3. Portrait du passage en ancêtre (Questions de montages)
p. 65-96
Texte intégral
[...] attache-toi au mot. [...] C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son.
Gustave Flaubert à Louise Colet
(22 juillet 1852)
Tous ignorent le propre du langage : qu’il n’est occupé que de lui-même. C’est pourquoi il constitue un fécond et splendide mystère. [...] Il n’est d’écrivain qu’habité par la langue.
Novalis
Une « architecture sensorielle »
1Se faire page d’écriture, pour Claude Simon, c’est être confronté à l’inextricable question du montage textuel. C’est faire que les fragments épars d’un événement vécu deviennent éléments de composition d’une œuvre à part entière, ou, comme le dit Flaubert, d’un livre « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air »1. Tel est le fabuleux mystère de la littérature. Et c’est, par excellence, celui de l’œuvre de Claude Simon dans son ensemble, de La Route des Flandres en particulier dont le titre, on le sait, fut d’abord « Description fragmentaire d’un désastre ». Car le faire, la facture porteuse de cette magie d’une écriture qui construit, organise, assemble, est précisément le lieu de rendez-vous, à tous les sens du terme, que l’écrivain donne au lecteur. C’est-à-dire : rendez-vous au lieu de l’ouvrage, dans un entre-deux paradoxal de l’art où le récit n’est ni référentiel témoignage d’une réalité historique attestée, ni indifférent montage de structures formelles, et cependant relève de ces deux incompossibles qu’il conjugue dans une diction neuve. C’est dans l’espace de cette jointure des forces disjonctives à l’œuvre, c’est-à-dire au cœur du texte, là où l’écriture est battement rythmique et transport, le style stylet et la langue mémoire, que la lecture, à la lettre, s’exerce. Car elle participe du mouvement sans fin qui travaille la narration, laquelle ne présente pas un compte rendu de la « déroute des Flandres » de 1940 mais opère la description littéraire de cet événement, et donne ainsi lieu à La Route des Flandres. Pour ce faire, l’écriture, et la lecture à sa suite, opèrent en effets : elles organisent une composition par coupes et sections qui permet de rapprocher, rejoindre, recoudre, suturer dans la langue des bords insoupçonnés. On ne s’étonnera pas de retrouver ici la proximité que Claude Simon a si bien mise en jeu dans Orion aveugle et Les Corps conducteurs, du vocabulaire des opérations chirurgicales et du vocabulaire des opérations d’écriture2.
2Ainsi travaillés, les tissus du corps et de la langue font traces mémorielles par cicatrisation et scarification ; et c’est une sensibilité extrême qu’offrent ces porte-empreintes impressionnables qui rendent les lecteurs à leur tour impressionnables, en les entraînant dans un remarquable processus organisationnel. Dans sa Préface à Orion aveugle, Claude Simon explicite le principe de ce dispositif :
[...] ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté. (Je souligne)
3Le déplacement qui s’effectue est dès lors sans commune mesure : la temporalité devient affaire de relationnements dans l’espace ; la chronologie et la chronique, affaire de topographie ; les rapports s’inscrivent « non par des relations de causalité mais de qualité, au niveau du signifié ou du signifiant – parfois des deux ensemble »3.
4Écrire constitue ainsi un « inlassable réancrage du vécu », ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de mémoire sans texte, pas de texte sans le théâtre de ses opérations – Novalis : « le propre du langage : qu’il n’est occupé que de lui-même » –, pas de devenir-récit sans un advenir-dans-la-langue. Il résulte de cela que l’écrivain a pour tâche, avant tout, de travailler à un ordonnancement de la scène narrative : « écrire consist [e] à apporter un ordre, des priorités (celui et celles qui découlent de l’ordre des mots dans la phrase), d’établir une hiérarchie... On ne rappellera jamais assez l’exemple pourtant classique du “pont qui franchit la rivière” ou de “la rivière qui passe sous le pont”. On voit tout de suite que selon la formulation choisie, ce n’est pas la même chose qui est dite car l’une ou l’autre fait surgir dans l’esprit du lecteur deux images tout à fait différentes. Pourtant, le “référent” est dans chaque cas le même... »4. On le saisit bien dans ces paroles, pour Claude Simon, comme pour Flaubert, le style est à lui seul une manière absolue de voir les choses.
5Nous voici précisément au cœur de la question littéraire, laquelle est affaire de seuils, de passages, de zones interlopes dont la spécificité du texte, en ses potentialités, ne cesse d’orchestrer les conjonctions et les constellations (Orion et La Chevelure de Bérénice sont à la fois des noms de constellations et des titres de livres). « Arrangements, permutations, combinaisons », rappelle l’écrivain dans sa « Note sur le Plan de montage de La Route des Flandres »5 où il relève combien ces termes qui sont objet d’étude dans les classes de Mathématiques Supérieures désignent adéquatement le travail qui a été le sien durant la construction de son roman. La critique, on le sait, a fait écho à cette question d’organisation de l’écriture chez Claude Simon : « Un ordre dans la débâcle » (Jean Ricardou), « la mémoire des mots » (Gérard Roubichou), « le tissu de mémoire » (Lucien Dällenbach), « la mise en spectacle », (Françoise van Rossum-Guyon), « une mémoire inquiète » (Dominique Viart), ou encore la « forme du jour » dont Jean Starobinski établit la diversité des ressources structurelles ainsi offerte à la mise en page du roman simonien6, telles sont quelques-unes des approches qui s’efforcent de cerner le foisonnement des différentiels à l’œuvre. Car c’est dans l’intervalle, la périodicité et le montage que se situent les enjeux : là où les formes constituent forces vectorielles, où les contiguïtés produisent énergie, où la double-voie d’un récit au long cours et en courts-circuits instruit une dynamique insoupçonnée ; bref, là où le narrateur singulier fait pluriel et le livre, un monde : celui, en l’occurrence, sur lequel s’infinit le récit de La Route des Flandres :
[...] la guerre pour ainsi dire étale pour ainsi dire paisible autour de nous, le canon sporadique frappant dans les vergers déserts avec un bruit sourd monumental et creux comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide, le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps, (p. 296, mots sur lesquels se termine le roman)
6Tel est le sujet du livre : lé récit des événements mais pas sans le récit des entrebâillements narratifs où surgissent images et visions phantasmatiques ; pas sans les bâillements du récit dans la syntaxe, la logique et la chronologique, où tenter d’entrevoir et savoir autrement. Il s’agit en somme, pour la lecture, de suivre les scansions, les rimes et les raisons d’un texte dont la composition toute en analogiques proximités ménage des passes inusitées. Un clin d’œil, un battement de paupières et c’est un autre état de la perception, un autre stade de l’histoire : « le canon sporadique frappant [...] comme une porte en train de battre agitée par le vent dans une maison vide » ; « le monde [...] comme une bâtisse abandonnée » ; « l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps ». Le rythme en tous points travaille au corps la phrase simonienne. Le rythme, c’est le passage du sujet de l’écriture. Ou encore, comme le dit Henri Meschonnic : « c’est l’organisation continue du langage par un sujet, telle qu’elle transforme les règles du jeu par la partie qu’il joue et qu’il est seul à jouer »7. La remarque est particulièrement pertinente pour Claude Simon : l’écrivain, lorsqu’il retraite certains motifs par lui privilégiés, celui de la guerre et de la défaite des Flandres notamment, joue, à chaque livre, une partie unique par le dispositif singulier qu’il imprime au récit et qui fait que La Route des Flandres, L’Acacia ou Le Jardin des Plantes, font, chacun, œuvre à soi et constituent un assemblage sans équivalent.
7Davantage. Il importe ici de rappeler la nécessaire association de la rime et du rythme dans l’élaboration romanesque qui nous occupe, afin de souligner que celle-ci n’est pas seulement question de macro-structures mais aussi d’interstice littéral et que la problématique du montage chez Claude Simon passe tout autant par l’attention aux déplacements de la lettre que par le soin apporté à la distribution des secteurs narratologiques et à leurs grandes articulations. Les découvertes de l’écriture consistent notamment à « percevoir l’infime, les changements que la mondanité ignore parce qu’ils sont hors de ses modèles »8. Meschonnic insiste sur le fait que ces changements sont « l’état indéfiniment naissant de la poésie et de la réflexion »9, et nous ajouterons que l’état romanesque simonien est justement celui de cette perpétuelle (re)naissance du sens qui ne va pas sans une poétique.
8Dérisoire et immense est donc l’histoire du monde dont nous héritons par Claude Simon, car au moindre interstice de la phrase où menacent la ruine et la dispersion de nos savoirs constitués, c’est bien de la mémoire de l’écrivain que nous héritons ; une mémoire subjective sensorielle qui se cherche à tâtons, et point la monumentale mémoire que les institutions imposent d’un passé se-disant collectif. Avec La Route des Flandres, nous recevons en héritage une mémoire d’écrivain, c’est-à-dire la prise en compte réfléchie, formulée, formalisée du fonctionnement intermittent, des éclairs et des lacunes, qui la constituent et de l’effervescence auto-réactive dont elle procède ; du fragile tissu de ses associations, mémoire de la mémoire, oubli de la mémoire, mémoire de l’oubli, oubli de l’oubli10. En fait, le processus d’activité de la mémoire simonienne à travers ses montages toujours recommencés, relève essentiellement du travail de l’anamnèse.
9Ce principe anamnésique, qui n’est ni celui du souvenir retrouvé ni celui de l’histoire rétablie, Jean-François Lyotard, qui l’analyse à propos de l’histoire des Juifs d’Europe, en dégage des paramètres précieux pour notre lecture :
Reste le principe de la procédure anamnésique : la « raison » de la chaîne n'est jamais présentable à titre d’événement passé (scène originaire). Elle est immémoriale. Cependant toujours « présente » comme ce qui régit l’association. Absente à la mémoire, imprésentable, elle a « de la présence ». Elle est frappée d’oubli non pas comme un événement qui a eu lieu peut n'être pas « retenu », mais parce qu’il n’y « avait » pas de lieu ni de temps où l’événement ait pu s’inscrire.11
10« Pas de lieu ni de temps » : si ce n’est ceux de l’inscription sur la page – mais aussi sur le corps et dans les sols labourés par la guerre12 –, ce qui nous conduira à interroger le sens du verbe « avoir » que Lyotard place ici entre guillemets. Pas de lieu ni de temps si ce n’est les temps et lieu sans cesse différés de la narration, a posteriori, toujours déjà récits, et récits de récits depuis la nuit immémoriale ; déposés là, dans le non-lieu que forment les plis d’un livre, et dans le temps du temps : le temps que prend le temps pour l’interminable déroulé de la phrase simonienne à perdre haleine.
11Ce n’est en fait rien d’autre que les temps et lieu de la syncope : le coupé-collé du montage, l’intervalle des discours mal jointoyés, de leur repiquage, de leurs boutures, de leurs greffes, des points de raccords et désaccords entre eux – bref, tout ce par quoi la lecture doit en passer sous peine de ne rien apprendre. Où elle apprend à se défaire des acquis, des avoirs et savoirs, et que c’est là seulement que s’engagent les tâtonnements d’une improbable compréhension. Le cheminement anamnésique, autrement dit, est procès herméneutique chez Claude Simon. Et Lyotard va jusqu’à affirmer, poursuivant sa réflexion sur l’histoire des Juifs, que l’anamnèse est « d’ordre talmudique et non pas historique » :
L’histoire rétablit un objet perdu ; la chose en jeu dans l’anamnèse y est « présente » mais comme la voix de Jahvé, elle dit d’écouter, c’est-à-dire de continuer à essayer. Cela dit, la « véritable histoire », en dépit du différend, recourt nécessairement au travail de l’anamnèse : à l’attention aux signifiants [...], au cheminement du patient dans le tissu associatif.13
12Telle est bien, aussi, chez Claude Simon, la seule histoire possible du monde – et du moi – : pétrie d’un non-savoir qui oscille entre savoir que je ne sais pas et ne pas savoir que je sais. Ou : savoir que je ne sais pas ce que je sais. Soumise aux lois de l’écoutez-voir, du voir-à-lire, du continuer-à-essayer. C’est donc à instruire le procès de la connaissance et à en inscrire le vertige que s’emploient les montages de La Route des Flandres. Ainsi, notamment, et de façon exemplaire, alors que périodes et alinéas construisent par cumul récapitulatif une gradation crescendo qui fait défiler à nouveau le film accéléré des séquences du livre, advient, sur les trente dernières pages, une interrogation en règle du savoir et du voir qui mine toute certitude et précipite le récit jusqu’à son terme, lui insufflant la respiration même des questionnements sans fin. Examinons le détail, un instant, des coups de ciseaux et des raccordements ainsi opérés.
quelle heure pouvait-il être ?
en tenant compte que la route se dirigeait à peu près est-ouest et qu’à ce moment je pouvais voir son ombre équestre et raccourcie sur la droite [...]. (p. 279)
[...] le soleil se trouvait dans la position sud-ouest donc environ deux heures de l’après-midi mais comment savoir ?
cherchant à nous imaginer nous quatre et nos ombres [...]. (p. 280. Je souligne et ci-après.)
mais comment appeler cela : non pas la guerre non pas la classique destruction ou extermination d’une des deux armées mais plutôt la disparition l’absorption [...]. (p. 282)
[...] il n'avait même pas détourné la tête pour les écouter ni ouvert la bouche pour leur interdire de déserter ni fait mine de tirer son revolver pour les en menacer, mais comment savoir ?
les cinq chevaux avançant [...]. (p. 284)
mais comment savoir, comment savoir ? les quatre cavaliers et les cinq chevaux somnambuliques et non pas avançant mais levant et reposant les pieds sur place [...]. (p. 285)
mais comment savoir, que savoir ? Environ donc deux heures de l’après-midi [...]. (p. 289)
[...] l’éclat du soleil sur l’acier noir à travers l’odorante et printanière haie d’aubépines. Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé, peut-être dormais-je n’avais-je jamais cessé de dormir les yeux grands ouverts en plein jour [...]. (p. 296)
13Alors que le retour de la question aggrave le délitement du savoir et que l’espacement entre les répétitions donne espace à la dubitation qui contamine et mine les pans narratifs, on constate combien est impressionnante ici la rigueur des articulations : au pointage régulier des horloges du temps, se substitue le rouage horloger d’un texte qui bat son temps propre. La perte du temps (« quelle heure pouvait-il être ? ») ouvre au temps des pertes : perte de connaissance et perte de conscience – deux expressions qu’il faut lire à tous les sens, littéralement certes, mais aussi au sens figuré où elles convergent pour désigner le black out du sujet. De fait, les trotteuses de l’horloge textuelle qui repassent aux mêmes points de doute (« mais comment savoir ? », « mais comment appeler cela ? », « mais comment savoir ? », « mais comment savoir, comment savoir ? », « mais comment savoir, que savoir ? », « mais ai-je vraiment vu ou cru voir... ») scandent non seulement une succession mais des degrés dans l’interrogation : degrés de présence à soi et au monde, d’éloignement, d’absence de visée, de repères ; degrés de leurre, d’aveuglement, de perte de réalité (« somnambulisme »). Bref, les trotteuses du texte marquent impitoyablement tous les passages de la vie à la mort, de l’existence ; tout le spectre, la spectrale existence humaine que l’exergue emprunté à Léonard de Vinci, annonçait : « Je croyais apprendre à vivre, j’apprenais à mourir », et que le phrasé sans point (si ce n’est d’interrogation), sans majuscule, sans signal de commencement ni de fin – ce qui fait de l’alinéa un enjambement, ou une versatile reprise –, coule dans un même souffle. Le point le plus aigu de ce final narratif est sans doute le « que savoir ? », interrogation qui remet en cause toute téléologie et, par suite, fait de l’errance (« comment... ? ») déréliction (pour quoi ?) ; tisse vie et mort dans les battements de l’écriture de la mémoire qui est le temps des revenants, le temps des morts-vivants et des récits indéfiniment ressassés. En ce lieu extrême des montages de l’art – où la facture de l’écriture, c’est-à-dire, arrache le temps au temps et fait la place pour le procès anamnésique, – on le constate « il n’y a pas d’émotion sans règle ni de règle sans émotion » : la célèbre phrase de Braque quant à la peinture convient ici à l’écriture de Claude Simon et au montage de La Route des Flandres.
14Par le mouvement de déconstruction et de reconstruction à l’œuvre dans le roman, le principe d’un courant alternatif semble remplacer le temps qui se mesure aux cadrans (soleil, ombres, projection) ; le désir se substituer à l’effective appréhension du voir (« vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé ») ; tension, tentation, tentative devenir les moteurs de l’écriture. Ruiniforme et constituante est l’expérience du sujet que traversent, tel un battement cardiaque, flux et reflux du sens. À propos de La Route des Flandres, Claude Simon confiait à un critique du Monde (entretien du 8 octobre 1960) :
Ce que j’ai voulu, c’est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. [...] J’étais hanté par deux choses : la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions que l’on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience. (Je souligne)
15« Retrouver une architecture purement sensorielle » : tel est bien, à chaque livre, le pari d’écrivain, chaque fois tenu dans une composition différente, que fait Claude Simon. À cet égard, les conclusions que Jean Starobinski tire de l’analyse de Histoire valent pour la plupart des ouvrages simoniens et elles sont particulièrement pertinentes quant à la lecture de La Route des Flandres sur ce point : « l’œuvre qui s’achève, écrit Starobinski, prend la valeur d’une précaire et monumentale reconstruction d’un moi vivant à partir de ses ruines »14. Telle est la visée des montages de la mémoire. Non pas montages de mémoire où n’interviendraient qu’automatisme et hasard, mais montages de la mémoire, par quoi il est dit que l’activité mémorielle est en travail, et la résultante d’opérations contradictoires, concertées et déconcertantes. Que cette activité ne consiste pas à écrire sous la dictée, en lieu et place de ce qui s’est passé, mais qu’il s’agit de faire la place à ce qui n’a pas « sa » place : ici-maintenant, une place supplémentaire où faire advenir le présent de la présence dans la langue, là où le hasard fait nécessité. Ou plus exactement chez Claude Simon, on va le voir, là où inadvertance fait nécessité. Dans Album d’un amateur ; dont l’assemblage de photographies et de textes a fait tout le soin de l’écrivain, on peut lire :
Après tout, les ruines sont des manifestations de la vie dans ce qu’elle a de plus robuste [...]. Nous sommes tous constitués de ruines : celles des civilisations passées, celles des événements de notre vie dont il ne subsiste dans notre mémoire que des fragments.
Quant à la reconstitution de ce « moi vivant », elle ne peut bien évidemment se faire, à partir de ces fragments, qu’en essayant [...] de les combiner conformément à la façon dont ils s’agrègent dans notre esprit, c’est-à-dire, me semble-t-il, par associations ou contrastes, harmoniques ou dissonances.15
16Il est temps d’examiner sur pièces le laboratoire des compositions simoniennes en harmoniques et en dissonances : le « Plan de montage » de La Route des Flandres, que Claude Simon a bien voulu me confier, en 1993, pour publication dans Chemins de la mémoire constitue un lieu d’analyse privilégié16.
Le « Plan de montage de La Route des Flandres » : une économie de l’inadvertance
17Dans l’entretien « L’inlassable réancrage du vécu », Claude Simon, à propos de la « non-maîtrise du “réel”, du savoir, de la perception, de la mémoire elle-même », aborde la question de la « trouvaille » en littérature et de ce qu'elle vient « par inadvertance » :
Ce qui oriente mon écriture, c’est la conjonction de ce que je cherche à dire et des multiples images (ou concepts) imprévus au départ, que chaque mot fait naître. [...] Par exemple, alors que j’avais presque fini d’écrire Leçon de choses, j’ai, je ne sais plus pourquoi, ouvert le Littré au mot « chute », et je me suis alors rendu compte, après coup, que tout au long du livre je n’avais fait qu’en développer les diverses connotations : chute (prévisible) d’une place forte (la maison que les cavaliers en retraite sont en train de mettre en état de défense), chute d’un obus, chute du jour, chute d’une femme, chute des reins, chute d’une falaise, chute de plâtras, chute de cheval... Ce qui me paraît intéressant, c’est que tout cela n’était ni intentionnel, ni programmé, comme par exemple dans les travaux de l’Oulipo.17 (Je souligne)
18Ce passage est d’importance pour comprendre le processus de l’élaboration simonienne, et il convient de tenir à l’esprit le paradoxe, sous peine de malentendu, lorsqu’on parle de « montage » dans l’œuvre de Claude Simon et de « plan de montage » dans La Route des Flandres.
19Le « plan », en effet, n’est jamais pré-conçu et il ne signifie pas qu’il y a programme. Il intervient en cours d’écriture, jamais avant. Il intervient comme un révélateur de ce qui entraînera, pour le texte déjà écrit et pour le texte encore à écrire, une économie de l’inadvertance. Examinons quelques aspects du Plan de montage à la lumière de la « Note » dans laquelle Claude Simon expose les circonstances de sa construction.
20Il s’agit, d’abord, pour lui, de régler une périodicité de la composition : « comment, quand, dans quel ordre placer ou faire surgir tel thème, tel personnage, tel épisode, tels lieux »18. Où l’on remarquera que tout élément a même « valeur » (le personnage n’est pas plus valorisé que les lieux) et que sa place n’est pas question de hiérarchie dans l’intrigue mais de fréquence, de retour, reprise et relationnement dans la narration. Il s’agit par suite de découvrir une économie interne en germe ou en filigrane dans ce qui, déjà, a commencé à s’écrire :
Je n’ai pas écrit La Route des Flandres d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, « par tableaux détachés », accumulant sans ordre des matériaux. À un certain moment, la question qui s’est posée était : de quelle façon les assembler ?19
21Autrement dit, la réponse à la question qui surgit en cours de travail et du travail même, Claude Simon va la chercher dans ce qui, à son insu, s’est inscrit ; et de même qu’on colore les eaux d’une source pour en suivre les parcours souterrains, de même il attribue une couleur différente aux divers fils de la narration pour en déceler les potentiels réseaux. Afin de faire apparaître des relationnements occultés mais aussi d’avoir une vue sur l’économie d’ensemble et de repérer l’intervalle des périodes d’un élément par rapport aux autres, il est attribué une couleur-repérage à chaque personnage, à chaque thème : « rose pour Corinne, bleu pâle pour Georges, brun pour Blum, rouge pour Reixach, noir pour la guerre, vert émeraude pour la course de chevaux et Iglésia, vert clair pour l’épisode chez les paysans, mauve pour l’ancêtre Reixach »20.
22Le processus conduit ainsi véritablement à une planche de montage par collage de bandes de papier numérotées qui portent une couleur et une phrase résumant un « tableau détaché ». Ce qui va permettre, « grâce aux couleurs », de disposer les composants « de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés » :
je pouvais ainsi constater qu’une période trop longue, par exemple, s’écoulait sans un rappel de noir (la guerre) ou de rose (Corinne) ou de bleu (Georges) etc.
C’est de cette façon que peu à peu, par tâtonnements, en changeant de place mes petits bouts de papier, je suis arrivé tant bien que mal à construire et ordonner l’ensemble du texte.21
23On voit combien cette façon de procéder déplace les enjeux de l’écriture. Ainsi l’écrivain, au moment d’élaborer le « Plan » considère-t-il son écrit comme un matériau brut à traiter et non comme un produit fini. Davantage : il n’y a pas programmation pré-déterminée, imposée de l’extérieur par quelque contrainte hétéronomique arbitraire ; le Plan ne commence à naître et à s’organiser que par l’examen du texte écrit lequel constitue une première étape dans l’élaboration du roman. Or, parler de l’écrit comme d’une matière à organiser, c’est considérer que la croissance de l’ouvrage est celle d’un vivant organisme, un organon, à faire pousser et fructifier selon ses lois propres. La logique qui l’habite lui est intrinsèque, c’est celle d’un développement interne, séquentiel et compositionnel. L’écrivain sait se mettre à l’écoute afin de découvrir ces lois secrètes, à l’œuvre déjà, et des fonctionnements qu’il lui appartiendra de mettre en lumière et de faire jouer pleinement. Là encore, c’est de l’expérience des sciences que Claude Simon tire enseignement :
Léon Cooper [...] me faisait observer que toutes les lois que les scientifiques réussissent à mettre en équation existent déjà (fonctionnent) avant cette opération de l’esprit, mais ignorées, qu’il convient donc de prendre le mot à la lettre : « dé-couvertes »22
24Il résulte de cette disponibilité, de cette écrivance, deux traits remarquables. D’une part, chaque élément est traité comme un motif – motif musical ou pictural – et la loi d’ordonnancement est celle du leit-motiv, c’est-à-dire des variations en dominante et en sourdine, en accents majeur et mineur, en conduites et conductions, en continuum et en discontinu (telles sont les diagonales que l’on peut tirer de leiten : guider, diriger, conduire). Le motif n’est pas valeur à soi, isolée : toujours il inter-vient, vient entre, parmi d’autres motifs avec lesquels il entre en connexion et en concurrence. Et chaque venue et revenue fait événement dans le texte : marque début et fin, esquisse thèmes, séries, paradigmes. Chaque venue-événement est lieu de calculs et d’effets : affaire de registres, de ton, d’intensité, de durée et d’éclipses. Importent dès lors l’alternance, la fréquence, toute une circulation constitutive de l’architecture même de l’ouvrage. Par quoi la construction ne va pas sans son procès. Qui l’in-forme ; la trans-forme.
25Il en résulte, d’autre part, une singulière économie de l’inadvertance, qu’il faut entendre pour Claude Simon comme un savoir cueillir-accueillir dans le texte, puis faire fructifier aussi systématiquement que possible, des phénomènes qui sont moins le fait du hasard que de la mégarde et de l’inattention ; moins le trait de l’intrus que de l’insu. Bref, l’économie de l’inadvertance consiste à porter attention à l’inattention ; à se retourner, mouvement toujours a posteriori, sur ce qui est advenu loin de la garde ; y revenir, faire revenir de loin et de tout proche ; mettre autrement dit la mégarde à l’actif du récit. Rappelons sur ce point la citation, par Claude Simon, du Talmud de Babylone et la fascination qu’il dit, lors de notre entretien, en éprouver : « Trois choses nous viennent par inadvertance : le scorpion, la trouvaille et le Messie »23.
26Monter un texte qui soit en régime d’économie de l’inadvertance, cela signifie donc chez Claude Simon accepter que l’écriture travaille par le détour, le différé, le recoupement, le surprenant – bon mauvais confondus – et faire de ce retournement le principe même de l’élaboration littéraire. Faire que le principe organisationnel prenne appui sur le tournant, la tournure des éléments-événements textuels. Est-il besoin de le préciser ? L’humilité et la patience sont les qualités de ce faire de l’écrivain (« Écrire, c’est pour moi, avant tout, faire »)24. Le « Plan de montage de La Route des Flandres » marque de façon emblématique ce point tournant où se tient l’écrivain et où il œuvre entre « textes déjà écrits [et] en passe de l’être »25.
27Cela n’est pas pour surprendre les lecteurs de Claude Simon et ne fait que corroborer les fonctionnements en tous points dans le texte du roman : où phrases, significations, narrations sont toujours en passe. L’œuvre de l’écrivain prend superlativement son sens : œuvre, c’est ce qui est en passe de l’être. Le roman simonien ne présente pas de point de non retour. En lui, tout, au contraire, fait retour. Ou : est passible de faire retour(s).
28Quant aux « tableaux détachés » à propos desquels Claude Simon écrit qu’il a « résumé en une ligne ce dont il était question »26, il me semble qu’il y va ici de bien plus que d’un résumé. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la transcription du Plan. Les brefs intitulés comme :
29qui semblent condenser quelque scène précisément circonscrite, ces intitulés se révèlent bientôt moins nombreux que les notations plus fragmentaires qui indiquent un geste « croqué » à l’aide du célèbre participe présent simonien que l’on s’étonne de trouver là, marque de durée romanesque où on attendrait une sélection ponctuelle. Ainsi, par exemple :
56 - Georges enfant répétant le geste du suicidé
64 - Le cheval pissant
85 - Georges buvant encore du genièvre – Georges et Blum
30Ces notations font souvent mention de traits fugitifs, à peine notables, des différents états : de corps, d’humeur, d’esprit.
167 - Corinne respirant comme un madrépore - Georges avançant la main.
101 - Corinne rageant.
186 - Reprenant lentement conscience. Le sang, la vie refluant. Les paupières fermées. L’eau coulant. La pluie. Les paysans [biffure illisible].Son flane. La veillée — La vieille.
69 - Georges blessé par le coup de pied, pensant qu’ils sont métamorphosés en bêtes, pensant à Ovide à son père.
31Parfois, il n’y a plus que l’indication d’un motif singulier, comme une touche : « 154 - Le roi Juif », ou : « 169 - Le genièvre inassimilable ». Tantôt les notes retiennent des éléments de description, des images ou des traits déclencheurs d’imaginaire :
63 - Les ombres en escalier sur les haies taillées
103 - Le public, les tribunes, les nuages, les chevaux se rendant au départ.
32Tantôt elles égrènent des assemblages séquentiels :
82 - Les prisonniers – Le cantonnement d’Automne – la fille, le rideau de filet, le paon.
188 - La vieille – Le pays rouillé, pourrissant – La méprise. Dialogue avec la vieille.
33Il est clair que bien des sections relèvent du non-résumable, du non-saisissable, du non-assignable, telles les bandes :
171 - Le cheval mort. La mouche. L’immobilité. Les fourmis. Transformation de la matière.
193 - Fin du dialogue. La pluie dissolvante.
34Ou encore, la dernière bande :
222 - S’avançant impassible au-devant de son assassin – le piétinement des chevaux, le canon, le temps destructeur
35laquelle tient les derniers mots du livre.
36On le constate donc, ces notations – dont il faut souligner encore l’usage intermédiaire et le dépôt au plus intime du travail d’écriture –, privilégient l’inscription de touches, de jointures, de croisées par quoi surgissent avec ces « tableaux » des jeux d’écho et la propagation d’ondes narratives ; et moins un « Plan » qu’un canevas, le montage des fils de chaîne, l’amorce des thèmes (comme on le dit d’un thème musical, c’est-à-dire d’un agencement de notes), bref les principes ouvrageant la toile de la mémoire : ses étoilements, son expansion. Mais aussi, ces notations laissent apparaître les points forts du bâti où s’arriment les fils singuliers du tissage et leur distribution en lignes de force. Ainsi, c’est au centre du roman et de la course de chevaux perdue par de de Reixach que s’inscrit l’épisode de l’escadron anéanti, celui de Georges, tombé dans une embuscade. Ce qui, par l’effet du redoublement narratif (la défaite dans la défaite) place au centre du récit l’anéantissement du centre. Il apparaît, non moins, que ce mouvement centrifuge se trouve en quelque sorte compensé, ou rejoué selon d’autres équilibres, par le dispositif circulatoire et circulaire de la boucle narrative : le volume commence par le récit de la marche sur la route, vers la mort, et se termine de même (plan 222 - S’avançant impassible au-devant de son assassin), ce qui tient toute divagation narrative sous la loi du mouvement perpétuel, en organise les diverses occurrences dans les règles de l’art du passage. Nous y reviendrons.
37Il y a davantage. Très vite, on repère dans les lignes des papiers collés, la présence du discours ou plutôt des bribes de discours retranscrits au style direct et qui se trouvent en termes identiques dans le texte du roman :
Plan 73 - Le parachutiste embusqué, invisible. « L a plus de front, y a plus rien ! ! ! »
La Route des Flandres, p. 104 : « ... Y a plus de front, pauvre con, y a plus rien ! »
Plan 74 - « Foutez-vous en civil et planquez-vous ! » Iglésia se met en route vers une ferme.
La Route des Flandres, p. 104 : « Foutez le camp de là ! Foutez-vous en civil ! Cherchez des fringues dans une maison et planquez-vous ! Planquez-vous ! »
38Il y a même la transcription phonétique de la chanson : « Granpèr ! Granpèr ! Vouzou blié vo ! tre ! che ! val ! » (Plan 81,La Route, pp. 113-114). Retrouvant ainsi les fragments d’écrits qui ont servi à constituer cette véritable partition du roman qu’est le Plan de montage, on ne peut que constater qu’importent ici tout autant le ton, la tessiture d’une voix, l’intonation, l’articulation des mots, que le sens global de la péripétie racontée. Que tout cela est indissociable et constitue nécessairement l’ouvrage. Ce que Claude Simon s’efforce ainsi d’inscrire sur chaque bande de papier numérotée, afin d’en prendre toute la mesure et d’imprimer la scansion de cette mesure au livre, c’est ce qui n’est pas subsumable ni synthétisable : la singularité de ce qui reste dans l’oreille, comme on dit, de ce qui hante la mémoire de l’œil et de l’ouïe – un accent, un trait obsédant, une impression. Les notes reportées pour le Plan s’efforcent d’être le dépôt – l’entrepôt – du travail d’impression à l’œuvre.
39Que l’on considère une partie du « plan de montage » dans sa succession et l’on saisira mieux cette prégnance discursive dans le récit, prégnance qu’il était indispensable de marquer car dans La Route des Flandres tout le processus mémoriel travaille sur site narratif : il n’y a jamais souvenir sans récit, jamais mémoire sans texte et c’est à des souvenirs de récits – rapportés, colportés, transportés et transformés indéfiniment en ces déplacements - que le narrateur (Georges) est confronté, et avec lui le lecteur du roman. Le Plan fait ainsi apparaître combien la narration de La Route des Flandres puise à une inépuisable mémoire de récits embryonnaires qui s’enclenchent et s’emboîtent, dessinant les rets ténus d’un filet de métaphores et de métonymies.
40En fait, ce sont des prélèvements du tissu textuel qu’ont opéré les bandes collées ; et ce sont les greffes de ces tissus qui se trouvent sondées dans l’agencement ainsi exposé et mis à l’épreuve. Car non seulement, dans cette suite séquentielle, les syntagmes discursifs sont reportés selon leur rythmique propre :
La Route, p. 216 : « Et c’est alors que cette rafale de mitraillette est partie » dit-il
Plan 162 - « Et c’est alors qu’est partie cette rafale de mitraillette »
Georges retrouve Corinne
après la guerre
41non seulement ils esquissent le principe de rebondissements et variantes dont ils sont l’enjeu :
Plan 180 - Iglésia et le vieux – Georges dans son sommeil léchant Corinne « Mais tu ne m’aimes pas
Plan 185 - Le heurtant. Tu ne crois pas que je t’aime ? Le fou qui criait
– Hurlant. Puis brusquement
elle cessa
La Route, respectivement, développements p. 243 et pp. 248-249 qui rebondissent pp. 259-260 sur la variante « À quoi penses-tu » ;
42mais même les éléments non directement discursifs dans le texte sont notés sur le Plan selon leur phrasé : la composante narrative est de facto traitée indissociablement de sa scansion, l’articulation récitative ne va pas sans le mode d’« attaque » d’un paragraphe, ni la continuité syntaxique sans le battement d’une suite rythmique. Par exemple :
La Route, p. 219 : Georges déclarant qu’il avait décidé de s’occuper des terres [...].
Plan 164 - Georges déclarant qu’il a décidé de s’occuper des terres
43et surtout :
La Route, pp. 243-244 : et moi : Oh non écoute qu’est-ce que ça peut faire laisse-moi te Qu’est-ce que ça peut faire à quoi ça rime laisse-moi je veux te
moule humide d’où sortaient où j’avais appris à estamper en pressant l’argile [...].
Plan 181 - Moule humide d’où sortaient... Le pré de Rance – S’il était mort. Les pissenlits par la racine
44Clairement, en ce point, le motif sur la paperole simonienne est un phrasé qui fait liaison – et déliaison, puisque toujours ici les deux mouvements œuvrent de conserve. C’est le signe d’un enjambement poétique, c’est un passage vocal et littéral, la forme singulière de son frayage. Battre le tempo, marquer les temps de la mesure, donner le la, fixer les clefs des registres, voilà ce qui fait tout le soin du « Plan de montage » et c’est un travail de compositeur calculant les harmoniques, la portée d’une ligne mélodique, la rencontre d’une autre ligne, un changement de timbre ou d’octave. Ce Plan tient de la partition d’orchestre. Ce Plan, c’est la table d’écoute, la chambre d’échos de l’écrivain : de façon subtile, ce que Claude Simon cherche ainsi à capter, il semble que ce soit les intervalles de l’écriture ; les zones intervallaires que creusent les lois de la périodicité ainsi exhibées et qui deviennent, par suite, des zones à retravailler. À retisser plus serré. Il s’agit en somme, pour l’écrivain, de reporter l’attention sur ce à quoi on a tendance à faire moins attention dans un récit – aux espaces passibles d’inadvertance.
45Car ne l'oublions pas : le Plan n’est là que pour renvoyer l’écrivain au travail du texte ; pour lui permettre de cerner les secteurs à récrire ou écrire. Le montage, en somme, aura désigné la nécessité d’effectuer des passages entre les scènes, d’affiner les soudures, les alliages, les déplacements qui sont aussi des trajets dans la langue et sa grammaire. Faire les passages : tel est l’impératif qui corrobore l’exigence du montage. On sait combien, au terme de l’élaboration, le livre de Claude Simon, d’abord écrit par « tableaux détachés », acquiert une densité textuelle extrême. Les ruptures s’exercent dans la contiguïté, les tensions dans le continuum, les divergences dans la ligne soutenue de la phrase, les retournements dans la progression syntaxique pas à pas et les enclos parenthétiques dûment franchis et refermés. Bref, la chaîne scripturale sera d’autant plus forte qu’il y aura eu, au montage, coupe concertée. Le montage porte au travail des raccords, à l’art du legato et de l’entrelacs qui fait si rare le soin de Claude Simon. Le Plan de montage de La Route des Flandres, en somme, aura constitué un crible : où l’écrivain affine les passages du texte en cours d’élaboration.
L’art du passage : où la mémoire fait texte et la distance est vibratile
46C’est dire que dans les brèches des souvenirs de récits, dans leur marqueterie mal jointoyée, Claude Simon ne cesse de chercher matière de tracés/trajets nouveaux27. Travailler les passages consistera à faire de la section-coupe une section-suite ; à constituer la distance selon une gamme chromatique par la décomposition en infimes degrés des intervalles de séparation ; à réunir sur le spectre des variations les deux bords de l’entame ; à différencier les différences, à diviser les écarts jusqu’au plus minime, à l’inouï, à l’inaudible. Jusqu’à la vibration. Rendre tout intervalle vibratile.
47Telle est la singulière qualité de mémoire en jeu chez Claude Simon. Les montages textuels sont les meilleurs stimuli pour fabriquer, pour refaire du tissu à cette mémoire toute composée de signes d’accidents, de marques d’opérations, de cicatrices, de coutures et scarifications. L’écrivain ne confiait-il pas, dans « L’inlassable réancrage du vécu » : « Le souvenir est à la fois antérieur à l’écriture et suscité (ou plutôt enrichi) par elle. Plus on écrit, plus on a de souvenirs. »28
48Il est donc temps, à présent, retournant au volume de La Route des Flandres, de prendre toute la mesure de ces passages de l’écriture aux montages de la mémoire. Car les contractions effectuées pour la préparation du Plan en cours d’œuvre, ont fait apparaître d’autant le mouvement inverse du texte romanesque, lequel au contraire s’emploie à proliférer, à plier et déplier les paradigmes, à instruire la complication et l’imbrication des choses pas le détail pli sur pli.
1. « comme le visage même du hasard »
49Le motif, noté dans le Plan, de la « reine de carte à jouer »,
166 - Corinne comme une reine de carte à jouer – Georges devant Corinne pensant : « Je vais la toucher... »,
50constitue dans le roman une suite paginale (p. 221 sq.) composée en miroirs, reflets et dédoublements, qui conduisent à faire de cette figure « comme le visage même du hasard », et du récit la mise en jeu la plus concertée des pluriels de la signification. La séquence de la carte à jouer commence juste après la notation d’une rime intérieure : « “Corinne” faisait penser à “corail” » ; c’est par voie de probabilité (proximité son-sens) et de conséquence tout à la fois – « mais peut-être cela aussi l’avait-il inventé, c’est-à-dire la couleur, ce rouge acide [...] » – que, d’abord, le personnage féminin est évoqué « dans cette robe rouge couleur de bonbon anglais », tel un emblème déjà, par le montage contrasté : « se détachant sur le vert pomme de l’herbe où galopent des chevaux ». Et c’est dans le sillon du même phrasé, après un point virgule et alors que le récit a pris soin d’indiquer, à force de parenthèses, de tirets, d’incises et d’alternatives, toute l'aura de ce personnage, au centre des désirs et des hypothèses de Georges et de Blum qui fabulent – ou plutôt de « leur imagination, ou plutôt leur corps, c’est-à-dire leur peau, leurs organes, leur chair d’adolescents sevrés de femmes » (p. 221) – c’est dans le même sillon phrastique donc, que se trouve convoquée la dame de jeu de cartes :
[...] ; et souvent il lui arrivait de la voir sous la forme d’une de ces reines dessinées sur les cartes à jouer qu’il faisait maintenant lui aussi glisser lentement dans sa main en se composant un visage indifférent (pensant : « En tout cas j’aurai au moins appris quelque chose à la guerre. Comme ça je ne l’aurai pas faite pour rien. J’aurai au moins appris à jouer au poker... » Car il jouait maintenant [...]. (p. 221)
51Le recours au jeu de cartes permet, dans le texte, qu’advienne une efficace cristallisation : par le dosage de leur conjonction, les différents éléments narratifs « prennent » ensemble pour former, en ce point unique du récit, une texture singulière. Certes, la carte appelle le lieu commun des jeux de l’amour et du hasard et annonce l’audacieux « coup de poker » de Georges lequel, par le dispositif dilatoire d’une narration au futur proche mais différé en compulsion de répétition, va se rendre chez Corinne et va « la toucher » (p. 222 : « Je vais le faire... ») ; mais surtout le motif du hasard devient métaphorique de la marche de la narration : le principe même des passages qui consiste à jouer le hasard – et non pas au hasard – et, pour le lecteur comme pour Georges, à « apprendre à jouer au poker ». Autrement dit, à faire jouer le concours des circonstances – et il convient d’entendre ces termes dans toute leur richesse étymologique qui sollicite l’entour, la proximité, la co-laboration. À instruire des coïncidences, à préparer des rapprochements de mots qui vont produire, tôt ou tard, occasion, événement, accident dans le récit de l’histoire. Dans « La fiction mot à mot » Claude Simon le soulignait :
Tous les éléments du texte [...] sont toujours présents. Même s’ils ne sont pas au premier plan, ils continuent d’être là, courant en filigrane sous, ou derrière, celui qui est immédiatement lisible, ce dernier, par ses composantes, contribuant lui-même à rappeler sans cesse les autres à la29 mémoire.
52La partie de poker dans l’arrière-salle du bar permet d’amorcer la co-incidence de la forme féminine et de la main, de faire entendre déjà, jouant sur la polysémie, « maintenant » dans « maintenant », cependant que la signification temporelle de l’adverbe marque, au contraire, la versatilité du temps-espace de la mémoire narrative : le « maintenant » de « Car il jouait maintenant » n’est précisément pas le même que celui, évoqué précédemment, des adolescents de l’escadron anéanti en mai 1940 ; il renvoie à un « maintenant » postérieur ( !) qui est l’après-guerre, convoqué peu auparavant, de Georges rentré chez ses parents, « Georges déclarant qu’il avait décidé de s’occuper des terres » (p. 219), motif qui reviendra bientôt (p. 223) dans le « maintenant » de la rencontre avec Corinne :
elle : Vous êtes tout hâlé par le soleil, et lui : La mer ? Pourqu... Oh ! Non je m’occupe des terres vous savez Je suis toute la journée sur le tract…,puis sa propre main lui apparaissant [...].
53Le court-circuit narratif – sans un blanc dans le texte ligné serré – accroît par ce décalage temporel (cette saute de l’image dans le film intérieur de Georges) l’intensité du désir à l’endroit de. Corinne ; désir raconté mais aussi désir de récit constituant désormais le véritable vecteur du texte. Comme si, à la chrono-logique des événements du réel venait se superposer une téléo-logique plus forte et incontournable : celle de la sensorialité et des affects affectant les mots de valences supplémentaires, composant de nouvelles donnes, de nouvelles constellations, une autre façon de voir, entendre, appréhender.
54Avec cette ligne de force narrative qui fait du texte un champ magnétique, « hasard » prend aussi le sens de « destin, fatalité, sort », rejoignant alors l’autre polarité du livre : la guerre, la mort de de Reixach et l’anéantissement de l’escadron. On retrouve le principe d’écriture polyphonique et polysémique caractéristique de Claude Simon : comme pour le mot « chute » dans Leçon de choses, le mot « hasard » noue ici en une composition concertée toutes les entrées du dictionnaire. Car c’est non moins une leçon de poétique que nous donne, avec le fonctionnement de cette figure « comme le visage même du hasard », le texte de Claude Simon. On le sait, le mot, provenant de l’arabe (az-zahr) signifie « le dé ». Or, travailler à faire les passages, à les maintenir pli sur pli dans l’effervescence de leurs déplacements et l’éventail de leurs possibles coloratures, c’est faire entendre un double enseignement. D’une part : qu’il n’y a pas de figure du hasard sans un précis réglage du texte. Mais aussi, d’autre part : qu’il faut être du côté de Mallarmé, qu’« un coup de dé jamais n’abolira le hasard », que tout est à rejouer à chaque passage nouveau. On peut le dire autrement, avec Michel Deguy par exemple, – et il n’est pas indifférent de rappeler que Claude Simon citait dans « La fiction mot à mot » cette phrase – :
[...] je ne puis m’empêcher, en définitive [...] de prendre la métaphore pour le nom générique du trope, le nom de la capacité propre de la langue. Elle est l’articulation même du « langage articulé » que nous parlons (avec tous les risques d' arthrite que vous voudrez).30 (En italique dans le texte)
55L’écriture de Claude Simon dans ce travail de montages-passages, si attentive à délier les jointures et à tenir les articulations de la langue et de la narration dans la plus grande souplesse de mouvement, témoigne bien d’un souci de pratiquer la métaphore en ayant soin d’éviter l’arthrite qui guette.
56Au passage de La Route des Flandres qui nous occupe ici, la figure de « la reine du jeu de cartes » fait un pli – temporel, thématique, narratif mais aussi, à tous égards, un gain comme on dit au jeu – qui n’aura de cesse de démultiplier ses effets dans la suite du livre.
[...] rien qu’un simple bout de carton, donc, une de ces reines vêtues d’écarlate, énigmatiques, et symétriquement dédoublées, comme si elles se reflétaient dans un miroir, vêtues d’une de ces robes mi-partie rouge et verte aux lourds et rituels ornements, aux rituels et symboliques attributs (rose, sceptre, hermine) : quelque chose sans plus d’épaisseur, sans plus de réalité ni d’existence qu’un visage dessiné au trait sur le fond blanc du papier, impénétrable, inexpressif et fatal, comme le visage même du hasard [...]. (p. 222)
57Au singulier pluriel de la figure toujours déjà deux, duelle, double et davantage (elles), le texte se mire, s’observe, se dédouble et se retourne. Précisément, c’est au milieu de ce fragment qu’il se renverse en un chiasme approximatif : « aux lourds et rituels ornements/aux rituels et symboliques attributs ». Le texte se mire imparfaitement, et non symétrique, car s’il se sait miroir, il se sait non moins lacunaire, leurre sans épaisseur.
58Ce sont les fonctionnements mêmes du texte-mémoire, texte-pour-mémoire qu’explicite ainsi la fiction : dédoublement, renversement, inversion, séparation-réunion, division, dissymétrie, illusion et illusoire représentation, emblématisation. Et toujours est présenté au lecteur un texte à déchiffrer : le sens des choses. Dans le passage d’image en image où s’inscrivent les effets de l’à plat du « carton », « miroir », « trait », « fond blanc du papier », le récit fait jouer sa double fonction d’écran : obstacle, filtre, intermédiaire, d’une part ; d’autre part surface de projections, reflets, phantasmes. Ainsi se trouvent accentués le feuilletage narratif et les jeux de la distance intersubjective : l’air qui fait « vitre » et « glace d’aquarium » entre les interlocuteurs, ramène toute communication à un commerce de « fantôme [s] » et de « revenant [s] ».
[...] et alors maintenant tout ce qui le séparait d’elle c’était cette vitre de derrière laquelle elle semblait à présent le regarder, lui parler, prononcer des mots, des paroles qu’il (et probablement elle non plus) n’écoutait pas, exactement comme s’il s’était tenu de l’autre côté de la glace d’aquarium, lui la regardant, pensant toujours : « Je vais le faire. [...] ». (p. 222)
59Le motif de la main qui faisait glisser, quelques pages plus haut, la carte et la forme de la reine à jouer, revient alors par le biais de ce paradigme de l’altérité et de l’altération, la propre main devenant main de l’autre – « [...] sa propre main devenue maintenant pour ainsi dire étrangère à lui-même [...] » (p. 223) –, avant de rejoindre, non sans avoir croisé dans l’intervalle l’écran et ses fantasmagories,
[...] (comme au cinéma, les gens du balcon, près de la cabine de projection, agitent le bras, leurs mains, les cinq doigts ouverts s’interposant dans le rayon lumineux, projetant leurs ombres immenses et mouvantes sur l’écran comme pour posséder, atteindre, l’inaccessible rêve scintillant) [...] (p. 224),
60le leitmotiv de l’insaisissable objet du désir, de l’infime espace de séparation dans la réunion même. Puisque toucher n’est pas toucher : « [...] lorsqu’il la toucha (le haut du bras nu un peu au-dessous de l’épaule) il éprouva d’abord la bizarre sensation de ne pas la toucher vraiment [...] » (p. 224) : et le phrasé de se scinder aussitôt par une pelliculaire parenthèse. Puisque toucher Corinne, c’est encore toujours faire glisser dans sa main une reine de carton, de carte à jouer, ou, « [...] entre sa paume et la peau soyeuse du bras, encore quelque chose, pas plus épais qu’une feuille de papier à cigarette, mais quelque chose s’interposant [..] » (p. 224). En tous points le constat s’impose : la relation est affaire de médiations, et toujours il s’agit de régler le jeu infiniment variable des inter-positions.
61Il ressort des montages-passages de La Route des Flandres, et de celui-ci en particulier, que le personnage-narrateur Georges va se mirant à son récit. Qu’il s’observe au hasard concerté des mots en leur composition narrative ; et qu’à travers les phénomènes de sa perception et du récit qu’il en forme, c’est le monde qu’il observe et interprète : jouant sa partition. Et rien n’est émouvant comme les passages où le texte simonien s’inverse, telle une carte à jouer, jouant la carte de la fiction comme on joue au poker ; et où il parvient par le travail de l’écart strictement poétique à faire sentir la « terrifiante fragilité » et la versatilité de l’existence humaine. C’est ce qui ne manque pas d’arriver dans la page que voici, où aboutissent les séquences que nous venons d’examiner :
[...] Je vous en prie Je vous en prie..., Georges se contentant maintenant de laisser sa main où elle était, sans plus, et absolument immobile lui aussi, comme si non pas entre eux maintenant mais autour d’eux, les enserrant, l’air avait partout cette fallacieuse consistance du verre, invisible et cassant, d’une terrifiante fragilité, et alors restant là (Georges) sans faire un mouvement, sans oser bouger, essayant de retenir sa respiration, de calmer la bruyante rumeur de son sang, le vert et transparent crépuscule de mai tout entier semblable à du verre, et dans la gorge cette espèce de nausée qu’il s’efforçait de contenir [...]. (p. 225. Je souligne)
62On l’a compris, par un basculement complet des constellations textuelles, on est passé, le temps d’un battement de phrase, de la scène érotique à la scène guerrière, de l’été 50 à mai 40. Comme trois pages plus haut pour la reine à jouer, les mots de la phrase se séparent sur une infime différence puis se retournent et se chiasment. C’est l’homonyme verre/vert qui fait ici la différence et, conjuguant métonymie et métaphore (« transparent comme du verre »), ouvre brèche dans le récit : « le vert » est ainsi le point où la phrase fait pli et retourne à la seconde occurrence de « verre » mais aussi au mois de « mai », à la défaite de 40, à Georges couché dans l’herbe du fossé. Et à « partout cette fallacieuse consistance du verre, invisible et cassant », qui résonne comme l’enseignement d’un commentaire métatextuel. Car c’est bien, pour finir, aux illusoires pouvoirs des mots que le narrateur, et le lecteur à sa suite, se trouvent confrontés ; et aux multiples possibilités de tourner et retourner les discours sur le monde. Où il importe de faire du roman un miroir sans tain, c’est-à-dire une vitre, c’est-à-dire un seuil. Bref, à faire de métaphore articulation.
63Ainsi, dans ce livre où l’on est toujours sur la route de quelque souvenir de récit, et où, de décalage en décalage, l’histoire de Corinne, de de Reixach, de la défaite des Flandres, se révèle être d’abord narrations d’Iglésia à Georges et à Blum pendant la guerre, puis de Blum à Georges de Georges à Blum pendant la guerre, dans le wagon, au camp de prisonniers, puis narration de Georges à Corinne après guerre, où la mémoire se tisse donc de la mémoire et des mots de l’autre, Georges apprend à faire son deuil des significations univoques. Georges fait son deuil de la mémoire – par principe versatile et composable – c’est-à-dire apprend à pratiquer l’anamnèse.
64Davantage et plus radicalement, Georges fait son deuil. Car dans ce livre où la propre mémoire est celle de l’autre, la mort de l’autre c’est la sienne. Tenter de raconter c’est-à-dire de mettre en ordre la mort de de Reixach à la guerre, c’est tenter pour le narrateur de donner un sens à ses propres gestes et à sa « propre » mort. Une fois encore, c’est tenter de capter ce qui nous arrive par inadvertance, de donner forme au « hasard » en jouant un sens – unique : la fatalité – contre un autre – pluriel : des co-incidences. De régler poétiquement le récit du passage ultime, et de parvenir ainsi à cette clairvoyance, à cette intelligence (inter-legere) visionnaire singulière que donne le travail d’écriture.
2. « les pissenlits par la racine »
65C’est, en fait, l’étrange état du facteur de la narration c’est-à-dire du narrateur simonien qu’il convient à présent d’examiner. État qui consiste à en être revenu vivant et, par suite, à n’en être jamais tout à fait revenu. Entre le monde des morts et le monde des vivants : un « revenant ». Georges, c’est ce que je vais tenter d’étudier, se trouve dans l’état de faire le récit d’un survivant. Autrement dit, il en vient, par une forme étrange et ultime du travail de montage-passage, à narrer la mémoire de sa mort. Tant il est vrai que c’est vivants que nous vivons « notre » mort mille fois et n’en finissons pas de mourir. Dans La Route des Flandres, on n’en finit pas de mourir. C’est un récit qui est du côté de la vie.
66Le Plan de montage avait retenu : « 181 - Moule humide d’où sortaient... Le pré de Rance – S’il était mort. Les pissenlits par la racine ». Voici le passage dans le roman. Le motif a été annoncé précédemment, et tout proche ceci, à peine deux pages plus haut : « [...] tout à coup tout fut complètement noir, peut-être étais-je mort [...] » (p. 242). Les prisonniers sont à présent parqués dans un pré où Georges a d’abord mangé l’herbe :
[...] elle était encore vierge impolluée alors je me jetai par terre mourant de faim pensant Les chevaux en mangent bien pourquoi pas moi [...]. (p. 244)
67C’est alors que par association avec le cheval mort décomposé, rencontré trois fois par la narration, le narrateur se décrit en putréfaction : c’est bien la mort de l’autre qui lui donne la sienne à vivre.
[...] j’essayai de m’imaginer me persuader que j’étais un cheval, je gisais mort au fond du fossé dévoré par les fourmis mon corps tout entier se changeant lentement par l’effet d’une myriade de minuscules mutations en une matière insensible et alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi ma chair engraissant la terre et après tout il n’y aurait pas grand’chose de changé, sinon que je serais simplement de Vautre côté de sa surface comme on passe de Vautre côté d’un miroir où (de cet autre côté) les choses continuaient peut-être à se dérouler symétriquement c’est-à-dire que là-haut elle continuerait à croître toujours indifférente et verte comme dit-on les cheveux continuent à pousser sur les crânes des morts la seule différence étant que je boufferais les pissenlits par la racine bouffant là où elle pisse suant nos corps emperlés exhalant cette âcre et forte odeur de racine, de mandragore, j’avais lu que les naufragés les ermites se nourrissaient de racines de glands et à un moment elle le prit d’abord entre ses lèvres puis tout entier dans sa bouche comme un enfant goulu c’était comme si nous nous buvions l’un l’autre nous désaltérant nous gorgeant nous rassasiant affamés, espérant apaiser calmer un peu ma faim j’essayai de la mâcher pensant C’est pareil à de la salade... [...]. (pp. 244-245. Je souligne.)
68Le passage est impressionnant par la rigueur de sa construction mot à mot, et par les glissements qui font progressivement passer du pré des prisonniers à la vie-de-la-mort sous terre, à la scène du coït avec Corinne, et de nouveau au pré des prisonniers. Où la chaîne du motif vie-mort-survie déclinant ses variantes, tisse un réseau solide. Surtout, il y a à l’œuvre l’effet carte de jeu en ses symétriques dédoublements. Car, comme la reine de carte à jouer précédemment, et comme le récit jouant la carte de la fiction, le narrateur ici joue sa dernière carte : celle, en somme, où mort-et-vivant, il est des deux côtés du miroir à la fois. Plus exactement : d’un côté miroir, de l’autre miroir sans tain où l’on peut voir « à travers ». Le même dispositif que celui que nous venons d’étudier dans les pages qui précèdent se trouve ici enclenché par succession d’inversions : « alors ce serait l’herbe qui se nourrirait de moi ma chair engraissant la terre » ; « je serais simplement de l’autre côté d’un miroir » ; « changeant lentement »/ « pas grand chose de changé » ; et par le retour des termes : « l’autre côté » ; « continuaient »/ « continuerait »/ « continuent » ; « se nourrissait de moi »/ « se nourrissaient de racines ».
69En fait, le mystère du passage de la vie à la mort c’est, une fois de plus, l’infime distance poétique, en toute rigueur, qui en est le révélateur. Le passage advient au plus secret hasard du texte, lequel ne tient qu’à un cheveu : une paronomase « chevaux-cheveux » ; un calembour : « je boufferais les pissenlits par la racine bouffant là où elle pisse ». Bref, de la vie à la mort il y a l’épaisseur d’un cheveu, ou d’un fil d’herbe pour chevaux : l’épaisseur d’un signifiant. Le motif de la petite mort dans l’accouplement fait faire un tour supplémentaire à la carte à jouer ; par le polysème glands/gland, les écarts grammaticaux du masculin et du féminin, du pluriel et du singulier, par la métaphore de la faim et du désir et la confusion sur le féminin « la mâcher » (l’herbe, la femme, la salade), le thème de la mort-vive déroule le spectre de ses différentiels. C’est ainsi qu’advient le coup de poker final : rendre réversible le “dernier passage” comme on dit ; faire que la grande syncope soit passage sans solution de continuité mais aussi sans résolution des contraires : par degrés successifs du sens, pas à pas, jusqu’à trépas, puis en arrière, retour. Vie-mort devenant ainsi le paradigme même du principe de montage-passage qui règle le récit anamnésique de l’expérience humaine.
Portrait du passage en ancêtre ou : ce qui ne conclut pas
70« Habiter poétiquement » le monde, écrivait Hölderlin. Pour Claude Simon, il s’agit de faire que l’écrivain soit un « revenant » c’est-à-dire qu’il ait la force poétique d’écrire comme on fait son deuil : avec la mémoire de la mort, et la vie des mots devant soi. Cela, afin d’opérer, effectivement, « une myriade de minuscules mutations » (p. 244) qui décomposent le texte du récit en une autre matière, une matière d’une sensibilité extrême. Celle dont on fait le “portrait d’une mémoire” (Le Jardin des Plantes).
71Dans La Route des Flandres, le « portrait de la mémoire » est peut-être bien, emblématique, celui de l’ancêtre dont le visage peint a été entamé par une défaillance de la toile : on s’en souvient, l’ouvrage du temps sur les matières a ouvert au front du « géniteur » la coulée de peinture.
[...] ce portrait que pendant toute son enfance il avait contemplé avec une sorte de malaise, de frayeur, parce qu’il (ce lointain géniteur) portait au front un trou rouge dont le sang dégoulinait en une longue rigole serpentine partie de la tempe, suivant la courbe de la joue et dégouttant sur le revers de l’habit de chasse bleu roi comme si – pour illustrer, perpétuer la trouble légende dont le personnage était entouré – on l’avait portraituré ensanglanté par le coup de feu qui avait mis fin à ses jours [...]. (pp. 53-54)
[...] la trace sanglante qui sur le portrait descendait de son front n’était en réalité que la préparation brun rouge de la toile mise à nu par une longue craquelure [...]. (pp. 54-55)
72La blessure du temps, autrement dit, c’est, pour finir, à la mémoire – tissu, toile, pellicule impressionnable – qu'elle est faite. C’est l’inévitable entame de nos représentations, nos monuments, de nos tableaux et tablettes, de nos tentatives de commémoration. Sur le portrait peint – « la préparation » –, le temps fait son œuvre, exhibant le cours de la décomposition des matières. Et ce faisant, toutefois, le temps travaille contre l’oubli du temps – ce que Claude Simon explicite admirablement par les retouches d’une écriture qui elle aussi endurant durée, veille, au fur de son faire, à sa propre correction :
[...] il avait posé pour ce portrait où le temps – la dégradation – avait remédié par la suite (comme un correcteur facétieux, ou plutôt scrupuleux) à l'oubli – ou plutôt l’imprévision – du peintre [...]. (p. 76)
73Le portrait de l’ancêtre, c’est le portrait du temps. Plus exactement, c’est « le cheminement même du temps » (p. 28) : le portrait du passage en ancêtre. De génération en génération, le mystérieux devenir. Et les montages du texte de Claude Simon préparent (telle une « préparation ») à lire cette peinture à la fois comme un miroir et comme une vitre sans tain. Semblable à la séquence « les pissenlits par la racine », la séquence du portrait de l’ancêtre tient le narrateur dans l’entre-temps du temps, là où la coulure a eu lieu – au seul lieu possible de l’entre-temps : dans la toile même de la composition. Le narrateur (et le lecteur avec lui), par la « préparation » du texte simonien, se trouve ainsi dans l’intervalle, ce qui lui permet de passer d’un côté et de l’autre de la surface des représentations. D’une part, du côté de l’ancêtre qui regarde, depuis le fond des temps immémoriaux, comme si « les choses continuaient [...] à se dérouler symétriquement » (p. 244), les cheveux à pousser, le sang à couler et coaguler sur la tempe, la joue, depuis le coup de feu mortel. D’autre part, le narrateur observe, de face, la toile porte-empreintes, notant l’écart entre le visage et la coulure. Entre les touches pigmentées qui ont recomposé la figure (ses traits), faisant du portrait une mémoire-miroir, et le dépôt des matières qui ont coulé sur l’écran de cette mémoire.
74Le récit de Claude Simon fait ainsi du tableau l’emblème de l’écriture de La Route des Flandres. Doublement. D’abord, parce que la récurrente description qu’il dispose opère, exemplaires, de formidables recoupements et fait fructifier les multiples co-incidences du transport de la métaphore et de l’accident de la matière – co-incidences que le récit, on l’a vu, ne cesse de solliciter par le feuilletage des images et des signifiants de la langue. De plus, ce singulier traitement de la description exhausse un des fonctionnements majeurs du texte de Claude Simon. Car si l’ancêtre regarde du fond des temps, ce qui nous regarde, à la vérité – et nous concerne au plus intime –, c’est le passage du temps qui passe, invisible et cependant inexorable succession. C’est ce regard retourné qui est au principe du texte de La Route des Flandres et ce sont les passages de ce retournement qui en constituent les enjeux. L’écriture simonienne ne cesse de scruter les plus infimes déplacements : le mouvement de la goutte d’eau qui tombe et ne tombe pas ; le mouvement du cheval qui avance et n’avance pas ; le mouvement de Georges qui touche et ne touche pas Corinne31. On retrouve le motif majeur : c’est Orion, c’est Achille, c’est Zénon : « immobile à grands pas ». C’est le principe de l’écriture même.
75C’est cette mobilisation de tous les sens et leur non résolution contradictoire, que la scrutation simonienne déclenche : afin de rendre sensible l’insaisissable, de rendre présente l’absence. La métaphore, pour ce faire, s’exerce et ponctuellement et à l’échelle du récit tout entier, qu'elle construit et récuse à la fois : elle porte ainsi, chez Claude Simon, aux compositions de la prosopopée et de l’hypotypose qui sont les tropes ayant pouvoir d’ouvrir, dans nos représentations, un supplément d’espace. Intervallaire, celui de l’hallucination et du sublime. Seuils. Interstices.
76Alors la marche sur la route de la cavalerie devient la route qui marche et la marche de son récit :
[...] sorte de va-et-vient immobile, de piétinement monotone, tandis que sous elles défilent bas-côtés poussiéreux, pavés ou herbe, comme une tache d’encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant [...]. (p. 25)
77Alors la route qui marche et « les fantômes de cavaliers », c’est « comme au théâtre » le décor d’une toile de fond qui défile :
[...] comme au théâtre ces personnages immobiles dont les jambes imitent sur place les mouvements de la marche tandis que derrière eux se déroule en tremblotant une toile de fond sur laquelle sont peints maisons arbres nuages, avec cette différence qu’ici la toile de fond était seulement la nuit, du noir [...]. (p. 29)
78Où l’on aura noté le raffinement extrême de l’écartement à l’œuvre : comme au théâtre et pas comme au théâtre ; une toile de fond et pas une toile de fond (« avec cette différence que »). En fait, c’est à faire défiler la mémoire, le film – la pellicule qu’est une mémoire –, que s’emploient les montages-passages du récit. Non seulement le défilé des variations successives mais aussi le filage et défilage de sa toile. C’est toute une stratégie du défilement, en vérité, une mise à couvert et dé-couvert (rappelons que le terme est militaire avant de signifier, plus familièrement, une dérobade) que pratique le récit afin de protéger la mémoire.
79Et c’est bien, à la fin des fins, ultime retournement, cela qui nous regarde et nous tient fascinés au filigrane du langage : des récits qui défient la fin, l’arrêt, la mort ; et qui font du deuil, de son travail, de ses perpétuels ajustements, le moment des forces esthétiques en littérature.
Notes de bas de page
1 Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, Croisset, 16 janvier 1852, in : Bollème, Geneviève, Préface à la vie d’écrivain, Seuil, 1963, p. 62.
2 Voir infra : « Le Tramway corps conducteur », pp. 205-236.
3 Simon. Claude, in : Claude Simon. L’inclasssable réancrage du vécu. op. cit., pp. 51. En italique dans le texte.
4 Ibid., p. 77.
5 Simon, Claude, « Note sur le Plan de montage de La Route des Flandres », pp. 185-186.
6 Ces éléments font référence respectivement aux travaux suivants : Ricardou, Jean, « Un ordre dans la débâcle », in : Problèmes du nouveau roman, Seuil, 1967, pp. 44-55.
Roubichou, Gérard, « La mémoire des mots », in : Claude Simon. Chemins de la mémoire, pp. 83-92. Rossum-Guyon, Françoise (van), « La mise en spectacle », in : Claude Simon. Colloque de Cerisy, UGE, 1975 ; réédité sous le titre Lire Claude Simon, éd. Les Impressions nouvelles, 1986, pp. 88-106. Dällenbach, Lucien, « Le tissu de mémoire », Postface à La Route des Flandres, Minuit, 1997, pp. 297-316. Viart, Dominique, Une mémoire inquiète. La Route des Flandres de Claude Simon, PUF, 1997. Starobinski, Jean, « La Journée dans “Histoire” », in : Sur Claude Simon, Minuit, 1987, pp. 9-32. C’est dans ce texte que Starobinski parle de « la forme du jour ».
7 Meschonnic, Henri, La Rime et la Vie, Verdier, 1989, p. 111.
8 Ibid, p. 112.
9 Ibidem.
10 On pense au Monologue de la momie de Michel Butor, dont la complainte commence avec l'incipit : « J’attends, bien serré dans mes bandelettes » et qui, au terme d’une série de variations, s’achève ainsi : « j’oublie que je suis né, j’oublie que je suis mort et j’oublie que j’attends et j’oublie que j’oublie », in : Silex « Le rêve égyptien », n° 13, 1979, pp. 11-12. Le narrateur de La Route des Flandres note, pour sa part :« [...] déjà plus morts que des morts puisque nous étions capables de nous en rendre compte [...]. » (p. 19).
11 Lyotard, Jean-François, « Anamnèse », in : Hors-Cadre « Film/Mémoire », n° 9, 1991, p. 109.
12 Voir à cet égard l’ouverture de L’Acacia, et l’analyse qui en est faite infra : « Une autobiographie de l’écriture », pp. 149-166.
13 Lyotard, Jean-François, « Anamnèse », p. 109.
14 Starobinski, Jean, « La Journée dans “Histoire” », p. 32.
15 Simon, Claude, Album d’un amateur, p. 18. Cf. infra : « Le temps en dépôt », pp. 191-204.
16 Simon, Claude, « Plan de montage de La Route des Flandres », pp. 187-200. Les quatre planches quadrichromes sont des feuillets constitués de bandes horizontales d’écrits, numérotées et collées les unes sous les autres.
17 Simon. Claude, in : Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. L'inclasssable réancrage du vécu, op. cit., pp. 44-45.
18 Simon, Claude, « Note sur le Plan de montage », p. 185.
19 Ibidem.
20 Ibidem.
21 Ibid., pp. 185-186.
22 Simon, Claude, in : Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. L’inclasssable réancrage du vécu, op. cit., p. 76.
23 Ibid., p. 45.
24 Ibid., p. 235. En italique dans le texte.
25 Simon, Claude, « Note sur le Plan de montage », p. 186.
26 Ibid., p. 185.
27 C’est à cette enseigne « Tracés/Trajets » que s’inscrit l’étude de Gruber, Eberhard, « Eléments de biographie pour une écriture probable », in : Chemins de la mémoire, pp. 203-232. L’étude analyse très précisément, à partir d’une documentation bio-bibliographique fournie, les déplacements et les enjeux de l’écriture auto-biographique (notamment à partir des recherches d’archives auprès du Service Historique de l’Armée de Terre à Paris et auprès du Bundesarchiv-Militärarchiv de Freiburg im Breisgau).
28 Simon, Claude, in : Mireille Calle-Gruber, Claude Simon. L’inclasssable réancrage du vécu, op. cit., p. 75.
29 Simon, Claude, « La fiction mot à mot », in : Nouveau roman, hier, aujourd'hui, 2 vol. , UGE « 10/18 », 1972, p. 89. En italiques dans le texte.
30 Michel Deguy, cité par Claude Simon dans « La fiction mot à mot », p. 83.
31 Voici, respectivement, une occurrence (elles sont nombreuses dans le livre) de chacun de ces motifs :« [...] (exactement à la façon d’une goutte d’eau qui se détache d’un toit ou plutôt se scinde [...] il semble que ce soit la même goutte qui pende, s’enfle de nouveau, toujours à la même place, et cela sans fin, comme une balle cristalline animée au bout d’un élastique d’un mouvement de va-et-vient) [...] », La Route des Flandres, p. 24 ; « [...] la patte et l’ombre de la patte se séparant et se ressoudant, ramenées sans fin l’une vers l’autre [...] le double mouvement multiplié par quatre, les quatre sabots et les quatre ombres télescopées se disjoignant et se rejoignant dans une sorte de va-et-vient immobile [...] », ibid., pp. 24-25 ; « [...] mais quelque chose s’interposant, c’est-à-dire la sensation du toucher éprouvée comme légèrement en retrait, comme lorsque les doigts engourdis par le froid se posent sur un objet et ne le perçoivent, semble-t-il, qu’à travers une pellicule, une sorte de corne d’insensibilité, et tous les deux (Corinne et lui) parfaitement immobiles [...] », ibid., pp. 224-225.
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