1 Je remercie Florence Klein et Ruth Webb pour l’organisation des journées d’études « Faire voir », au cours desquelles j’ai pu poser les questions que soulève la fin de l’Œdipe à Colone. Les réactions et suggestions ont été nombreuses, et ont considérablement nourri et enrichi ma réflexion : je remercie pour cela Thomas Bénatouïl, Alain Deremetz, Daria Francobandiera, Pierre Judet de La Combe, Mélanie Lucciano, Philippe Rousseau et Agnès Rouveret. Plus en amont cependant, c’est un cours d’agrégation sur cette tragédie qui m’a amenée à noter le problème que pose la disparition d’Œdipe, et à en discuter avec les étudiantes. Que ces dernières en soient remerciées, et en particulier Juliette Évain, Cécile Karcz et Magalie Truqui. La manière dont Sophocle se démarque de la tradition à propos du destin extraordinaire d’Œdipe a également été notée, à partir de ce cours, par Louise Bouly de Lesdain, à propos de l’« Ode à la vieillesse ». La discussion que nous avons eue à cette occasion a également nourri les propositions ici énoncées. Je remercie enfin Sarah Lagrou pour les discussions que nous avons eues sur l’interprétation d’Œdipe à Colone.
2 Voir I. J. F. de Jong, « Récit et drame : le second récit de messager dans les Bacchantes », Revue des Études Grecques, 1992, no 105, p. 572-83, qui recense trois récits de messager chez Eschyle, huit chez Sophocle et vingt-deux chez Euripide (voir son détail de ces différents passages). Voir également I. J. F. de Jong, Narrative in Drama. The art of the Euripidean messenger-speech, Leyde, Brill, 1991.
3 Pour une présentation critique plus complète de ces données, je renvoie au chapitre de D. Francobandiera dans le présent recueil.
4 Voir par exemple Sophocle, Antigone, 1192 sqq., Euripide, Bacchantes, 677 sqq., etc. Dans Œdipe Roi, 1237 sqq., le messager qui raconte la mort de Jocaste et l’aveuglement d’Œdipe prend des précautions en précisant que sa présence aux côtés des personnages est garante des informations qu’il pourra apporter, et qu’il ne racontera pas ce qu’il n’a pas vu.
5 Voir par ex. chez Soph. Ant. 1220, OR 1254, 1267.
6 Par ex. Eur. Bacch. 1083.
7 Ex. Eur. Bacch. 1063, Médée 1167.
8 Édition Mazon ; la traduction est personnelle.
9 Voir I. Torrance, Aeschylus: Seven against Thebes, Londres, 2007 pour un état récent de la documentation sur cette question.
10 Voir les exemples analysés par D. Francobandiera dans ce recueil.
11 C’est ainsi le cas, entre autres, dans Soph. Trachiniennes, 351 sqq.
12 Eur. Iphigénie à Aulis, 1580-3.
13 Édition Diggle ; la traduction est personnelle.
14 Pour le vocabulaire technique employé dans les scholies à propos de ce procédé, je renvoie au chapitre de D. Francobandiera, dans ce recueil.
15 Soph. Él., 680 sqq.
16 Eur. Bacch., 1043-152.
17 Notons au passage que, si les récits de messagers chez Euripide ont fait l’objet d’études très nombreuses, ce n’est pas le cas de ceux que l’on rencontre chez Sophocle, sans doute à cause de leur nombre inférieur.
18 Ce paradoxe a été noté et souligné, dans des termes proches (« épiphanie inversée », « épiphanie par évitement », « focalisation du regard sur le néant », « monstration de l’effacement », « apothéose invisible ») par L. Thévenet, Le personnage : du mythe au théâtre. La question de l’identité dans la tragédie grecque, Paris, 2009, p. 301-5. Son propos n’est pas le même que le mien ici : l’approche de L. Thévenet est alors de montrer comment la mise en scène et les caractéristiques du corps permettent de dire l’identité du personnage tragique. Ainsi, elle met en relation l’effacement corporel auquel fait assister l’exodos avec les v. 109-16 de la même pièce, dans lesquels Œdipe se définissait comme ombre de lui-même et fantôme de soi (p. 305).
19 Pour une mise au point récente, voir J. Jouanna, Sophocle, Paris, Fayard, 2007, p. 108 sq.
20 Jouanna, Sophocle, p. 111. C’est ainsi que l’on a pu proposer, à partir du thème du grand âge, toute une série de lectures biographiques de cette tragédie : voir par ex. G. Perrotta, Sofocle, Messine, 1935 ; U. S. Dhuga, Choral identity and the Chorus of elders in Greek tragedy, Lanham, 2011, etc.
21 Soph. OC 84-95.
22 Ibid., 387-400.
23 Ibid., 77-80 ; 292-5 ; 565-8.
24 Ibid., 1037-43 (Créon est chassé avec le concours de Thésée) ; 1393-6.
25 Ibid., 1520-9. Sur Thésée comme unique récepteur, voir Thévenet, Le personnage, p. 302-3.
26 Je suis ici amenée à simplifier, pour des besoins d’économie de présentation, des positions qui ont par ailleurs chacune leur singularité et leurs nuances propres.
27 Voir par exemple M. Untersteiner, « Interpretazioni sofoclee : Edipo a Colono », Convivium, 1934, p. 387-413, p. 406, qui parle de réhabilitation d’Œdipe, autour de la figure du héros. Voir sa critique par C. Calame, « Mort héroïque et culte à mystère dans l’Œdipe à Colone de Sophocle : actes rituels au service de la création mythique », dans W. Burkert et F. Graf (éds), Ansichten griechischer Rituale: Geburtstags-Symposium für Walter Burkert, Stuttgart, 1998, p. 326-56.
28 Au moment de la représentation d’Œdipe à Colone, le spectateur peut connaître, parmi les pièces dont nous avons conservé l’intégralité, Antigone et les Phéniciennes ; l’authenticité de la fin des Sept contre Thèbes (v. 1005 sqq.) fait toujours question. Pour la relation entre destin d’Œdipe et malheur de sa famille, voir entre autres J. Bollack, « La rage d’Œdipe à Colone », dans J. Bessière (éd.), Théâtre et destin. Sophocle, Shakespeare, Racine, Ibsen., Paris, 1997, p. 41-64.
29 Je renvoie ici aux travaux de Lucie Thévenet (Thévenet, Le personnage ; L. Thévenet, « Sophocle, Œdipe à Colone », Silves grecques 2013-2014, Neuilly, 2013, p. 15-127) ; voir également L. Thévenet, « De Thèbes à Colone : l’identité d’Œdipe comme savoir dangereux », dans H. Vial et A. de Cremoux (éds), Figures tragiques du savoir. Les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité, Lille, 2015, p. 99-110.
30 Une structure qui à bien des égards évoque celle de la comédie ancienne, avec une parodos sous forme de poursuite, une série de « scènes de visites » après l’acceptation du héros dans son nouvel entourage, etc.
31 Sur ces approches larges qui peuvent sous-tendre les interprétations de chaque pièce, voir P. Judet de La Combe, Les tragédies grecques sont-elles tragiques ? Théâtre et interprétation, Montrouge, 2010.
32 Cf. infra pour une discussion plus longue sur ce terme.
33 Pour les citations de l’Œdipe à Colone, je suivrai l’édition de Mazon et proposerai ma traduction personnelle. Je reviendrai infra sur les problèmes de compréhension de ce passage et sur l’allusion possible qu’il comporte aux mystères.
34 Sur ce trait de Thésée, voir notamment les v. 631-67.
35 Je renvoie ici aux observations que fait D. Francobandiera sur cette formule dans le même volume.
36 A. Rodighiero, Sofocle. Edipo a Colono, Venise, 1998, ad loc., compare ce passage avec les derniers instants de Socrate dans le Phédon. Voir par ex. A. Kelly, Sophocles: Oedipus at Colonus, Londres, 2009, p. 84, même s’il essaie de dépasser cette seule perspective. Pour une mise en perspective dans le cadre général des rites funéraires en Grèce ancienne, voir M. Picouet de Cremoux, Rites funéraires et commémoration en Grèce ancienne, thèse de doctorat, Lille, 2009.
37 Voir pour ce type de lecture, Untersteiner, « Interpretazioni sofoclee », p. 410 ; Calame, « Mort héroïque » ; G. Guidorizzi ad loc. dans G. Avezzù, G. Cerri et G. Guidorizzi, Sofocle. Edipo a Colono, Rome et Milan, 2008.
38 Je reviendrai infra sur la relation entre ce type de disparition et le contexte héroïque.
39 Voir par exemple pour notre pièce M. G. Shields, « Sight and blindness imagery in the Oedipus Coloneus », Phoenix, 1961, no 15, p. 63-73 (qui associe également ce thème à une réflexion poétique, cf. infra où je reprendrai l’originalité de sa réflexion) ; R. G. A. Buxton, « Blindness and limits. Sophokles and the logic of myth », Journal of Hellenic Studies, 1980, no 100, p. 22-37 ; E. A. Bernidaki-Aldous, Blindness in a Culture of Light: especially the case of the Oedipus at Colonus of Sophocles, New York, 1990.
40 Pour l’utilisation du terme d’imagerie, je reprendrai la définition large qu’en propose R. F. Goheen, The imagery of Sophocles’ Antigone: a study of poetic language and structure, Princeton, 1951, p. 104-5, dans un sens à la fois physiologique, et mental et intellectuel : « As is now general practice, ‘imagery’ is not limited to figures that appeal only to the sense of sight. Within our province are any use of concrete, sensuous terms which are not simply descriptive but which are so used as to communicate emotional attitudes or intellectual perceptions indirectly, either by a transfer of meaning or by analogy. Thus we are including what rhetoricians distinguished as metaphor proper, synecdoche, personification, and the ‘enlivening of lifeless things’ ».
41 Voir R. Marseglia, « Œdipe et Penthée, entre écoute et vision », dans Vial et de Cremoux, Figures tragiques, p. 123-36. Dans le cas d’Œdipe à Colone, Shields, « Sight and blindness imagery » développe sous cet angle d’approche une belle étude parallèle de cette tragédie et du Roi Lear de Shakespeare. Il cite entre autres, dans notre pièce, le v. 15, lorsqu’Antigone estime que les tours d’Athènes sont loin, « à ce qu’elle peut conjecturer de [ses] yeux », ὡς ἀπ΄ ὀμμάτων.
42 Cf. Marseglia, « Œdipe et Penthée, entre écoute et vision ». Sur l’exemple d’Épicharme, fr. 214 K.-A. et sur le débat qui s’y reflète, A. de Cremoux, « La “maxime” chez Épicharme et les origines de la comédie : problèmes de méthode et pistes de réflexion », dans C. Mauduit et P. Paré-Rey (éds), Les maximes théâtrales en Grèce et à Rome : transferts, réécritures, remplois, Lyon, 2011, p. 55-68, voir p. 63 sq. Sur le problème tel qu’il est posé par Empédocle, voir récemment le dossier complet et l’interprétation proposés par X. Gheerbrant, Empédocle, une poétique philosophique, Paris, Classiques Garnier, 2017, notamment dans le chapitre « Vérité et sensation », p. 39-97.
43 Une telle formulation de ma part suppose d’adopter le point de vue unitarien, il est vrai prédominant depuis la fin du XXe s., et de considérer que l’œuvre attribuée à « Antiphon » se rattache à un seul et même auteur, les fragments de physique en particulier (dans la continuité de réflexions ouvertes par certains des présocratiques) et les textes rhétoriques révélant au fond une continuité de pensée. Sur cette position unitarienne, ouverte dès la traduction intégrale de R. Kent Sprague, The Older Sophists: A Complete Translation by Several Hands of the Fragments in Die Fragmente der Vorsokratiker edited by Diels-Kranz – With a New Edition of Antiphon and Euthydemus, Indianapolis, 1972 ; voir B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, 1995, p. 151 sqq. ; A. Hourcade, Antiphon d’Athènes : une pensée de l’individu, Bruxelles, 2001. Sur un dernier état du débat, voir M. Gagarin, Antiphon the Athenian. Oratory, Law and Justice in the Age of the Sophists, Austin, 2002 ; C. Darbo-Peschanski, « Antiphon : La nature avec la loi et sans l’intérêt personnel », Philosophie antique, 2013, no 13, p. 173-223.
44 Sur cette interprétation métadiscursive d’Antiphon, voir notamment Gagarin, Antiphon the Athenian, p. 115-8.
45 Par. 23, 26 et 45 notamment.
46 Ces observations ne me seraient pas venues sans les discussions que j’ai eues avec Sarah Lagrou qui, dans son travail de thèse (soutenu en 2016), examine en particulier les narrations qui sont faites du meurtre de Laïos, avec leur dimension rhétorique et apologétique forte. Voir S. Lagrou, « Le parricide dans le mythe d’Œdipe : enjeux de la connaissance dans la représentation des faits » dans Vial et de Cremoux, Figures tragiques, p. 85-98.
47 Bien que très rapidement, et sans s’appesantir sur un problème qui n’est pas l’objet de son étude, Shields, « Sight and blindness imagery », p. 72, évoque cette piste : « Dramatic moments of this sort, however, are really not conceived; they are rather imagined ». Shields évoque le lien entre ce type de travail poétique, et celui des artistes qui pensent en images, par symboles et métaphores.
48 L. Campbell, Sophocles. The Plays and Fragments, vol. 1, Amsterdam, 1969², 1re éd. 1879, ad loc.
49 Ainsi, si l’on glose plus largement ces vers, Œdipe interdirait à ses filles de « considérer comme légitime (δικαιοῦν) / vouloir regarder (λεύσσειν) ce qui n’est pas permis, ni d’entendre (κλύειν suivi du génitif) des gens dire (φωνούντων) ce qu’il n’est pas permis (d’entendre) ». L’approche de R. C. Jebb, Sophocles. The Plays and Fragments. Part. II. The Oedipus Coloneus, Amsterdam, 1965 ad loc. est analogue. Une telle compréhension du texte est permise si on lit, en 1641b, le μηδ΄ des recentiores plutôt que le μή μ΄ des manuscrits. Suivant également les recentiores, J. C. Kamerbeek, The Plays of Sophocles. Commentaries. Part. VII. The Oedipus Coloneus, Leyde, 1984 ad loc. construit pour sa part : « ni de juger juste de voir ce qui n’est pas permis (comme Campbell jusqu’ici), ni de juger juste d’entendre ce qu’il n’est pas permis que nous disions », φωνούντων s.e. ἡμῶν.
Si l’on s’en tient aux manuscrits cependant – dont le texte est toutefois rendu difficile par l’absence de coordination et le changement du sujet soumis à l’obligation –, on devrait traduire : « et il ne faut pas que je juge bon de voir / que vous voyiez ce qui n’est pas permis, ni d’entendre / que vous entendiez des gens dire… », une prescription difficile que se ferait Œdipe.
50 Voir Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc. sur l’usage sacré de δρᾶν, qui le conduit à lire également en ce sens le participe μανθάνων du même vers (citant à l’appui l’emploi du verbe v. 1527) ; cf. aussi Guidorizzi ad loc. dans Avezzù, Cerri et Guidorizzi, Sofocle, qui traduit le participe par « i riti » et comprend qu’il n’est pas seulement fait référence, ainsi, à ce qui se passe, mais au moment mystique de la disparition d’Œdipe – d’autres critiques, d’ailleurs, lisaient un sens futur dans ce participe présent ; ainsi Jebb, Sophocles…, Mazon. Ainsi, pour Guidorizzi, Thésée va avoir une véritable vision, epopsia, dans laquelle les forces divines se manifesteront directement à lui, comme il arrive durant les rites mystiques. Voir également Thévenet, Le personnage, p. 303 et n. 76.
51 Calame, « Mort héroïque ».
52 Voir toutes les références données par Guidorizzi ad loc. dans Avezzù, Cerri et Guidorizzi, Sofocle, même si J. P. Wilson, The Hero and the City. An interpretation of Sophocles’Oedipus at Colonus, Ann Arbor, 1997, p. 198 sq., lui, insiste sur le caractère public nécessaire du lieu de disparition et de la tombe du héros pour le culte. Cette absence, et cette ignorance fortement soulignées dans la pièce sophocléenne, expliquent sans doute en partie, ou du moins sont à mettre en relation avec la discussion dont témoignent les sources postérieures sur l’emplacement de la tombe d’Œdipe ou de son sanctuaire héroïque, comme l’a d’ailleurs souligné A. Deremetz lors des journées d’études. Sur les références et sur cette discussion, voir Jouanna, Sophocle, p. 143 sqq., et Kelly, Sophocles, p. 43 sqq. Le lien est parfois établi avec les tombes de Sophocle et de sa famille (Jouanna, Sophocle, p. 117 sqq.).
53 Scholie 1648 Xenis.
54 Pour ce sens de πρόθεσις, voir E. Dickey, Ancient Greek Scholarship, Oxford et New York, 2007, p. 255. Les commentateurs ont d’ailleurs remarqué que la double préfixation verbale permettait d’insister sur la distance dans ce processus de visualisation, cf. Jebb, Sophocles et Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc.
55 Voir l’étude de D. Francobandiera dans le même volume, et en particulier la scholie à Soph. Aj. 308-9.
56 Scholie 1650-2 Xenis. Voir également Scholie 1650 Xenis : τὸν δὲ Θησέα εἴδομεν κατὰ τῆς κρατὸς ἔχοντα χεῖρα ἐπίσκοτον ὀμμάτων, ὅ ἐστι τῇ χειρὶ σκέποντα τοὺς ὀφθαλμοὺς, πρὸς τὸ μῆ θεωρῆσαι τὸ δεινὸν τοῦ πάθους. ἢ τὸ σχῆμα τῶν θαυμαζόντων ἐνδεικνύμενον, « … pour montrer l’attitude de ceux qui voient le prodige ».
57 Dans cette perspective, je serais même tentée de lire dans l’expression ἐν ταὐτῷ λόγῳ du v. 1655, qui a fait beaucoup discuter, une sorte de commentaire sur ce que peut le récit, à savoir décrire un enchaînement de faits impossible (cf. l’emploi « technique », au sens du récit de messager, de λόγος dans les Sept contre Thèbes, v. 848, vu supra). L’interprétation de l’expression n’est pas sûre, comme en témoigne d’ailleurs l’hésitation des éditeurs entre le λόγῳ des manuscrits et χρόνῳ proposé par Blaydes et repris, entre autres, par Lloyd Jones-Wilson (avec des conséquences sur la lecture de la fin du v. 1653). Ceux qui suivent les manuscrits considèrent cependant le plus souvent que λόγος, v. 1655, a le sens de prière (voir ainsi Jebb, Sophocles, Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc., Untersteiner, « Interpretazioni sofoclee », p. 409), une prière dans laquelle se succèderaient avec rapidité (cf. l’articulation τε… καὶ) les invocations à la Terre et à l’Olympe. Si le mot peut effectivement désigner au sens large une assertion, une formule ou un serment, le sens précis de prière, lui, ne semble pourtant pas se rencontrer (LSJ, et voir S. Pulleyn, Prayer in Greek religion, Oxford et New York, 1997).
58 Il ne m’est pas possible ici d’examiner les problèmes de texte que pose ce passage, pour lequel je reprends là encore les choix effectués par Mazon. La difficulté qui peut être la plus intéressante en relation au sujet abordé ici se trouve au v. 1662, où les manuscrits se divisent entre ἀλάμπετον (un terme qui décrit l’absence de lumière et de visibilité, de même que l’expression οὐ τις πυρφόρος κεραυνός des v. 1658-9, et qui s’intègre ainsi dans un thème qui recouvre l’ensemble des interventions du messager et d’Antigone – cf. plus loin, dans les propos de cette dernière, ἄσκοποι v. 1681, νὺξ v. 1684) et ἀλύπητον, accepté aussi par le scholiaste, et qui rejoint l’idée d’une mort sans chagrin – pour qui ? – d’Œdipe (voir, sur la défense de cette leçon, les arguments de Jebb, Sophocles, Kamerbeek, The Plays of Sophocles, Guidorizzi dans Avezzù, Cerri et Guidorizzi, Sofocle, ad loc., qui s’appuient en particulier sur le début du vers suivant, et pour la défense du même terme mais dans un sens passif, Campbell, Sophocles, ad loc.). Malgré ou à cause de sa rareté, ἀλάμπετον reste défendu par d’autres éditeurs, comme Lloyd Jones-Wilson et Mazon. Sur les difficultés de construction du passage, je renvoie aux propositions de Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc.
59 Voir ainsi Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc.
60 Sur les références à la nuit, voir notamment Tétralogie I, 1. 4 et 4. 8. Les journées d’études d’où est issu ce texte ont fait apparaître que les alternatives marquaient un certain nombre de récits comportant de l’enargeia (ainsi les textes étudiés par P. Judet de La Combe). Je me suis demandé à cette occasion si cet emploi de possibilités doubles ne représentait pas un moyen, pour le texte, de concurrencer d’autres arts figuratifs, figés pour leur part à une seule image.
61 Euripide, Les Bacchantes, 1082 sqq. ; Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 444 sqq.
62 Iliade VI, 345.
63 Euripide, Hippolyte, 1205-14.
64 Notons toutefois que c’est peut-être la disparition que se prédit Amphiaraos dans Les Sept contre Thèbes, 587 sqq., mais ce passage pose difficulté, comme le reconnaissent ses commentateurs ; il fait néanmoins écho à la tradition rapportée par Pindare (Olympique VI, 14 ; Néméenne X, 8), selon laquelle Amphiaraos aurait disparu, avec son cheval, dans un gouffre.
65 Dans le cadre d’un cours d’agrégation, L. Bouly de Lesdain a ainsi analysé la façon originale dont l’« ode de vieillesse » de la pièce reprend la tradition élégiaque pour représenter un Œdipe qui à la fois s’intègre dans le groupe des vieillards, et se sépare d’eux.
66 Le messager emploie effectivement la formulation technique par laquelle l’on écarte toute réfutation possible : cf. οὐκ ἂν παρείμην et son emploi notamment dans Platon, voir le commentaire de Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc.
67 Cf. infra pour une discussion sur son sens.
68 Voir par exemple les traductions de Mazon, de G. Cerri (dans Guidorizzi dans Avezzù, Cerri et Guidorizzi, Sofocle). Un autre sens possible, si l’on suit Hésychius sur ce terme, serait celui de supporter la souffrance, pour les faits que les jeunes filles auront vus et subis (cf. v. 1676) au cours de leur vie, ce qui serait conforté par στενάζειν du v. 1672, et l’ensemble des questions posées par Antigone, au sujet de leur avenir, à partir du v. 1685. Cependant, avec un tel sens, on comprend plus difficilement la suite immédiate du dialogue et les questions que pose le chœur. Le sens de rapporter, lui, trouve des parallèles chez Hérodote (IX, 26) et surtout Euripide (Iphigénie à Aulis, 981), et les scholies à notre passage le privilégient.
69 ΑΝ. Ἵμερος ἔχει με ΙΣ. Τίς ; / ΑΝ. τὰν χθόνιον ἑστίαν ἰδεῖν / ΙΣ. Τίνος; ΑΝ. πατρός͵ τάλαιν΄ ἐγώ, « J’ai le désir – Lequel ? – De voir le foyer souterrain – De qui ? – De notre père, malheureuse de moi. »
70 Notons cependant que les manuscrits et la scholie lisent une négation devant le second ἐστιν du vers, celui qui est attribué à la réplique d’Antigone (ce qui donnerait : « il n’est pas possible de le conjecturer »). Hermann a supprimé cette négation, suivi en cela par une majorité d’éditeurs. Si l’on suivait les manuscrits, Antigone dirait l’impossibilité, justement, d’imaginer et de conjecturer ce qu’elle et Ismène ont pourtant vu, ce qui ferait écho à ἀλόγιστα du v. 1675, l’irracontable, l’inconcevable par les moyens de la raison : ainsi, le destin d’Œdipe échapperait à toute reconstruction rationnelle. Peut-être est-ce en ce sens que va la scholie, cf. Scholie 1677 de Marco : οὐκ ἔστι] οὐδὲ εἰκόνα ἔχω λαβεῖν τοῦ πάθους. De la sorte, il faudrait donner à ἰδόντε son premier sens de perception sensorielle, malgré le contexte, mais Antigone évoquerait l’impossibilité d’une transcription, d’une traduction de ce qu’elle a vu, ce qui nous amènerait à de nouvelles difficultés à comprendre ces vers. Quoi qu’il en soit, les éditeurs préfèrent en général suivre Hermann, en particulier pour des raisons de responsio avec le v. 1704 ; voir ainsi Kamerbeek, The Plays of Sophocles, ad loc., qui indique que si l’on suit les manuscrits au v. 1677, il faudrait alors corriger ce v. 1704, par exemple comme le fait Elmsley avec ἐξέπραξεν – une démarche qui reste donc minoritaire. Outre ces considérations métriques, les éditeurs peuvent aussi juger que le sens est meilleur sans la négation au v. 1677, voir ainsi Jebb, Sophocles, ad loc., qui note qu’ainsi, le texte serait cohérent avec les v. 1656-7 : le messager ayant prévenu que l’on ne pouvait pas connaître les modalités de la fin d’Oedipe, ici, εἰκάσαι indiquerait un niveau plus faible d’appréhension de son destin.
71 Voir J. D. Denniston, The Greek Particles, Oxford, 1970², p. 359 sqq., et surtout p. 364, avec les précautions concernant l’emploi isolé de cette particule.
72 Cf. Chantraine, DÉLG ad loc., sur les tout premiers sens d’εἰκάζειν, liés à l’εἰκών : le verbe signifie d’abord représenter, figurer en image (cf. la scholie au vers, citée dans la n. précédente). Il est envisageable que le texte joue sur ces deux grandes catégories de sens du terme, la catégorie plus ancienne, « étymologique », et la catégorie secondaire, intellectuelle – d’une visualisation sans doute impossible dans les circonstances de la fin d’Œdipe, à une spéculation, une reconstruction conjecturale. Ce verbe était employé à plusieurs reprises dans la pièce, et précisément par Antigone, avec une exploitation similaire de ses sens (v. 16), et par le chœur (v. 152, ὅσ΄ ἐπεικάσαι). Au moment de l’exodos pourtant, les personnages sont sur leurs gardes quand il s’agit de se fier à des conjectures qui ne sont pas confirmées par d’autres preuves.
73 Dans son sens le plus étymologique ; voir cependant LSJ s.v., et les sens d’irrationnel, d’inconsidéré ou de vil que le terme peut prendre.
74 Aristote, Poétique, 9, 1452a1-11, et notamment l’exemple de la statue de Mitys à Argos. Cette tension, pour Jacques Cabau (La Prairie perdue. Histoire du roman américain, Paris, Seuil, 1966, p. 221-33), marquera également la naissance et le développement du roman policier, comparable pour cela, d’après l’auteur, à la tragédie grecque et en particulier à celle d’Œdipe.
75 Voir par exemple Il. V, 310, 659 ; XI, 356, etc. Sur cette expression, voir S. Galhac, Le corps dans l’Odyssée, thèse de doctorat, Lille, 2010, vol. I, p. 181-2, 341-2 entre autres.
76 Cf. la lecture de Bollack, « La rage d’Œdipe », en ce sens.
77 Voir LSJ s.v. II – toutefois, en-dehors de notre passage précisément, ainsi interprété, un seul exemple est donné pour ce sens, tiré d’un bref fragment d’Euripide, en outre corrompu. Le sens passif, mais cette fois plus intellectuel, semble en revanche davantage corroboré.
78 Cf. supra Scholie 1650-52 et 1650 Xenis.
79 Ce rapport entre une scène nocturne et inaccessible, l’usage de la déduction et la fondation d’un mythe dont la fragilité est exhibée, sera repris dans un genre et un cadre différents, bien que leurs liens avec la tragédie aient été établis, dans L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford.
80 Th. Bénatouïl m’a suggéré de revenir en ce sens sur le rôle que joue Thésée, et le geste qu’il fait de la main. Thésée, en effet, est placé en position d’exception par Œdipe (v. 1644), puis par le messager (v. 1657, voir le retour de πλὴν dans ces deux cas), comme l’unique détenteur de la vérité et le seul qui puisse savoir, et en même temps (v. 1650 sqq.), comme celui qui ne supporte pas ce qu’il voit, et se cache les yeux de sorte à ne pas voir. Le texte, ainsi, à la fois construit et discrédite la figure du témoin oculaire ; le récit met en exergue un point de vue supplémentaire, interne au récit, typique des récits de messager (voir l’étude de D. Francobandiera dans ce recueil, qui montre qu’il y a là une technique servant à renforcer la réalité de la narration), qui devrait ainsi être la garantie de l’information, tout en le vidant de tout contenu possible.
81 Th. Bénatouïl a également proposé une perspective quelque peu différente, basée en particulier sur l’hypothèse du messager τις ἐκ θεῶν : le dispositif construit par Sophocle pourrait démontrer la nécessité du deus ex machina, plutôt que de récuser ce procédé – il ne serait pas possible d’expliquer cette fin autrement. Les techniques de récit de messager seraient donc tout autant justifiées que critiquées, tout se passant comme si l’intervention divine envisagée aux v. 1664 sqq. était rendue nécessaire par le raisonnement sur les signes, bien que cachée, dans une construction sophistiquée. Voir ainsi Untersteiner, « Interpretazioni sofoclee », p. 411, qui considère que l’on a véritablement une théophanie dans cet exodos, dont les gestes de Thésée seraient la conséquence.
82 Je reprends ici une suggestion que m’a faite P. Judet de La Combe qui, lors de la discussion suivant ma communication, a observé que la perte du lien à leur père signifiait la mort sociale d’Antigone et Ismène. A. Rouveret est également intervenue en ce sens en soulignant que les filles étaient privées d’accomplir le rite funéraire pour leur père (plus précisément, elles l’accomplissent à un moment étrange et inadéquat, lorsqu’il est encore vivant, cf. supra).
83 Je reprends ici une suggestion que m’a faite M. Lucciano à l’issue de ma communication.
84 Voir par exemple les v. 1715-7, 1738, 1746 sqq.