2. Un pas de plus (Photobiographie)
p. 47-64
Texte intégral
[...] que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions [...].
Claude Simon, Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque
Si, bien sûr, photographier c’est fixer au moyen d’une image quelque chose qui s’est produit à un certain endroit et à un certain moment, cette image en soi a sa propre existence, indépendante de toute fonction mémorisante ou de conservation.
Claude Simon, Photographies
1Le devenir mémoriel s’informe aussi, chez l’écrivain, de l’archive photographique laquelle opère, pour l’ensemble de l’œuvre, un véritable processus de photobiographie. Œuvre d’écrivain et de photographe, le livre de Claude Simon Photographies 1937-19701, publié en 1992, constitue en effet une sorte de geste rétrospectif. Davantage : les thèmes de Photographies s’apparentent à ceux que l’on trouve dans les romans d’époques correspondantes, en particulier Le Vent, Histoire, La Route des Flandres. Et je vais tenter de considérer ici en quoi la manière simonienne de travailler la photographie offre une compréhension rétrospective de son art du roman au travail de la mémoire et du dépôt des traces. Ce qui fait de la rétrospection un des processus constitutifs de l’œuvre. Album d’un amateur2, autre ouvrage de photographies publié par Claude Simon dès 1988, tout comme l’ensemble récemment composé par l’auteur pour la revue DU en sont de magnifiques exemples ; tout comme, aussi, pour les textes, Les Géorgiques ou L’Acacia et, surtout, Le Jardin des Plantes, qui est une magistrale rétrospective de l’œuvre de Claude Simon par l’écriture même. Dans la Préface à Photographies, Claude Simon insiste moins sur les vertus mémoriales de la photographie que sur sa capacité de présence et de présentification :
[...] seule, à ma connaissance du moins, la photographie peut saisir et garder une trace de ce qui n’avait encore jamais été et ne sera plus jamais.3
2On verra comment l’écrivain opère avec les photographies et les intervalles entre elles, afin d’élaborer l’ordonnancement d’un livre qui fait sens par la mise en œuvre d’une sensorialité. C’est-à-dire comment – la métaphore est forte et Claude Simon la donne à voir en un diptyque où, sur la page de gauche un mur construit selon les alignements alternés de galets et de briquettes est nommé Page d’écriture, cependant qu’en face sur la page de droite un mur de pierres non taillées s’intitule Mur à Salses4 –, comment, donc, faire un mur et faire un livre, cela relève d’une même nécessité : celle de trouver un ordre, d’appareiller des éléments, d’organiser une succession, de donner direction et lisibilité. Tel va être le souci primordial de l’écrivain-photographe qui met en scène, par les images du monde extérieur, toute une dynamique d’appréhension et de compréhension – une sensorialité et une intelligence à l’œuvre. C’est-à-dire : une remise en chantier des tracés, sur la table d’écriture comme dans la chambre noire.
[...] si je peux enrichir ou parfaire un texte en y insérant ici ou là un mot, une phrase ou même un paragraphe entier, je ne dispose pour corriger mes brouillons photographiques que du choix entre les gradations de divers papiers plus ou moins contrastés et de la possibilité d’y retrancher, jamais d’y ajouter. Pas plus en photographiant qu’en écrivant je n’ai le don de spontanéité, de sorte que, me méfiant de moi-même, il m’arrive le plus souvent (parfois aussi faute de disposer d’un téléobjectif) de cadrer mon « sujet » très largement, sachant qu’au calme de la chambre noire, sans hâte et en toute tranquillité, je pourrai toujours supprimer ce qui me semble inutile, risque de disperser l’attention ou de déséquilibrer la composition.5
3Avec cette recherche d’un équilibre dans la composition, ce qui exige d’inlassables reprises sur la page, Claude Simon écarte le piège tautologique de la représentation, tout comme l’illusion du romancier-photographe « promenant un miroir le long des routes ». Ici, il n’y a point de miroir mais un œil : doué de pouvoirs scrutateurs. Un œil qui ne se borne pas à enregistrer l’observation mais la soumet à interrogation par la composition. C’est un œil qui cherche à mieux voir. Et qui, pour ce faire, loin de rester médusé, s’efforce de remettre en jeu la tache aveugle ; de faire lire, avec la vue, les opérations de saisie-dessaisie qui l’instruisent. Car il n’y a de connaissance que dans le doute, le cheminement à tâtons, le pas à pas. Connaître, c’est tenter, modestement et de toutes ses forces, de faire un pas de plus.
4C’est dire que le photographe comme l’écrivain œuvrent à l’enseigne de la tentative : tentative de description ; « tentative de restitution », qui est le second intitulé du Vent où le personnage de Montès tâche d’arpenter le monde, muni de ce « troisième œil » qui bat en permanence sur son ventre.
5Photographies s’efforce de montrer les passages et non le passé (la photo-souvenir). Il ne s’agit pas seulement de prendre une photographie mais d’en restituer la prise, d’imprimer le passage du temps et ses syncopes, les passages de l’être-au-temps. C’est pourquoi ce ne sont pas photos de mort mais photos de vie qui rythment le livre ; il n’y a pas l’image hypostasiée de quelque objet ou personnage, périmé sitôt que figé, mais le phénomène de sa venue sur la page. Son apparition. Le livre du photographe sait faire entrevoir l’existence de ce qui n’a d’autre être que ces apparaîtres, d’autre raison que cet arraisonnement des images.
6C’est bien cela qui est en jeu, aussi, dans les livres du romancier, dans Le Vent par exemple, où, conjointement et avec de spécifiques techniques – notamment les recadrages syntaxiques qu’exercent parenthèses et tirets dans la phrase simonienne –, se narrent le tragique mais non moins la volatilité des phénomènes de l’existence :
[...] cette histoire (ou du moins ce qu’il en savait, lui, ou du moins ce qu’il en imaginait, n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions – hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n’est que hasard et alors les mille et une versions, les mille et un visages d’une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire, puisque telle elle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent, la souffrirent, l’endurèrent, s’en amusèrent, ou bien la réalité est douée d’une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre connaissance et surtout de notre appétit de logique – et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot, où peut-être seul notre esprit, ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d’effets là où tout ce que la raison parvient à voir, c’est cette errance, nous-mêmes ballottés de droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager et souffrant, et mourant pour finir, et c’est tout...).6
7Il convient donc à présent de scruter, parcourant Photographies, la part de l’art et la part du hasard qui, conjuguées, proposent « les mille et un visages » c’est-à-dire « les mille et une versions » possibles de la réalité. L’étude portera, aussi, à interroger la place du sujet-photographe, en notant que pas une fois dans ce livre il ne retourne l’œil de l’objectif sur lui-même, ne prend d’autoportrait, ne présente une image de soi. Comme s’il fallait faire le détour par la désignation des autres pour que photographie et écriture deviennent les révélateurs d’un sujet ouvrier – et non l’image morte d’un « avoir-été-là ».
Visions du temps qui passe : un pas de plus
8Deux photos sont vis-à-vis. Deux scènes de rue dans un quartier populaire. À gauche, page 34, sur une perspective de ruelle, linge aux fenêtres et fond de mur décrépit, des enfants jouent, se bousculent, riants. À droite, page 35, même perspective, même linge aux fenêtres mais sous un éclairage plus sombre, moins contrasté, marquant le jour avancé. La scène s’est vidée. Sur le fond de mur décrépit, une silhouette de vieille, noire, voûtée, est en marche. À l’arrière-plan, un seul enfant est resté, adossé au mur – l’un d’eux qui étaient à gauche : tablier, sandales, socquettes reconnaissables. Arrêté. Visage clos.
9Bien que les tirages soient de mêmes dimensions, le cadrage n’est pas identique : un léger déplacement vers la droite pour le second donne à voir le chiffre 4 inscrit au-dessus d’une porte que l’on devinait à peine, tronquée au bord du précédent cliché. La photographie des enfants a pour légende : Jeux. Celle de la vieille : Plus tard. Tout est dit, avec le plus grand laconisme. Par les mots, certes, ainsi que par la disposition iconique qui désignent triplement le passage du temps qui passe : celui, cosmique, qui règle le mouvement des planètes et le cheminement du jour de la lumière à l’ombre ; celui, humain, qui règle la succession des âges, du plus jeune au plus vieux, vers le trépas. Et le tout d’autant plus saisissant qu’il est saisi dans l’entredeux du temps photographique et des prises instantanées : en un clin, l’infiniment cyclique soudain entr’aperçu. Car ce que les trois mots de légende enseignent, renvoyant l’œil à l’image, c’est à voir ce qui ne se voit pas. Ou plutôt, ce qui ne se voit que par le préalable dispositif d’une mise en regard et d’un intervalle. Autrement dit, Claude Simon fait : voir : ce qui ne se voit que par différence, au bord du regard, entre deux pertes de vue et le temps d’un battement de paupières – ou d’un déclic de l’obturateur, ou d’un froissement de page. Rappelant qu’il faut, pour voir, interrompre la vision. Ciller. De sorte que « plus tard » désigne non seulement le temps de la seconde prise photographique, mais aussi le temps de l’entreprise bibliographique : les dépôts sur pellicule à l’instant du passage du temps, mais aussi l’entrepôt de ces traces dans le livre qui les accueille pour l’instant (provisoirement) selon tel ordre.
Jeux
Plus tard
10Là est la force de la confrontation ainsi élaborée. Le temps, à la réflexion, s’y imprime par strates : cosmique, humain, mécanique, organique, lectoral. Il s’y comprime, aussi, selon une étonnante violence : en un clignement, un laps, rien, le cycle vital des générations ; entre deux scènes statiques, le rappel des révolutions planétaires. Le temps, enfin, y fait court-circuit : d’un instant(ané) à l’autre, c’est commencement et fin, la vie-la mort (enfance et vieillesse), le jour-la nuit (robe blanche de la fillette, robe noire de la vieille), pluriel-singulier (groupe enfantin, solitude de la femme). D’un instant(ané) à l’autre, c’est le désordre des pas dansants du jeu d’enfant et la ligne de marche de la femme âgée en train de faire un pas de plus. C’est aussi, par juxtaposition des clichés, l’improbable entre-vue paradigmatique des deux figures qui se font face d’une page à l’autre : à la gauche du lecteur, avançant vers sa droite, la fillette blanche au sortir de la rue ; à la droite du lecteur, cheminant vers sa gauche en direction de la rue, c’est-à-dire comme en retour, sur le retour, la femme noire.
11Ce sont là autant d’effets de raccourci. Du temps. De l’espace. De la vie. Davantage : il appert bientôt que la seule mesure possible de la vie c’est-à-dire du présent, de la présence, c’est, aux yeux humains, le raccourci. Que la vie comme phénomène appréhendé c’est toujours : au présent, au plus court : l’instant. Vie/Vue fragmentée et éphémère dont la fragmentation, pour être visible/lisible, a besoin du montage photographique, c’est-à-dire d’un déroulement multiple des images. Par quoi s’esquisse l’alternance d’une continuité-discontinuité : en ces lieux accidentés, les dépôts du temps photographique s’exposent, deviennent expôts.
12Peu importe, dès lors, que dans l’intervalle des prises passe une seconde ou une heure ou une vie : c’est tout comme, en vertu de la loi de proximité(s) et d’approximation(s) qui organise la succession des images. Car cette loi des rapprochements et des distances n’oublie jamais le facteur hasard – et c’est, en fin de compte, la subtilité d’un accident dans le jeu des symétries qui émeut le plus au spectacle de ces deux clichés. En effet, par la vertu des cadrages non-identiques, le cillement du regard lecteur ne va pas, de gauche à droite, sans un vacillement des espaces photographiés : en l’occurrence, celui du décalage de perspective qui donne à lire le chiffre 4. Infime en apparence, ce recadrage marque, en fait, l’inscription même de l’événement : du passage comme événement et comme possibilité de déchiffrement. L’événement (du temps qui passe) affecte ici jusqu’à l’observateur, lequel a changé (de position). Plus encore : le recadrage indique en ce point que le hasard fait (bien) les choses, et que, l’âge venant, le compte a commencé. Autant de signes de l’impondérable : de ce dont le poids n’est décelable qu’en d’infimes conséquences. Autant de signes, également, qu’il y a toujours du reste. À voir de reste.
13C’est ainsi que Photographies ménage maintes entrevues : rencontres à la fois fortuites et à point nommées. La technique photographique y fait fonction d’un crible où passer le monde. Tout rapport au monde. S’ordonnent, par suite, des contiguïtés qui interloquent ; des cadrages qui cachent puis découvrent ; écartent les vues pour mieux entre voir ; multiplient les rebords extrêmes, les hors-champ, font travailler l’invisible par le biais de la page blanche qui se dispose tel un passe-partout. Bref, ce sont là autant de révélateurs d’un manque-à-être de l’être. Car Photographies le rappelle : il n’y a de dépôt du présent que comme traces d’un toujours déjà passé ; et l’on ne saurait saisir la présence de ce passé que dans la mise en scène de son absentement.
14Ce que Claude Simon expose, donc, par le soin de la mise en pages qui règle la place des clichés et le contrepoint des légendes c’est, avec le fragile surgissement de l’existence en sa ponctualité, la nécessaire survenue de l’anéantissement. Un pas de plus : toujours plus loin, pas à pas. Et toujours : plus rien. Course du temps qui dépose mais n’en poursuit pas moins.
15Telle est la signification que prend la photographie exhaussée en couverture et reprise, agrandie, à l’intérieur du volume où elle ouvre la série iconographique, flanquée cette-fois de la légende : Homme marchant dans une ville (p 19). Silhouette emblématique du pas-de-plus : celui de la temporalité du marcheur ; celui du temps photographique qui a déposé sur pellicule et que le passage à l’agrandisseur permet de déchiffrer lors du retour de l’image : car, à l’angle du mur à droite, une enseigne, visible sur la couverture du livre, est désormais lisible à l’avant-plan de la silhouette en mouvement : « Dépôt central de journaux et publications ».
16Or, ce qui s’affiche ainsi, par le hasard qui réunit, l’instant d’un clin d’œil, la photo et la graphie, le temps en marche et le temps en dépôt, ce qui s’affiche ce sont les mots d’ordre qui règlent l’agencement même en travail dans le livre. À savoir : déposer ; entreposer ; suivre le cours journalier ; donner à lire.
17Où : déposer désigne à la fois le témoignage et les traces laissées sur la page par des techniques concertées.
18Où : entreposer réfère à l’art du relationnement occasionnel qui met en regard, en jeu, en série analogique ou disjonctive.
19Où : l’advenir journalier qui se présente dans la banalité des thèmes et la chronique, porte à cette injonction : il faut scruter le plus visible pour (y) découvrir l’invisible qui l’habite.
20Où : donner à lire c’est, d’entrée, poser qu’une photographie, pour être pleinement heu de lecture(s), doit être double ou triple ou plus. Ou redoublée en une légende. C’est faire que le volume la livre en tous sens à des confrontations, des variations de champ, d’objectifs, de perspectives.
21Telles sont les démarches et les marches qui s’inscrivent dans Photographies. Le montage de ces clichés et l’écriture qui les légende fonctionnent un peu à la manière d’une lanterne magique où passent les sujets. Ni immobiles, ni « vivants », ils s’animent, par étapes, aux yeux de l’observateur-lecteur, mais sans faire oublier que c’est la (bonne ou mauvaise) marche des appareils qui leur fait une conduite ; leur confère mouvement mais par saccades, pas à pas ; leur donne existence le temps d’un clignotement. Donne l’existence du clignotement. Cette dé-composition ciné-graphique si bien décrite dans L’Acacia :
Comme si lui aussi non pas se mouvait mais passait successivement d’une attitude fixe à une autre attitude fixe décomposant le mouvement, l’officier assis à côté du chauffeur bondit de son siège et va ouvrir la porte arrière à côté de laquelle il s’immobilise au garde-à-vous. [...] [...] l’automobile aussitôt remplacée par une semblable, chacune l’une après l’autre brusquement tirée sur la gauche comme ces images que l’opérateur des lanternes magiques fait se succéder horizontalement, emportés (voitures, oiseaux, aigrettes et plumets), et effacés.7
22L’art photographique expose ainsi ce qui le constitue : l’exercice même du temps. Et ce qui, seul, donne lieu à passage(s) : l’entre-prises. « L’équilibre entre les formes et les vides ». Entre des images ; entre une image et une mention ; entre une série d’images et de mentions. Exemplaire est à cet égard la page qui s’intitule Vent (p 101). Alors que la photographie est centrée sur une scène de repos champêtre – cheval dételé de la charrue, vélomoteur arrêté, homme assis à terre faisant une pause entre un bouquet d’arbres à gauche et une rangée de roseaux à droite –, le sous-titre soudain fait voir autre chose. Car c’est en nommant l’imprenable (le vent) que le photographe découvre à la lectrice-spectatrice qui n’avait pas, jusque-là, remarqué cet élément, les feuilles des roseaux figées à l’horizontale – tracés que seul quelque souffle éolien au moment de la prise peut expliquer. Davantage : le photographe montre ainsi que la prise photographique a besoin d’une reprise d’écriture. Besoin de citer le nom au-dessous et d’inciter la vue pour qu’« apparaisse », au-dessus, « du vent » en ses effets. Le vent – en effet.
23Cette photographie, en somme, ne doit sa visibilité qu’au souffle des lettres qui la désignent. Assignent à dépôts ce qui se désigne ici : le temps de pose. Pris au souffle près – arrêté à l’image mais passant par le mot hors-cadre qui l’appelle (et pas d’article, pas d’articulation de la parole mais l’expulsion de l’air dans les poumons, pneuma, souffle, vent).
Prises photographiques. Reprises d’écriture
24Loin d’en rester à la saisie, les prises photographiques de Claude Simon sont donc le lieu de reprises d’écriture, lesquelles constituent l’espace d’une subjectivité en exercice. Ou plus exactement : à l’épreuve. C’est-à-dire le lieu de l’interprétation et de la mise en examen du donné visuel qui, soumis dès lors à un travail de désancrage référentiel, donne naissance à des réencrages producteurs de sens. Car l’effervescence introduite par les sous-titres a la volonté de se démarquer des représentations et d’imprimer à la page une certaine tension.
25Plus que nommer, la légende, souvent, dé-nomme et/ou surnomme : un soulignement de la picturalité, un accroissement des significations. Cette pluralité compositionnelle que suscitent les associations, fait de la photographie un exercice de l’art plus que l’instrument d’un constat. Ainsi, le panorama des toits d’une ville devient-il Habitat de sédentaires (pp 78-79) par opposition aux précédentes images de gitans et roulottes qui se construisent en triptyque : Nomades I (p 72), Nomades II (p 73), Nomades III (p 74). La statue du Christ, couchée à l’horizontale, se nomme Homme au front ensanglanté (p 81), rimant ainsi avec la photographie vis-à-vis d’une silhouette humaine, celle d’un infirme, étendu à terre, béquilles aux côtés, qui a nom Homme endormi (p 80) et dont elle prend, par suite, le même degré de réalité. Cependant que dans l’intervalle de ces deux photos et l’écho de leurs titres, on entend soudain la confusion des niveaux – de l’artifice et du réel ; du divin et du trivial –, la résonance du texte biblique : désignant le fils de dieu « fait homme » (Je souligne), mort sur la croix « pour racheter les péchés du monde ». La légende photographique, en convoquant sous-jacente la citation, donne raison(s) d’être au bouleversement opéré dans la hiérarchie des représentations et aux nouveaux sentiers ainsi ouverts au(x) sens par les effets conjugués de la métonymie et de la métaphore.
26Parfois, c’est par déplacement synecdochique que s’ouvrent ces voies inédites. Un panneau d’ex-voto s’appelle Miracles (p 125) ; du linge féminin séchant sur la corde Enveloppes de femmes (p 97) – posant ainsi que photographier est dans l’ordre du quiproquo, du prendre pour : prendre une chose pour (en faire) une autre ; un objet pour une image ; un lieu géographique pour un espace paginai ; inscrire, en somme, la méprise comme principe actif. Mais aussi bien, c’est au moyen du dispositif inverse que l’effet de déplacement sémantique est exhaussé : par exemple, en nommant Tramway (p 76), c’est-à-dire du nom de sa destination originaire, ce qui fut effectivement un tramway et qui fait usage à présent d’habitation de fortune – a perdu sa destination pour une autre, sorti des rails, immobilisé sur parpaings dans un terrain vague, pour devenir maison de gitans (un enfant et un homme sont sur le pas de leur porte). Ou plutôt, ni maison ni véhicule mais entre deux destinations, cet objet c’est la marge de liberté, le seul habitat possible, sans doute, pour les gens du voyage. Bel emblème pour le travail de la photographie simonienne opérant, elle aussi, entre deux fonctions : entre reproduction iconique et mention écrite, l’espace-temps d’une marge de manœuvres créatrices.
27Parfois, c’est par homophonie qu’il y a du jeu : tel, sous la photographie présentant des hommes dans la fumée de forge en train de cercler des roues, ce mot Roué – lequel forme paradigme avec les précédents sous-titres, jouant du propre et du figuré, qui accompagnent les photographies d’épouvantails à moineaux : Empalé (p 44), Pendu (p 45). Ou bien encore c’est par transport métaphorique que procèdent les images : ainsi les croix du cimetière, ailées par les volutes des couronnes de perles ajourées et transparentes qui y sont accrochées, donnent-elles heu à Tombe d’un papillon (p 114). Ce sont, aussi, en certains points, de renversantes équivalences où se lézardent les effets réalistes du cliché : alors, la photographie se voit en peinture et désigne son motif : Femme et fleurs (p 134), Modèle et chevalet (p 135), Peintre et modèle (p 132) à la façon de Picasso. A ce voisinage, les admirables photographies de nu et de scènes d’intimité – Femme à sa toilette (p 64), De l’autre côté de la fenêtre (pp 30-31) – font mieux lire leur caractère hybride de photo et de tableau.
28La prise de réel se dit, en somme, aussi vraie... qu’un tableau : les roulottes sont Hommage à Van Gogh (p 77), les jambes des mannequins aux « Puces » Hommage à Piero della Francesca (p 122). Quant à la vie, si elle n’est roman, elle touche souvent à légende. Plus exactement, la légende de la photographie fait appel à du récit légendaire : La sainte Famille (pp 68-69) par exemple, qui désigne ainsi, portrait de groupe (gitans ?), père, mère, trois enfants dans les bras, le sacro-saint esprit de tribu chez les gens du voyage et de la belle étoile. Ou Madone (p 67) qui intitule une gitane à l’enfant nu. Si bien que, dans le va-et-vient entre cadre et hors-cadre, la lecture est réversible : désacralisation des valeurs convenues ou/et sacralisation de l’ordinaire quotidien.
29Le plus souvent, il y va donc, dans le livre de Claude Simon, d’un décalage entre photographie et texte : du franchissement d’un seuil, un pas de plus osant dépasser la mesure – du vu, c’est-à-dire de la réalité cadrée et codifiée. Ainsi le tronc d’un arbre s’intitule Jambes (p 120), son image renversée Ventre et cuisses (p 121)8, cependant que les jambes des mannequins réfèrent à la peinture de Piero della Francesca, et les jambes, bras, mains pendant en ex-voto s’appellent Grappe (p 123). À plusieurs reprises, autrement dit, l’espace subjectif de la photographie se révèle passage des frontières. C’est le cas des photographies qui font l’objet d’une dénomination emblématique et exposent cliché (photographique) contre cliché (de pensée). Intituler est façon de contrevenir à la banalisation des représentations et de magnifier le monde. Ainsi la gitane au ventre rond tirant un enfant à sa suite, c’est : Maternité (p 41) ; la gitane à la guitare : Musique (p 75). Plus généralement, l’appel du nom qui grandit fait sauter sans transition du quotidien à l’hyperbole, de l’instant à l’éternité. Les mots de la légende, en somme, fonctionnent comme l’agrandisseur dans la chambre noire des développements.
30Toutefois, l’exhaussement du vu, la capacité à signifier-plus, ne sont pas symbolisme abstrait. Là réside la force de ces Photographies : ne faisant jamais oublier que c’est affaire de composition d’éléments sensibles dont on peut suivre terme à terme les rapprochements, elles désignent un processus de symbolisation en cours. Il en est ainsi du triptyque Méditerranée. Couple ravaudant des filets de pêche en plein air, sur la jetée du port : Méditerranée I. Ombre agrandie des filets séchant sur le ballast du port : Méditerranée II. Proue d’un bateau de pêche, tiré au sec sur les galets, à l’effigie de saintes figures : Méditerranée III (pp 91-93). Autant de photographies qui donnent à voir, en effet, littéralement – qui traduisent, conduisant à travers mots et images – méditerranée : au milieu des terres ; sur la terre, les traces d’une activité marine.
31Plus loin, deux clichés vis-à-vis qui portent même titre répété : Espagne, parachèvent ce lucide reparcours des significations en leurs imageries. À main gauche, la marche de deux charrettes, à la suite, écrasent leur ombre courte sur le plat d’une route blanche, à perte de vue (p 128). À main droite, un berger, ventripotent, chapeau à larges bords, grand bâton, garde les moutons sur fond d’aridité et de murs de pierres sèches (p 129). Exemple d’album de collectionneur, ces photographies en leur intitulé s’exposent – telles. Exposent les pouvoirs exorbitants de la photographie : un pan (de mur, d’horizon, d’existence), un monde. Rien, tout. La photographie : pelliculaire ; essentielle.
États de l’existence, mystères de l’être
32Il convient à présent de tirer, de tout cela qui se passe dans Photographies, quelques considérations plus générales. Celle-ci, d’abord : fieu de passage(s), la photographie simonienne est aussi lieu de partage(s), un espace qui se donne divisé ; donne à lire vision et division. Soit que, dans la suite des pages, telle représentation, telle didascalie infirme ou renforce telle autre ; soit que, pour un cliché, le cadre ne cesse de « bouger » et que, sous l’influence de la mention au-dessous, des seuils et des sauts s’instaurent. Si bien que les photographies de Claude Simon se présentent à la fois ici et un peu ailleurs ; maintenant (à cet endroit du livre) et autrement (d’autres fois : plus avant ou plus tard) ; et dans un perpétuel vacillement entre ce que « ça représente » et ce que « ça peut être ou peut signifier » ; entre ce qui relève de l’impression photographique (du vu) et ce qui relève de la vision réfléchie, de la vue de l’esprit en quelque sorte. C’est, en somme, une pratique singulière : la photographie selon l’œil et le faire du sujet photographe.
33Seconde considération : ce partage-là est celui qui fait la différence entre l’image de la réalité (ce à quoi toute activité photographique est supposément vouée) et la réalité de l’image que seul le travail du photographe peut surprendre. Car cette sur-prise ne peut s’avérer qu’en tentant de desceller le cliché de la « réalité » dont il paraît émaner à l’évidence ; et de déceler ainsi en lui des possibilités de découverte.
34Il en résulte toujours plus de sujet : parce que c’est un sujet dans l’exercice de ses facultés ; à la recherche non pas de l’apparente évidence des choses mais de l’énigme du monde en ses rapports. De l’inaperçue présence du monde – et de l’inconnu(e) en soi :
Si, sur bien des points, on peut établir un parallèle entre les différents arts et la photographie, celle-ci possède cependant un assez étrange pouvoir dont ont certainement parlé d’autres que moi mais qui lui est tellement spécifique qu’il ne cesse de m’émerveiller : c’est celui de fixer, de mémoriser ce que notre mémoire elle-même est incapable de retenir, c’est-à-dire l’image de quelque chose qui n’a eu lieu, n’a existé, que dans une fraction infime du temps [...].
[...] Aucun esprit humain ne peut garder en mémoire ce qu’embrasse le regard pendant une de ces incessantes fractions de seconde que le temps fait se succéder à une vitesse tellement vertigineuse que lorsque je trace la dernière lettre d’un mot le geste de ma main dessinant la précédente appartient déjà au passé.9
35Dès lors, on le comprend, le soin primordial de l’écrivain-photographe sera de tenter de rendre (au) présent tous les présents accumulés sur pellicule et sur papier ; de les rendre sensibles c’est-à-dire le plus sensé possible : en un réseau de pluralité de sens. Plus exactement, il s’agira non pas de restituer un impossible présent des choses et des êtres en allés, mais de les rendre à la présence de la lecture. De présenter ces pans du passé, ces bribes de souvenirs, sans oblitérer leur caducité ; sans cacher qu’ils sont les chutes (les restes) d’un monde révolu. Les thèmes qu’évoque le livre de Claude Simon abondent dans ce sens : images d’un monde agricole, paysages agrestes, peuple des gitans en marge de la société citadine, petits métiers artisanaux, rites religieux ou coutumes populaires... Photographies met ainsi en scène la garde du souvenir en tant qu’effet mémoriel.
36La photographie se trame, en somme, de la tenue des traces au fixateur et d’un devenir (de l’)oubli qui n’en finit pas d’oublier. Et l’extrême raffinement du travail du noir et du blanc auquel Claude Simon attache le plus grand soin, n’est pas étranger à un effet d’insaisissable qui surgit en même temps que les contours les plus nets : ménageant la délicatesse de demi-tons, faisant donner tous les degrés de gris, au point que le grain de la pigmentation devient visible, devient lumière, formant un passage nimbé, comme un flou, un tremblé. À l’endroit, par exemple, de la tête de bœuf au premier plan, que répercute le verdict au-dessous : À abattre (p 47) ; ou du mur pignon qui sert de fond à Procession (p 27) et dont les décrépitudes, surexposées, ont la mollesse d’un tissu qui faseye ; ou encore, entourant les traits dessinés d’un visage de jeune gitane, le jeu de reflets et d’ombre qui éparpille la chevelure au passage du vent : Fête (pp 70-71).
37L’étrange beauté nostalgique qui émane ainsi des clichés vient d’une sorte de désistance10 générale – comme si les êtres, les choses, étaient en cours de désistement au moment même où ils semblent s’offrir à l’œil. C’est le clignotement même de la lumière frappant la surface sensible, c’est le battement même du temps. Que l’exercice photographique ne (se) saisisse que de la mort, ainsi que Barthes l’a bien analysé, soit. Toutefois, avec Claude Simon, il advient un peu autre chose : l’exercice dit, ni plus ni moins, ce qu’il est et fait au moment même où il « montre » les vues. À savoir : l’affleurement du monde dont les éléments font surface par le truchement des techniques adéquates. Car telle est bien la photographie : art de l’affleurement ; de la venue à la surface ; du déploiement des pellicules de l’être – à l’instar de ces Enveloppes de femmes que Claude Simon rend vibratiles par des transparences de noir, des transparences de gris et de blancs.
38C’est cela qui me semble le plus poignant dans Photographies11 : la venue au monde du monde ; venue à la lumière ; venue à l’existence si fragile du laboratoire du livre et de la chambre noire. L’existence comme une pellicule. Une peau. Une des nombreuses peaux de ces états fugitifs où se manifeste l’existence.
39C’est aussi à la manière d’un retable que le livre de photographies se lit. Scène par scène, par « tableaux détachés », le parcours de l’existence qui se désiste mais affleure, finit par faire suite. Le déroulement du livre suit ainsi un axe allant de l’anonymat – première image : Homme marchant dans une ville, puis Homme à bicyclette, Femme poussant une bicyclette, puis des photos de groupes, de mouvements communs, de paysages saisonniers – à ceux qui ont un nom : Jacques Prévert (p 136) ; Alain Robbe-Grillet (L’Ecole du Regard) (p 138) ; Daniel Boulanger (p 139). Et, pour finir, à qui a prénom : Réa (p 141), visage de femme dans le décor d’une chambre qui clôt l’ouvrage-chambre claire. Autrement dit, il s’organise un trajet de l’anonyme à l’intime que souligne le passage des plans d’ensemble ou plans moyens aux gros plans des portraits dans la dernière partie. Telle progression accroît le paradoxe de l’art photographique : l’affleurement de l’être dans les états de l’existence c’est, aussi bien, la recherche d’une intériorité qui ne peut avoir heu qu’à la surface. Et le temps d’une éphémère durée.
Une vue, c’est toujours « comme » une vue, ou quasi-vue : sur ce qui n’est pas visible et qui n’a que le visible pour paraître (ou que le paraître pour être). Le sensible (à la vue, à l’œil nu) est le milieu du transport, de la traduction : là où se transpose ce qui n’est pas visible. La métaphore est ce qui apporte originellement à visibilité la figure de ce qui n’en est pas.12
40Photographies apporte à visibilité. Met en lumière la figure de ce qu’il y a toujours de non-vu dans la vue – à l’œil nu. Claude Simon qui ne cède pas à l’illusion réaliste, ne cesse de rappeler que l’œil du photographe n’est pas nu ; qu’il a besoin des auxiliaires cristallins que sont lentilles, agrandisseurs, légendes, pour que se produise une cristallisation du sens. Du sensoriel et des significations. Un autre état, en quelque sorte, des lieux et des êtres pris. Dans la photographie, il n’oublie pas l’exercice du photographique où il y a toujours à voir. Un apprentissage est proposé, qui n’est pas du prêt-à-voir ni à savoir, qu’emblématise la photographie du mur. Car Page d’écriture est l’intitulé métaphorique des premiers tracés d’écolier alignant sur la page des bâtons et des ronds.
41Quant aux nombreuses photos de graffitis que les sous-titres placent au même plan de réalité que les « personnages » des autres photographies – Chat (p 48), Portrait (p 49), Personnage aux grands pieds (p 59), Pisseur (p 52), Enfant sautant à la corde (p 58), Homme en érection (p 53) –, elles proposent un apprentissage de la lecture. Ce qu’enseigne Claude Simon à l’enseigne de ces murs, lesquels sont à l’opposé du monument(al) – Rempart (p 88), Forteresse côtière (p 89) – c’est à lire le trait, le jet de la main, le coup de griffe, l’usure plus que l’usage des représentations. L’aspect tout à la fois caduc et incisif du graffiti dont le sens, lapidaire, ludique, à l’état brut, est une sorte de penser avant la pensée : comme tout est dit sans qu’il y ait besoin de glose dans le superbe Lucie et le désir dont l’intitulé se borne à citer les termes mêmes du graffiti (p 50-51) ! Il enseigne à lire les inscriptions périssables : et à cet égard le graffiti, ce trait (du) momentané est bien le pendant de l’instantané en photographie.
42Quant à l’écrivain-photographe, le sujet de l’écriture et de l’image, il est, en somme, du côté de la Plante grimpante (p 113) : titre donné à la photographie d’un buste de statue. Titre étonnant en ce qu’il déplace l’accent, détournant l’attention du spectateur de la représentation de ce moulage de vierge gothique pour la faire porter sur le rhizome des lianes qui la parcourent et sur les feuillages qui l’entourent. C’est dire que le sujet qui voit et écrit est du côté de la vie – c’est-à-dire du côté de la pousse et de la croissance mais aussi de la perte du souvenir statufié quelles recouvrent. Il est aussi du côté des Danseuses (p 33) ou de Apesanteur (p 32), où le mouvement des fillettes dansant dans la rue pour un spectacle improvisé, a laissé un flou sur la photographie. Comme un mystère13.
43C’est dire le paradoxe du sujet-photographe, lequel a besoin des lunettes de l’art pour aiguiser sa sensibilité et qui, cependant, est voué à méprise et à dessaisie du fait même de ces truchements. C’est ainsi qu’il est destiné à faire, inlassablement, un pas de plus : sujet à l’œuvre qui va de l’avant mais qui, ce faisant, s’éloigne d’autant de « soi-même ». Toujours plus soi-disant et soi-faisant.
44La pratique de la photographie croise ici les interrogations d’une certaine démarche autobiographique. Où il importe moins de capter l’image de soi au monde que les gestes constitutifs de cette captation. Gestes phénoménologiques qui, au même instant qu’ils constituent l’être, déconstituent toute unité subjective. L’entament. Le photographe ou photo-auto-biographe est moins vivant sujet que sujet sur-le-qui-vive. Entre perte et garde : il monte la garde.
45Il n’y a pas d’autoportrait dans Photographies. Mais il y en a un dans la récente collection de DU14 : Selbstporträt 1997, et il est tel que le laissait imaginer Photographies : l’ombre ou l’autre de lui-même projeté sur l’appareil de pierres du Fort de Salses. Non pas pris mais se prenant prenant. Faisant son deuil du « voir » (quelque chose) pour continuer à exercer sa vue. Le distinguo est d’importance : la tâche du photo-auto-biographe est de faire l’image (faire les images et les faire regarder) et non pas d’être image (c’est-à-dire médusé). Selbstportràt 97 donne à voir le sujet en train d’inter-venir. Et ainsi se prenant prenant, il se fait nouvelle Page d’écriture.
Notes de bas de page
1 Simon, Claude, Photographies 1937-1970, Maeght, 1992.
2 Simon, Claude, Album d’un amateur, Signatur, Objekt Nr. 8, Remagen-Rolandseck, Verlag Rommerskirchen, 1988. Cf. infra : « Le temps en dépôt », pp. 189-202.
3 Simon, Claude, Préface à Photographies, np.
4 Denis Roche rapporte son dialogue avec Claude Simon dans la préface qu’il a écrite à Photographies : « “Quand j’ai commencé d’écrire Le Vent, me dit encore Claude Simon, je peignais de moins en moins”. Puis, l’œil rêveur, cherchant dans ses souvenirs : “Mais je faisais encore des photos noir et blanc, un peu moins sans doute... de moins en moins... les photos de gitans, les platanes en forme de femme renversée... oui, les scènes populaires dans les rues de Perpignan, et les graffiti... tout ça c’était encore au moment où j’écrivais Le Vent. Les nus, oui... un peu plus tard... au moment de La Route des Flandres” », np.
5 Simon, Claude, Préface à Photographies, np.
6 Simon, Claude, Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, Minuit, 1957, p. 9-10. Je souligne. Cf mon étude sur Le Vent in : Itinerari di scrittura, Rome, Bulzoni, 1982.
7 Simon, Claude, L’Acacia, Minuit, 1989, pp. 314-315.
8 Ce cliché figure déjà dans Album d’un amateur, où les photographies sont souvent accompagnées de textes parfois assez longs et très élaborés. La photographie est suivie du commentaire : « Tels ces hauts platanes aux branches torturées et dont les troncs ne sont pas sans évoquer de façon troublante des cuisses de femme se rejoignant sur le gonflement d’un pubis. Comme si quelque métamorphose ovidienne (châtiment ou, au contraire, faveur ?) avait perpétué sous l’écorce mouchetée le corps de quelque amante, de quelque nymphe sylvestre et géante au bassin renflé, aux jambes semblables à des fûts de colonnes retournant au règne végétal, fouillant le ciel de leurs racines » (p. 32).
9 Simon, Claude, Préface à Photographies, np.
10 J’emprunte le terme à Jacques Derrida dans Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, 1987, pp. 597-638.
11 « Poignant » au sens du punctum tel que Roland Barthes le définit dans La Chambre claire, Éditions de l’Étoile/Gallimard/Le Seuil, 1980.
12 Deguy, Michel, « Le Grand Dire », in : Du Sublime, ouvrage collectif, Belin, 1988, p. 16.
13 Voir aussi Album, d’un amateur où cette même prise est passée à l’agrandisseur et recadrée, accentuant ainsi le suspens et le flou du geste. La photographie des danseuses est accompagnée d’un commentaire qui fait état de ce « mystère » qui est présence de l’absence : « [...] leurs visages sont sans expression, indifférents au monde extérieur. [...] Un cycliste arrêté, coiffé d’une casquette [...], semble guetter quelque chose d’étranger au spectacle » (p. 8).
14 DU, pp. 72-73.
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