5. Rythmes (Les sites de l’écrire)
p. 121-148
Texte intégral
Tout est rythme, le destin tout entier de l’homme est un seul rythme céleste, de même que l’œuvre d’art est un unique rythme.
Bettina Von Arnim
1Cet art de l’être-avec qui régit la composition de l’œuvre, en élabore les rythmes et les sites d’inscription, il conviendra à présent d’en sonder les dispositifs. L’intime rapport de l’écriture de Claude Simon avec certaine facture picturale est à cet égard révélateur. Notamment le recueil de la correspondance qu’échangèrent Claude Simon et Jean Dubuffet entre 1970 et 19841 éclaire les affinités qu’entretiennent les démarches de l’écrivain et du peintre, lesquels partagent une même conception du travail de l’œuvre. Cette proximité, Claude Simon la souligne à plusieurs reprises, en particulier à propos de la facture de Triptyque dont il écrit à Dubuffet : « [...] la série « campagne » [...] était influencée par telles de vos peintures comme par exemple La vie de famille, la marée de L’Hourloupe ou encore Les riches fruits de l’erreur »2. Plus tard, à l’occasion d’un texte que l’écrivain publie dans L’Humanité (vendredi 9 décembre 1977)3 sous le titre Lieu, texte qui est composé d’extraits de Triptyque et présenté avec deux reproductions de Dubuffet, Vache au nez subtil et Jardin de Blèche Grignote, il y ajoute le commentaire suivant :
Et si j’ai décidé aujourd’hui de réunir pour composer ce paysage qui m’est intérieur quelques passages de Triptyque fabriquant ainsi à partir du texte de ce roman déjà ancien pour moi, et par les mêmes procédés qui l’ont engendré (choix, exclusions, associations, contrastes, ordonnance) un autre texte, c’est que tout autant que par mes souvenirs d’enfance ils ont été suscités par la très vive impression ressentie à la vue d’un tableau de Jean Dubuffet où se trouvaient rassemblés, comme sur les planches éducatives et transportés du particulier au général, toute une série de ces archétypes canoniques imbriqués comme les éléments d’un puzzle, bestiaire et topographie dont le seul inventaire, tel que le dresse Max Loreau, m’apparaît porteur, du fait même de l’extrême quotidienneté des mots, d’une charge de merveilleux [...].4
2Ces compostions et recompositions sont exemplaires des sites de l’écriture de Claude Simon. À savoir, la profonde conviction – et en conséquence l’organisation soigneuse du texte – qu’une œuvre s’écrit dans le jeu des rapports, des relations, des croisées qui constituent son tissu : ce tissu intime qui donne à l’œuvre évidence. Présence irréductible. Et dont Claude Simon rappelle dans ces lignes qu’il résulte d’un faire (défaire, refaire), tel le processus de montage toujours recommencé, mais aussi d’un désir de faire, inspiré par d’autres arts plus que par de personnelles réminiscences.
Sites et Configurations
3Autrement dit, si le mot site comporte l’évocation d’un emplacement géographique, d’une aire de fouilles archéologiques ou d’examen géologique ou d’implantation industrielle, si le terme désigne l’espace d’un environnement précisément circonscrit dont la localisation permet une multiplicité de tracés cadastraux et d’occupations des sols, il importe surtout d’entendre que site se donne comme lieu d’opérations et de configurations. Pas quelque incommensurable paysage dans sa réalité immédiate brute, mais un lieu de lisibilité et (donc) de visibilité. Un espace aménageable/aménagé ayant son organisation propre. Car le corps y œuvre (ou y a œuvré) et s’y déplace. Des trajets, des empreintes y marquent (ont marqué) une situation, un ensemble de liens et de correspondances qui, pour être variables, n’en sont pas moins, à des degrés divers, repérables.
4Lieu de pose et de dépôts, le site porte l’inscription de l’ouvrage et du temps à l’œuvre. Le site est toujours déjà mémoire ou projet, affaire d’art et d’interventions techniques ; son organisation, affaire de points de vue et de visions. Il y va certes pour Claude Simon de l’art de l’assemblage autant que de ses souvenirs d’enfance, et réciproquement, lorsqu’il écrit à Dubuffet, à propos du Palace, de son « “petit théâtre de mémoire” » où les gens et les lieux écrits ne sont pas extérieurs mais [...] “parties de moi-même” [...] »5.
5S’interroger sur les sites de l’écriture simonienne porte, par suite, à considérer que l’agencement textuel a pouvoir structurant et que c’est la richesse du rhizome relationnel qui constitue la vérité de la scène ; que les secrets à découvrir sont secrets de fabrication et que la vocation de l’art est de modifier le regard que l’on porte habituellement sur toutes choses. Il s’agit de décontenancer les conventions et le consensus qu’elles entraînent quant à nos représentations ; de donner vue sur le monde par d’autres biais et, en conséquence, capacité d’étonnements, de sensations, de voyance. Il s’agit de faire entendre les langues que parle la matière dans les mitoyennetés, les écart(ement)s, les courants induits. À l’usage, de déconcerter les mots pour les faire travailler de concert à des arrangements inimaginables.
6Tel est l’entrelacs subtil de matériaux, voix et thèmes, de prélèvements et greffes tissulaires, que Claude Simon élabore, offrant à la lecture à la fois un effet d’ensemble et un effet de coupe. Avec l’assemblage, le lecteur voit s’esquisser, dans le délicat nouement des fils narratifs et du lexique, des rapports de contiguïté-continuité entre les sites géographiques, les sites mémoriels autobiographiques et les sites artistiques. Avec la coupe, le lecteur est sensible aux fils momentanément débranchés du réseau où ils conduisent, fils qui restent ainsi en attente et font entendre les grésillements de significations sans attendus, comme une promesse, le bougé d’une photographie, ou le second plan d’une prise au téléobjectif. C’est en différé que ces grésillements de signification reçoivent, par d’autres éléments du texte, l’ancrage nécessaire à leur mise au point et à leur développement. Ces termes désignent aussi bien le processus photographique que le geste d’écriture : de tels dispositifs en effet disent assez qu’il est moins question de savoir que de voir (Claude Simon citant Jakobson : « Nous savons [...] mais nous ne voyons pas »6) ; et qu’à multiplier les accès au regard, à aiguiser l’œil et à tendre l’ouïe, l’écrivain non seulement réinvente notre être-au-monde (nous qui sommes aveugles et durs d’oreille), mais il fait voie aussi au mouvement même de la pensée.
7Dès lors, dans ce dispositif pli sur pli des stratifications, c’est le rapport au temps qui, une fois encore chez Claude Simon, sera réinventé. Une fois encore il sera un peu autrement réaccordé : comme pour un instrument de musique les intervalles de sonorités. Mais aussi : le temps sera accordé de nouveau. Soustrait pour être redonné selon une nouvelle donne : celle du temps de l’œuvre. Car c’est une œuvre tout employée à donner forme c’est-à-dire présent (présence) à l’éternité : non pas l’éternité du promontoire, abstraite, dématérialisée, mais l’éternité fugace de l’instant phénoménologique. De la faille, du clivage, du clin (d’œil) qui fait passe, sans transition et par mille radicelles, d’un monde à un autre. C’est, à l’instant : des dépôts de l’écrit sur la page, de leurs combinaisons, de leurs conduites intimes que la lecture découvre. Il n’y aura plus de temps parce qu’il y aura tout le temps, ou plus exactement tous les temps dans la palette infiniment détaillée des désinences grammaticales que Claude Simon fait jouer, mariables, variables, composables à la manière des touches du peintre. Cette tenue à l’œil des éléments et de leur devenir situationnel à la surface des feuilles du livre n’est pas sans parenté avec l’expérience que décrit Dubuffet dans Bâtons rompus :
J’ai l’impression de prendre plus pleine possession d’un site quand je peux le déchiffrer et considérer à mon aise une fois dressé devant mes yeux comme un mur, au lieu d’avoir à le regarder horizontalement en perspective de fuite.7
8Parenté que Claude Simon a pour sa part relevée depuis longtemps :
Je me rappelle quelle a été ma surprise de voir, en 66, à votre grande exposition d’Amsterdam, ce Chemin bordé d’herbes, ou ce Pied du mur herbeux ou encore ce Court l’herbe sautent les cailloux, peints par vous dans les années 50 où j’avais de mon côté tenté de faire la même chose avec des mots dans certains passages de La Route des Flandres. Quand mon bonhomme se retrouve à quatre pattes sur un chemin ou couché, le nez contre le pied d’un mur...8
9Cette absence de perspective constitue une abolition de la hiérarchie des valeurs et des plans : les mots peuvent ainsi multiplier leurs sens par homonymie et synonymie, et démultiplier le récit des choses et des espaces.
10Un travail de poièse élabore donc le roman simonien, lequel fait de toute mémoire une « mémoire en écriture », et du traitement narratif du vécu la « remémoration des objets de mémoire »9. Si bien que, dans la géologie des textes, le temps est épaisseur, les transformations de la terre histoire, l’arbre généalogie. Sans oublier l’oubli ni l’entame du passé sous silence, le récit procède par scansions de la lettre, et sait se souvenir que la mémoire ne retient que ce qu’elle compose. La matière romanesque se constitue du mouvement de transformations et de permutations que régit le principe d’incertitude : où vision fait division et voir semblance. C’est là que l’imagination prend la relève de la mémoire.
11Il résulte de ces processus une importance accrue du cours de l’œuvre où adviennent les formes imprévues du récit. C’est ainsi à une véritable leçon de choses que convie l’écrivain, tout à l’observation des causes et phénomènes de sens – des « carrefours »10, des « nœuds de signification »11. Lors d’une allocution à l’Université Queen’s où il recevait un doctorat honoris causa et s’adressait pour l’occasion à la communauté universitaire, Claude Simon conseillant de se mettre à l’écoute de ce qui (se) passe en cours de travail, invitait à savoir changer un projet, cueillir un contretemps, saisir et faire fructifier l’accident :
[...] apporter dans tout travail l’observation la plus attentive au moindre imprévu, et, à l’exemple de Fleming alerté par les moisissures inattendues dans ses éprouvettes, loin de passer outre à ce qui semble un obstacle, paraît contrarier le projet initial, ne le rejeter qu’après l’avoir soigneusement examiné, sinon, bien souvent, en faire son profit, l’intégrer, autrement dit (et ce qui est loin d’être contradictoire) persévérer dans l’effort en sachant, comme me le disait Raoul Dufy, « abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait ».12
12Belle leçon d’intelligence et d’ouverture que cette déclaration qui est le meilleur garant de vitalité pour la pensée. Un état de dessaisissement et d’accueil. Ce n’est pas autre chose que cette vertu de l’écriture que Dubuffet célèbre en admirant Triptyque :
Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’a pas un sens, il en a autant qu’on en veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse. Ou encore comme un talisman, une boule de cristal. Il est d’un usage permanent. À tout endroit qu’on l’ouvre on est immédiatement transporté dans votre monde parallèle, votre monde homologue, où se trouvent abolis le petit et le grand, le léger et le lourd, le corporel et le mental, le départ et l’arrivée, le vide et le plein.13
13Ce qui se dit là a pour corollaire une critique de la culture, de « L’Affaire culturelle » (Michel Deguy)14 : l’émergence d’œuvres inclassables, le décloisonnement des arts, l’élaboration d’objets non homologués, tels sont les enjeux de techniques ouvrières hors normes. S’organisent ainsi les modalités d’une esthétique nouvelle par quoi faire-œuvre c’est faire-événement. Les scènes du sensible sont indissociables de la prise en compte des jeux de l’entre-temps et de la trace.
14Un texte, singulier par les circonstances de sa publication, permettra de mieux cerner ce qui se joue pour Claude Simon dans l’espace qui travaille entre écriture et peinture et donne lieu à la composition de corps ouvrables15. Il s’agit de La Chevelure de Bérénice qui fut d’abord publié par la Fondation Maeght avec vingt-trois peintures de Joan Miré au titre de Femmes16.
Corps ouvrables
15Précisons d’emblée : Femmes de Joan Miró avec un texte de Claude Simon n’est pas ce qu’on appelle une œuvre en collaboration. C’est la croisée de deux cheminements particuliers, la rencontre et la reconnaissance – au sens où l’on peut « se rencontrer avec soi-même » en l’autre, c’est-à-dire apprécier une pratique en la rapprochant de la sienne et, par suite, grâce à cette proximité dans la différence, considérer son propre travail à bonne distance de réflexion la reconnaissance, donc, de certaines affinités entre la démarche du peintre et celle de l’écrivain. Entre les plages peintes de l’un, les pages typographiées de l’autre.
16Les 23 peintures de Mirό étaient achevées et portaient le titre générique de Femmes lorsque Maeght demande à Claude Simon d’écrire un texte. L’œuvre du peintre se présentait, se présente, ainsi : au titre d’un pluriel (Femmes) qui somme des sous-titres au singulier, chacun répétant 23 fois, sous chaque toile, le mot FEMME, 4 séries d’ampleur inégale sont organisées. Une série de 6 est intitulée FEMME I, FEMME II... VI ; une série de 2 est intitulée FEMME ASSISE I, II ; une série de 5 FEMME ASSISE I... V ; une série de 10, enfin, affiche FEMME ET OISEAU I... X. Ce dispositif sériel fait de chaque singularité picturale une potentielle pluralité. Une pluralité en puissance. Et, par contrecoup, il signale, du pluriel Femmes en couverture, la valeur d’infini. Femmes : un paradigme ; une série ouverte ; multipliable ; puissance x. Dynamique de variations sans fin sur le thème de l’inconnu(e), « ce que j’appelle Femme, écrit ailleurs Mirô, ce n’est pas la créature femme, c’est un univers [...] le versant de la violence, en écartant le côté humain, une violence personnelle [...] Femme, ou personnage. Jamais homme. Femme ou personnage ou oiseau »17. Ajoutons que l’impair, qui est consciemment en exercice dans les œuvres de Mirô – que l’on se reporte à ses triptyques, nombreux, ou aux 23 gouaches des Constellation, par exemple : « si je fais une série de choses, c’est toujours un nombre impair. Le chiffre pair ne me convient pas »18 – est signe de non-clôture, d’élan, de mouvement, pour (donner) suite.
17Ce que Claude Simon a sous les yeux, donc, ce sont des formes et des tableaux de couleurs « pures » – « les couleurs primaires, les couleurs pures, qui contrastent les unes avec les autres »19 – imprimées sur non pas la toile du peintre, mais de la toile. De la matière. Un pan de matière présentant, sans bordure, le grain, le grenu, la grossière croisée tramée de la toile de jute en ses irrégularités, que soulignent les touches brillantes du pinceau. Bref, pour toile de fond, des accidents de la matière. La première et la dernière séries sont, à cet égard, les plus marquantes, alors que la seconde et la troisième contrastent par la régularité d’un support plus fin, uniforme – moins présent. La quatrième série ajoute un jeu de surimpressions, indiquant deux systèmes de traces : d’une part, les lettres qui désignent des lieux de provenance et de destination (SAN SEBASTIAN/POR/TO RICO), les ports d’embarquement-débarquement de ce qui a dû être, on le déduit, sacs de marchandises ; d’autre part, les plages colorées et les traits noirs qui dessinent des trajets de lumière et d’ombre sur ces matériaux de transport. S’engagent ainsi, par cette stratification, des déplacements, une curieuse mobilité des sens faisant des contenants qui ont parcouru les mers, des surfaces parcourables ; de ce qui porte noms de lieux, le lieu d’une innommable plasticité des formes jetées sur ce support inattendu – sans attendus – in-formant la clarté d’un arrondi, avançant l’acuité d’angles opposés, paraphant l’espace, barrant, biffant l’abstraite géographie par la tangible géométrie variable des corps déposés au passage (du pinceau) : étoilement, constellation, chapelet, enchevêtrement de traits, points de clarté, plans lumineux, blocs noirs. Comme si les matières premières qui étaient enfermées pour acheminement, traitement, consommation, libéraient ici en surface toute leur énergie contenue.
18Ce palimpseste, dans son double principe de lisibilité/illisibilité – tant il est vrai qu’on ne lit pas de la même façon ni la même chose selon qu’on tente de s’arrêter au déchiffrement des lettres ou de suivre le flux qui a charrié les particules colorées – exhausse précisément des opérations que l’on sait fondamentales dans l’ouvrage de Miró : le réemploi, le détournement des objets (il dit chercher « des instruments, des outils, qu’on ne trouve pas chez les fournisseurs spécialisés [...]. Qui n’[ont] pas la sécheresse des choses préfabriquées »20), le retournement des toiles (qui « à l’envers sont vraiment à l’endroit »21), des tapisseries exposant le verso, c’est-à-dire nœuds, laines, raccords ; la présence brute, toujours déjà là de la matière, de la surface usagée, usée, traces, taches, macules données au départ du travail du peintre, pour la mise en œuvre. Pour le déclenchement d’un processus que suscite le support-mémoire (la mémoire qu’est tout support) : mémoire des passages, des empreintes, appelant l’inscription d’énergies nouvelles :
[...] ma main toujours me surprend [...]. La main est électrisée, magnétisée par on ne sait quoi au départ, par le moindre accident du papier. L’automatisme est d’abord guidé par la matière, par tout ce qu’il y a sur une feuille de papier, qui n’est jamais vide, jamais blanche.22
19C’est là, à mon sens, que se situe l’enjeu des rapports entre peinture et littérature en ce qui concerne l’écriture de Claude Simon. Il y va, c’est-à-dire, de l’œuvre comme espace en travail, composition de corps ouvrables lesquels sont le lieu d’une activité ouvrière confrontée aux forces des matières picturale ou scripturale, à leur variable résistance, à leur « langage propre »23 et qui font, ainsi que le rappelle Claude Simon citant Louise Nevelson, que « je ne fais pas ce que je veux »24.
20Qu’on ne s’y trompe pas cependant : ouvrables à merci – c’est-àdire par la grâce de cet exercice qui mobilise une tension, une dynamique inouïes – les matières, qu’il s’agisse de Miró ou de Claude Simon, donnent corps, à chaque toile, à chaque livre, à un calcul singulier des équilibres, admirable moment des forces en œuvre où rien ne saurait être retouché – la touche, le mot, étant, en ce point, d’une irréfutable justesse. Pour autant, la mise au point d’un ouvrage porte en germe d’autres modalités combinatoires, incite donc à ouvrir, bientôt, l’espace d’un autre livre et à ouvrer à nouveau le raffinement des baisons, ajointements, disjonctions, portée. Forme en mouvement, c’est-à-dire, comme l’a bien analysé Benveniste, affaire de rythme (s). Tel est le plan où peintre et écrivain ont à voir ensemble, où l’œil du peintre et l’ouïe de l’écrivain – et vice versa – portent semblable attention. C’est le fieu d’un entre deux : celui de la plastique qu’il faut entendre au sens d’un devenir-forme. É-labor-ation. C’est dans l’optique de ce devenir-là que Hôlderlin a pu évoquer quelque « destin rythmique ». Et Bettina von Arnim : « Tout est rythme, le destin tout entier de l’homme est un seul rythme céleste, de même que l’œuvre d’art est un unique rythme »25.
21Tenter de « faire avec les mots » la même chose que ce que fait le peintre. Telle est bien la problématique qui doit à présent nous requérir ici : à savoir, l’analogie mais aussi l’irréductible spécificité des arts. Distance incompressible – qui est celle de « l’extension » d’un domaine à un autre – que l’on peut aussi reformuler à la manière de Jacques Derrida écrivant sur les lavis de Colette Deblé : « Je voudrais m’expliquer [...] ce à quoi l’on est réduit avec des mots quand ils s’affairent auprès de corps inaccessibles. »26
22En termes d’entre, de meta(texte) donc, l’élaboration de ces corps infiniment ouvrables dit l’humble patience artisanale qui accompagne la « céleste » fascination vers quoi tend l’exercice des lettres et des arts. Intervalle sublime que ce fieu de l’œuvre où se tient l’ouvrier des pâtes et des mots, tout au travail de faire jaillir de la matière la fulgurance de l’étoile. « Faire avec les mots » (Claude Simon), « avec les mots s’affairer auprès de corps inaccessibles » (Jacques Derrida) : par ces formules, c’est aussi façon de désigner, dans la chaîne ininterrompue de dons et de dettes que forge la transmission des œuvres, les laborieuses dépositions de nos essais critiques.
23Femmes, au titre du texte de Claude Simon – texte qui dans la présentation finale précède les 23 toiles de Miro – va donc déployer un univers propre, une force énergétique incomparable. Certes, des éléments thématiques sont d’abord aisément repérables, qui semblent relier le texte aux formes peintes. Bien vite, toutefois, on voit que leur point d’application se déplace, les dépasse.
24Il y a les silhouettes découpées de femmes – mais aussi des hommes, pêcheurs, soldats, dockers, des enfants, des animaux, objets, toutes les épaves du temps et de notre monde qui font du rivage catalan une sorte de microcosme. Il y a les silhouettes de femmes découpées sur plage de sable, sur plage de ciel, sur couleurs de couchant puis fond crépusculaire. Celle qui, en première ligne, noir(e) sur blanc, surgit, entame le premier alinéa :
lourde tout entière vêtue de noir la tête couverte d’un fichu noir elle traversa la plage déserte arrivée près du bord elle s’assit sur le sable fit asseoir l’enfant à côté d’elle après quoi elle resta là les deux mains posées un peu en arrière les bras en étais le buste légèrement renversé regardant la mer les jambes allongées croisées27,
25constituant bientôt une description de FEMME ASSISE. Il y a celles, aussi, du groupe que forment trois autres : « trois s’en allant là-bas au loin déjà le long du rivage » (p. 9) ; « à la fin toutes les trois entièrement visibles lentes avec leurs lourdes croupes la robe noire et les deux corsages clairs cheminant » (p. 10), lesquelles ne vont plus cesser de marcher dans le récit, traversant la plage et les pages, marquant le passage par « empreintes de leurs pieds nus en forme de guitare molle allongée étranglée en son milieu couronnée par les marques des cinq orteils perles en creux d’une faible concavité » (p. 18), jusqu’à la dernière ligne du texte où elles disparaissent dans la main de l’écrivain : à l’instant où s’interrompt l’écriture. Et la lecture. « [C] elle en noir disparue les deux corsages géranium et vert même plus visibles maintenant » : C’est la fin du texte mais ce n’est pas point final ; ici, il y a suspens : de la main tenant le stylo et qui pourrait, à tout moment, reprenant sa course, faire à nouveau surgir, rendre visible, imprimer tracés.
26Femme arrêtée et Femmes marchant sont, ainsi, aussitôt, figures plus que personnages ; forces à l’œuvre que ponctue la densité tonale des couleurs – « de fleurs de sang citron azur cerise grenat couleur d’herbe » (p. 24) – dont le jeu des résultantes, stase, mouvement, vecteur, induit une physique du texte, fait constamment bouger le centre de gravité et, par suite, les accents du récit : tantôt sérénité vespérale, surfaces étales, tantôt interjection, stridulation, violence, sourde menace de mort.
27Car s’il y a dessin de trajectoires plus que dessein narratif, motifs d’entrelacs graphiques plus que motif à histoire, émergent cependant en filigrane des intensités différentes, des résistances, des nuances qui esquissent un embryon de narration, quelque attente sournoise, des proximités des éloignements : hypothèse de clandestine rencontre entre hommes et femmes, ou institutionnalisées dans les bordels du port, menace parabolique, évocations de saignées d’animaux, de guerre civile, répression, fusillade, puis dé-noue-ment après l’apothéose de l’enfant roi et des couleurs du couchant, décrue, retombée – nuit. Mais cela ne constitue pas histoire. Plutôt respiration, spasme, battement cardiaque. C’est plutôt comme l’espace archaïque du texte qui se déploie en ces 24 pages ; une préhistoire, une matière à, où la séparation des corps n’est pas encore achevée. Ni celle, on le verra, de la Terre et du Ciel. Le récit ne se nourrit pas de faits mais de flux qui traversent la pâte des mots, l’irriguant, l’irisant, l’étirant, et la coulent en masses tantôt opaques, « se profilant en ombre chinoise » (p. 13), ou « silhouette rongée par la lumière réduite à un fil » (p. 13), tantôt luminescentes sur fond noir : « dans la nuit presque tombée je pouvais voir la tache laiteuse de ses cuisses » (p. 24).
28Ce qui importe n’est pas ici une intrigue mais des plans tramés d’images, des conjonctions, des angles d’incidence. Pas une représentation mais la visibilité et la non-visibilité ; c’est-à-dire la venue à visibilité ; et pour ce faire, non pas des événements mais l’événement de la lumière. Car les femmes qui marchent marchent avec l’univers, (s)ont la trajectoire de la lumière, s’éteignent avec elle. Elles avancent avec l’écriture qui prend le temps en dépôt et passe avec le jour. Cependant que l’on ne peut s’empêcher de penser que, au terme de son parcours immobile, et du texte, la femme assise se lèvera avec la première étoile :
puis elle remit ses bas et tout fut noir sauf la robe de l’enfant toujours assise à côté d’elle sur le sable et la frange d’écume ondulant molle sans bruit [...] Du côté opposé au couchant le ciel se confondait tout à fait avec la mer par un trou entre les nuages je pus voir la première étoile ses branches avaient l’air de s’allonger et se raccourcir tour à tour rétractiles (p. 24)
29On saisit bientôt les enjeux qui trament les pages de Claude Simon, car à travers les sporadiques objets où précipite la matière verbale et qui dénomment les facteurs de la peinture de Mirô, il y a, récurrentes, les mentions de la « toile de sac » (pp. 12-13), des « sacs empilés sur les quais » (p. 14), des « dockers » ou autres « vagues métiers de ports soutiers » (p. 15) ; il y a les trames textuelles, celles des bas sur la peau, des « semelles de corde effilochées barbues » (p. 7), ou encore, à travers la toile, « la flamme de la lampe c’est-à-dire plutôt une tache diffuse safran bue par la trame de ficelle comme par un buvard » (p. 13) ; il y a, aussi, le paradigme de Femme et Oiseau que le récit appelle par un montage sériel : « femme chouette » (p. 13) ; « vêtue de noir criant comme un oiseau nocturne » (p. 12) ; « vieille qui saignait les poulets » (pp. 19-20) ; mutilation des oiseaux « pour qu’ils chantent mieux on leur crève les yeux » (p. 13). Il importe, surtout, que tout cela soit brassé dans un ample mouvement du langage par quoi s’instaure la spécifique économie du texte. C’est le mouvement de l’écriture sur sa propre lancée, c’est le cours du travail qui donne le moment spectral de l’œuvre. Les femmes marchent avec la lumière, et l’événement de la lumière c’est le spectre visible du soleil.
30Car le texte devient prisme ; et offrant passage prismatique à la matière verbale, il rend sensible – tel l’arc-en-ciel des couleurs pour la lumière blanche – le chromatisme qui trame intimement la texture d’un livre. Khrôma qui est, en grec, la couleur, désigne aussi, on le sait, le ton musical. Le mot, d’une part, convoque la synesthésie qui conjugue les aptitudes de l’ouïe et de l’œil ; d’autre part, il offre un moyen de penser la facture d’une œuvre en terme d’échelle, c’est-à-dire de fractionner l’unité que supposent les représentations – objet, chose, forme référentielle, mots du lexique – et de considérer non seulement les tons mais les demi-tons ; non plus une note mais « deux notes portant le même nom et dont l’une est altérée » (Dictionnaire Le Robert). Cette définition du demi-ton chromatique désigne le champ du différentiel, de l’altération, de la sérialité. Bémol, dièse, moins, moins encore – toute une gamme non tempérée.
31Si bien que donner à voir et à lire le dispositif chromatique d’une œuvre (picturale, musicale, littéraire), c’est aller sous les apparences, fracturer l’apparente totalité des êtres et des choses pour révéler, par réfraction, diffraction, réseaux et variations, l’existence particulaire de la matière. Par quoi, bouleversant lieux et modalités de son exercice, le travail d’écriture fait apparaître le spectrum du texte – au sens optique et physique. Écrire devient affaire de fréquence, de longueurs d’ondes, de distribution d’énergie, de rayonnement. Le texte est spectroscope, un instrument capable de donner à voir plus et autrement. Révélateur des strates qui le composent, il déploie des potentialités, fait vibrer tensions et violence, dégage toute l’énergie du Verbe en ouvrageant la langue telle une matière première.
32Considérons quelques-uns des processus caractéristiques de la facture simonienne qui sont à l’œuvre dans Femmes :
33I. C’est un spectacle qui est décrit. Il se déroule devant l’œil, lequel a d’abord stricte fonction d’enregistrement – angle de vision, point de vue (et parfois pas de vue : « la première disparaissant à ce moment cachée par la pièce de bois », p. 10) – et découpe des plans que le texte dispose en un jeu de paragraphes isolés, blancs, alinéas formant tableaux séparés. Un appareil oculaire, donc, avant de donner lieu à quelque sporadique écho du sujet (« je pouvais » (p. 12), « je la vis » (p. 13), « je vis » (p. 20)) qui change l’œil en regard, c’est-à-dire en un organe des sécrétions (des secrets ?) du corps – « tellement chaud que la mer elle-même semblait suer je pouvais la sentir s’écoulant le long de mes membres » (p. 12) – et de la mémoire – « dans mon esprit d’enfant il me semblait » (p. 20). La lecture se trouve ainsi à l’enseigne du spectare-regarder dont le texte décline les variations : il y a un spectator scrutant formes et lignes ; un regard rimant avec « dard au corps épais d’encre de Chine » (p. 16), et des trajectoires optiques traçant « comme des lignes pointillées », « fins pointillés pouvant aussi être remplacés par des flèches (ou vecteurs) noirs sur le fond jaune du carrelage » (p. 16). Il se déploie comme un spectrum de la lumière grise ouvrant l’éventail des couleurs « pervenche safran rubis indigo » (p. 24), lequel répond à celui des notes stridentes « indigo pervenche turquoise canari rouge-gorge déchirant l’obscurité » (p. 13), où « canari », à la charnière des nomenclatures, est couleur et oiseau selon que la lecture, libre de ponctuer, marque une pause après « canari » au terme du nuancier, ou qu’elle poursuit jusqu’à « rouge-gorge », rendant ainsi par voisinage sa qualité d’oiseau à la tache jaune. Il y a speculum de la mer, enfin, portant reflets d’étoiles, spéculation des astres que le texte fait observer au télescope d’une syntaxe déliée de toute ponctuation, organisant ainsi des télescopages de sens :
[...] l’énorme barque se profilant monstrueuse noire sur le fond des constellations le Bouvier les Chiens de chasse l’Hydre femelle leurs jambes pataugeant dans les étoiles entrechoquées la masse obscure gémissant oscillant mais toujours désespérément inerte chaque soir les vagues marron sortant l’une après l’autre du fond de la nuit se brisant avançant lentement en lignes parallèles déferlant déroulant le tapis de reflets la Tête du Serpent l’Aigle le Cocher s’allumant [...] à chaque vague les étoiles rapides se ruaient autour de leurs jambes les éclaboussant puis se retiraient la Chevelure de Bérénice Pégase [...]. (pp. 11-12)
34Bref, le texte simonien, avec ses intermittences et interruptions, avec sa distribution spectrale et ses black out, semble bien convoquer des images à la manière de l’objectif astronomique lequel forme, de l’image du soleil, « un spectre continu sillonné de raies noires fines, les raies de Frauenhofer. [...] les raies noires sont dues à l’absorption de certaines radiations de ce spectre continu par les gaz à basse pression qui constituent la chromosphère et la couche inversante »28. Dans Femmes, ces stries que matérialisent les lignes isolées, se trouvent bientôt thématisées, disséminées en des séries lexicales dont la polysémie forme, joignant des points disséminés dans le texte, comme un spectre magnétique :
[...] le vent avait dessiné des stries parallèles dans le sable sinueuses comme les veines d’une planche
[...] une bande ondulée irrégulière plus noire que le noir
[...] de minces fissures en forme d’étoile les stries se resserrant aussitôt après de nouveau parallèles légèrement ondulées comme une chevelure après le passage d’un peigne (p. 8)
35Il s’ensuit deux autres processus caractéristiques : le jeu de continu/discontinu ; la question de la distance.
36II. Continuum et discontinuité articulent ainsi des conflits dans le texte, et des disjonctions. Deux systèmes contradictoires travaillent l’écriture : d’une part, la représentation d’objets, lieux, scènes, séparés ; d’autre part, la parcellisation, les dépôts, débris, particules, détails qui constituent une sorte de continuum textuel. Autrement dit, d’un côté les syncopes de la vision des formes finies, de l’autre le flux infini de la matière verbale ionisée, atomisée, sans arrêt et en tous sens fluant, rayonnant d’une séquence à l’autre. Ouvrageant et ouvrant des corps communicants – Claude Simon, on le sait, dit : « corps conducteurs »29 – tissant la toile narrative par dispositifs cycliques et intervalles chromatiques.
37Il y a les intervalles voisins, homophonies, calembours : « antre entre ses cuisses » (p. 16), « cou offert au couteau » (p. 10), il y a les courts circuits du texte : femme/flamme/faméliques/fente/fané. Ou bien encore des gammes lexicales, thématiques, montent les séquences selon un admirable jeu d’arpège par quoi s’égrènent des accords qui traversent les blancs, font de ces derniers caisse de résonance. C’est, par exemple, l’arpège dent :
[chiens de charrette] : en dents de scie aux dents luisantes (p. 14)
[chien des femmes] : sa queue dentelée (p. 9)
[au bordel] : dentelle maintenant de vagues festons jaunâtres (p. 15)
[mâchoire-épave] : avec une rangée de longues dents jaunâtres (p. 17)
[oiseau] : traces de ses pas délicats tridents (p. 17)
[boîte de conserve] : aux bords dentelés piqués de taches de rouille (p. 17)
[la femme] : [...] ses bras levés comme deux cornes un instant le peigne aux dents noires se détachant sur le ciel disparaissant passant deux ou trois fois dans sa chevelure puis elle le planta dedans et rabaissa les bras (p. 22-23)
38Il arrive parfois, au contraire, que le texte plaque l’accord sur un mot : charge la touche de stratifications. C’est, exemplaire, « rouge-gorge » qui, à la relecture, désigne non seulement l’oiseau mais l’abondance du sang (scènes des saignées, des langues coupées (p. 20), des esclaves cuisiniers mis à mort pour qu’ils ne puissent parler et divulguer les secrets (p. 21), des égorgements [d’hommes : « cou offert au couteau » (p. 10), ailleurs fusillés (p. 14)]).
39En somme, cet ouvroir textuel ne peut avoir lieu que si les déplacements que procurent métaphore et comparaison vont de pair avec les effets de la métonymie et de la synecdoque : jouant l’entre contre l’unité, la partie contre le tout.
40III. Les effets de distance, le réglage des fréquences, deviennent un facteur déterminant. L’agencement de constellations métaphoriques et de divisions synecdochiques place les objets de vision à une distance oculaire qui n’est plus celle du réalisme, c’est-à-dire de la (juste) mesure. Trop grande ou trop petite pour l’humanisme naturaliste, l’échelle simonienne varie entre l’infiniment cosmique et l’infiniment infime. Et convoque dans le texte, par intervention de l’insolite montage, le spectre de la mort. C’est une menace diffuse d’hommes endormis. Dans la première, « hommes foudroyés têtes renversées cou offert » (p. 10) ; dans la seconde « comme endormis mais trop immobiles » (p. 15). La différence s’inscrit par déplacement infime de la narration. De façon emblématique, le symptôme mortel ne tient qu’au poids de ces pattes de mouche(s), scripturales autant que référentielles : « des mouches marchant sur leurs mains leurs visages posées au coin de la bouche ouverte » (p. 10) fait place à « les mouches sur eux non pas marchant mais en grappes noires agglutinées » (p. 15).
41Il résulte de ces raffinements une réceptivité suraiguë (du texte, de la lecture) à la violence existentiale – à l’être toujours au bord de l’abîme-nuit. Et un art conçu comme exaltation du monde sensible, de l’existence in extremis. Ce rapport de l’art et de la mort, on sait que Claude Simon l’a évoqué dès le colloque de Cerisy, à propos de La Route des Flandres – « dans certaines situations il se produi[t] comme un rétrécissement du champ visuel et une acuité sensorielle accrue »30 – ainsi qu’à propos de la parenté qu’il reconnaît avoir non seulement avec l’œuvre de Dubuffet (voir supra) mais aussi avec Van Gogh qui fut « le premier, à ma connaissance, à avoir abaissé son regard et à avoir fait de ce qui se trouvait simplement à ses pieds (quelques touffes d’herbes, quelques fleurs) le “sujet” (prétexte) d’un tableau »31.
42D’autre part, et en conséquence, un relationnement inouï bat en brèche les hiérarchies catégorielles : plus de haut vs bas, de grand vs petit, plus de vide vs plein, mais la circulation ininterrompue et l’inversion spectrale. Le monde stellaire et le monde trivial sont en rapport d’intersections. Ainsi la Constellation du Cocher effectue-t-elle des voyages sur terre, sous les espèces d’un conducteur de charrettes dormant « dans un hamac fait de vieux sacs suspendus entre les roues » (p. 14)32 ; ainsi la casserole, « à demi ensablée », « percée émaillée bleu le pourtour du trou » (p. 9), est-elle à son tour, réciproquement et irrésistiblement, appelée à trajectoire céleste où Casserole elle a nom Grande Ourse. Indique le nord. La voie. C’est la voie de la fable mythique aux temps archaïques du monde ; la fable de Bérénice, par exemple, princesse égyptienne épouse de Ptolémée III, dont on dit qu’elle consacra une boucle de ses cheveux à Aphrodite pour obtenir que son mari revienne sain et sauf d’une expédition en Syrie. Ces cheveux ayant disparus du temple, l’astronome Conon de Samas affirma qu’ils avaient été changés en astre et donna à une Constellation le nom de Chevelure de Bérénice.
43Quant à la Constellation du Bouvier, elle irradie, dans le texte simonien, en deux scènes magiques de pêche nocturne où les hommes au travail labourent tout ensemble la mer et le ciel33.
44Il est temps d’évaluer la portée de cette écriture qui ouvre à l’exercice d’équilibres non pareils. Non escomptables. Car cette écriture désigne des lieux de pensée et d’intervention qui échappent à la théorisation, aux catégories de la rhétorique, de la stylistique, de la narratologie – lieux inaccessibles qu’on aurait tort pour autant d’abandonner à la vague notion du « goût ». C’est l’espace des voix, du tenu vibratile vocal lorsque la signification s’est évaporée ; l’espace des scansions, des densités, des vecteurs. « Parle afin que je te voie », dit Socrate34. Et Claude Simon de faire « vibrer [l]a langue » (p. 19).
45Là où la théorie ne peut atteindre, c’est la pratique d’un autre art qui y porte ; par un autre frayage dans la matière – dont on ne saurait, pour « comprendre », faire l’économie. L’art visuel n’est ni expérience de substitution ni équivalence – rien, ici, ne peut équi-valoir (valoir pour). Ce que l’art visuel (mais aussi bien l’art musical) peut être pour le texte littéraire, c’est un métatexte : offrant l’intelligence de la main à l’œuvre là où l’abstraction intellectuelle fait un angle mort, reste lettre morte. L’« extension » picturale, en somme, propose matière à retraverser, tant il est vrai que dans les pratiques de l’art il faut toujours traverser deux fois ; pour en revenir à son travail, passer par le regard de l’autre.
46Femmes de Claude Simon fait, depuis 1984, texte à soi, sous l’intitulé La Chevelure de Bérénice ; il n’est pas indifférent de noter que, se séparant, l’écriture signe en nommant l’autre : au titre de la Constellation, c’est aussi l’ouvrage de Miro qui est désigné. Miro qui déclarait : « ma peinture n’est pas du tout un journal secret. C’est une force d’attaque qui s’extériorise »35.
47Surtout, la Constellation nomme le principe même du récit simonien, lequel procède par étoilements sémantiques, scintillements lexicaux, composition de figures qui passent l’imagination. Telle la Chevelure de la mythologie, lumineuse allumant les planètes au loin.
48Dans la Constellation Claude Simon, l’écrivain est laboureur de champs d’étoiles.
Désavoir, Déformulation ou Le temps typographique
49Avec Le Jardin des Plantes et les références aux peintures de Gastone Novelli que Claude Simon fait inter-venir en leitmotiv selon une périodicité calculée, c’est la recherche d’une forme primordiale qui scande l’œuvre. L’écriture, explorant ici les rapports entre les éléments les plus élémentaires de la langue – les signes et lettres de l’alphabet, en l’occurrence le A, devenant signes-sons, signes-songes, trait-retrait sensoriel –, cette écriture parvient à faire jouer les graphes à la manière de graffitis, ou encore de « fragments, échantillons de matériaux » dont Novelli a souligné qu’« une fois organisés [ils] forment un univers »36.
50Plusieurs tableaux de Novelli sont en fait convoqués dans Le Jardin des Plantes, avec cette particularité qu’ils ne sont pas objet de description mais de récit. Car le texte ne décrit jamais une représentation des toiles du peintre, mais il désigne l’appareillage des pièces et des pâtes qui les constituent, ce qui permet à l’écrivain de dissocier/associer ces éléments selon d’autres combinatoires et voisinages textuels. Autrement dit, c’est le principe même de la composition simonienne qui se trouve ainsi exhaussé – comme au second degré. Claude Simon y fait travailler ce qu’il a ailleurs appelé le « désavoir » : « amene[r] à désavoir pour voir »37. Je le rapprocherai, pour ma part, en ce qui concerne la démarche, du processus de « déformulation » tel que le définit Kurt Schwitters :
[...] il importe peu qu’à l’origine les matériaux utilisés aient ou n’aient pas été conçus à d’autres fins. [...] L’artiste crée par le choix, la disposition et la déformation des matériaux.
La déformulation des matériaux s’opère dès leur disposition sur la surface. Elle est soulignée par la fragmentation, la torsion, le recouvrement et les retouches.38
51Voyons-en les phénomènes à l’œuvre chez Claude Simon.
52Ce sont les trois occurrences de la toile en A de Novelli, exemplaire, qui retiendront l’attention de l’analyse ci-après. Le récit revient par trois fois selon trois présentations à certains égards identiques, mais très différentes par le montage avec l’entour, chaque fois autre. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de connaître le tableau de Novelli pour lire Le Jardin de Plantes, il est opportun d’en signaler brièvement quelques caractéristiques afin d’éclairer le processus de composition du roman. Il s’agit en fait d’une série exécutée entre 1960 et 1962, dont les pièces sont intitulées A, Al, A2. Le tableau présente une surface pâteuse très inégale, dans l’épaisseur de laquelle, à l’à plat, des alignements irréguliers de traits ont été tracés que l’on déchiffre comme étant des lettres A (des « lignes d’écriture » par quelque écolier maladroit ?). Creusés. Ouverts tel le sillon. Ni dessin ni texte, relevant cependant et de l’un et de l’autre, cette peinture-graffiti fait fond, fait passages, présente une impressionnable surface à langages – tout cela à la condition de construire non pas tant des signes que l’émergence de tracés. Le tableau devient comme une surface qui tenterait d’organiser un langage à l’insu des alphabets constitués.
53Le texte de Claude Simon, à l’enseigne des œuvres de Novelli, donne à voir comment le récit opère le déplacement qui révèle l’effervescence de la trace et du graffiti dans l’écrit littéraire le plus élaboré. Car le lecteur va se trouver convié à la scène primordiale du déchiffrement, assistant à la venue d’une langue première – langue des affects et des sens.39
54Ce qui fait la singularité des occurrences en A dans le roman de Claude Simon, c’est d’abord la mise en page : très architecturée, très mouvementée. La première des trois expose les motifs picturaux et sculpte la page typographique en cinq lignes de douze caractères.40
55Cette mise en page met en jeu le procès de la littérature par la langue, le procès de la langue par l’alphabet, de l’alphabet par la première lettre ; elle exhausse aussi le travail-souffrance – tripalium en latin a le sens de douleur, attente, accouchement, écartèlement – de l’œuvre qu’elle engendre. La disposition en blocs de la surface encrée va à l’encontre de l’habituelle linéarité : « lettres irrégulières titubantes à demi effacées » ; elle déconstruit une lecture romanesque tractée d’ordinaire le long des alignements.
56L’architecture du récit opère une traversée polyvalente des œuvres, celles de Novelli, celle de Claude Simon, placées à l’enseigne de l’érotisme : « De même que les membres, les parties sexuelles ou les postures figurées, les lettres maladroites ou répétées souvent difficiles à reconnaître font songer à ces mots entrecoupés qu’échangent dans l’étreinte des amants aux souffles hachés ». Ainsi les membres dé-figurés du corps démembrent la phrase (« membres emmêlés replis cuisses ventres éclaboussures [...] hors de la baignoire inondant flaques ou encore la lettre A »), le texte prend parties (sexuelles) par partie (paginale) ; prend le motif aux mots ; le dessin fait graphie, l’écrit fait cache (« BEL C [illisible] ») et désassemble (« MAI V ISTO »), la lettre forme case et accouplement sans fin ; les signes sont non pas semblables mais assemblables ; ils s’inscrivent non dans la confusion mais dans la profusion.
57Quant au pavé des A, il porte un coup d’arrêt à la lecture savante, la toute-sachante. La machine à écrire ne marche plus de façon automatique, ni la machine à lire. La langue qui, un temps, n’articule plus, fait masse, corps, répétition – cri. Stase. Extase. C’est le point extrême où peinture et écriture se rejoignent aux commencements : sous le signe du désir, de la syncope, de l’étreinte, de la relation première – primordiale, primitive – des corps.
58En outre, le dispositif a le mérite de faire apparaître, sous des espèces neuves, la présence de la composition. Le terme, certes, reprend tout son sens : « former un tout par l’arrangement de plusieurs parties, par la combinaison de diverses choses », précise le dictionnaire. Mais surtout, il révèle ce que l’on ne voit pas que l’on voit : la composition typographique ; c’est-à-dire l’assemblage des caractères qui forme la page d’impression. Où l’on ne peut plus oublier que c’est la composition qui est aux commencements de tous les livres41.
59Il y a davantage ; et il faut, pour prendre toute la mesure de ces trois occurrences, rappeler non moins la composition narrative d’ensemble, c’est-à-dire comment, par la scansion calculée des reprises, le thème devient motif dans le récit simonien, Novelli, personnage du roman, et son personnage, le « signe Novelli ». Pour ce faire, la figure du peintre est évoquée par le récit de deux épisodes biographiques décisifs pour la facture de ses toiles.
60D’une part, il y a le camp d’extermination de Dachau et le récit de la torture de la pendaison par les mains42, torture dont il réchappe et dont il partage de façon fugitive la mémoire avec C.S. (Le Jardin des Plantes, p. 120). D’autre part, il y a le récit d’un séjour en forêt amazonienne, chez les Indiens où il s’est réfugié, fuyant, après l’horreur de Dachau, tout ce qui est « soi-disant » civilisation. Le thème est annoncé à l’ouverture, puis sera traité en leitmotiv selon les plages d’un périodique récit (pp. 19-20). Telle est la première notation : le texte est sans marque de ponctuation, obligeant à halètement la lecture hors d’haleine. Seules les majuscules, sans point, scandent le phrasé, la lettre marque syntaxe. C’est le phrasé des recommencements, toujours déjà commencé lorsque ça reprend. Quant au « signe Novelli », il appelle la cruciale question de l’art après Auschwitz : peindre-écrire après cette césure dans l’ordre du vivant.
61Par suite, à la surface des pages de Claude Simon comme à la surface des toiles de Novelli, une double lecture émerge : celle de l’alphabet inarticulé d’une fin du monde, un alphabet qui n’embraye plus, tout discours se trouvant voué au débrayage de la phrase et de la signification ; mais aussi, c’est peut-être la lecture d’un alphabet des premiers balbutiements, promesse d’un langage à venir... Où peinture-écriture donne espace à l’événement des signes de l’art et où, véritablement, c’est-à-dire multiplement et infiniment, les choses arrivent de nouveau. Du plus lointain. Du plus élémentaire.
62Avec l’assemblage de cette toile recomposée par les soins de la narration, la seconde occurrence prend tout son impact. Changement total de registre : le pavé des A est intégré au récit autobiographique ; il s’agit de la scène du pneumothorax (pp. 85-86).
63Le pavé des A majuscules, massant voyelles, vocales, voix, devient ici le signe du cri sublime. Les traces du souffle. Il ne s’agit pas de l’interjection onomatopéique chargée de signifier l’expressivité et le réalisme que l’on est convenus de transcrire « Ah ! ». Le pavé de quatre fois douze caractères, identiquement soudés, forme un idéogramme : l’idéogramme de la douleur au bord de l’évanouissement. C’est la figure de la souffrance majuscule, au point de n’être pas humanisée ni anthropomorphisée. Elle n’est plus l’énoncé d’un sujet. La lettre se tient : hors sujet. Se tient tel un sismographe traçant les pointes extrêmes. Le travail sur le motif permet d’opérer la liaison déliaison des thèmes, de dire la souffrance hospitalière par la langue de l’autre, faisant du récit le lieu poignant du partage des voix et du différé.
64Davantage : le cri sublime, idéogrammatique, en passe nécessairement par la marque typo-picturale : c’est le cri du subjectile plus que du sujet conscient. Par l’exemplaire expérience du peintre, Claude Simon rappelle que c’est toujours le subjectile – page, pâte, toile, mur – qui porte et envoie les signes. Qui fait signe. Et que c’est le passage du temps du sujet au tempo du subjectile qui est l’œuvre de l’art. Qu’il y faut frappe, marque, lacération. Que l’ouvrage advient : temps contre temps.
65La troisième occurrence en A, trois lignes de trente et un caractères, arrive beaucoup plus tard dans le roman et s’inscrit cette fois dans le récit in extenso de l’expérience amazonienne de Gastone Novelli. Le calcul des places importe : depuis la page 19, les références à l’histoire de Novelli ont été faites par à-coups, par fragments, ménageant suspens par interruption et constituant motif par reprises et variations. À la page 235, c’est le dernier récit concernant Novelli qui (re)commence : après une attaque narrative répétitive (« Arrêté par la police allemande [...] »), le texte, sur dix pages ininterrompues relate, dans la forêt amazonienne, l’extraordinaire apprentissage de l’Autre (le A : première lettre de Autre ?), c’est-à-dire l’apprentissage extraordinaire de l’hostilité et de l’hospitalité43, y compris, qui n’est pas la moindre, l’hospitalité de et dans la langue des Indiens. Ce récit continu renvoie rétrospectivement la lecture aux éclats précédents, aux récits éclatés qui reçoivent à présent un éclairage des plus complexes. Car il ne s’agit pas seulement des aventures de Novelli en Amazonie, mais des aventures des idiomes, des langues et des arts par quoi passe tout apprentissage des altérités. Dans la relation de Novelli à l’étrange étrangèreté de l’idiome indien, il y va du nécessaire retrait pour revenir au monde et à la peinture, au monde par la peinture c’est-à-dire par la reprise du trait de la langue-autre.
[...] il dit qu’ils étaient sympathiques et qu’ils l’intéressaient : il ne dit pas pourquoi il les trouvait sympathiques, si c’était parce qu’ils incarnaient le contraire d’une civilisation capable d’engendrer des philosophes aussi bien que des bourreaux comme ceux qui l’avaient torturé à Dachau [...]
[...] il apprit à comprendre puis à parler leur idiome qui, dit-il, était inconnu des membres de la Société des linguistes de São Paulo auxquels il montra plus tard le dictionnaire qu’il était tant bien que mal parvenu à établir, pour autant qu’il était possible de le faire avec une langue pratiquement dépourvue de consonnes et composée presque uniquement de voyelles parmi lesquelles le son A qui, modulé et accentué d’une infinité de façons, ondulant, tantôt grave, tantôt sur une note assez haut placée, tantôt continu, tantôt saccadé, haché, signifiait une incalculable quantité de choses, aussi bien conceptuelles que concrètes [...]. Il dit que même en usant de tous les signes empruntés aux langues les plus variées, comme par exemple les esprits grecs, les trémas ou les petits o en usage dans les langues nordiques, les circonflexes, les graves, les aigus, il était pratiquement impossible de traduire la variété des nuances (et par conséquent des sens) que ces sons, figurés dans l’alphabet latin par une seule et même lettre, pouvaient signifier.
Plus tard il exécutera ces peintures où se répètera [...]. (pp. 243-244)
66Irreprésentable, non symbolisable, non assignable, non alphabétique, non scriptible et ne s’épuisant pas dans la représentation des choses relevant du corps sensible mais aussi de l’esprit, du souffle, de la musique sans notation, de l’intervalle et de la hauteur de tons, chromatique et intraduisible, cette langue est une langue-mère-detoutes-langues. Langue mythique, fabuleuse, l’idiome ainsi décrit est le paradigme de la langue des arts et de la littérature. Une langue-monde. Et Le Jardin des Plantes, le Jardin des Langues où faire venir « un alphabet, comme dit Michaux, qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde »44. Car on l’aura compris : cette page magnifique qui fait l’inénarrable portrait de la langue de l’autre est également le portrait de l’idiome simonien et de son art singulier du roman (« modulé et accentué d’une infinité de façons [...], tantôt continu, tantôt saccadé, haché, signifiait une incalculable quantité de choses, aussi bien conceptuelles que concrètes »).
67Les trois occurrences en A (scène érotique ; scène de la douleur physique ; scène de l’appropriation impossible) inscrivent un motif commun : la relation première. Une sorte de scène primitive de l’être-au-monde dont l’œuvre seule peut témoigner par sa composition. Le récit, de fait, se termine par l’évocation une fois encore des tableaux de Novelli, notamment la toile en A (pp. 244-245) : Belle leçon que ce récit-Novelli qui s’inachève ainsi et ne reviendra plus dans le livre si ce n’est par certains titres, détachés, de ses toiles, lesquels deviennent comme des surtitres métaphoriques des motifs du texte de Claude Simon (« Visibilità 2 [Visibilité 2] » « Ora zero [Heure zéro] »). L’entreprise tentée par le linguiste, c’est l’artiste qui la mène à bien en ce qu’il est capable d’accueillir l’intraduisible et ses indécodables manifestations. Le travail en variantes des matières permet qu’advienne le jeu d’équivalences (c’est-à-dire rien de pareil) où tout peut arriver : accidents, événements sur la toile, tout ce qui n’est pas ortho-graphiable, les chevauchements, les écheveaux, greffes, graffitis, recoupements, jambages mêlés, bref l’illisibilité du lisible ; l’indéchiffrable dans le déchiffrement.
68Faisant le portrait de l’autre-impossible, Gastone Novelli fait le portrait de l’art. Telle est la vérité que le récit de Claude Simon laisse transparaître. Il invite, par suite, à étendre la leçon à l’œuvre littéraire. C’est dans la discrépance entre la description de la composition de la toile et la composition du bloc des A qu’elle se marque. En effet, loin d’être mimétique et de reproduire des lettres au dessin irrégulier et « boiteux », le texte de Claude Simon aligne une impeccable typographie de caractères à l’identique. Tout en annonçant ce qui paraît être tout le contraire : des « lignes superposées de lettres irrégulières, ondulant comme un cri, se répétant, jamais identiques ». Qu’est-ce à dire ?
69C’est dire que c’est un semblant de semblable ; que pas un caractère typographique n’est identique à l’autre, que la reproduction mécanique de l’écriture n’est pas la seule dimension de la page imprimée. La lettre a une dimension cardinale, dans l’articulation du langage ; mais elle a aussi, ce qu’on oublie, une dimension ordinale. C’est ce que Claude Simon rappelle ici : tout est affaire de composition et de places. Le premier A n’aura ni le même ton ni le même timbre ni le même souffle ni le même rythme que le trente et unième ou le quatre-vingt-onzième, quatre-vingt-douzième, ou quatre-vingt-treizième. Les pavés en A deviennent ainsi des révélateurs : l’apocalypse du sens rend sensibles les infinis différentiels à l’œuvre que la lecture, aveuglée par l’apparente uniformité, ne lit pas. Les alignements en A de Claude Simon sont la figure de l’invisible et de l’illisible. Par quoi il s’agit de faire toucher « conceptuellement et concrètement », l’invisible constitutif du visible. Le temps d’une poièse typographique.
70La lecture en est toute travaillée, requise à l’inépuisable. Porter à conséquences le choix de la composition différentielle et jouer à fond sur le motif, c’est abandonner toute hiérarchie de valeurs a priori ; notamment, c’est faire le récit de « l’homme non plus régnant sur mais englobé, ou plutôt encastré au sein de la nature (minérale ou végétale) qui parfois (dans un processus et un mouvement suivant à la fois ceux de la main et des choses) le submerge, le biffe, l’enveloppe de filets plus ou moins enchevêtrés, jusqu’à l’effacer en certaines circonstances (pourrait-on dire le “digérer” ?...) »45. Sous l’injonction ordinale, le texte devient sa propre boussole, refait points cardinaux, fait nord fait sud à volonté (« Je ne suis fou que par vent nord-nord-ouest, par vent du sud je puis distinguer un jumeau de son jumeau »46).
71Le temps est celui de ce tissage des espaces et des pages. Le texte fait tissu de mémoire47.
Notes de bas de page
1 Dubuffet, Jean et Simon, Claude, Correspondance 1970-1984, L’Échoppe, 1994.
2 Ibid., lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 21 mai 1973, p. 14.
3 Correspondance, p. 18.
4 Ce texte de présentation écrit par Claude Simon est daté de juillet 1977 et publié avec « Lieu » dans L’Humanité du 9 décembre 1977. Il est repris dans Correspondance, p. 18, note 6.
5 Correspondance, lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 29 décembre 1983, p. 62.
6 Correspondance, lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 21 octobre 1982, p. 52. En italique dans le texte.
7 Dubuffet, Jean, Bâtons rompus, Minuit, 1986, p. 42.
8 Correspondance., lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 21 mai 1973, pp. 14-15.
9 Cf. Roubichou, Gérard, « La mémoire, l’écriture, le roman », in : Les Sites de l’écriture (M. Calle-Gruber dir.), Nizet 1995, pp. 93-104.
10 Simon, Claude, Discours de Stockholm (10 décembre 1985), Minuit, 1986, p. 28.
11 Ibid., p. 28. On n’est pas loin de Francis Ponge faisant état de ses Méthodes : « Chaque mot s’impose à moi (et au poème) dans toute son épaisseur, avec toutes les associations d’idées qu’il comporte (qu’il comporterait s’il était seul, sur fond sombre). Et cependant, il faut le franchir... », « My Creative method », in : Méthodes, Gallimard, 1961, p. 29.
12 Simon, Claude, « Allocution », in : Les Sites de l’écriture, p. 20.
13 Correspondance, lettre de Jean Dubuffet à Claude Simon, 15 mai 1973, p. 12.
14 Voir la critique de Michel Deguy, Choses de la poésie et Affaire culturelle, Seuil, 1986. Egalement Dubuffet, Jean, Asphyxiante culture, Minuit, 1968.
15 Porté à conséquence, cet espace de travail donne lieu, chez Claude Simon, à l’enseigne d’Orion aveugle, tableau de Nicolas Poussin, à l’élaboration d’un véritable art poétique (cf. infra « Le Tramway corps conducteur »).
16 Miró, Joan ; Simon, Claude, Femmes, Maeght, 1966. Le texte est publié sans les peintures de Miré : Simon, Claude, La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984. Toutes les citations réfèrent à ce dernier.
17 Miró, Joan, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Seuil, 1977, p. 34.
18 Ibid., p. 91.
19 Ibid., p. 90.
20 Ibid, p. 100.
21 Ibid, p. 105.
22 Ibid., p. 97.
23 Dubuffet, Jean, Bâtons rompus, p. 13.
24 Simon, Claude, in : Claude Simon, Colloque de Cerisy, p. 418.
25 Cité par Philippe Lacoue-Labarthe, Le Sujet de la philosophie, Typographies I, AubierFlammarion, 1979, p. 220.
26 Derrida, Jacques, Prégnances, avec quatre lavis de Colette Deblé, Brandes, 1993, p. 21.
27 Simon, Claude, La Chevelure de Bérénice, incipit.
28 Bruhat, Georges, Le Soleil, PUF, 1951, p. 33.
29 Sur la poétique des « corps conducteurs », voir infra, pp. 205-236.
30 Simon, Claude, in : Claude Simon, Colloque de Cerisy, p. 410.
31 Ibidem.
32 Cf. Photographies où l’on retrouve la même image : « Espagne », p. 128.
33 Le thème de la pêche se trouve également dans Photographies et Album d’un amateur où il organise les séries d’images.
34 Mot célèbre de Socrate cité d’après Apuleius, Florida 2 (Les Florides).
35 Miró, Joan, Ceci est la couleur de mes rêves, p. 194.
36 Novelli, Gastone, Viaggio in Grecia, 1966, in : Gastone Novelli, Milano, Baldini & Castoldi, 1999, p. 64.
37 Correspondance, lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 21 octobre 1982, p. 52. Et Jean Dubuffet, en réponse, de surenchérir le 25 octobre 1982 : « Il s’agit comme vous le voyez très lucidement, d’une tentative de voir au lieu de savoir. De toucher au Heu de penser », ibid, p. 53.
38 Schwitters, Kurt, « La peinture Merz » (1919), in : i (manifestes théoriques & poétiques), édition établie par Marc Dachy, traductions originales de Marc Dachy et Corinne Graber, Editions Ivrea, 1994, p. 7.
39 On ne saurait s’étonner de ce dispositif lorsqu’on connaît l’attention que Claude Simon porte aux graffitis et autres inscriptions murales (cf. Photographies et supra « Un pas de plus » ; Album d’un amateur et infra « Le Temps en dépôt »). Le travail du roman porte ici à toutes conséquences l’interrogation quant à l’activité relationnelle entre la graphie et le signe linguistique, entre la littéralité de la trace et l’abstraction du tracé.
40 Simon, Claude, Le Jardin des Plantes, pp. 26-27.
41 Que l’on se reporte à la composition en marqueterie dés 33 premières pages du Jardin des Plantes (cf. infra « Le Temps en dépôt »).
42 Voir notamment les occurrences narratives p. 120 et p. 235 et la photographie des Pendus de Dachau dans la revue DU, p. 67. Le récit du Jardin des Plantes en fait mention, p. 124 (paroles rapportées par le narrateur).
43 Émile Benveniste, dans : Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. I (chap. 7), Minuit, 1969, pp. 87-96, rappelle que ces deux mots de signification opposée dans notre langue, ont même racine. En latin, hôte s’est dit hostis et hospes. Hospes, terme de base, viendrait d’un ancien composé hosti-pet-s. Or, hostis désigne aussi l’ennemi ; et pet, potes, qualificatif de puissance extérieure qui signifie « le maître », se retrouve aussi bien dans hospitalité que dans despote.
44 Michaux, Henri, Alphabets, Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 34.
45 Correspondance, lettre de Claude Simon à Jean Dubuffet, 25 janvier 1983, pp. 57-58.
46 Hamlet, acte II, scène 2: « I am but mad north-north-west: when the wind is southerly I know hawk from a handsaw ».
47 L’expression est de Jean Dubuffet. Lucien Dällenbach la reprend, « à l’instigation » de Claude Simon (Correspondance, lettre de Jean Dubuffet à Claude Simon, 5 décembre 1982, p. 56), pour intituler sa postface à la réédition de La Route des Flandres dans la collection « Double » Minuit (pp. 297-316).
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