’ailleurs le geste peut ainsi refuser l’« imitation » d’une réalité préexistante et fabriquer son propre système de significations sur la base de conventions (arbitraires « symboliques » au sens peircien). Ainsi, lorsque dans « La Jeune Lune » (spectacle du Théâtre de l’Aquarium joué en 1977), le comédien représente la lutte entre la base ouvrière et les syndicalistes, par une épreuve de force entre ses mains, sa tête et ses pieds, les gestes ne sont compréhensibles que dans leur code artificiel établi à la suite d’une convention verbale entre spectateur et acteur (« les pieds, c’est la base »). Ce type de geste conventionnel est propre à toute forme théâtrale qui ne repose pas sur l’identification et la mimésis, c’est-à-dire, entre autres, à la forme épique : le geste est constitué par le discours et ne cherche pas à donner l’illusion d’être réellement celui du personnage représenté ; il « construit » arbitrairement et symboliquement son objet. Loin d’être un cas particulier de communication non figurative et codifiée, ce type de gestualité est au contraire la règle au théâtre : nous avons à prendre conscience du type de construction gestuelle que l’acteur nous livre au sein de son discours gestuel.
10La distinction des psychologues (Galifret-Granjon, 1971 : 325) entre geste psychomoteur (1) et geste symbolique (2) se fonde sur la finalité de la production du geste. Dans le premier cas, le mouvement corporel vise à accomplir une action (marcher, se lever, baisser la tête) sans chercher en même temps à communiquer avec autrui par ce geste ; dans le second cas (comme dans le mime) par exemple), la production gestuelle figure symboliquement, à l’aide de signifiants du corps, une action et une réalité qu’un spectateur doit être en mesure de reconnaître ou d’imaginer ; il y a production de signaux en vue de la constitution d’une fiction gestuelle. Cette opposition entre geste psychomoteur et geste symbolique correspond à celle entre geste utilitaire, technique du corps (Mauss), motricité naturelle et de geste esthétique, expressif imitatif conventionnel (que la convention soit sociale, culturelle ou esthétique).
11Mais toutes ces oppositions4, pour évidentes qu’elles puissent paraître, sont surtout théoriques et pédagogiques. Dans la pratique de l’analyse psychologique du comportement, les deux types de gestualité ne sont pas clairement séparables ; action sur le monde et langage gestuel symbolisant le monde coïncident souvent dans un même geste : « le langage mimique », écrit le psychologue P. Oleron (1952) « n’est pas seulement langage, mais encore action et participation à l’action et même aux choses » (cité in Joyaux, 1969 : 292).
12Dans la comparaison du geste et de la parole, il est possible de fonder une typologie sur la fonction du geste dans la communication. Plutôt que de gestualité d’accompagnement, Greimas préfère parler « de gestualité d’encadrement de l’énonciation : les catégories qu’elle est susceptible d’énoncer sont des catégories abstraites qui prennent la forme soit d’énoncés modaux (assertion, négation, doute et certitude, etc.), soit d’énoncés de quantification (totalisation, division) et de qualification (états euphorique et dysphorique), soit surtout d’énoncés phatiques (accueil et fermeture de soi, etc.) qui transforment la communication en communion intersubjective » (1979 : 165). Cette typologie est bien sûr transférable à la communication gestuelle des personnages sur scène. Il faut toutefois considérer ces types de gestes en fonction de ce que Brecht nomme le « Gestus global de la livraison du spectacle », à savoir le discours et l’attitude de la mise en scène. (Pavis, 1978).
13L’appartenance des gestes aux deux systèmes sémiologiques – analogique et digital – explique la quasi impossibilité d’une typologie satisfaisante, les critères de distinctivité étant trop divers : finalité du geste, temps et espace de sa réalisation, rythme, caractérisation ou action, etc. Une typologie des mouvements s’avère tout aussi fragile : celle d’Aubert (1901) (mouvements : 1. de caractère ; 2. d’action ; 3. de sensation ; 4. complémentaire) repose comme toutes les autres sur une observation et une psychologie empirique (Aubert, 1901 : 18). Elle n’est d’aucun secours à la sémiologie.
14Enfin les études du geste diffèrent non seulement selon les typologies distinguées, mais surtout selon que l’on envisage le geste de manière abstraite et en soi (comme un objet « extérieur » à analyser) ou que l’on ne sépare pas le geste de son contexte social en l’étudiant comme conséquence d’interactions et comme groupe de mouvements qui n’a de sens que dans un processus de communication à l’intérieur d’un groupe. (Ainsi procède la kinésique de Birdwhistell).
15Quant à la définition du geste et à sa distinction de la mimique, de l’attitude, de la posture, de la pose ou du rythme, elles sont très problématiques. Les mimes excluent de leur gestuelle les mouvements faciaux parce que trop difficilement et diversement décodables, trop sujets à brouiller le message corporel global. Pourtant la nature gestuelle du plus imperceptible battement de paupières n’est pas contestable (Ekman, 1971). Tout un code de réactions faciales peut être élaboré, dont la maîtrise ne le céderait en rien au système des gestes. Pour les psychologues, la différence est nette puisque « chaque mime implique une posture qui évoque la tenue de l’objet (ou des objets) de l’action, et une succession de gestes qui évoquent le déroulement de l’action avec ou sur les objets » (Galifret-Granjon, 1971 : 329). Au théâtre cependant, le passage de l’attitude au geste (grâce à la dimension du mouvement) est plus ou moins pertinent. Selon que l’on joue une scène dans un mouvement régulier et continu ou dans une suite de tableaux gestuels, on produira souvent deux significations opposées (ainsi la même scène sera dramatique ou épique). Par contre, on peut très bien démultiplier les exercices biomécaniques en plusieurs tableaux-attitudes sans trahir le sens gestuel de la scène : en effet, le mouvement (le geste) n’existe que « haché » et morcelé à l’extrême, tel un mécanisme lorsqu’il est mis en marche.
16Quant au rythme, on verra plus loin qu’il fonctionne comme pièce intermédiaire entre le verbe et le geste, le sens et le son, parmi les points d’appui gestuels, mélodiques et verbaux.
Structure et contours du signe gestuel
17Aussi incertaine que la nature et la typologie du geste se révèle être sa structure interne ou la détermination de ses limites. Comment isoler en effet dans la représentation scénique des fragments de mouvements ? Les corps des comédiens sont en perpétuelle évolution : leurs gestes accompagnent toujours leur jeu même lorsqu’ils s’immobilisent pour quelques instants. Dans ce flux gestuel, il devient arbitraire de tracer les limites d’un geste particulier, puisque même les pauses gestuelles préparent le mouvement suivant. Le seul critère (à la fois général et indiscutable) de distinction de la gestualité et du mouvement est donc l’équilibre/déséquilibre : « le mouvement naît d’un déséquilibre qui cherche son équilibre ». (Lecoq cité in Mounin, 1970 : 172). Mais ce critère pour définir le geste en mouvement est relativement récent : il s’agit là d’une conception dynamique du geste. Auparavant, dans les traités d’éloquence ou de gestualité théâtrale, le geste était illustré dans une attitude. Aujourd’hui au contraire, on définit le geste comme ce qui ne peut être limité ou isolé, ce qui ne se laisse pas extraire sans dommage du flux de la communication. Stefania Skwarczyńska définit les « signes » gestuels (pour autant que l’on puisse dans sa conception parler de « signes ») comme des signes qui « appartiennent par excellence à la catégorie des signes mobiles » (1974 : 340). « signes qui échappent à leur propriété d’être des signes que l’on perçoit par le canal de l’audition ».
18Ces signes gestuels, aussi mouvants et ininterrompus que les notes d’une mélodie, constituent dans la représentation théâtrale le seul continuum qui ne soit jamais morcelé : même les arrêts du jeu ou l’absence temporaire de l’acteur n’ont pas le pouvoir de limiter l’évolution gestuelle. Ou alors il faudrait, comme dans la distanciation brechtienne, intervenir de l’extérieur – sous la forme d’une prise de parole ou du geste « personnel » du comédien – pour interrompre le flot des gestes et souligner ce que l’illusion théâtrale s’efforce de nous faire oublier : que les gestes sont le produit artificiel d’un corps mis en scène. Mais cet effet d’« encadrement » du geste est déjà une première structuration de la ligne gestuelle. Certaines formes de spectacle ont pour but de briser cette ligne et, en scandant les mouvements, d’en extraire un découpage significatif. Ainsi certains praticiens du geste, comme les mimes, savent intuitivement que leur tâche consiste à découper dans leurs mouvements les gestes ou les parties du corps pertinents, donc à n’utiliser et à ne faire signifier que la partie adéquate du corps : « il faut pouvoir ne mobiliser que ce qu’on veut mobiliser, un seul organe déterminé ou plusieurs » (Decroux, 1963 : 105). Ceci est la meilleure preuve que signifier c’est pouvoir découper et que l’analyse du mouvement passe par une structuration du corps et du geste (Baudrillard, 1976). Mais à ce niveau de nos connaissances sur la sémiologie du geste, il n’y a aucune unanimité sur le découpage adéquat. Dès que l’on décompose le geste simple en unités discrètes, on doit justifier le découpage du geste en signifiants, dire pourquoi on choisit d’arrêter les limites des signifiants à tel endroit du flot gestuel. Or, un découpage selon le signifiant, qui fasse abstraction du sens des gestes, paraît bien difficile puisque, pour prélever dans le flux gestuel un fragment (syntagme) global, on doit recourir au sens que le fragment comprenne l’ensemble du projet gestuel avec toutes ses phases. En effet, il n’y a pas pour la gestualité, comme pour le discours verbal, de « blancs » sémantiques (silences, absence de signifiants qui borderaient et limiteraient le message gestuel), puisque le corps du comédien est toujours offert à la vue du spectateur et que tout mouvement (et non mouvement) est significatif. Il y a toujours en effet présence du corps, même immobile, et quand bien même il serait caché par un objet. Au contraire, le silence verbal « élimine » totalement la parole, sauf dans le théâtre du silence ou du non-dit où le message essentiel réside justement dans l’absence de parole. D’autre part, une première « extraction » de syntagme gestuel effectuée, on n’est pas capable, comme pour le langage articulé, de distinguer dans les gestes un nombre limité d’entre-eux (ou portions de gestes) qui entreraient dans la composition de tous les gestes possibles. Ainsi, s’il y a bien pour le geste un découpage, celui-ci ne se fera pas en micro-unités mais, nous le verrons plus loin, en macro-structures rhétoriques. C’est pourquoi une méthode analytique qui consisterait à partir d’unités minimales gestuelles (gestèmes) pour remonter ensuite par paliers d’ensembles structurés aux composantes fondamentales du geste, puis au geste lui-même, serait vouée à l’échec. Il n’y a pas au théâtre, comme dans le langage artificiel des sourds-muets ou les mouvements codifiés d’un ballet oriental, un fond limité de positions corporelles ayant un signifié stable ou bien défini. Ce n’est que dans ces mêmes codes créés par l’homme que l’on dispose d’un alphabet de gestèmes, « ces élément (s) distinctif (s), répertoriable (s) et énonçable (s) des gestes humains » (Moles, 173 : 355). Ou bien alors il s’agit de spectacles figés où le danseur dispose d’un répertoire de positions et de mouvements (des mains et des membres antérieurs et postérieurs comme pour le Mudra indien, le théâtre balinais ou l’opéra de Pékin). Il serait vain de présupposer, pour le geste du théâtre occidental ou pour le mime et la danse modernes, l’existence d’un tel répertoire fini de gestèmes. Il est vrai pourtant que la plupart des théoriciens classiques du geste sont en quête d’un pareil répertoire de signes et de figures gestuels dont la combinaison fournirait à l’opérateur ou à l’acteur une sorte de grammaire élémentaire du « langage corporel ». L’exemple le plus achevé est sans doute celui de Engel (1788), lequel propose une typologie des gestes ainsi qu’un système de corrélations entre passions et expressions corporelles (cf. P. Magli, 1979). Mais ce désir de grammaire reste toujours à l’état d’hypothèse, de projet ou de métaphore. Il est indispensable de toute manière de dissocier la gestualité quotidienne des systèmes gestuels « construits ». Dans le premier cas, il semble difficile d’isoler un nombre récurrent de gestèmes ; même les chercheurs qui voudraient établir une « kinographie » du corps humain ne notent que des positions possibles des parties du corps, sans préjuger d’une organisation stable, même à l’intérieur d’un groupe ou sous-groupe culturel (Birdwhistell, 1973 : 257-282). Pour les systèmes construits – artificiels, comme l’alphabet des sourds-muets ou artistiques, comme la danse, le théâtre oriental ou le mime – on peut envisager un début d’organisation systématique, de code gestuel : le mime, remarque A. Moles, établit nécessairement une « catégorisation de gestèmes qu’il prélève dans la continuité des mouvements humains qu’il veut représenter » (1973 : 335). Décrivant le travail préparatoire du mime, J. Lecoq (1969) relève, lui aussi, un besoin de classer les gestes « trouvés » dans la réalité, mais aussi « d’épurer, d’aller à l’essentiel », donc de montrer les traits pertinents du geste, d’en fournir un « agrandissement [...] pour passer sur le plan de la création » et de styliser le geste, par ce « minimum d’effort pour un maximum de rendement qui définit le style ». (Cité in Mounin, 1970 : 176). Cette méthode de stylisation et de codification nous semble tout à fait légitime pour des formes dont on sait d’avance qu’elles sont très construites et codifiées. Par contre, vouloir retrouver dans des gestualités non codifiées, a priori, un langage clairement défini devient une entreprise mythique, lorsqu’on passe d’une forme codifiée (comme le théâtre balinais : Artaud, 1964), à l’ensemble des gestualités théâtrales. Cette entreprise désespérée est périodiquement remise à l’honneur pour les théoriciens du théâtre. On pourrait, depuis Diderot, Delsarte, Artaud et jusqu’à Grotowski, en résumer l’idée fondamentale : les gestes forment un langage dont notre époque trop rationaliste nous a fait perdre la clé, si bien que nous ne sommes plus en mesure de « parler » cette langue morte5. Voici ce que dit par exemple Lessing à propos des gestes théâtraux : « Nous ne savons que très peu de choses de la chiromanie des Anciens, c’est-à-dire de l’ensemble des règles que les Anciens avaient tracées pour le mouvement des mains. Mais nous savons qu’ils avaient poussé le langage des gestes à une perfection dont on ne saurait guère concevoir l’idée d’après ce que nos orateurs savent faire en ce genre. Il semble que nous n’ayons conservé de tout ce langage qu’un cri inarticulé, je veux dire la faculté de gesticuler, sans savoir donner à cette gesticulation une signification fixe, ni relier ces gestes entre eux de manière à leur faire exprimer non pas seulement une pensée isolée, mais un sens suivi » (Lessing, 1769 : 21). Ce que Lessing constate ici, c’est la difficulté de relier les gestes isolés en un discours suivi aux règles et à la syntaxe « lisibles » en un texte gestuel. Or, c’est par ce biais – pour une approche globale du texte gestuel tel que disposé sur le syntagme de la représentation et lié dialectiquement à tous les autres systèmes scéniques – que l’on devrait aborder l’analyse gestuelle. Encore faut-il auparavant poser les bases théoriques d’une telle sémiologie. Il s’agit en somme de vérifier sémiologiquement l’hypothèse d’Artaud, qui voyait dans le théâtre balinais « ... à travers leur dédale de gestes, d’attitudes, de cris jetés dans l’air [...] le sens d’un nouveau langage physique à base de signes et non plus de mots » (1964 : 81). L’intuition d’Artaud, qui dépasse bien sûr notre projet de formalisation des gestes (en visant à élaborer une manière spécifiquement scénique et physique de saisir le sens du théâtre), mérite d’être transposée sur le plan de la sémiologie. On examine si les gestes peuvent former en soi un système autonome possédant ses règles et son fonctionnement propre, et donc on s’assure que les unités de ce langage gestuel répondent aux critères de tout système sémiologique défini par Benveniste (1974).
La gestualité théâtrale : un système sémiologique ?
Mode opératoire : La réception a lieu visuellement (on peut imaginer certains cas-limites – le happening – où le corps de l’acteur serait senti tactilement par un spectateur invité à se mêler à l’action gestuelle scénique des comédiens).
Domaine de validité : Ici, tel type de théâtre de jeu, telle gestuelle collective ou individuelle. Les « signes » gestuels (dans l’hypothèse à vérifier où l’on puisse parler de signes) sont généralement tous de nature corporelle.
Nature et nombre des signes : Rien n’empêche cependant que s’y ajoutent des signes artificiels (masques, accessoires, maquillage, etc), si bien que le critère distinctif d’« humanité » du geste est souvent remis en question. Quant au nombre de gestes, on a vu qu’il n’est pas limité, hormis pour les formes théâtrales très codifiées (par exemple Nô, théâtre indien).
Type de fonctionnement : à savoir « la relation qui unit les signes et leur confère fonction distinctive » (Benveniste, 1974 : 52). Tout ce qu’on peut en dire pour le moment, c’est que les gestes sont donnés dans l’espace et le temps ; qu’il ne peut y avoir simultanéité (superposition) de signes gestuels par le même acteur, mais que les signes sont livrés dans un immense syntagme aux dimensions de la représentation entière (même si la citation gestuelle intègre le geste cité au seul geste citant) ; enfin qu’ils paraissent toujours « enchaînés » et découlant l’un de l’autre, s’opposant en signes différents à la fois dans le jeu du comédien et dans leurs manifestations selon les gesticulateurs. Cette grande « phrase gestuelle » doit maintenant être décomposée si l’on désire comprendre son fonctionnement et le mode d’articulation des gestes. Ceux-ci sont liés entre eux dans un système de différences (entre les phrases d’une évolution gestuelle d’un même acteur, entre les manières de gesticuler de plusieurs acteurs). Cette grande phrase gestuelle, semblable à la phrase musicale ou à « la grande syntagmatique du film » dont parle Metz, forme un discours dont il faut examiner les composantes et l’articulation. Pour le geste au théâtre se posent également les questions que souligne Koechlin (1972) à propos du geste « quotidien » : « Il semble à première vue que le signifiant de ce que l’on désigne habituellement par geste présente une syntagmatique. Le problème est de savoir comment s’articule ce syntagme situé dans le temps et dans l’espace. S’agit-il d’un syntagme d’éléments « significatifs » d’un énoncé ? ou bien d’un syntagme d’éléments complexes, mais dénués de sens ? ou encore d’un syntagme de « traits » simples, mais distinctifs ? » (Koechlin, 1972 : 164). Koechlin n’apporte malheureusement aucune réponse pécise à cette interrogation, mais on peut et on doit poser dans les mêmes termes la question du geste théâtral.
19La kinésique s’occupe de « l’abstraction des portions de l’activité du mouvement corporel qui contribue au processus de l’interaction humaine » (Birdwhistell, 1973 : 190). Mais les résultats de la kinésique ne sauraient être appliqués mécaniquement au théâtre : d’une part parce que cette discipline anthropologique étudie les interactions gestuelles des individus à l’intérieur d’un même groupe social réel, et non d’un univers fictionnel où les relations entre personnages-comédiens sont surdéterminées par un discours global de la mise en scène (de la mise en place) ; d’autre part parce que les conditions d’observation des comportements ne sont pas tout à fait réalisées : il est malaisé de définir les groupes sociaux à l’intérieur desquels un échange pourrait avoir lieu. De nombreux mouvements esthétiques (danse, mime) n’ont aucune pertinence kinésique, étant par nature construits individuellement et non comme réaction à une interaction sociale. Une des conclusions majeures de la kinésique est toutefois à la théâtrologie : 1./ elle postule que l’on ne peut isoler les gestes comme on le ferait avec les mots d’une phrase : il est inutile de vouloir reconstituer un lexique d’unités signifiantes. 2./ On ne doit pas scinder dans la communication la parole comme support du sens, opposée au comportement non-verbal qui modifierait le sens verbal. 3./ On ne doit pas distinguer dans le corps des zones centrales qui « transportent » la signification, alors que d’autres zones la modifient. La kinésique montre que le mouvement se compose d’un discours d’unités de base (les kinés : mouvement minimal ayant pour un membre du même groupe valeur de trait pertinent) qui eux-mêmes s’organisent en kinémorphes. Cette théorie des niveaux (qui n’est pas calquée sur le modèle linguistique malgré l’analogie avec les parties des « mots » et du discours) permet une première décomposition du geste, mais elle montre en même temps qu’on ne peut isoler les kinés (ou unités minimales des gestes) sans détruire par là même le geste, son enchaînement et sa fluidité. « L’analyse kinésique nous avait déjà donné une idée de la manière dont s’opèrent les liaisons systématiques entre les items d’un même flux de comportement. Elle prouve ensuite que ce qu’on appelle les « gestes » sont en réalité des morphes liés, c’est-à-dire que ce sont des formes kinésiques non susceptibles d’être employées isolément, sauf, bien entendu, lorsque le contexte structural est fourni par la question posée par l’enquêteur. De même, dans la langue américaine, la forme linguistique « cept » n’existe pas à l’état isolé, bien qu’un informateur puisse être amené à la produire en combinaison avec « pre » ou « con » ou « tion ». En tant que morphes liés, que radicaux, les gestes ont besoin d’un comportement kinésique, infixuel, suffixuel, préfixuel ou transfixuel qui achève leur identité » (Birdwhistell, 1968 : 104).
20Cette mise au point théorique de la kinésique fournit une règle de « non-divisibilité » syntaxique du geste ; elle répond partiellement à la question de Koechlin sur les « éléments significatifs d’un énoncé » : aucune fraction de geste n’est en soi significative. Il n’y a donc guère d’espoir de fonder une sémantique du geste qui analyserait des unités minimales « en soi ». Par contre, une syntaxe des enchaînements de kinés et kinèmes apparaît possible : le projet et le sens gestuels seraient connus par la dynamique de leurs éléments constitutifs.
21Ce qui vaut pour l’analyse du geste « quotidien » vaut davantage encore pour le geste au théâtre : toute action gestuelle renvoie par avance à une autre action à venir ; le geste n’est jamais définitif ; il se projette dans la narrativité de la fable racontée. Prenons l’exemple des exercices biomécaniques de Meyerhold (1973b : 113) : chaque pose prise individuellement n’a pour ainsi dire aucune signification. Par contre, dès qu’on la replace dans une suite de clichés (même si l’ordre choisi n’est pas l’ordre réel de la prise de vue), chaque « départ » de mouvement s’associe aux autres mouvements et l’on reconstitue les « morphes liés » du geste. Cette observation des « éléments complexes, mais dénués de sens » du syntagme gestuel, n’exclut pas la troisième éventualité de la triple question de Koechlin (1972). On observe en effet dans le cas de plusieurs postures et gestes un certain nombre de traits simples, mais distinctifs, qui donnent en quelque sorte la clé d’un code gestuel spécifique, du moins à ce type de gestualité biomécanique : ce sont ces traits simples et distinctifs que nous cherchons à dégager afin d’énoncer, même de façon très générale, quelques lois du code gestuel. Bien entendu, il n’existe pas de code gestuel universel et en soi ; il faut toujours préciser dans quel type de manifestation gestuelle, voire d’univers sémantiquement clos, on part à la recherche du code6.
II. – VERS UN CODE GESTUEL
22C’est à partir d’une série d’exercices et de poses d’un même acteur que nous tenterons de décrire cet hypothétique code gestuel.
23Les clichés des exercices biomécaniques de Meyerhold (1973a) présentent vingt-deux postures du même acteur immobilisé dans des attitudes saisies lors d’un arrêt en tension et à un moment concentré et décisif d’une action. Le mouvement s’est ainsi trouvé « arrêté » par la pose et par l’instantané de la photographie : simplification nécessaire à ce stade des recherches qui ne fait pas appel à l’enregistrement filmique. Dès que l’on tente de « dire » quelque chose de ces gestes, on est confronté au problème de la codification opposée à la simple description verbale de la gestualité. Il serait naïf de croire qu’en décrivant le corps ou le geste de l’acteur, on dégage automatiquement des unités gestuelles indépendantes du découpage verbal. La description la plus minutieuse et la plus apparemment objective donne au mieux à voir le corps de l’acteur en le décrivant selon un discours dont les unités sémantiques (tête, tronc, bras, etc.) sont calquées sur un découpage linguistique et sur un modèle a priori du corps qui dépend étroitement du discours descriptif. Paul Bouissac a raison, dans ce contexte, de constater que « le discours sur les gestes ne peut être scientifique qu’autant qu’il démontre l’impossibilité d’en fonder sur lui-même la science (1973 : 209). Mais il faudrait immédiatement ajouter que toute description, et même au sens plus large toute recherche du code, ne peut s’exprimer que par la médiation du discours. Dans son livre sur l’« expressivité du corps », Michel Bernard démontre de façon fort convaincante que « l’expressivité corporelle est non seulement l’objet de discours et même de multiples discours, mais n’acquiert son sens qu’au sein et par la médiation de ces discours » (1976 : 217). La marge de mouvement entre description discursive et codification non calquée sur le discours est, on le voit, très étroite ; mais c’est à l’intérieur de cette marge que les « lois du code gestuel » des exercices biomécaniques voudraient se situer. Cette approche sémiotique (et non sémiologique, cf. note 1) s’attachera aux critères de tension, concentration, position-pose, coordination, narrativité de la séquence gestuelle.
Tension du geste
24Chaque posture est réalisée à un moment-clé de l’acte gestuel. Le cliché est pris non pas à un moment réel du déroulement de l’acte gestuel, mais à l’instant où l’acteur réalise la plus grande tension musculaire possible. Contrairement au geste « naturel » de la vie quotidienne, le geste biomécanique porte la marque d’une situation tendue (au sens de la mécanique ou de la résistance des matériaux et non de la psychologie). Il n’imite pas le fondu enchaîné qui donnerait aux mouvements naturels l’apparence d’un flux interrompu et non saccadé. Il présente un « récit épique » du corps, les saccades du mouvement en interrompant la continuité narrative.
Concentration physique et temporelle
25Un même geste concentre en lui plusieurs séquences qui auraient demandé, pour être développées dans leur totalité, bien plus de temps. Le principe du taylorisme revendiqué par Meyerhold pour la production du geste oblige l’acteur « à la plus grande économie de temps possible » (Meyerhold, 1973a : 12). Ce qui apparaît parfois comme une exagération ou une stylisation du geste n’est que la concentration en une attitude de tout un mouvement ou l’insistance sur un détail significatif (cou tendu, genoux restant toujours au même niveau et servant de pivot au geste, buste bombé, etc). Le geste « emmagasine » et concentre spécialement toute une séquence temporelle de mouvements.
Position-pose, production du sens
26La pose photographiée par Meyerhold est choisie en fonction de sa place la plus « pertinente » dans l’espace et le temps, et donc de l’attitude corporelle qui suggère le mieux les mouvements du corps et les « départs » possibles des membres et du torse dans toutes les directions : c’est le principe du « rakurz » (position-pose) qui dépsychologise le geste en en retardant le projet et la réalisation. Le « rakurz » nous fait sentir la production de la signification du geste, son passage de la simple motricité biomécanique à la symbolisation et au signe gestuel pertinent. Ce moment constitutif de la signification n’est pas sans rappeler ce que Lessing, à propos du tableau immobilisé par le peintre au moment optimal de l’action représentée, nomme l’instant prégnant. Comment le geste seulement moteur (comme celui du marcheur ou du danseur) se transforme-t-il en geste symbolique ? Nous avons montré ailleurs le processus de signification et de symbolisation au théâtre qui transforme les matériaux iconiques sans signifié stable en signes symboliques (au sens de Peirce) qui symbolisent une action ou une chose (Pavis, 1976 : 18-25). Il s’agit ici du même phénomène : on lui a donné de nombreuses descriptions qui en réalité se ramènent toutes à l’adjonction d’un sens supplémentaire au geste brut. En voici trois exemples :
271. Pour le psychologue N. Galifret-Granjon, le problème, dans l’étude des mimes effectués sur commande par un groupe d’enfants, est de dissocier l’activité motrice et l’invention symbolique : « Si, en un sens, l’aspect « moteur » ne se laisse pas toujours totalement éliminer de l’étude du geste en psychologie, ce qui est central ici est bien l’aspect « sémiosis » comme le nomme la linguistique contemporaine » (Galifret-Granjon, 1971 : 325). Par la suite, N. Galifret-Granjon a bien du mal à maintenir la distinction et surtout à expliquer comment l’organisation du figuratif gestuel est déterminée par la représentation cognitive de l’espace par les enfants. La connaissance de l’image du corps et du schéma corporel est indispensable à l’élaboration du moindre geste. Mais l’apport et la fonction de la symbolisation du geste au geste simplement moteur restent à établir.
282. Pour G. Mounin, ce qui différencie la pantomime du mime, c’est que dans la première l’artiste se contente de rendre la valeur dénotative du geste, alors que le second « fait la même chose, mais accorde beaucoup plus d’importance à la frange connotative des gestes, cherchant à nous faire saisir un message plus personnel, à exercer sur nous une action plus intense » (1970 : 179). Malheureusement, G. Mounin – ce n’est d’ailleurs pas le but de son article – ne montre pas comment se produit ce « déclic » significatif entre le geste imitant et le geste symbolisant. Quant à la notion de connotation, il en fait, suivant en cela la distinction de Martinet (1967), la partie individuelle et personnelle du sens gestuel. Est-ce cette connotation qui permet une reconnaissance sociale immédiate du sens gestuel ? C’est en tout cas à partir de cette pluralisation du sens par la connotation que le geste du mime renvoie à tout un univers compris par le public, même si c’est selon des acceptions de sens individuellement variables.
29Il faudrait donc, même de manière schématique ou hypothétique, expliquer l’émergence du sens dans la séquence gestuelle puisqu’il est manifeste qu’au théâtre nous décodons, souvent inconsciemment, le geste de l’acteur.
303. C’est sans doute Brecht qui, dans sa théorie du Gestus, est allé le plus loin dans cet essai de « socialisation » du geste. Pour lui en effet, toute manifestation corporelle de l’acteur doit livrer son Gestus, « attitude que les personnages prennent les uns avec les autres (Petit Organon, § 61). Le geste n’a donc rien d’arbitraire, de personnel ou de mécaniquement individuel ; il n’est pertinent que lorsqu’il donne à lire l’appartenance sociale ou, du moins, l’attitude du gesticulateur en face des autres hommes.
31Dans le cas des exercices de Meyerhold, la production de la signification (qu’on la nomme instant prégnant, signifiance du corps ou connotation) est manifeste : ainsi la photo n° 3 montre l’acteur en position de discobole dont la tête est allongée sur le bras gauche, courbé à 90° et tenu perpendiculairement au sol. La main de ce bras est fermée en un poing serré, la main droite est ouverte, les doigts légèrement écartés. Une des significations de cette posture pourrait être le contraste entre tension et déconcentration : 1./ l’appui (jambes pliées à environ 100-120°), le bras gauche qui sert de reposoir à la tête forment l’armature stable et tendue du geste ; ils semblent porteurs du mouvement et de la puissance musculaire. 2./ La tête et le bras droit modifiant la direction du mouvement, semblent en bloquer le déroulement, en contenir l’énergie, être les éléments de contrôle et de réflexion de cette gestualité et de son mouvement énergétique.
32Le « déclic » signifiant qui produit le sens et l’image du corps a lieu dès que l’on prend conscience de cette nature double du geste : 1./ action semblant immédiate et retenue ; 2./ contrôle et blocage par la tête et la main. Même s’il est difficile, à partir de ce seul cliché, d’identifier la nature du geste (il s’agit en fait des préparatifs d’un homme tendant un arc), on en perçoit du moins les contradictions signifiantes : tension/réflexion, mouvement/repos, souffrance/déconcentration, etc. Le relevé de ces couples d’oppositions reste probablement soumis à une description verbale, mais il devrait du moins permettre de décrire la dynamique du geste et de proposer quelques lois du code gestuel. Ce codage serait affiné par l’examen de la « syntaxe gestuelle », c’est-à-dire de la coordination des parties du corps.
Coordination des unités corporelles
33Comme dans une machine – et l’on sait le goût de Meyerhold pour les machineries scéniques dont les corps humains constituent les rouages – les éléments de la structure corporelle (tête, tronc, membres) sont évidemment toujours en étroite relation et sont soumises à un ensemble de lois. On aura ainsi dans plusieurs clichés les systèmes suivants :
tronc courbé en avant, bras en arc de cercle, tête penchée vers l’avant (voir photo 13).
bras tendus, jambes tendues, tronc bombé, regard visant au-dessus de l’horizon (voir photo 2).
34Ces deux séries mettent en évidence constantes et contraintes du discours gestuel propre à un type de mouvement ou de gestualité. Les traits distinctifs ne sont pas primairement déterminés par des exigences morphologiques (geste et mouvement) du genre : « en touchant des mains mes pieds, la tête doit se baisser ». Ils sont au contraire le résultat d’un code mis au point par une certaine esthétique du geste. Dans le cas de Meyerhold, ce code gestuel est celui d’une conception anti-psychologique de l’expression corporelle : le geste n’est pas la conséquence extérieure d’un mouvement psychologique ; il n’accompagne ni ne représente les sentiments, mais se donne globalement comme produit et production d’une attitude psychique et physique ; il n’est pas livré dans un flux harmonieux ou redondant par rapport à la parole mais comme une suite heurtée de phases-clés et de « crans » d’un récit épique.
Narrativité
35Si l’analyse nous ramène une fois de plus à l’idée d’une syntaxe des gestes (au lieu d’une sémantique de chaque geste), c’est sans doute que la gestualité est la mieux circonscrite par une analyse des structures de la narrativité. A. Greimas suggère que la gestualité ne peut être analysée selon le modèle de la communication, qu’elle ne transmet pas, comme dans un système sémiologique simple, un ensemble de signaux communiquant le geste à un observateur. La gestualité est une production de significations identiques à celle que nous avons pu lire dans les exercices biomécaniques ; elle donne ainsi la clé des « comportements somatiques ou gestuels organisés en enchaînements syntagmatiques de type algorithmique, dont le sens orienté apparaît comme une finalité globale, lisible après coup et dont l’analyse suggère une homologation possible avec les structures narratives » (1977 : 226).
36Dans cette perspective, la narrativité des exercices meyerholdiens devrait faire apparaître les éléments suivants :
le projet gestuel : est la visée pratique des mouvements du corps – que cherche-t-il à transformer ou à communiquer ?
le contrat du geste : ainsi utiliser la puissance du corps pour bander l’arc ;
la réalisation du contrat : réussir ou non à utiliser le corps pour tendre l’arc ;
l’ordre des épisodes de la séquence gestuelle : il est souvent très strict : on ne peut tendre l’arc avant la prise d’appui des jambes et le rejet du buste vers l’arrière et le côté, etc. ;
les enchaînements obligés entre certaines séquences au moyen de « shifters » : le rôle des articulations (très bien nommées) permettant le changement de direction ou de poussée du mouvement est ici essentiel : pour Meyerhold, les genoux et le bassin servent fréquemment de pivot.
37Notons que certains auteurs appliquent aux actants corporels le schéma actantiel de Greimas (C. Hutt, 1968 : 109), ce qui intègre tout geste à un système global de sens et permet de « récupérer » n’importe quelle séquence gestuelle a priori dépourvue de sens.
38Comment évaluer les résultats de cette description du code gestuel ? Les propriétés relevées valent surtout pour l’enchaînement des phases gestuelles, comme si le geste n’avait pour seule règle que de passer par certains « points forts » d’un trajet imaginaire. Il se confirme que le geste ne signifie pas sémantiquement par un lexique de « gestèmes » isolables, mais qu’il est descriptible au niveau global d’un projet ou d’un programme. Inutile donc, remarque avec humour R. Birdwhistell, de « dresser les listes des mouvements et de leurs significations », car on ne fera alors que « découvrir que la plupart des êtres humains sont « kinésiquement » analphabètes et qu’ils « bougent » mal l’anglais » (1973 : 186). Examinons plutôt en quoi pourrait consister le discours gestuel : sa rhétorique et sa syntaxe.
III. – RHETORIQUE ET SYNTAXE DU GESTE
39S’il s’est avéré impossible de décomposer l’ensemble des gestes en unités ou en figures récurrentes, quelques traits généraux du code d’une certaine gestualité ont été néanmoins mis en évidence. Ceci nous confirme dans l’idée que seule une approche globalisante et syntagmatique du geste rend compte de son organisation. Plaçons-nous donc désormais résolument au niveau des structures d’ensemble du geste de la syntaxe et, au-delà de la « phrase gestuelle » minimale, de la rhétorique.
Discours gestuel
40Le geste se donne toujours globalement comme une Gestalt, c’est-à-dire comme une forme organisée, hiérarchisée, dont l’observation produit immanquablement la même impression qu’un projet soumis à une exécution selon des lois de fonctionnement constantes. On ne perçoit pas le détail de chaque phase gestuelle, mais l’ensemble orienté vers une pratique. Le geste est un supersigne qui regroupe et intègre dans la mémoire et dans le schéma corporel du gesticulateur l’ensemble des positions dans l’espace. La sémiologie peut-elle cependant se contenter de cette approximation qui touche à l’intuition ? Elle réclame, à défaut d’un répertoire fini de gestèmes, quelques précisions sur les parties du discours du geste. Ce n’est qu’expérimentalement, au cours d’expériences de psychologues, que s’éclaire la construction de la séquence gestuelle. N. Galifret-Granjon, en donnant à divers groupes d’enfants d’âges différents (de cinq à douze ans) la consigne de figurer gestuellement une action formulée verbalement, obtient différentes réalisations : le nombre et la précision des gestes, ainsi que la faculté de leur coordination, augmente évidemment avec l’âge. On constate que la précision (sémantique) de l’objet symbolisé augmente lorsque l’enfant réussit à coordonner correctement les séquences : « tout paraît se passer comme si l’enfant ne produisait des gestes significatifs en nombre relativement élevé que quand il sait les coordonner entre eux, c’est-à-dire en fait probablement que quand il sait « évoquer », à propos de l’action demandée, une séquence temporelle relativement étendue, et qu’il peut la « figurer » en organisant ses gestes dans un espace judicieusement utilisé » (Galifret-Granjon, 1971 : 332). La compétence gestuelle semble donc – comme pour l’acquisition du langage (mais l’analogie s’arrête là) – consister à savoir la syntaxe des gestes et leur enchaînement correct. Le sémiologue tire de ce fait un riche enseignement pour sa méthodologie : partir des relations entre les gestes et reconstituer une phrase gestuelle minimale.
41La difficulté est bien sûr de ne pas calquer cette « phrase » sur la phrase minimale du discours. C’est ce que font parfois les mimes lorsqu’ils rendent compte de leurs enchaînements gestuels (il ne faut pas voir là une critique : ils ne sont pas sémiologues et, en désignant leur façon de sentir et coder leurs gestes, ils nous renseignent de manière très précieuse sur leur « phrase gestuelle »). Ainsi pour J.L. Barrault, coutumier des métaphores du langage théâtral, toute séquence gestuelle passe par trois éléments correspondant aux parties de la phrase : « si le langage se divise en trois éléments fondamentaux : le sujet, le verbe, le complément, le corps renferme, naturellement, ces trois moments mentaux : l’attitude, le geste et l’indication. « Le guerrier – tire – son sabre » : sujet – verbe – complément. Si le langage parlé fondamental s’enrichit de tout le fourmillement de qualificatifs, d’adverbes, de compléments indirects, d’interjections, d’exclamations, de participes, etc., le langage mimé dispose d’un aussi riche fourmillement : « le guerrier rageur envoie en l’air la garde de son sabre brisé avant de s’écrouler à terre », etc. « Donc, le mime est un langage aussi riche que la parole » (Barrault, 1954 : 38). Cette homologation hâtive des structures linguistique et gestuelle n’est pourtant pas dépourvue d’intérêt. Elle révèle le rôle de pivot du verbe et de l’action : c’est à lui que revient de coder le noyau commun au sens linguistique et gestuel, donc de choisir dans le geste le processus transformateur de l’action. Ce processus, toutefois, n’est pas aisément localisable dans le temps ; il ne culmine pas à un moment précis, mais s’établit comme une suite de passages d’un état à l’autre (comme le montre l’exemple des exercices biomécaniques). On réintroduit (comme Auger dans sa typologie des mouvements) le couple action/caractère en faisant de l’action le critère à la fois le plus central et le moins formalisable (action comme transformation d’un état).
Geste vs gestualité
42Ce couple célèbre, (action-caractère) depuis la Poétique d’Aristote jusqu’à ses variantes les plus récentes (situation vs action), ne se laisse décidément pas éliminer. Il ramène la masse des mouvements scéniques à l’alternative : geste ponctuel utilitaire (action)/gestualité (caractérisante).
43La gestualité caractérisante comporte un ensemble de mouvements typiques dont l’utilisation suffit à évoquer un certain type de personnage ou de milieu. Sa propriété est de constituer un code fixe d’un bout à l’autre de la pièce, de façon à ce que le spectateur puisse identifier sans peine les caractères. Quant aux gestes ponctuels, c’est à eux que revient la mission d’accomplir les transformations scéniques et de marquer la progression de la pratique : ils fonctionnent comme de purs agents transformateurs et fonctionnels. Mais le reproche essentiel qu’on fera à cette décomposition est son assujettissement injustifié à l’ordre français canonique des termes de la phrase : sujet + verbe + complément. D’autres langues, mêmes européennes (l’allemand) commencent parfois par le complément d’objet ; elles devraient alors rendre différemment l’enchaînement gestuel. En réalité, notre codage et décodage gestuel respecte non pas la structure d’une langue, mais la théorie de l’information, la rhétorique et la performativité du discours : il est commode de voir quelle information nouvelle (le rhème ou comment en anglais) est apportée à ce dont on parle (le thème ou topic).
44Pour la phrase de Barrault, il s’agit de savoir si le geste veut « dire » : « le guerrier [thème] tire son sabre [rhème] » ou « c’est son sabre qui tire le guerrier ». Cette dernière mise en valeur peut être rendue gestuellement par l’insistance du mime sur le sabre – opposé par exemple dans son maniement au couteau ou au fusil ; l’action de « tirer » par le guerrier devenant secondaire, c’est-à-dire non marquée par un geste fortement souligné. Dans les deux cas, c’est au niveau rhétorique que le message s’articule de façon claire.
45Il en résulte à la fois pour le praticien du geste (le mime) et pour le sémiologue la nécessité de dégager les points forts et les temps morts (c’est-à-dire asignificatifs) du geste. Les gestes ne doivent pas être exécutés par un ou plusieurs comédiens simultanément ; ils doivent être séparés par des pauses (ou des gestes sans signifié précis à fonction uniquement phatique), être préparés et menés clairement à terme. Tous les mimes insistent sur l’importance d’« épurer » le mouvement imitant, de n’en choisir que quelques traits pertinents. Lorsque Brecht recommande à l’acteur de saisir et maintenir dans son jeu le « Grundgestus » de la pièce (l’attitude et la gestuelle caractéristiques), il procède également à une recherche sur les constantes et les signifiés fondamentaux d’une gestualité. En même temps, il met le doigt sur un dernier aspect de la rhétorique gestuelle : la modalité.
Modalité
46C’est sans contexte, comme pour le discours verbal, l’élément le plus difficile à saisir. Y retrouve-t-on les quatre modalités de la langue (affirmation, interrogation, ordre et prière) ? Clélia Hutt (1968) a montré que le langage gestuel des trappistes y fait appel dans ses messages ; mais il n’est, par de nombreux aspects, qu’un code substitutif de la parole ; et il n’est donc pas sûr que le geste théâtral ait à sa disposition cette palette de modalités. En fait, hormis la distanciation brechtienne où le geste contredit le geste précédent (ou la parole), la gestualité a du mal à exprimer autre chose que ce qu’elle dit « expressis verbis » (si l’on peut dire !). M. Marceau remarque que « la pantomime étant formelle, il faut choisir des thèmes clairs, liés par une action. Ce qu’elle ne peut exprimer, c’est le mensonge, l’ambiguïté ». La dialectique n’est pas de notre ressort (1974). Le geste a du mal à se montrer à la fois comme énoncé et comme énonciation modulante de cet énoncé pour la simple raison qu’il est toujours interprété comme de l’énonciation pure et qu’on le reçoit alors en « bloc » et non pas par le canal d’une énonciation d’énonciation. C’est probablement ce qui dans la vie courante et la vie religieuse et rituelle contribue à donner au geste une authenticité exempte de mensonge ou de nuance. C’est parce que le geste est par nature un modalisateur global du comportement qu’on ne saurait lui adjoindre une énonciation seconde tendant à contredire ce qu’il signifie « primairement ». Peut-être faut-il voir dans cet état de choses une conséquence du logocentrisme : habitués que nous sommes à saisir la gestualité comme accompagnateur modalisant de la parole, nous ne parvenons plus à discerner dans le geste non accompagné de parole autre chose qu’une énonciation vraie, et en aucun cas un énoncé contredisant un autre geste par une parole. Cette modalité (vérité/fausseté) semble donc mal fonctionner dans le geste seul (par contre elle fonctionne très aisément lorsque le geste est contredit par la parole ou même lorsqu’il parodie un autre geste, comme dans la distanciation brechtienne)7.
Rythme et deixis
47En revanche, le geste a une caractéristique spécifique : celle du mouvement et du rythme de sa réalisation. Le critère est celui du mouvement lent versus mouvement rapide et saccadé. (Frank, 1959 : 387). Ce qui est pertinent, ce n’est pas tant la vitesse d’exécution que, pour emprunter une métaphore cinématographique, le nombre d’images par seconde, l’aspect fluide ou heurté du déroulement. Une fois encore, il n’y a aucune correspondance fixe entre ces signifiants et leurs signifiés dans la séquence.
48Mais la fonction essentielle du geste est sans doute sa capacité à désigner la situation d’énonciation, d’être un déictique, c’est-à-dire un signe qui renvoie à la présence de la scène et de l’acteur. En effet le geste, au théâtre comme dans la vie, est ce qui atteste la « présence » du comédien sur scène, ce qui le rattache toujours, quel que soit son discours, à la situation de l’énonciation scénique. De même que le geste n’est pas dissociable de l’acteur qui le produit, il est toujours ancré à la scène par d’innombrables déictiques corporels, à commencer par l’attitude, le regard ou la seule présence physique. Même si le discours dispose lui aussi de déictiques (je, ici, maintenant, etc.) rattachant le message à la situation, il est bien loin d’avoir le pouvoir d’attraction et de deixis du geste. A tel point d’ailleurs que certains sémioticiens (Kristeva, Greimas) font de cette pratique de désignation l’élément qui permet de fonder une sémiotique qui ne soit plus, telle la sémiologie saussurienne, fondée sur la dichotomie signifiant/signifié et l’antériorité du sens linguistique. On a alors un geste « qui montre non pas pour signifier, mais pour englober dans un même espace (sans dichotomie idée-mot, signifié-signifiant), disons dans un même texte sémiotique, le « sujet », l’« objet » et la « pratique » (Kristeva, 1968 : 95).
IV. – LE GESTE ET LA PAROLE
Coexistence mouvementée ou réconciliation théâtrale ?
49Si les choses sont déjà fort compliquées lorsqu’on examine le seul geste pour en chercher le mode de signification et de codification, elles deviennent quasiment désespérées dès lors que l’on fait intervenir la parole et qu’on examine son articulation avec le geste. Or, il faut bien poser cette question puisque le théâtre présente dans de nombreux genres des personnages énonçant un texte, et que le lien du texte et de l’énonciateur ne laisse pas d’être problématique. Il s’agit d’expliquer la coexistence de l’iconique gestuel et de l’arbitraire linguistique. Il semble difficile, pour qui veut analyser le jeu de l’acteur, de juxtaposer deux monologues parallèles sur le geste et le texte sans penser leur interaction. Et est-ce se condamner à réécrire le vieux scénario du corps et de l’âme (version sémiotique) que de postuler entre eux un lien sémiotique ? Les différentes esthétiques théâtrales n’ont pas, en tout cas, attendu la réponse des sémiologues à ce débat historique ; elles l’ont tout simplement tranché en réglant, pour chaque pratique théâtrale, la relation spécifique, tantôt conflictuelle, tantôt harmonieuse, du geste et du texte. Dans le cas du théâtre occidental, classique ou naturaliste par exemple, le rapport du texte et des gestes est très fragile : le comédien doit à la fois donner l’impression qu’il produit lui-même son texte, étant placé dans telle situation d’énonciation ; mais en même temps, le geste ne doit pas, par sa trop grande expressivité, faire oublier le texte prononcé et rendre impossible sa saisie intellectuelle. Chaque esthétique, et même chaque style de mise en scène, règle de manière spécifique le rapport texte/jeu. L’esthétique du drame bourgeois tend le mieux à une fusion du texte et du geste, comme si elle cherchait à cimenter par cette fusion tous les éléments du spectacle en une illusion de nature : « Séparez la pantomime du discours, et vous tuerez l’un et l’autre [...] Pourquoi avons-nous séparé ce que la nature a joint ? A tout moment, le geste ne répond-il pas au discours ? » (Diderot, 1875 : VII, 105). Dans ce type de théâtre – caractérisé par la recherche de l’illusion et l’emploi d’un texte – le geste joue un rôle de conciliateur et d’unificateur du discours verbal. Il intervient activement dans la mise en scène de la situation d’énonciation et dans la figuration des présupposés du discours. Dire le texte, c’est toujours une façon d’affirmer certaines évidences sans qu’il soit besoin de les nommer. Il n’est bien sûr pas possible d’examiner le rapport et le « réglage » du geste et du texte dans l’évolution des pratiques scéniques. Deux exemples opposés suffiront à en indiquer l’extrême variété :
501. La théorie classique : l’esthétique classique du geste trouve au XVIIIe siècle sa formulation la plus achevée dans l’Encyclopédie (article Geste de Cahusac), dans l’essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac (1746), dans l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau (1756, éd. 1781) ou dans les Lettres sur la danse de Noverre (1760). Le geste y est présenté, c’est là la contradiction essentielle de cette vue, comme ce qu’il y a de plus primitif et original dans l’homme, ce qui existe et signifie avant toute parole ; mais en même temps on le ravale toujours au rang d’une expression, d’une extériorisation d’un contenu psychique préexistant. Toutes les définitions du geste que l’on trouve au XVIIIe siècle (et encore beaucoup de nos définitions actuelles) insistent sur l’expressivité et la traduction extérieure en un geste de sentiments, de pensées ou d’un message qui cherchent à s’exprimer corporellement : « Si les gestes sont des signes extérieurs et visibles de notre corps, par lesquels on connaît les manifestations intérieures de notre âme, il s’ensuit qu’on peut les considérer sous un double point de vue : d’abord comme des changements visibles par eux-mêmes ; en second lieu, comme des moyens qui indiquent les opérations intérieures de l’âme » (Engel, 1788 : (62-63). Cahusac, auteur de l’article « Geste » de l’Encyclopédie, va exactement dans le même sens : le geste est pour lui un « mouvement extérieur du corps et du visage, une des premières expressions du sentiment données à l’homme par la nature [...] Pour parler du geste d’une manière utile aux arts, il est nécessaire de le considérer dans ses points de vue différents. Mais de quelque manière qu’on l’envisage, il est indispensable de le voir toujours comme expression : c’est là sa fonction primitive, et c’est pour cette attribution, établie par les lois de la nature, qu’il embellit l’art dont il est le tout, et celui auquel il s’unit, pour en devenir une principale partie [...] les mouvements extérieurs du visage sont les gestes les plus expressifs de l’homme... » (Cahusac, 1754). Le problème est de savoir si cette expression gestuelle est la face signifiante d’un signifié psychique préexistant et influencé par la structure du langage verbal, ou si, au contraire, ce signifiant est produit en même temps que sa face signifiée : dans ces conceptions « classiques », le geste se constitue préverbalement pour la simple raison qu’il « fait corps » avec le gesticulateur et qu’il est plus rapide et plus « vivant » que la parole pour exprimer les indices gestuels (signes naturels non destinés à être communiqués). C’est pourquoi le geste théâtral devra apparaître comme légèrement antérieur à la parole qui l’accompagne. « Le geste au théâtre doit toujours précéder la parole : on sent bien plutôt que la parole ne peut le dire ; et le geste est beaucoup plus preste qu’elle ; il faut des moyens à la parole pour se former et pour frapper l’oreille ; le geste que la sensibilité rend agile part toujours au moment même où l’âme éprouve le sentiment » (Cahusac, 1754). De la même manière, Rousseau regrette le langage perdu des gestes, si propres à montrer le « message » corporel et psychique : « Depuis que nous avons appris à gesticuler, nous avons oublié l’art des pantomimes... Ce que les Anciens disaient le plus vivement, ils ne l’exprimaient pas par des mots, mais par des signes ; ils ne le disaient pas, ils le montraient » (1781). Quant au « théoricien » de la danse que fut Noverre, il voit dans la « danse en action » le seul moyen de dépasser le langage trop pauvre des paroles : « Un pas, un geste, un mouvement et une attitude disent ce que rien ne peut exprimer » (1760). Quelles que soient les nuances dans les théories du geste de cette époque, l’unanimité se fait sur le caractère universel, naturel (et non arbitraire ou conventionnel) de ce signe. On part du principe que le geste est universellement compris, alors que le discours est particulier à chaque idiome, ce qui aujourd’hui même, en l’état de nos faibles connaissances sémiologiques, est fort discutable. On a vu plus haut que toute gestualité est liée à un certain groupe social et culturel, qu’elle possède quelques principes codificateurs et qu’il faut être en possession de ce code – même s’il reste très général et construit – pour « lire » correctement le geste théâtral. Mais l’acquis essentiel de la théorisation au XVIIIe siècle, c’est de rechercher un signe suffisamment global pour dépasser les systèmes de signe linguistique et signifier de manière autonome. Quoi qu’en disent les philosophes du XVIIIe siècle, le geste, dès qu’il est conçu comme expression, se constitue difficilement comme production autonome : il reste attaché à un signifié verbal « pré-gestuel » qui imprime sa marque à toute gestualité. On sait que la théorie du geste expressif formulée par Diderot et Cahusac réagissait contre un jeu d’acteur trop figé, n’utilisant sur scène que quelques mouvements conventionnels et mécaniques guidés par la bienséance, la noblesse de la démarche et la retenue de l’expression (Barnett, 1977). Mais l’émancipation de ces conventions n’ouvrait pas vraiment sur une libération du signifié psychologique antérieur. Le geste ne parvenait pas à une pratique sémiotique spécifique dans la mesure où il restait prisonnier d’une conception de l’expressivité du corps humain dont Michel Bernard a montré toute l’ambiguïté théorique (Bernard, 1976 : 293).
512. Grotowski : parmi les tentatives contemporaines de dépasser cette conception de l’expression gestuelle, celle de J. Grotowski prend une place considérable par sa radicalité et son exigence d’une production gestuelle qui ne soit plus « illustrative », mais fondatrice de ces « manifestations intérieures de notre âme » dont parle Engel : « l’acteur ne doit plus utiliser son organisme pour illustrer un mouvement de l’âme ; il doit accomplir ce mouvement avec son organisme » (Grotowski, 1971 : 91). Grotowski refuse l’idée d’une séparation d’un contenu (signifié) gestuel que le corps aurait pour mission accessoire de découvrir, de dévoiler au moyen des gestes extérieurs (signifiants gestuels) : « Une question a été posée au sujet du concept de geste comme signe. En d’autres termes qu’il existe une chose ressemblant au geste et ce que cela veut dire... Mais est-ce que les contenus et les moyens pour les exprimer existent séparément ? On pense souvent que c’est la seule méthode. J’avoue que je considère cela comme totalement faux. En adoptant une telle attitude, on est d’entrée divisé entre penser et jouer un rôle, entre intention et vie ; on s’occupe de certaines pensées, que l’on assume dès le départ, et on cherche ensuite un moyen de les illustrer » (Grotowski, 1973 : 119). Grotowski propose d’élaborer une gestualité qui ne soit pas un décalque des signifiés psychologiques ou de structures linguistiques, qui donc ne soit pas le signe extérieur (signifiant) d’un signifié. Sa terminologie prête aisément à confusion si on ne la traduit pas dans le métalangage sémiologique. Lorsqu’il déclare que « le signe organique, et non le signe commun, est pour nous l’expression élémentaire » (Grotowski, 1971 : 16), « signe organique » veut dire exactement le contraire de signe gestuel ayant un signifiant visible, chargé d’exprimer un signifiant. Il s’agit précisément d’une représentation non arbitraire et conventionnelle, d’« idéogrammes gestuels » (Grotowski), d’icône corporelle ayant une ressemblance avec l’objet auquel ils renvoient. L’acteur doit, selon Grotowski, éviter d’utiliser la gestualité conventionnelle d’un groupe ou d’une classe, ce qui serait une utilisation sémiotique d’un répertoire de signes conventionnels et stéréotypés. Il s’efforce de retrouver un type de geste qui n’ait pas déjà été sémiotisé, c’est-à-dire produit et répertorié dans un code sémiologique. Ce n’est pas le moindre paradoxe du travail corporel de Grotowski que de postuler une signifiance du corps qui ne repose pas sur un système à communiquer, mais qui tente de (re) trouver des idéogrammes corporels, c’est-à-dire des signes à mi-chemin » entre le signe arbitraire et l’icône des signes qui réalisent le mieux le projet d’un signe se créant à partir de lui-même et non par intégration à un système préexistant : « de nouveaux idéogrammes doivent être constamment recherchés et leur composition paraîtra immédiate et spontanée. Le point de départ de ces formes gestuelles est la stimulation et la découverte en soi-même des réactions humaines primitives. Le résultat final est une forme vivante possédant sa propre logique » (Grotowski, 1971, 111). Ainsi, chez Grotowski, non seulement le geste de l’acteur n’est pas conçu comme expression d’un signifié préexistant au niveau du langage, mais encore la gestualité est censée s’émanciper totalement du discours et se constituer une sémiotique autonome. La proposition classique est ici entièrement renversée. Reste à savoir si ce retournement, consistant à nier l’emprise du langage, n’est pas finalement aussi improductif que l’expressionnisme de la théorie dassique...
Dépassement de l’opposition : quelques mediations
521. La restructuration d’une sémiotique peircienne : ce qui précède a tenté d’apporter une justification théorique à l’intuition d’une possible écriture du corps, d’une codification de la gestualité, d’une mise en signe de ce qui se donnait d’abord comme totalement iconique. Parallèlement à cette sémiotisation du gestuel (et plus largement des éléments visuels de la scène), on assiste à des tentatives de saisir le texte théâtral dans sa valeur d’énonciation, de langage concret et scénique, donc de déconstruire les signes linguistiques du texte, pour les faire signifier au niveau du concret et de leur énonciation scénique. Toutes les recherches sur le langage scénique ou le discours théâtral participent de cette entreprise : on désire « sentir » le texte dans sa matérialité énonciatrice. La scène a pour mission de faire signifier le texte « plastiquement », iconiquement. Le sémiologue du théâtre aimerait mettre à son profit ce double mouvement de symbolisation/iconisation du texte et de la scène.
53Une première tentative de restructuration de l’ensemble texte/geste (c’est-à-dire symbolique/iconique) est possible selon le modèle peircien de la typologie des signes (Pavis, 1976). La distinction icône-index-symbole ne coupe pas, comme c’était le cas dans tous les systèmes précédents, la représentation en texte et scène ; elle regroupe au contraire, sous chaque catégorie, des signes pouvant appartenir indifféremment aux deux domaines. On est en droit de questionner cette pratique actuelle des recherches sémiologiques qui consiste à opposer une sémiologie du texte et une sémiologie de la représentation (que l’on repousse très souvent à une étape ultérieure). N’est-ce pas retomber dans l’ornière de l’analyse théâtrale traditionnelle séparant texte et scène ? Ne faut-il pas partir radicalement du spectacle terminé, même pour réintroduire ensuite, à l’intérieur, les différents systèmes, dont le texte ? En fait, la pratique rétablit « naturellement » les choses puisque, partant du texte, les sémiologues réintroduisent obligatoirement des considérations sur la mise en scène que suggère pour eux la lecture de ce texte, et reviennent ainsi dans leurs analyses à une représentation concrète ou imaginaire (Peirce, 1931).
54Plutôt que de chercher à isoler des signes purement iconiques, indiciels ou symboliques – signes qui n’existent pas sous cette forme « absolue » – on s’efforcera de distinguer trois fonctions signifiantes :
55– Fonction iconique : elle recouvre la gestualité du comédien qui entretient toujours, à des degrés divers, une relation motivée avec son personnage, mais elle concerne aussi l’énonciation scénique du texte, la façon dont celui-ci est modulé, rendu sensible dans sa matérialité phonique ou prosodique. Cette fois encore, le statut du référent du geste varie considérablement en fonction du type de spectacle. Pour des théâtres comme le nô, l’opéra de Pékin ou le théâtre indien, chaque geste est fixé en une forme immuable qui n’« imite » pas l’objet évoqué, mais le signifie par convention. Le geste est sémantisé, lexicalisé ; il s’intègre à un système fermé et possédant une très faible valeur iconique. Au contraire, dans le théâtre réaliste européen, le geste est soumis (au mieux intégré) à la parole, il est comme produit spontanément par le verbe, il ne se laisse pas décomposer en unités ayant une correspondance avec leur référent. Le geste n’a pas à renvoyer à une réalité extérieure à la scène, puisque tout concourt à nous faire croire que la réalité est incarnée par l’acteur et la scène.
56– Fonction indicielle : elle s’applique à la fois au geste d’indication (regard sur..., index pointé vers..., voix s’adressant à...) et au système linguistique : les déictiques (ici, maintenant, etc.) Ce type de signe fonctionne comme coordinateur entre les différents éléments scéniques qu’il maintient en relation ; il évite l’éparpillement des signes scéniques en les ramenant toujours à la situation d’énonciation. Lorsque le comédien insiste sur la valeur ostentatoire et démonstrative de son geste (comme l’acteur brechtien), le geste signifie non comme réalité imitante, mais comme commentaire sur la réalité imitée. Le geste indiciel indique et souligne la faille irréductible entre énoncé et énonciation, entre monde représenté et représentation théâtrale.
57– Fonction symbolique : elle intervient en tant que résultante des deux premières fonctions. Le corps et le texte ne signifient plus concrètement, par effet iconique de réel, mais à travers la médiation d’un système sémiotique où ils fonctionnent comme signe intégré à un ensemble. Grâce à ce processus de sémiotisation, le corps est par exemple « décomposable » et intégrable à un système de jeu particulier. En pratique, ce fonctionnement symbolique marque l’étape ultime du processus d’interprétation du geste et du texte, le moment où le spectateur a réussi à structurer en un système sémiotique d’oppositions la totalité du spectacle.
582. Le gestus brechtien : la théorie brechtienne du Gestus, en effet, ne porte pas uniquement sur le jeu physique des acteurs ; elle caractérise également une certaine façon de dire le texte, une attitude critique de l’énonciateur en face de ce qu’il dit. Un discours, une musique sont, selon Brecht, plus ou moins gestuels : en particulier la rhétorique et la construction de la phrase ont une valeur rythmique et sémantique déterminante dans la réception du message : « une langue est gestuelle dès qu’elle repose sur le Gestus, lorsqu’elle indique quelles attitudes précises l’homme qui parle adopte envers d’autres hommes. La phrase : « arrache l’œil qui t’est un objet de scandale » est d’un point de vue gestuel moins riche que la phrase : « si ton œil t’est un objet de scandale, arrache-le ». Dans celle-ci, on montre d’abord l’œil, puis vient la première partie de la phrase qui contient manifestement le Gestus de la conjecture ; enfin arrive la seconde partie, comme une attaque-surprise, un conseil libérateur » (Brecht, 1966, vol. 15 : 462-463). Le Gestus est donc une notion traduisible d’un système sémiologique à l’autre : une attitude corporelle trouvera son équivalence dans une inflexion de voix, une façon de prononcer les mots ou un texte produisant « verbalement » cette signification. Le Gestus joue un peu le rôle de l’interprétant dans la sémiotique de Peirce, ou du système interprétant chez Benveniste. Il est toujours traduisible en une série infinie d’équivalents, conductible d’un matériau scénique à un autre. Il n’est pas étonnant qu’il fasse à la fois l’objet de la recherche du metteur en scène (trouver le « ton » juste) et du spectateur (établir les équivalences entre les systèmes, comprendre l’utilisation et le choix des éléments scéniques). Il ne faudrait toutefois pas voir en cette notion une « potion miracle », capable par exemple de coder l’inscription du corps dans le texte, et donc de trouver la formule d’une écriture corporelle. Le Gestus n’est qu’un dispositif qui détecte à la fois le sens d’un geste et la gestualité d’un discours (rythme, énonciation, « déclamation », disait-on autrefois). Il n’a enfin qu’une valeur heuristique et propédeutique : il donne une saisie approximative et dynamique du lien entre geste et parole, des contradictions actantielles de la pièce, du rendu « réaliste » du monde et de son commentaire critique. Dépassant l’alternative du théâtre dramatique où le geste est vu comme la frange « libre » et individuelle par rapport au texte « collectif » et fixe, le Gestus du théâtre épique édifie un pont entre geste et parole individuelle et social, iconique et symbolique (Pavis, 1978). Le corps épique (par opposition au corps dramatique) ne cache pas son énonciation ; au contraire, il l’accentue par tous les moyens, puisque le corps n’est qu’un « porte-parole », un matériel de démonstration pour le double « propriétaire » du geste théâtral (le personnage et le comédien). Aucun des deux éléments (geste et discours) ne prend le pas sur l’autre ; ils se relativisent plutôt, puisque le geste est une façon de lire (énoncer/interpréter) le texte, et que le texte ne perd jamais de vue sa matérialité et sa situation sociale d’énonciation.
593. Le rythme : il constitue un autre médiateur efficace entre le verbal et le gestuel. Mais il est surtout efficace pour trouver des équivalences entre une musique et une gestualité (« plastique animée » dans les termes de Jaques-Dalcroze).
60Comme pour le Gestus, la parole est saisie dans sa valeur prosodique. Elle est « faite d’une succession asymétrique d’appuis et de rebondissements de caractère variable selon la langue en cause. C’est au niveau des points d’appui périodiques que se place la perception de la pulsation rythmique. Par contre, l’isochronie de cette pulsation, qu’elle soit ou non liée à un schéma métrique, semble dérivée du contexte gestuel : la musique accompagnant un geste régulier : marche, rame, danse – voire geste de la main ou du pied pour scander le rythme poétique – prendra ses appuis en concordance avec ces gestes isochrones » (Chaillet, 1971 : 7). Cette prise d’appui (au niveau de l’intonation dans la langue du sol et des articulations pour le geste) ne permet malheureusement pas d’établir une sémantique, mais tout au plus un système des enchaînements musicaux et gestuels.
614. Transvocalisation : il est enfin un dernier élément de passage entre texte et geste dont la complexité exigerait un long développement : c’est la voix. En effet, la voix, « ce lien qui fait la jointure du corps et du langage et qui est par là l’archétype et le prototype de toute expression » (Bernard, 1976 : 412), fournit l’instrument le plus manifeste et aussi le plus ténu de la médiation entre corporéité et textualité (Bernard, 313-362).
62La sémiologie du geste nous oblige à un impossible retour à ce qui se donne, dans la vie et au théâtre, comme l’utilisation naturelle et journalière du corps. Il est donc, plus que dans tout autre domaine, délicat de prendre le recul critique nécessaire.
63Partis avec l’espoir de « régler définitivement » la question du geste et de sa codification, nous devons constater qu’aucune description n’est apte à lire la gestualité et encore moins à en saisir exactement l’organisation structurale. A cet égard, le programme tracé par M. Bernard, quoique tout à fait valide, reste un programme bien difficile à appliquer. Pour lui, il faudrait « 1./ étudier les conditions de possibilité de la production d’une signifiance ; 2./ dégager celles qui ont présidé au procès de sémiotisation et symbolisation du corps ; 3./ déterminer par quel processus cette signifiance du corps s’est faite « expressionniste », c’est-à-dire par quel artifice et par quelles interférences de discours a pu se valider le concept d’expressivité corporelle » (407-408). La dernière des trois questions nous renvoie indéfiniment au corps et à sa saisie à travers le discours, et c’est sur ce point qu’achoppent toutes les tentatives actuelles pour lire les corps et la scène, et pour dégager les lois d’un langage théâtral.
64Ce qui fait le plus cruellement défaut à une sémiologie du geste, ce n’est pas tant les instruments de mesure et de notation du geste qu’une réflexion épistémologique sur le projet sémiologique. Sans même parler de la découverte d’une unité théâtrale minimale, on constate en effet qu’on applique difficilement à la gestualité une grille suffisamment large et souple pour intégrer toutes les variations significatives du corps humain en expliquant leur mode de signification dans la communication quotidienne et dans les pratiques théâtrales. L’étude du geste suggère fortement une réflexion sur les « techniques » de la sémiologie et une analyse des implications idéologiques de la démarche sémiotique : se demander si elle est autre chose qu’une formalisation en vue d’une description. Il faut en effet savoir quel est le but de ce découpage « pervers » du corps en unités et en séquences.
65Deux voies semblent se dessiner pour la sémiologie du geste :
Les approches « scientifiques » de la kinésique et de la proxémique : en approfondissant des notions encore imprécises et en les appliquant avec les aménagements nécessaires au théâtre, on peut espérer disposer de données « mesurables » du mouvement et amorcer une mise en signe des corps et de leurs interactions. Le danger est que la dimension qualitative et esthétique du geste artistique soit sacrifiée à d’une illusoire scientificité du découpage. Les études inspirées de la théorie de la communication n’échappent pas toujours à ce travers (Frank, 1959 ; Moles, 1973).
Une approche plus intuitive permettrait de découvrir la motivation esthétique et idéologique de tout geste, de reconnaître ce à quoi il réfère dans l’univers social, de mettre à jour les procédés artistiques de grossissement, stylisation, épuration, distanciation. Une telle attitude critique, loin de rejeter comme dangereux une certaine identification du sémiologue aux personnages gesticulants, rend celle-ci nécessaire à la découverte des oppositions de la gestualité et à leur insertion dans le tissu global de la représentation. Elle permet de réintroduire une profondeur dans l’étude de l’acteur : les notions d’image corporelle, de pulsions dont Freud a montré qu’elles se situent précisément là où nous cherchons le geste, « à la limite des domaines psychiques et physiques ». (Cité in : Bernard, 1976). Ceci crée un contrepoids et un garde-fou salutaire aux études purement visuelles et descriptives de la qu’offrent parfois les approches d’inspiration kinésique et proxémique.
66Ces quelques pages ne prétendaient pas à autre chose qu’à poser quelques repères pour une sémiologie théâtrale enfin soucieuse d’assurer ses fondements sur l’ensemble de la représentation, et notamment sur le jeu corporel du comédien. On n’a évidemment pas fini d’en esquisser (ou d’en fantasmer) le premier geste.
Bibliographie
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10.1037/13401-000 :SKWARCZYŃSKA Stefania, (1974), « Anmerkungen zur Semantik der theatralischen Gestik », in W. Kroll - A. Flaker hrsg., Literaturtheoretische Modelle und kommunikatives System, Königstein/Ts. Scriptor Verlag.
Notes de bas de page
1 De façon générale, et sauf mention contraire, nous parlons ici de sémiologie et non de sémiotique comme le fait Greimas et son école. La sémiotique vise à élaborer un métalangage théorique qui n’utilise pas les discours, tandis que la sémiologie est consciente du fait que son système utilise les langues naturelles comme instrument de paraphrase. Dans cet « écart de vocabulaire » se situe toute la problématique de la gestualité : faut-il la décrire et la « noter » indépendamment du langage ? Faut-il tenir compte du langage médiateur ?
2 Nous n’envisageons pas ici la question de la notation du geste au théâtre qui intéresse les metteurs en scène, les historiens du théâtre et surtout les chorégraphes. C’est d’ailleurs vue sous cet angle que l’étude du geste a enregistré le plus de progrès (système de Laban). Même l’enregistrement cinématographique du mouvement, qui a tant fait progresser la kinésique, ne fournit pas un mode de notation nouveau, simple et précis. Aucun système ne s’est vraiment imposé et, ce qui est remarquable pour notre propos, toute notation présuppose de façon plus ou moins explicite une théorie du mouvement. Birdwhistell va même jusqu’à affirmer que « les systèmes d’enregistrement devraient dériver, en première instance, de considérations de théorie et de méthodologie, au lieu du contraire. Avec l’évolution de la recherche et des réévaluations théoriques, de telles procédures d’enregistrement doivent nécessairement être révisées » (1973 : 181).
3 La théorie classique du geste (en particulier au XVIIe et XVIIIe siècles) révèle un souci de ne pas séparer l’étude du geste et de celle des passions qui seraient à son origine (cf. P. Magli, 1979). C’est ainsi, comme le montre bien P. Magli, que le geste est presque toujours abordé dans les traités des passions ou dans des rhétoriques comme une des composantes de l’expressivité et de sa communication. S’établit alors une correspondance entre passion, mimique, voix et geste : « Chaque mouvement de l’âme a son expression naturelle dans les traits du visage, dans le geste et dans la voix [...] de ces signes naturels réduits en règles, on a composé l’art de la déclamation » (Marmontel, article déclamation de l’Encyclopédie, cité in Magli, 1979 : 34).
4 Dans son « essai de description structurale d’un personnage dramatique », J. Mukarovský décrit le travail gestuel de C. Chaplin. Après avoir distingué entre expressions faciales, gestes et poses, il subdivise les gestes (qui sont tous essentiellement expressifs) en gestes-signes et gestes-expressions. Les premiers sont « universellement compréhensibles, supra-individuels et conventionnels : ainsi les gestes religieux ou rituels. Les seconds sont « immédiats », individuels, « involontaires ». Dans le cas de Chaplin, il y a constante interférence entre ces deux types de signes : tout le film montre comment Chaplin « change de gestes » dès qu’il s’approche ou s’éloigne de l’héroïne ; il ne parvient jamais à surmonter cette contradiction dans le comportement (1978 : 171-177). Cette description du geste rend bien compte du film, mais elle ne constitue pas un critère suffisamment précis et probant pour d’autres formes théâtrales. Elle est de plus psychologisante dans la mesure où elle oppose deux états mentaux « exprimés » différemment sans décomposer les gestes selon leur fonctionnalité. Enfin, comme le montre la théorie brechtienne du Gestus (cf. infra), il y a toujours une dimension sociale dans nos gestes, et s’il faut les différencier, on fera mieux d’opposer certaines relations sociales à travers des attitudes, des mimiques ou des rythmes gestuels (cf. la citation de Sapir, note 6).
5 Examinant quelques « tentations » des chercheurs en matière de théorie du geste, R. Birdwhistell met en garde contre la « tentation du plus près de la nature ». On présuppose fallacieusement que « le mouvement corporel est en quelque sorte plus primitif et plus près de la nature biologique que ne l’est le comportement verbal. Les animaux bougent et ne parlent pas. Ergo, le mouvement et la communication kinésique sont apparus plus tôt dans l’évolution historique que la parole et ils sont ainsi restés non-structurés ». (1973 : 187).
6 Ce code a fait l’objet de nombreuses spéculations, tant il paraît présent, mais insaisissable : « Les gestes sont difficilement classifiables et il est difficile de faire une séparation consciente entre ce qui, dans le geste, est d’origine purement individuelle et ce qui renvoie aux habitudes du groupe considéré comme un tout... nous réagissons aux gestes avec une vivacité extrême, et pourrait-on dire, selon un code élaboré et secret qui n’est écrit nulle part, n’est connu par personne et est compris par tous » (Sapir, 1949 : 556), cité in Birdwhistell, 1973 : 182).
7 Passant en revue les théories les plus courantes de la fonction du geste, R. Birdwhistell s’élève contre la « tentation du modificateur » (1973 : 188) : le geste n’est pas chargé de modifier le seul porteur de signification que serait le comportement verbal. Mais il est un groupe de gestes qui mérite un statut spécial dans la communication verbale et gestuelle, les marqueurs kinésiques (« kinesic markers ») : « Indiquant la position, la temporalité, l’accentuation spéciale sur un élément, le sujet, l’objet, etc., les marqueurs, comme beaucoup de gestes, sont souvent si intimement liés au comportement linguistique qu’ils en semblent des extensions » (189). Au théâtre, le rôle de ces marqueurs est encore plus sensible que dans la communication quotidienne : l’acteur doit ancrer son texte dans la situation concrète de la scène, il doit rendre vraisemblable son discours, nous faire croire qu’il est dicté par les circonstances, accentuer la tension entre discursivité et iconicité corporelle. (Pour une théorie des modalités, voir modalité, in Greimas, 1979).
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