Introduction. Révolutions d’écrivain
p. 11-17
Texte intégral
Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur.
Emmanuel Kant,
Critique de la raison pure
1« Je pense qu’écrire est uniquement une question de travail. C’est, certains jours, ne même pas pouvoir écrire “la pomme est rouge”, et cependant se contraindre de rester à sa table. »1
2Ces mots de Claude Simon sont ici révélateurs de l’exigence qui nourrit l’œuvre : « même pas » cela, en apparence la plus simple des phrases sujet-verbe-prédicat ; « même pas » l’évidence la mieux partagée des truismes qui nous tiennent lieu de vérité « la pomme est rouge ». C’est, au contraire, du temps mis à écrire, du patient et subtil processus requis à l’élaboration du texte littéraire que se sera toujours constitué le roman simonien. Tout innervé qu’il est de la nécessité poétique, c’est-à-dire du savoir qu’il n’y a pas plain pied du récit à l’appréhension des choses, et que, loin des péremptoires attributions de qualités, il faudra faire (poiein) : faire les passages mot à mot, faire l’infini chemin des transports phrastiques. Il y faudra l’espace et tout le temps : tout le temps d’une vie d’écrivain, et l’espace démultiplié des scènes de ses livres pour que viennent à exister une vision, c’est-à-dire un certain inventaire des objets trouvés du monde, les récits de trajets narratifs dans la langue, bref des lieux hantés par le mouvement tropique de l’écriture.
3Pour Claude Simon, c’est avec l’impouvoir de nommer, dire, raconter, que commence la littérature. Là où les figures et les formes du récit se révèlent comme autant d’exercices de l’impossible – et pas de prise sur les choses sans le « compte tenu des mots » (Ponge), pas de travail du texte qui ne soit une « incitation de la plume vers l’idée » (Mallarmé), pas d’œuvre qui ne résulte de l’œuvre du temps en dépôt sur la page. Dans Le Palace notamment, l’écrivain interroge avec force ces enjeux :
[...] se demandant qu’est-ce qui pousse un homme à raconter (« Ou à se raconter à lui-même, pensa-t-il : la seule différence c’est qu’il le fait maintenant à voix haute »), c’est-à-dire à reconstituer, à reconstruire au moyen d’équivalents verbaux quelque chose qu’il a fait ou vu, comme s’il ne pouvait pas admettre que ce qu’il a fait ou vu n’ait pas laissé plus de traces qu’un rêve [...].2
4C’est ainsi que la syntaxe se redouble et se dédouble, s’invagine de parenthèses au moment où l’énonciation qui se réfléchit se scinde en deux temps et s’inverse, passant à extériorisation, de l’indirection au direct ; c’est ainsi qu’elle avance par inéquivalences et différentiels, en retournant sur les mêmes mots, qui ne sont plus les mêmes car retournés, désitués et reconstruits en un autre tour de grammaire.
5C’est ainsi que l’inépuisable recherche, toujours déjà commencée et qui n’aura plus de fin, d’une écriture fondatrice, existentiale, immémoriale (« pas plus de traces qu’un rêve »), qui se projette à la dimension de l’œuvre, cette recherche procède avec la conscience de ses approximations : tenant le compte des déplacements narratifs capables de donner au monde la forme de sens internes, c’est-à-dire la forme de « l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur »3, laquelle est pour Claude Simon la forme du temps facteur d’écriture.
6Telle est la grâce de la littérature : elle appelle des ordonnancements nouveaux par quoi signataire et instances du récit sont à la lettre les écrits du temps (« Claude Simon », C.S., S., O., il, l’étudiant, etc.) et toute histoire se fait et défait en cris, rumeurs, voix et ressassements ; elle porte à des enjambements sans précédent, dedans-dehors, qui font de l’œuvre d’art œuvre d’être. Ainsi de l’interrogation – et de la période – qui poursuit en se retournant, spéculative :
[...] comme s’il ne pouvait admettre que ce qu’il a fait ou vu n’ait pas laissé plus de traces qu’un rêve, pensant :« [...] à moins qu’il espère qu’une fois raconté, une fois mis sous forme de mots, tout cela se mette à exister tout seul sans qu’il ait besoin de le supporter plus longtemps, c’est-à-dire de servir à lui seul, avec ses maigres forces, sa malingre carcasse de coolie, de support : comme s’il essayait d’arracher, de rejeter de lui cette violence, cette chose qui a élu domicile en lui, se sert de lui [...] le possédant, le consumant... (p. 63. Je souligne)
7Or, ce mouvement du récit qui s’emploie à repasser les traces et les effacements, qui marque bifur au mot « supporter » où il tient le cap double et la signification en souffrance (ce qui génère la métaphore du coolie), jusqu’au passage de l’insupportable au support narratif, qui oscille de l’informe vécu à la forme des mots, de l’extériorité événementielle à l’intérieur magma des affects, de possession à dépossession et vice versa, c’est le mouvement de « révolution » dont Claude Simon inscrit la définition en exergue au Palace :
Révolution : Mouvement d’un mobile qui, parcourant une courbe fermée, repasse successivement par les mêmes points.
Dictionnaire Larousse
8C’est ce que j’appellerais le « principe du Palace ».
9Le texte de Claude Simon, tel qu’il se donne à lire dans la vingtaine d’ouvrages publiés à ce jour, semble bien régi par ce « principe du Palace », c’est-à-dire le principe de recherche d’une place du récit qui n’a pas de place assignée – implaçable récit des états de l’humain auquel la littérature seule peut faire la place, dans le supplément de scène qu’offre le livre. Le « principe du Palace », c’est le mouvement de la révolution d’écriture repassant par les mêmes lieux « périodiquement réquisitionnés par des gouvernements plus ou moins provisoires » (p. 8. Je souligne), par quoi s’entend la désignation métatextuelle des croisées narratives, de leur prise de pouvoir successive et de leur fluctuante maîtrise dans l’économie du récit où cette description est emblématique : description des « grands hôtels » et de « leurs baignoires occupées alternativement par les corps épilés des riches Argentines et les dossiers de police » (p. 8). C’est le mouvement de la révolution des meubles, « péniblement transbahuté [s] à dos et à sueur d’homme » (p. 28), et des humains « transbahuté [s] de gré ou de force d’un bord à l’autre de la Méditerranée pour commencer, de l’Atlantique ensuite [...] » (p. 156).
10« Palace » devient ainsi le nom de tout ce qui a « été un jour ou l’autre chassé de chez soi par famine ou violence » (p. 156). Davantage : « Palace » est le nom de la métaphore et de tous les transports tropiques de la révolution perpétuelle que décrivent les récits. Par suite, il n’est chez Claude Simon de récit qui ne fasse description4, ni de description qui ne fasse une révolution. À savoir, non seulement le récit de telle révolution avortée ou mort-née (en l’occurrence, celle de l’Espagne en 1937), ou de toute révolution toujours déjà révolue, toujours fratricide5, portant sur banderole en capitales ses mots d’ordre comme sa propre épitaphe, pas seulement ces révolutions autophages donc, mais aussi le récit de « “ma” révolution » : ainsi que Claude Simon le confie à Madeleine Chapsal lors d’un entretien au moment de la publication du Palace6.
11« Raconter “ma” révolution » : je fais l’hypothèse que c’est là l’enjeu fondateur de l’œuvre de Claude Simon. Car on ne doit pas seulement l’entendre comme la revendication d’une vision subjective des événements reconstitués, mais plus radicalement comme la façon de désigner le travail qu’opère la traversée de l’écriture, nouvelle à chaque livre, et la traversée non moins de l’écrivain, travaillé par le texte qu’il écrit et qui l’écrit, sujet à transformations chaque fois différentes selon les transbahutements de l’un à l’autre mot de la langue. En fait, le mouvement de l’écriture simonienne tient de la révolution copernicienne, au sens où Kant, qui était fasciné par l’audacieuse hypothèse du physicien, dit de Copernic que, « voyant qu’il ne pouvait venir à bout de l’explication des mouvements du ciel en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, il essaya de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur »7. Par son travail dans la langue, Claude Simon fait tourner l’observateur-narrateur autour des objets du récit, objets qu’il découvre chaque fois selon des angles d’attaque variables. Davantage : il fait tourner le narrateur sur lui-même et en lui-même, et le lecteur avec lui, cherchant dans les rapports entre les mots les mouvements attribués communément aux choses. Le tissage des descriptions de Leçon de choses dont l’intitulé fait calembour avec « le son des choses », et la composition de Triptyque où l’on peut suivre à la lettre la trajectoire point par point des vocables sur la « courbe fermée » du récit, exposent parfaitement ce cheminement – cette méthode – du roman qui est, par suite, toujours roman d’apprentissage.
12Si tout récit est ainsi récit de l’écrit du temps, il est aussi la mise à l’épreuve d’une instance narrative qui se révèle être-des-seuils. La métaphore de la porte-tambour du restaurant dans Le Palace, dit admirablement le jeu dès tensions de l’espace-temps où se trouve l’écrivain en travail :
[...] essayant d’imaginer cela : non pas lui arc-bouté contre son reflet dans une porte-tambour, mais ce seuil, ce moment, cette infime pellicule, cette invisible lamelle de temps qui isolait deux univers (pas la rue d’une salle de restaurant, mais le monde familier, la nuit familière et maternelle, zébrée de néon et de réclames pour crétins, et celui du risque, du danger, de la violence) et à travers laquelle il s’élançait à présent [...]. (pp. 78-79. Je souligne)
13L’inscription du présent narratif se présente ainsi en perpétuel décalage, si infime soit-il, et l’écriture non pas affaire de reflet mimétique mais affaire de mouvement : par quoi les dispositifs du récit – en particulier la répétition, le retour, l’épanorthose, l’homophonie – sont autant d’aiguilleurs, d’échangeurs des voies du texte. Ils orchestrent le processus de continuité et d’effraction, les passages et les partages d’un écrire à l’inconnu et au plus grand risque.
14C’est à suivre la révolution d’écriture de Claude Simon que s’attachent les études qu’on va lire. Celles-ci s’efforcent de se tenir au secret d’une poétique de la mémoire, et de cheminer dans les constellations fabuleuses qui font passer le temps à gué, pas à pas, et en font traverser non moins les strates archivales.
15Tout l’arc de l’œuvre simonienne est ainsi reparcouru. La démarche adoptée pour cette exploration n’est ni tout à fait chronologique ni tout à fait formelle, et relève de l’un et l’autre modes cependant.
16Chronologique, l’analyse suit l’avancée du creusement toujours plus raffiné d’une esthétique révolutionnaire, jusqu’au Tramway, véritable mise en œuvre de l’art poétique de Claude Simon. Mais elle observe non moins, selon la reprise des motifs, les révolutions décrites d’un livre à l’autre, parfois lointainement postérieur, parfois antérieur. Formelle, l’analyse s’efforce de désigner les figures singulières que décrit le temps en ses dépôts sur la page, qu’il soit dans l’urgence du « (il est) grand temps » ou dans le tempo du phrasé de la période. Mais elle n’oublie pas que ces récits ne vont pas sans les transports de la littérature vers le travail photographique et les œuvres picturales8.
17Ainsi les liens seront analysés qui privilégient entre certains livres des diagonales de lecture. Celle-ci notamment : La Route des Flandres – Les Géorgiques - L’Acacia – Le Jardin des Plantes, qui permet d’explorer comment la chaîne de transmission des récits de guerre devient dynamique mémorielle. Ou bien : Orion aveugle – Les Corps conducteurs - Le Tramway, permettant de cerner un art poétique du mobile et de l’immobile. L’Acacia – Histoire, pour l’arbre à remonter le temps des remémorations. Photographies – Le Vent – Album d’un amateur, pour les processus de développement et de révélation. Mais aussi, se déplaçant dans les constellations narratives selon de nouveaux circuits, courts et longs, on relira Le Jardin des Plantes avec Le Tramway afin d’étudier la marqueterie des textes, leurs effets de télescope et de télescopages. La Route des Flandres avec L’Acacia pour les seuils sans cesse repassés repoussés des temps de vie et de mort, et les facultés de retours inouïs de ce qui constitue une autobiographie de l’écriture. Ou encore, La Chevelure de Bérénice avec les Lettres à Jean Dubuffet et Le Jardin des Plantes, pour la mise en œuvre d’une esthétique à toute extrémité où l’ouvrage du peintre borde la recherche littéraire.
18Ainsi encore importera-t-il de noter, quant à l’observation des constellations textuelles, que le traitement narratif de l’histoire, singulière et collective, donne à la geste simonienne des formes architecturales d’une grande plasticité : où la mémoire arrive avec le devenir-phrase ; les passages d’un registre à l’autre sont affaire de montages ; le récit est voué à l’anamnèse ; le portrait est toujours celui de l’autre, le texte toujours transport, où l’écriture est géorgique et l’arbre généalogique. Et Chronos et Kairos sont également à l’œuvre, le dévoreur, le cristalliseur : ils tissent le texte de la tension des contraires.
19Ainsi, dans ces trajets romanesques qui prennent le temps du calcul poétique, se confirme, s’il en était besoin, que le « progrès » en art n’existe pas, mais qu’il y va constamment d’une puissante recherche dans l’élaboration des matières. De la venue d’une composition unique à chaque réalisation. La portée est remarquable de cette écriture en gésine qui opère selon une infinie tentative de déconstruction-restitution (on s’en souvient, Tentative de restitution d’un retable baroque est le sous-titre du Vent). Le temps de l’œuvre, c’est, dès lors, la respiration même du texte : ce que je nomme le temps typographique – en toutes conséquences. Où se trouve remis en jeu l’espace-temps rythmique de la frappe lettrée, des scansions d’une poièse qui contrevient à la ligne, espace-temps non moins de la spectralité d’un récit en régime de désavoir et d’un sujet sujet à syncopes et à périodicité.
20Tels sont les sites de l’écriture simonienne qui sont au cœur de l’œuvre et des analyses du présent ouvrage. Ils ne cessent de rappeler la double polarité qui aimante cet écrit du temps : d’une part, l’art vient de l’art et n’est pas création ex nihilo ; d’autre part, la mise en œuvre chez Claude Simon est toujours celle de « l’inlassable réancrage du vécu »9.
21Ainsi reparcouru dans l’arc de ses contraires, c’est tout l’œuvre qui tourne sur lui-même, et fait porte-tambour, donnant au lecteur le vertigineux privilège de traverser les toujours plus infimes mais palpables « lamelles de temps » que sont les mots passés au crible.
22Avec cette révélation, qui fait de la lecture, à chaque lettre, un pas sur l’abîme : le mouvement révolutionnaire, c’est le crible du texte.
Notes de bas de page
1 Cf. Tophoven, Erika, « Durchläufe », DU. Claude Simon. Bilder des Erzählens, Januar 1999, Heft Nr. 691, p. 79.
2 Simon, Claude, Le Palace, Minuit, 1962, p. 63.
3 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure (1781, 1787), in : Œuvres philosophiques, t.I, sous la direction de F. Alquié, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 794. Je souligne.
4 Cf. Calle-Gruber, Mireille, « Le récit de la description ou De la nécessaire présence des demoiselles allemandes tenant chacune un oiseau dans les mains », in : Claude Simon, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », sous la direction de Alastair Duncan, à paraître.
5 Voir notamment, dans Le Palace, le calcul du déplacement symbolique opéré par le titre de la Partie III, laquelle décrit le cortège funèbre d’un révolutionnaire espagnol (le nom de Durruti n’est pas mentionné) à l’enseigne de : « Les funérailles de Patrocle ». La référence à L’Iliade rappelle que c’est suite à la querelle entre Achille et Agamemnon que, Achille s’étant retiré, Patrocle combat seul, avec les armes d’Achille, et est tué. Une première publication de ce passage du Palace est parue sous le titre « Funérailles d’un révolutionnaire assassiné », Médiations, hiver 1961-1962, pp. 11-24.
6 Simon, Claude, L’Express, 5 avril 1962.
7 Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure, pp. 739-740.
8 Outre les travaux photographiques réalisés par Claude Simon et réunis dans les deux volumes Photographies 1937-1970 et Album d’un amateur auxquels sont consacrées ci-après deux sections, l’étude s’attache à l’inscription dans le texte simonien des lectures que l’écrivain fait de la peinture de Poussin, de Dubuffet, de Miró et de Novelli.
9 Cf. infra : « L’inlassable réancrage du vécu. Entretien avec Claude Simon », pp. 237-250.
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