Lire les Carnets : suivre la philosophie à la trace
p. 119-129
Texte intégral
1Il y a sans doute quelque paradoxe à relever qu’en septembre 1937, pendant son voyage en Italie à Florence, ville artistique et politique s’il en est, Camus notait : « Si j’avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière, j’écrirais : “Je ne connais qu’un seul devoir, c’est celui d’aimer.” » (II, 830) Cette incursion subite de la philosophie prend place en plein milieu de deux des caractéristiques des Cahiers : des récits de voyage dans lesquels abondent les descriptions de paysage et des réflexions sur l’art, comme si l’un et l’autre étaient indissociables. Et comme en écho, Camus notera dix ans plus tard dans le Carnet VI où les références des noms des philosophes sont particulièrement maigres : « Non pas la morale, mais l’accomplissement. Et il n’y a pas d’autre accomplissement que celui de l’amour, c’est-à-dire du renoncement à soi-même et de la mort au monde. Aller jusqu’au bout. Disparaître. Se dissoudre dans l’amour. Ce sera la force de l’amour qui créera et non plus moi. S’abîmer. Se démembrer. S’anéantir dans l’accomplissement et la passion de la vérité. » (IV, 1080)1 Et en juin 1959, six mois avant sa disparition, il dira encore, avec des accents nietzschéens : « J’ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l’abstraction et à l’injustice. Elle est mère de fanatisme et d’aveuglement. » (IV, 1298) Il y a là un refus de la morale pour la morale, de la « moraline », pour reprendre l’expression de Nietzsche, en quelque sorte. Mais les déclarations d’intentions sans être conceptualisées ne construisent pas un système – terme que rejette d’ailleurs Camus – tout au plus permettent-elles d’indiquer des axes, de relever des traces qui ne sont pas simplement des restes, mais aussi des chemins de pensée à explorer.
2Ainsi dégager une prétendue philosophie de Camus à travers la lecture suivie des trois volumes publiés sous le titre de Carnets (ou plutôt des neuf Cahiers qu’ils constituent), n’aurait aucun sens, si l’on se rappelle de plus que Camus avait lui-même organisé son propre travail en cycles successifs. Par ailleurs ses propres positions ont pu évoluer dans le temps. La forme des Cahiers ne s’y prête pas, faite d’esquisses, de notes de lectures, de citations identifiées ou non, de « barque engagée » pour le plaisir de la voir voguer. De même un inventaire systématique des philosophes cités ne mènerait guère au-delà des quelques remarques suivantes. Il y a un entrelacs constant entre la littérature et la philosophie, des rapprochements fréquents entre des auteurs (Kierkegaard, Dostoïevski, Pascal) et enfin la fréquence et la permanence de Nietzsche dans ces notes. Sans revenir sur des études déjà menées sur la présence de Nietzsche et de ses thèmes philosophiques dans l’œuvre de Camus, il est intéressant de noter que c’est probablement l’auteur le plus cité dans les Carnets. Son nom apparaît pour la première fois dès mai 1938 et est encore présent en avril 1959. Les références que donne Camus portent sur, au moins, neuf livres différents de Nietzsche et d’autres indications complémentaires citent quelques faits biographiques ou des études sur l’auteur.
3Au-delà des fragments ayant explicitement servi à l’élaboration ou la rédaction de passages du Mythe de Sisyphe ou de L’Homme révolté, deux notations de fin janvier-début février 1951 peuvent cependant nous ramener à l’horizon philosophique de Camus.
4La première semble une préoccupation constante de Camus dont la trace apparaît aussi bien dans les Carnets que dans d’autres textes : « Reprendre le passage de l’Hellénisme au Christianisme, véritable et seul tournant de l’histoire. Essai sur destin. » (IV, 1102) On aurait cependant pu penser qu’à cette date, Camus avait déjà évacué la question mais elle ne l’a en fait jamais quitté. En août 1938, alors qu’il avait soutenu son diplôme en 1936 sur « Métaphysique chrétienne et néoplatonisme », il a un long développement dans les Carnets :
Reprendre travail sur Plotin.
Thème : la Raison plotinienne.
1) La Raison – le concept n’est pas univoque.
Intéressant de considérer son jeu dans l’histoire à un moment où elle doit s’adapter ou périr. [...]
C’est la même raison et ce n’est pas la même.
C’est que deux raisons :
l’une éthique, l’autre esthétique. (...) (II, 861)2
5Le texte se poursuit en faisant allusion aux méthodes statistiques employées en météorologie. Ces dernières consistent, selon Camus, à effectuer par interpolation le remplacement des observations absentes en ayant recours au concept de moyenne3. Il est curieux de noter que Camus entendait procéder ainsi – ou envisageait de le faire – et non par une étude spécifiquement historique. Essai sur le destin, lisait-on à l’instant : la phrase est forte et le programme ambitieux. On sait par ailleurs l’attachement constant de Camus à saint Augustin, autre figure de son diplôme d’études philosophiques, sur lequel il revient encore dans ses Cahiers en janvier 1956 :
St Augustin a vécu dans le monde totalitaire : le Bas-Empire. Marrou dit : “Art de vivre par temps de catastrophe.” Les deux résistances au christianisme viennent des paysans et de l’aristocratie. [...] Toujours en lutte pour défendre son œuvre contre l’envahissement des occupations extérieures. Son image du Soleil divin qui illumine notre esprit. (IV, 1242)4
6Plus inattendue est la seconde notation de 1951 qui ressemble fort à un plan d’un projet non réalisé : « Recueil essais Philosophiques. Philosophie de l’expression + commentaire 1er livre Éthique + réflexions sur Hegel (leçons sur philosophie de l’histoire) + essai Grenier + commentaire Apologie de Socrate. » (IV, 1103) Ce projet mérite d’être analysé. Il précède de peu une remarque concernant l’écriture de L’Homme révolté qui entrait dans une phase terminale et dont la première rédaction s’acheva le 7 mars. « Février 1951. L’homme révolté. J’ai voulu dire la vérité sans cesser d’être généreux. C’est là ma justification. » (ibid.) La notation fait immédiatement suite aussi à un autre programme de travail en six points qui sera partiellement réalisé. Les deux premiers points mentionnés dans cet autre progamme de travail – plus littéraire – donnèrent la rédaction de ce qui deviendra L’Été et la préface à l’édition américaine du théâtre. Les quatre derniers sont plus difficiles à identifier : la présentation d’une édition américaine des essais, deux titres énigmatiques (l’amour du lointain, la voix éternelle) et le projet d’une traduction du Timon d’Athènes, pièce de Shakespeare dont Camus avait publié pendant la guerre les Sonnets dans sa collection « Poésie et Théâtre ». Tous ces points sont dirigés vers l’avenir, comme si Camus songeait déjà à ses œuvres futures – après L’Homme révolté dont la réception marquera un tournant.
7Le projet de la seconde notation de 1951 s’ouvre d’abord sur la mention « Recueil essais Philosophiques », comme s’il ne s’agissait pas d’un véritable livre, mais de rassembler des essais différents et limités pour construire à partir de ces textes une unité et une problématique philosophique. Il mentionne cinq points :
81. « Philosophie de l’expression ». La phrase donnée sans guillemets5 est en fait le titre d’un texte paru dans Poésie 44. Camus, en effet, avait publié sous ce titre un texte écrit en marge des deux livres de Brice Parrain publiés chez Gallimard pendant la guerre : l’Essai sur le logos platonicien et les Recherches sur la nature et les fonctions du langage, volumes issus des thèses que Parain avait soutenues en Sorbonne en 1939. La lecture des livres de Brice Parain est à ce point importante et déterminante que, dès août 1942, Camus le note dans ses Carnets et qu’il est ainsi attentif à l’analyse du langage chez Platon. Parain « étudie le logos comme langage », revenant « à doter Platon d’une philosophie de l’expression » dans la « recherche d’un réalisme raisonnable ». Camus souligne l’originalité de la lecture de Parain : considérer chez Platon « le problème du langage comme métaphysique et non pas social et psychologique. » (II, 954) Dans sa correspondance avec Jean Grenier, Camus avait souligné l’importance, pour lui, de la lecture des deux ouvrages de Parain. Le 25 juillet 1942, il lui écrivait : « J’ai lu aussi avec beaucoup d’attention le livre de Parain sur le Logos platonicien. C’est remarquable, n’est-ce pas ? »6 Après la réponse de Jean Grenier le 19 août annonçant la grande thèse sur le langage (« elle est fort intéressante », dit ce dernier), Camus dans sa lettre du 6 septembre affine son jugement : « J’aimerais lire la thèse de Parain. J’ai lu son Essai sur le Logos platonicien avec beaucoup d’intérêt. Il y a de très belles pages et qu’on sent nécessaires. Il me semble que Paulhan (sur un autre plan) a des préoccupations semblables dans Les Fleurs de Tarbes. C’est la grande révision. »7
9Le long article de Camus paraît près de dix-huit mois après cette correspondance, dans le numéro daté janvier-mars 1944 de la revue Poésie 448. Jean Grenier avait lui-même, en mars 1943 dans Comœdia, consacré au langage une chronique, reprenant la parenté qu’avait spontanément signalée Camus. Grenier y analysait d’abord le livre de Paulhan qui « réhabilite admirablement le langage » avant de rendre compte du travail de Parain. Rejetant une thèse simplement expressionniste, Parain développe l’idée qu’« une fois que j’ai dit telle chose, je tombe dans l’empire de ce que j’ai dit. » Il y a une transcendance du langage et la parole dépasse celui qui parle. Et Grenier conclut son article en disant : « Voici une résurrection magistrale : celle du souverain pouvoir de l’expression, la résurrection d’Orphée. »9
10Si Camus, dans son énumération, mentionne en premier son article, c’est d’abord parce qu’il s’agit probablement du seul texte rédigé et publié à l’époque où la notation apparaît dans les Carnets. Mais cette référence donne aussi le ton : car Camus affirme d’emblée dans son article que l’originalité de Parain est de faire « du langage une question métaphysique », « la racine de toute métaphysique ». Et il ajoute immédiatement ce commentaire : « Il y a une interrogation primordiale qui doit porter sur la valeur même des mots que nous prononçons. Il s’agit de savoir si notre langage est mensonge ou vérité : c’est la question que pose Parain. » « [...] la grande misère humaine qui a longtemps poursuivi Parain et qui lui a inspiré des accents si émouvants, c’est le mensonge. »10 Et Camus souligne aussi en limite du langage le silence lui-même. Mais, en contrepoint, comme pour ancrer une recherche ontologique, il note le caractère incarné de la réflexion de Parain qui « rejoint l’époque et son destin » et, « étendue sur de longues années », est « étroitement mêlée à l’histoire de sa vie et à notre histoire. » Ainsi, disait Camus en 1944, « par-dessus les oppositions, sachons déjà reconnaître nos ressemblances profondes. »11 Mensonge, silence sont des thèmes camusiens...
11La chronique de Camus commençait par faire référence aux premiers essais de Parain qui portaient déjà sur « l’incertitude du langage »12 et il faut aussi rappeler, à ce stade de l’analyse, qu’en 1946 Camus accueillera dans sa collection « Espoir » un livre de Parain L’Embarras du choix ; confession autant que réflexion, aux dires même de son auteur, cet ouvrage rassemble des textes écrits entre 1922 et février 1946 : constat d’un silence nécessaire, pratique d’un silence obligé dans une période communiste précèdent « une longue période de lente et difficile adaptation aux postulats du langage. » Et Parain confie à Camus, pour cette dernière période, « certaines de leurs applications à la philosophie de l’histoire et en particulier à l’examen du problème français. »13 Il n’est de ce fait probablement pas indifférent que certains textes portent sur une critique de la dialectique matérialiste ou sur la réforme de la France et se terminent par une réflexion sur le système d’enseignement, rejoignant par anticipation certaines des analyses de Simone Weil que Camus publiera quelques années plus tard.
122. « commentaire 1er livre Éthique ». Cette référence à Spinoza, non explicitement désigné, est assez inattendue chez Camus et peu mentionnée chez les commentateurs. La biographie même de Spinoza pouvait attirer Camus et indirectement il avait déjà indiqué cet auteur dès septembre 1937, à un moment où il était engagé politiquement. Les Carnets notent, de façon isolée et entre parenthèses (pourquoi ?), l’expression « Traité Théologico-Politique » (II, 836) qui renvoie au titre d’un des ouvrages les plus faciles à lire de Spinoza. Mais surtout, le nom de Spinoza revient en janvier 1947 dans un commentaire de lecture suivant immédiatement l’indication : « Lire Georges Simmel (Schopenhauer et Nietzsche) » (II, 1077)14 Il cite directement en anglais, comme s’il prenait des notes, le rapprochement avec Nietzsche : « “ they could not accept not being God.” » Cette fréquentation avait aussi trouvé un point d’aboutissement, en octobre 1942, dans les deux pages des Carnets qui « décortiquent » précisément le livre 1 de l’Éthique. De tels commentaires développés sont très peu fréquents dans les Carnets. Camus y revient sur les quatre démonstrations de l’existence de Dieu selon Spinoza et met en contradiction le Th. (sic. Spinoza parle de propositio) XIV et le grand Scolie du XV (II, 962). Étonnante lecture à laquelle se livre Camus pendant la guerre, au Chambon-sur-Lignon, terre protestante de Résistance ! En ouverture, il dégage la spécificité de Spinoza qui a le « culte de ce qui est et non de ce qui veut ou doit être », et de son analyse, il retire deux conclusions : « Pourrait donner raison à ceux qui parlent du panthéisme de Spinoza ? On y trouve cependant un postulat (mot que Spinoza évite dans toute l’Éthique) : le vide n’existe pas. » (ibid.)15 Et cette seconde conclusion : « C’est le monde du donné une fois pour toutes, du “c’est ainsi” – la nécessité y est infinie – l’originalité et le hasard y ont une part nulle. Tout y est monotone. » (II, 963) On sait par ailleurs que le thème de la joie occupe une place centrale dans la philosophie de Spinoza.
133. Le troisième item est intitulé « réflexions sur Hegel (leçons sur philosophie de l’histoire) « : il semble construire un antidote au point précédent si l’on croit à la raison dans l’histoire, à la marche de l’histoire. Ces points font déjà l’objet de longs développements dans L’Homme révolté et il est curieux qu’il veuille y revenir encore, comme si le sujet du rapport à l’histoire n’était pas épuisé. Camus connaît et utilise, notamment dans le chapitre « Les déicides » un livre de Jean Hyppolite sur le sujet16.
144. « essai Grenier. » Que veut dire Camus ? Il faudrait croiser avec beaucoup de rigueur ses notations sur Grenier et rappeler par exemple que l’Essai d’orthodoxie est issu de conférences faites par Jean Grenier à la Maison de la Culture et que ce texte est cité et utilisé dans L’Homme révolté. Camus a toujours affirmé sa dette envers son enseignant et plus particulièrement envers Les Îles, parues peu de temps avant que Jean Grenier ne soit son enseignant et dont il préfacera la réédition en 1959. Mais il est manifeste que Camus est toujours un lecteur attentif de Jean Grenier, quels que soient les chemins de traverse que son maître emprunte. Comment lire autrement les notations suivantes des Carnets ? Au printemps 1947, il relève des citations du manuscrit de Grenier « Du bon usage de la liberté » « L’homme moderne ne croit plus qu’il y ait un Dieu auquel obéir (Hébreu et chrétien) ; une société à respecter (Hindou et Chinois) une nature à suivre (grec et romain) [...] « Celui qui aime fortement une valeur est par là même ennemi de la liberté. Celui qui aime par-dessus tout la liberté ou bien nie les valeurs ou bien ne s’y attache que temporairement. (Tolérance issue de l’usure des valeurs). » (II, 1089) Ces citations préparent une autre notation des Carnets, quelques pages après, comme si existait déjà un projet d’écriture : « Étude sur G. : G. comme esprit opposé à Malraux. Et les deux ont conscience de la tentation que figure l’autre esprit. Le monde d’aujourd’hui est un dialogue M. G. » (II, 1093)17 Et dans une lettre du 10 août 1947, Camus propose même à Jean Grenier d’accueillir son manuscrit dans sa collection « Espoir »18 (le livre paraîtra bien chez Gallimard hors collection un an plus tard). Enfin, à michemin entre 1947 et 1951, Camus esquissera une étude sur Grenier, quand il lui rendra hommage à la radio, à l’occasion de l’attribution du Prix du Portique en 1949 : « Il n’a pas d’autre sujet que la solitude de l’homme et son appétit d’absolu. [...] aucun de nos écrivains n’a abordé si tôt et avec tant de bonheur, les problèmes qui sont au cœur de nos préoccupations : le choix, l’engagement, l’action, le mal, l’orthodoxie politique. »19 La notation de 1947 fait par ailleurs apparaître qu’un des points majeurs de rapprochement entre Malraux et Grenier est qu’ils sont tous les deux des interprètes de l’art ; spécialistes d’esthétique, si l’on veut, mais aussi philosophes atypiques, comme l’était précédemment Brice Parain. Et cette insistance sur le dialogue fournit la transition avec le cinquième item mentionné.
155. « commentaire Apologie de Socrate. » Voilà encore une référence indirecte à Platon dont Camus salue la grandeur au printemps 1948 par un jugement comme il en porte rarement d’aussi élogieux : « Platon va du non-sens à la raison et de la raison au mythe. Il contient tout. » (II, 1106)20. Le mythe en effet est plus proche de l’image, par laquelle, pour Camus, on est ou devient philosophe, que du système. Il faudrait donc prolonger l’analyse en ne relevant plus simplement les noms des philosophes mais aussi les noms de ces personnages ou des thèmes des seize mythes platoniciens que Camus évoque : on connaît par exemple la référence à l’allégorie de la caverne dans les Lettres à un ami allemand. Les mythes sont toujours en situation dans un paysage et on notera avec attention qu’aucun nom de philosophe grec n’est présent dans les évocations des voyages en Grèce contenus dans les Carnets III. Par parenthèse, on notera cette discrétion des noms dans les derniers Cahiers, de même que les premiers Cahiers de 1935 à 1938 semblaient comme effacer la philosophie au profit de l’art et de l’œuvre littéraire en construction. Un des points communs aux mythes platoniciens est aussi la présence de cette figure tutélaire de la philosophie que représente Socrate souvent évoqué. Camus avait longuement parlé de Socrate dans son commentaire de Parain :
La situation devant laquelle se trouvait Socrate n’était pas [...] sans analogie avec la nôtre. Il y avait du mal dans les âmes parce qu’il y avait contradiction dans le discours, parce que les mots les plus courants étaient munis de plusieurs significations, contrefaits, détournés du simple usage qu’on leur imaginait. [...] Si les mots justice, bonté, beauté, n’ont pas de sens, les hommes peuvent se déchirer.21
16Avec l’Apologie de Socrate, c’est aussi la place du philosophe dans la cité qui est en cause, autant que la pertinence de son discours.
17Ainsi il apparaît clairement que ces cinq points ne sont pas cités dans le désordre, d’autant plus qu’ils sont reliés graphiquement par un +, mais qu’ils construisent une logique et comme le plan d’un ouvrage, commençant par Platon et les Grecs pour finir par Platon22 et la figure de Socrate comme modèle du philosophe. Peut être avons-nous là le volet philosophique de ce troisième cycle consacré à Némésis, (la « terrible », la « pudeur du monde », selon l’expression de Gérard Granel23), ou à l’amour, cycle que Camus avait en chantier et que les Carnets mentionnent à de nombreuses reprises. C’est probablement la construction philosophique qui apparaissait clairement à Camus au moment où L’Homme révolté était déjà bien avancé. On sait que Camus fait très tôt référence à ce troisième cycle, à ses œuvres en cours, au Premier Homme. La réception de L’Homme révolté autant que la dernière partie du projet et l’insistance sur le sort de Socrate – il y a aussi malgré tout un peu de mépris pour les élites intellectuelles dans l’Apologie de Socrate – aurait pu dissuader Camus de mettre son projet à exécution. Il est frappant de constater l’importance du langage dans la réflexion de Camus lorsqu’on pense aux développements que les analyses du langage trouveront dans la philosophie contemporaine, à partir du milieu des années soixante, en provenance notamment de la phénoménologie et de ses postérités (Heidegger, Merleau-Ponty, Ricœur...) et du développement de la philosophie analytique.
18De plus, Camus, s’il était grand lecteur, n’était guère homme à s’encombrer de citations, de références, ou même d’autorités de référence. Et il faut écouter ce qu’il écrivait en 1943 à propos des philosophes et de l’histoire de la philosophie :
Les anciens philosophes (et pour cause) réfléchissaient beaucoup plus qu’ils ne lisaient. C’est pourquoi ils tenaient si étroitement au concret. L’imprimerie a changé ça. Nous n’avons pas de philosophies mais seulement des commentaires. C’est ce que dit Gilson en estimant qu’à l’âge des philosophes qui s’occupaient de philosophie a succédé l’âge des professeurs de philosophie qui s’occupent des philosophes. Il y a dans cette attitude à la fois de la modestie et de l’impuissance. Et un penseur qui commencerait son livre par ces mots : « Prenons les choses au commencement » s’exposerait aux sourires. C’est au point qu’un livre de philosophie qui paraîtrait aujourd’hui en ne s’appuyant sur aucune autorité, citation, commentaire, etc., ne serait pas pris au sérieux. Et pourtant... (II, 990-991)
19Dans cette apologie de l’amour, qui se dessine peu à peu, deux caractéristiques ou deux limites de l’œuvre de Camus sont encore à prendre en compte : l’ironie et le cynisme, qui peuvent rejoindre aussi un projet d’anthologie de l’insignifiance qui est un moment envisagé par Camus. Il les rapproche lui-même dans une notation de mars 1950 : « Toute mon œuvre est ironique. / Ma tentation la plus constante, celle contre laquelle je n’ai jamais cessé de mener un exténuant combat : le cynisme. » (IV, 1085) « Il n’y a pas de doute qu’il faille à toute morale un peu de cynisme. Où est la limite ? » (IV, 1096) Dès l’été 1938, il relevait : « La tentation commune à toutes les intelligences : le cynisme. » (II, 855)
20Et pour conclure, il faudra probablement tenir à pleine main et en même temps ces deux dernières citations de Camus, la première de fin mai 1958, précédant de peu son départ en Grèce, citation qui nous renvoie à Héraclite, même si ce n’est pas mentionné : « L’artiste est comme le dieu de Delphes : “Il ne montre, ni ne cache : il signifie.” » (IV, 1273) ; et cette seconde, datant du début 1947 et qui ressemble à une citation inventée qu’aurait pu ne pas renier Spinoza : « Vae mihi qui cogitare ausus sum. » (II, 1081)
Notes de bas de page
1 C’est Camus qui souligne le mot « disparaître ».
2 C’est d’ailleurs la seule référence à Plotin dans les Carnets.
3 On sait que Camus a travaillé au service météorologie de l’Institut de Météorologie et de Physique du Globe d’Alger entre novembre 1937 et septembre 1938. Son nom figure même dans l’ouvrage de Paul Seltzer, Le Climat de l’Algérie, Alger, La Typo-Litho et de J. Carbonel réunies, 1946. Université d’Alger. Travaux de l’Institut de Météorologie et de Physique du Globe de l’Algérie.
4 Henri-Irénée Marrou, latiniste, professeur à la Sorbonne, avait soutenu sa thèse, Saint Augustin et la fin de la culture antique, en 1937, c’est-à-dire après l’achèvement du diplôme d’études supérieures de Camus. Il avait fait paraître en 1955 un ouvrage (Saint Augustin et l’augustinisme) dans la petite collection « Maîtres spirituels » aux éditions du Seuil. Il s’agit probablement de notes de lecture de cet ouvrage : l’expression « art de vivre par temps de catastrophe » y figure explicitement à la page 7 ainsi que la qualification du Bas-Empire comme état totalitaire. Plusieurs témoignages de l’attachement constant de Camus à saint Augustin existent, dans des correspondances tardives (par exemple avec Mgr Duval, archevêque d’Alger). Mais Camus n’envisage jamais de consacrer une nouvelle étude spécifique à saint Augustin.
5 C’est une des difficultés majeures de la lecture des Carnets. Camus, en effet, n’indique pas toujours qu’il recopie des citations, prises dans ses lectures. Une édition critique des Carnets demanderait à les identifier systématiquement, ce qui ne serait pas aisé.
6 Albert Camus – Jean Grenier, Correspondance, 1932-1960, avertissement et notes par Marguerite Dobrenn, Paris, Gallimard, 1981, lettre 56, p. 71.
7 Idem, lettre 60, p. 74.
8 « Sur une philosophie de l’expression », O.C. I, p. 901-910.
9 Jean Grenier, Comœdia, n° 88, 6 mars 1943, p. 2.
10 « Sur une philosophie de l’expression », art. cité, p. 901 et 908. Voir aussi Albert Camus et le mensonge, actes du colloque 29-30 décembre 2002, Paris, Bibliothèque du Centre Pompidou, 2004 et Jacques Le Marinel, article « Mensonge », Dictionnaire Albert Camus, Jean-Yves Guérin éd., Paris, Laffont, 2009, p. 533-535.
11 « Sur une philosophie de l’expression », art. cité, p. 909 et 910.
12 Dans une lettre du 4 juillet (1942), Camus indiquait déjà à Brice Parain : « J’ai mieux compris pourquoi les Recherches m’avaient retenu personnellement, je veux dire autrement que n’aurait dû le faire un livre d’apparence très objective. C’est qu’il s’agissait d’une pensée dont vos deux premiers livres donnent le climat et c’est un climat que j’ai bien reconnu. Chaque fois que vous écrivez pauvreté, peuple, justice, mensonge, il y a quelque chose en moi qui vous répond. Et par exemple, je regrette de ne pas vous avoir lu à une époque où je me suis senti obligé moi aussi de quitter une doctrine et des hommes qui m’étaient chers » (Brice Parain, un homme de paroles, Paris, Gallimard – Bibliothèque Nationale de France, 2005, coll. « Les Cahiers de la NRF », p. 229). Camus y fait allusion aux deux livres antérieurs de Parain : Essai sur la misère humaine, Paris, Grasset, 1934 et Retour à la France, Paris, Grasset, 1936 qu’il a lus après les Recherches, les considérant tous comme " un même ouvrage sur un seul sujet " ».
13 Brice Parain, L’Embarras du choix, Paris, Gallimard, 1946, coll. « Espoir », note préliminaire, p. 11.
14 Le livre ne semble pas être disponible, à l’époque, dans une traduction française. Paru en allemand en 1907, il est à noter qu’il donna lieu à deux comptes rendus de Georges Palante, proche de Louis Guilloux et de Jean Grenier, et que Camus lisait : l’un en 1907 (Revue Philosophique, vol. 64, juillet-décembre 1907, p. 651-653), l’autre en 1909.
15 Le nom de Nietzsche est aussi prononcé dans ce texte : « Nietzsche dit que la forme mathématique ne se justifie chez Spinoza que comme moyen d’expression esthétique. » (souligné par Camus) (II, 962).
16 Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel, Paris, Marcel Rivière, 1948. La collection « Espoir » avait initialement annoncé à paraître dans sa série « Philosophie » un ouvrage de Jean Hyppolite, Vérité et existence, et le livre d’Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, qui sortira finalement en 1947 dans la collection « Bibliothèque des Idées » ; voir Guy Basset, « Camus editor », Anthropos, n ° 199, automne 2003, Barcelone (en traduction espagnole), p. 113-122.
17 Cette édition donne sans ambiguïté l’identification de G à Grenier, alors que l’édition originale des Carnets, mentionnait en note « sans doute Jean Grenier ».
18 Albert Camus – Jean Grenier, correspondance, op. cit., lettre 118, p. 131.
19 « Jean Grenier », texte reproduit en annexe II de la correspondance, op. cit., p. 279-280.
20 C’est Jean Grenier qui a fait lire Platon à Camus ; voir l’entretien avec Carl Viggiani, OC IV, p. 644.
21 « Sur une philosophie de l’expression », art. cité, OC I, p. 903.
22 Qu’il soit permis de saluer au passage la mémoire de ce grand spécialiste de Platon dont Camus a dû lire la traduction du Sophiste et du Parménide, Mgr Auguste Diès qui fit toute sa carrière dans les murs de l’Université catholique qui a accueilli le colloque.
23 Gérard Granel, Apolis, Mauvezin, T. E.R., 2009, p. 9.
Auteur
Après des études universitaires de philosophie, il a mené une carrière de Directeur des Ressources Humaines. En parallèle, il a publié en France et à l’étranger plusieurs articles sur l’œuvre d’Albert Camus et sur la vie intellectuelle à Alger. Il a également publié sur les solitaires et les religieuses de Port-Royal (Chroniques de Port-Royal). Il est l’auteur de nombreuses bibliographies, principalement dans le domaine philosophique. Il a collaboré au Dictionnaire Albert Camus (Jeanyves Guérin éd.) et au dictionnaire L’Algérie et la France (Jeannine Verdès-Leroux éd.) (collection Bouquins, 2009). Il est actuellement conseil-formateur en ressources humaines et enseigne la philosophie.
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