1 C’est la définition de l’Anonyme de Séguier, Art du Discours politique, § 96 : ἔστι δὲ ἐνάργεια λόγος ὑπ̓ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον ; 111, Περὶ δὲ ἐναργείας ἤδη προειρήκαμεν, ὅτι λόγος ὑπ̓ ὄψιν ἄγων τὰ δηλοόμενα. Pour le latin, cf e.g., Rhétorique à Herennius, IV, 68, Demonstratio est cum ita uerbis res exprimitur ut geri negotium et res ante oculos esse uideatur ; 69, Statuit […] rem totam et prope ponit ante oculos ; Cicéron, De Oratore, III, 202, sub aspectum paene subiectio ; Quintilien, Institution oratoire, VI, 2, 31 : non omnia quae in re praesenti accidisse credibile est in oculis habebo…
2 B. Cassin, « Procédures sophistiques pour construire l’évidence », dans C. Lévy et L. Pernot, Dire l’évidence : Philosophie et rhétorique antiques, Paris et Montréal, 1997, p. 15-29 : p. 17.
3 Homère, Iliade, XX, 131 (trad. P. Mazon, CUF, Les Belles Lettres 1938).
4 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, achevé par J. Taillardat, O. Masson et J.-L. Perpillou. Nouvelle édition, Paris, 2009, p. 329, s.v. ἐναργής « clairement visible, brillant, évident », dont est dérivé le terme ἐνάργεια.
5 Quint. IO VI, 2, 29 ; 32, Quas φαντασίας Graeci uocant (nos sane uisiones appellamus), per quas imagines rerum absentium ita repraesentantur animo ut eas cernere oculis ac praesentes habere uideamur […]. Insequitur ἐνάργεια, quae a Cicerone inlustratio et euidentia nominatur, quae non tam dicere uidetur quam ostendere, et adfectus non aliter quam si rebus ipsis intersimus sequentur. Sur la φαντασία et ses liens avec l’ἐνάργεια, voir R. Webb, « Mémoire et imagination : les limites de l’enargeia dans la théorie rhétorique grecque », dans Lévy et Pernot, Dire l’évidence, p. 229-48.
6 Sur le lien entre fiction et amour, voir par ex. Plutarque, Moralia, 759b-c.
7 Sur l’éveil sexuel d’Europe dans le poème de Moschos et les allusions grivoises que contient le poème, voir en particulier K. Gutzwiller, Studies in the Hellenistic Epyllion, Königstein, 1981, p. 66-71 ; C. Cusset, « Le jeu poétique dans l’Europé de Moschos », Bulletin de l’Association Guillaume Budé 1, 2001, p. 62-82 ; M. Fantuzzi et R. Hunter, Tradition and Innovation in Hellenistic Poetry, Cambridge, 2004, p. 216-20.
8 Mosch. Eur. 1-15 pour le songe lui-même, 16-27 pour la réaction d’Europe à son réveil.
9 Ibid., 37-62.
10 G. Zanker, Realism in Alexandrian Poetry: A Literature and its Audience, Londres, 1987, p. 92-4.
11 S. J. Harden, « Eros through the looking-glass? Erotic ekphrasis and narrative structure in Moschus’ Europa », Ramus 40, 2011, p. 87-105.
12 Mosch. Eur. 16-27 (trad. Ph.-E. Legrand, CUF, Les Belles Lettres 1927, comme pour les autres passages de l’Europe cités dans cet article).
13 Pour les rapprochements et les différences entre les deux textes (et également sur le songe de Médée dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (III, 616-35), lui aussi inspiré du songe de Nausicaa), voir W. Bühler, Die Europa des Moschos, Wiesbaden 1960, p. 55 ; M. Campbell, Moschus. Europa. Edited with Introduction and commentary by Malcolm Campbell, Hildesheim, 1991, p. 21 ; Gutzwiller, Studies in the Hellenistic Epyllion, p. 63-5.
14 v. 24-25, τίς δ’ ἦν ἡ ξείνη, τὴν εἴσιδον ὑπνώουσα ; / ὥς μ’ ἔλαβε κραδίην κείνης πόθος.
15 Homère, Odyssée, XX, 90 « car je croyais L’avoir en chair, non pas en songe » (trad. V. Bérard, CUF, Les Belles Lettres 1924). L’ironie est que, de fait, Ulysse est réellement près d’elle en ce moment sans qu’elle le sache.
16 Par exemple, au chant IV de l’Odyssée, c’est un autre songe de la même Pénélope qui est ainsi qualifié (Od. IV, 839-841) : ἡ δ᾽ ἐξ ὕπνου ἀνόρουσε / κούρη Ἰκαρίοιο· φίλον δέ οἱ ἦτορ ἰάνθη, / ὥς οἱ ἐναργὲς ὄνειρον ἐπέσσυτο νυκτὸς ἀμολγῷ, « la fille d’Icare, arrachée au sommeil, sentit son cœur renaître, si clair était le songe qu’elle avait vu surgir au profond de la nuit ! ».
17 Quint. IO, VI, 2, 31 (voir n. 1).
18 M. Paschalis, « Etymology and enargeia: Re-reading Moschus’ Europa (vis-à-vis Hor. C. 3.27) », dans C. Nifadopoulos (éd.), Etymologia. Studies in Ancient Etymologies, Münster 2003, p. 153-63 : p. 154-5.
19 Harden, « Eros Through the Looking Glass? », p. 94 : « Once Zeus metamorphoses into a bull (79-100), there is a dramatic shift of focalisation ».
20 Rappelons que ces formes verbales ont assurément partie liée avec la notion d’ἐνάργεια, même si celle-ci n’est pas nommée, dans la mesure où le verbe φαίνεσθαι accompagne presque toujours l’adjectif ἐναργής dans les quelques passages homériques où l’on trouve l’adjectif pour évoquer la vision des dieux qui apparaissent en pleine lumière, dans la présence de l’invisible devenu visible ; cf. par exemple Il. XX, 131, cité par Chantraine (s.v. ἐναργής) et supra, χαλεποὶ […] θεοὶ φαίνεσθαι ἐναργεῖς (voir n. 3).
21 Mosch. Eur. 28-33.
22 Ibid., 36 « charmées par la beauté des roses et par le bruit des flots ».
23 Sur les divers hypotextes de la scène, voir notamment Campbell, Moschus. Europa, ad loc.
24 Pour ce lien entre souvenirs intertextuels du lecteur / auditeur et effet d’ἐνάργεια, voir le chapitre de D. Francobandiera dans ce volume.
25 Ce rôle de la mémoire poétique dans le fonctionnement de l’ἐνάργεια pourrait être éclairé par les analyses de R. Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham, 2009, p. 107-30 (= Chap. 5, « Phantasia: Memory, Imagination and the Gallery of the Mind ») ; voir aussi Webb, « Mémoire et Imagination ».
26 Mosch. Eur. 84-92.
27 Outre l’évocation de la beauté de l’animal, sa blondeur et sa blancheur, le doux éclat de ses yeux, la régularité de ses cornes, l’écume que lui essuie Europe au coin de la bouche, etc., la mention de sa divine odeur, qui domine le parfum de la prairie fleurie, se trouve aux vers 91-2, et celle de son tendre mugissement, semblable au son harmonieux de la flûte, aux vers 97-8.
28 En outre, lorsque plus loin Zeus révèlera à Europe son identité, il emploiera le terme φανήμεναι pour dire la vision trompeuse qu’il a pu faire paraître aux yeux d’Europe par l’effet de sa métamorphose en taureau (v. 155-6).
29 Mosch. Eur. 132-4.
30 Ibid., 162-3.
31 J’ai délibérément omis ce passage auparavant, pour ne pas réduire la réflexion de Moschos sur l’ἐνάργεια au cas particulier de la description d’œuvres d’art (sur l’importance de replacer le cas particulier de l’ekphrasis d’œuvre d’art dans le contexte plus général de l’ekphrasis, dans son acception antique, en général, voir Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion). Sur les liens intratextuels qui unissent la description de la corbeille et les autres descriptions qui composent le poème, voir notamment Cusset, « Le jeu poétique ».
32 Mosch. Eur. 37-43.
33 Paschalis, « Etymology and enargeia », p. 156.
34 Mosch. Eur. 50-1.
35 Gutzwiller, Studies in the Hellenistic Epyllion, p. 69.
36 Sur la réinterprétation par Europe des images vues en songe, voir notamment Fantuzzi et Hunter, Tradition and Innnovation, p. 217-8.
37 Mosch. Eur. 95-6.
38 Homère, Il. XVIII, 478-82.
39 Mosch. Eur. 84-5.
40 Cf, par ex., la description du bouclier d’Agamemnon en Il. XI, 38.
41 Sur Argos et ses yeux sans sommeil comme figure de « spectateur interne » au sein de l’ecphrasis de la corbeille, voir Harden « Eros Through the Looking Glass », p. 90. Mais il me paraît particulièrement important qu’un tel spectateur porte, comme Europe, un nom susceptible d’évoquer, par un lien étymologique, l’ἐν-άργ-εια. Ce lien est évoqué assez rapidement par Paschalis, « Etymology and enargeia », p. 157-8.
42 Chantraine, Dictionnaire étymologique, p. 99, s.v. ἀργός, rappelle que le nom Ἄργος a pu être donné au gardien d’Io en raison de l’autre sens de l’adjectif, « rapide », épithète des chiens chez Homère, mais souligne que dans ce cas, le terme était réinterprété par les Anciens comme signifiant « aux yeux brillants ». C’est bien ce dernier sens que semble, de fait, actualiser le texte de Moschos en évoquant les yeux sans sommeil du monstre au sein d’un réseau serré d’allusions étymologiques à l’ἐνάργεια.
43 Ovide, Métamorphoses, II, 850-68 (trad. G. Lafaye CUF).
44 Mosch. Eur. 84-6.
45 Callimaque, Iambes, IV, fr. 194-5 Pf ; Campbell, Moschus. Europa, p. 87.
46 Sur cette pratique du commentaire réflexif / de la scholie intégré(e) dans la poésie ovidienne, voir par ex. S. Hinds, Allusion and Intertext. Dynamics of appropriation in Roman Poetry, Cambridge, 1998 ; J.-C. Jolivet, Allusion et fiction épistolaire dans les Héroïdes. Recherches sur l’intertextualité ovidienne, Rome, 2001.
47 La reprise n’exclut pas un jeu de déplacement : si Ovide se souvient du cercle blanc et lumineux (ἀργύφεος) au milieu du front du taureau, tandis que le reste de son pelage était de couleur blonde (ξανθόχροον), alors on peut penser qu’il reprend et déplace cette juxtaposition de la blondeur et de la blancheur, quand le taureau blanc se couche sur le sable doré (avec rapprochement des deux adjectifs) : v. 865, nunc latus in fuluis niueum deponit harenis.
48 Ov. Mét. I, 603. Voir texte infra.
49 Ibid., 610-611, … inque nitentem / Inachidos uultus mutauerat ille iuuencam, « Il (Juppiter) avait changé la fille de l’Inachus en une génisse d’une blancheur éclatante ».
50 Ibid., 612.
51 L. Müller, « Zur Kritik des ersten Theils des Ovidischen Dichtungen », RhM XX 1865, p. 256-64 : p. 259-60. Pour une défense récente de cette correction, voir A. Barchiesi, Ovidio. Metamorfosi, Volume I (Libri I-II), Rome et Milan, 2005, ad loc.
52 Ov. Mét. I, 601-3, le texte et la traduction de G. Lafaye (medios… despexit in agros, [Junon] abaissa ses regards sur la campagne) ont été partiellement modifiés, selon la conjecture de Müller.
53 Le précédent est indiqué par Müller « Zur Kritik », p. 260.
54 Ov. Amours, I, 10, 3-5 : Qualis erat Lede, quam plumis abditus albis / Callidus in falsa lusit adulter aue, / Qualis Amymone siccis errauit in Argis…, « telle Léda, que surprit son adroit séducteur, caché sous le plumage blanc d’un oiseau mensonger ; telle Amymone, parcourant les campagnes desséchées de l’Argolide… » (trad. H. Bornecque, CUF, Paris 1930). Ici aussi, argis est une conjecture de Burman, les manuscrits portant agris ou aruis, mais cette conjecture est acceptée par la plupart des éditeurs ; pour une défense indépendante du jeu de mots étymologique interlinguistique ἀργός / albus, voir J. C. McKeown, Ovid: Amores. Text, Prolegomena and Commentary. Vol. II. A Commentary on Book one, Leeds, 1989, p. 285.
55 Ov. Mét. I, 624-35.
56 Voir A. Feldherr, Playing Gods: Ovid’s Metamorphoses and the Politics of Fiction, Princeton, 2010, p. 15-26 (sur l’épisode d’Io et l’analyse du rôle d’Argus comme spectateur de la génisse). Feldherr note également le jeu sur le terme luce qui ouvre le v. 629, que l’on pourrait comprendre, à première lecture, comme un ablatif de moyen, signifiant qu’Argus se nourrit de la vision d’Io (p. 17). On voit ainsi combien le thème du regard lie Argos à celle qu’il a constamment sous les yeux et la présence, par le choix de ce terme, du motif de la lumière, de la luminosité (lux).
57 Ov. Mét. I, 667-9.
58 Cicéron, Lucullus, 17, quod nihil esset clarius ἐνάργεια, ut Graeci : perspicuitatem aut euidentiam nos, si placet, nominemus fabricemurque, si opus erit, uerba. Sur le caractère étonnant de ce choix du terme euidentia, voir C. Lévy et L. Pernot, « Phryné dévoilée », dans Lévy et Pernot, Dire l’évidence, p. 5-12 : p. 10-2.
59 Ov. Mét. II, 855-6. Pour la traduction, voir supra, p. 162.
60 Voir OLD, s.v.
61 Perspicuitas et euidentia : Cic. Luc. 17 (voir supra, n. 58) ; illustratio et euidentia : Quint. IO VI, 32 (voir supra, n. 5).
62 Sur le lien entre illustratio et la racine luc- signifiant signifiant « être lumineux, éclairer », d’où est dérivé entre autres l’adjectif lucidus, voir A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots. s.v.
63 Sur cette singularité ovidienne, voir G. Rosati, Narciso e Pigmalione. Illusione e spettacolo nelle Metamorfosi di Ovidio, Florence, 1983.
64 Pour cette association, voir notamment J. Solodow, The world of Ovid’s Metamorphoses. Chapel Hill, 1988 ; P. Hardie, Ovid’s Poetics of Illusion, Cambridge, 2002.
65 Ov. Mét. VI, 103-4.
66 Voir aussi Hardie, Ovid’s Poetics, p. 176 ; Feldherr, Playing Gods, p. 254-6.