Conclusion. Un changement de souveraineté et de sensibilité
p. 249-261
Texte intégral
1Nous avons noté, à la fin de l’introduction, que les nouveaux députés du peuple se contentent, au cours des séances inaugurales de la Convention Nationale, les 21 et 22 septembre 1792, de proclamer la République par le seul fait de porter le nom et la figure de la République sur le sceau de l’administration. De fait, très marqués par le retour à la source de toute souveraineté pendant les événements de l’été 1792, de nombreux Conventionnels jugent qu’ils n’ont pas qualité à instituer la République par souci de maintenir l’influence des « autorités émanées directement du peuple souverain » (Chabot).
2La question de l’osmose entre l’Assemblée et le peuple ponctue donc continuellement un débat inscrit d’emblée dans un espace interlocutif où, d’après Hélène Dupuy (1994 : 164), « la république surgit par la bande », les Conventionnels se contentant « d’entériner un changement de souveraineté et de sensibilité ».
3Ainsi, dès la séance inaugurale de la Convention, Danton surenchérit à la formule d’un député, « Le pacte social commence aujourd’hui », en s’exclamant : « Je ne suis plus que mandataire du peuple, et c’est en cette qualité que je vais parler […] Nous avons tout à revoir, tout à recréer »1.
4Ce changement de souveraineté, nous l’avons fortement marqué au terme de la description d’un trajet discursif où l’argument de « souveraineté du peuple », formulé dans la « langue du peuple » des jacobins, signifie une nouvelle création politique. Cependant, dès les premiers débats, ce changement introduit des divisions entre Conventionnels.
5Partons de l’intervention de la députation des sections d’Orléans, et de la réponse de Danton le 22 septembre :
« L’orateur de la députation : Le peuple d’Orléans, représenté par le vœu unanime des sections assemblées, vient d’exercer par un acte éclatant sa souveraineté, en prononçant la suspension des officiers municipaux qui avaient perdu sa confiance, et en conservant ceux que leur patriotisme, leur dévouement généreux et leur respect constant pour les droits du peuple devaient faire distinguer des autres. Les grains étaient publiquement accaparés par les ennemis intérieurs de la révolution ; la municipalité n’opposait au brigandage que la plus criminelle insouciance. […]
M. Danton : Vous venez d’entendre les réclamations de toute une commune contre ses oppresseurs […] Il faut, par une décision prompte, épargner le sang du peuple ; il faut faire justice au peuple, pour qu’il ne se la fasse pas lui-même […] Que la loi soit terrible, et tout rentrera dans l’ordre. Prouvez que vous voulez le règne des lois, mais prouvez aussi que vous voulez le salut du peuple, et surtout épargnez le sang des Français. »2
6Il importe, à Danton, et aux autres montagnards, de valoriser la position de droit naturel « des juges élus par le peuple » qui agissent au nom de l’acte de souveraineté et évitent par là même le recours à la punitivité. Le girondin Vergniaud s’oppose, dans le débat, à ce choix jugé anarchique, au nom du droit positif : il revient, selon lui, à la seule classe politique d’exercer la justice, certes sous le contrôle de la souveraineté du peuple3.
7Nous sommes ici confronté à l’une des premières manifestations discursives, au sein même de la Convention, du clivage entre Gironde et Montagne.
8Pour leur part, les girondins procèdent, dans leur analyse et leur action, d’une culture de gouvernement acquise par leur présence au ministère et leurs connaissances en matière de « science politique ». Ils s’en tiennent donc à la loi positive énoncée par des représentants élus selon le principe de souveraineté du peuple, donc légitimés par l’insurrection du 10 août. Ils s’appuient, au nom d’un projet d’État libéral4, sur une élite politique détentrice effective des pouvoirs par ses « lumières », mais garante des droits-participations de tout citoyen, en particulier le droit de vote.
9La position des montagnards est bien différente. En effet, ils préconisent, dès l’été 1792, la formation, au sein même de l’espace républicain de réciprocité issu de la radicalité de 1789, d’un savoir politique exprimant l’identité du peuple souverain dans chaque événement où il se manifeste. Ainsi l’appel à la reconnaissance des « juges élus par le peuple » s’appuie sur l’existence des « délégués immédiats du peuple » du 10 août et des « juges » improvisés du 2 septembre, perçus dans la continuité de leurs actes fondateurs.
10Au départ, la présence d’un médiateur, le porte-parole, est indispensable à la formulation par le législateur-philosophe du nouveau savoir politique. Ces porte-parole, nous l’avons vu, interviennent au quotidien par des médiations heureuses, à la différence des agents politiques constitués. Ils montrent au grand jour l’absence d’équité entre citoyens, et plus particulièrement entre les riches et les pauvres. Ils s’efforcent alors de remédier à une telle situation inégalitaire, donc non conforme au droit naturel déclaré, par la multiplication d’épreuves5 d’où se dégage un mode commun de justice, une sensibilité spécifique basée sur l’acte de faire parler la loi.
11Qui plus est, ces porte-parole installés sur le terrain de la justice retournent les arguments encore dominants sur les « hordes de factieux », attirant ainsi en permanence l’attention d’une masse de citoyens-spectateurs sur les inégalités sociales et politiques, qui contredisent le principe d’égalité. Avec l’émergence de plus en plus fréquente d’un sentiment de sympathie partagé par tous les citoyens présents dans l’événement, ils amorcent un changement de sensibilité.
12A ce titre, le printemps et l’été 1792 constituent bien une ouverture inédite, un « prélude à une nouvelle nomination du crime qui rend inhumain, prélude à la nécessité de considérer que la sensibilité des dominants ne peut être simplement légitime pour être appelée naturelle » précise Sophie Wahnich (1994a, 1 : 273). S’appuyant sur les propos de Robespierre dénonçant, au moment du procès du roi, « la sensibilité qui sacrifie l’innocence au crime », qui veut « immoler ces premiers mouvements de la sensibilité naturelle », cette historienne résume le projet d’humanité des jacobins radicaux dans les termes suivants : « Il faudrait créer pour tous une nouvelle sensibilité, le sentiment de l’injustice devrait devenir enfin le sens commun ». Et elle précise en conclusion de son travail :
« La nécessité du changement de sensibilité est un leitmotiv du discours des intercivilistes. La sensibilité ordinaire ne pourrait accepter la mort du roi, ne pourrait accepter le fondement de la République. Mais cette sensibilité ordinaire ne se souciait peu des malheureux et ne se révoltait pas face aux inégalités. En fait ce que réclament fondamentalement les révolutionnaires les plus radicaux, c’est un changement radical de sensibilité, donc de loi symbolique et de jugement intuitif » (Wahnich, 1994a, 2 : 824).
13C’est vraiment dans la lignée de ses réflexions novatrices que peut s’inscrire une analyse du changement de sensibilité.
14Cependant nous conservons toujours à l’esprit, dans notre perspective synthétique, la nécessité d’un travail de généralisation sur la base de dispositifs discursifs singuliers. Ainsi la variation du point de vue par la prise en compte de la part du sensible dans le traitement du tort, du litige6 peut être valorisée par le recours à ce que certains sociologues appellent « les grandeurs de la philosophie politique » (Boltanski, Thévenot, 1991).
15Dans notre démarche, il s’agit plus précisément de circonscrire le lieu propre à la philosophie contemporaine de la Révolution française, où des arguments invoqués dans les émotions qui conviennent aux circonstances révolutionnaires sont traduits dans le langage philosophique de la commune humanité 7. C’est donc au double titre du changement de sensibilité dans les raisons pratiques et de sa traduction généralisante dans le discours philosophique que nous caractérisons une nouvelle échelle d’observation susceptible de valider une future extension de notre essai de synthèse aux années 1793-1794.
16Nous nous sommes donc intéressé, à l’instar de nombreux philosophes contemporains8, au mode spécifique de lecture de la Révolution française proposé par Kant, tout particulièrement dans un célèbre passage du Conflit des facultés (1798)9. Ainsi l’accent est mis sur le « véritable enthousiasme » qui relève d’une « sympathie d’aspiration » des spectateurs de l’événement révolutionnaire, ou mieux encore, selon une autre traduction10, de la « prise de position » qui, dans sa manifestation même, tend à faire de ces spectateurs de véritables protagonistes de l’événement au côté des acteurs déjà constitués.
17Précisons que la lecture kantienne de la Révolution française11 s’origine principalement dans son approche esthétique de l’événement singulier12. C’est en effet sur sa conception du « jugement réfléchissant », en tant que « faculté qui consiste à penser le particulier sous l’universel » où « seul le particulier est donné » que Kant s’appuie dans son analyse de l’enthousiasme révolutionnaire. Une tel jugement s’autorise seulement d’« un principe à priori simplement subjectif », « l’idée de sens commun à tous » qui rend compte de l’existence d’un espace intersubjectif, où chacun puisse participer et communiquer dans l’expérience esthétique de l’« universellement communicable ». Il s’agit ici d’appréhender une multiplicité de situations particulières manifestant, par leur analogie et leur identité, l’universalité du droit.
18Un tel point de vue philosophique permet donc de généraliser à partir d’une nouvelle échelle d’observation : la promotion esthétique de la position enthousiaste du spectateur des événements révolutionnaires
19L’objectif est bien de caractériser une position de spectateur s’inscrivant dans le cours même du processus révolutionnaire, et distincte de la fonction d’agent politique de plus en plus assumée, pendant l’automne 1792, par les porte-parole républicains. Certes, une telle approche esthétique confirme la nécessité de ne pas appréhender le sujet révolutionnaire comme une simple rationalisation d’acteurs jugés à priori légitimes. Mais elle justifie au-delà l’importance que nous accordons au travail de subjectivation politique, c’est-à-dire à « la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification donc va de pair avec la refiguration du champ de l’expérience » (Rancière, 1995 : 59).
20Il importe alors de déplacer notre regard de l’acteur vers le spectateur, ou plus exactement de mesurer l’ampleur de l’implication du spectateur dans l’événement, d’apprécier son rôle de protagoniste13.
21Si nous n’avons pas particulièrement insisté sur le rôle grandissant du spectateur, ce n’est pas par simple omission. A vrai dire, nous ne pensons pouvoir valoriser une approche généralisante de la sensibilité révolutionnaire qu’à partir du moment où l’unité du sentiment devient vraiment le ciment de l’identité révolutionnaire, c’est-à-dire après épuisement des formes usuelles de représentation, tant par la médiation classique du discours d’assemblée que par les modalités démocratiques du discours républicain en acte.
22C’est un choix, sans doute contestable aux yeux des historiens, mais qui présente l’avantage d’identifier des moments discursifs distincts par le fait même de la variation des observatoires de l’événement révolutionnaire. Ainsi le passage d’un point de vue sur le porte-parole, inventeur de formes inédites de médiation politique, à un autre point de vue sur le spectateur de l’événement révolutionnaire dans sa tendance à en devenir le protagoniste marque un changement général de sensibilité dans la mesure où il montre les limites d’une analyse développée uniquement en terme de représentation politique. Il rend par là même visible la dimension constitutivement esthétique du politique.
23Étant admis que les langages de la Révolution française sont d’abord des langages de la représentation selon des modalités diversifiés à l’extrême, comme nous l’avons montré, le tournant esthétique de 1793, amorcé par les expériences sensibles du printemps et de l’été 1792, nous introduit à un nouveau découpage du sensible au sein d’une communauté de lien direct entre législateurs et citoyens où les seules formes singulières de subjectivation introduisent à l’universalité des droits. Ainsi, tout au long de l’année 1793, nous sommes confrontés à l’universelle singularité d’événements discursifs inédits, d’expériences singulières marqués par la présence de protagonistes opérateurs de disjonctions et de scènes paradoxales14.
24Sur le plan méthodologique, il convient donc de s’intéresser, au-delà des acteurs impliqués dans les formes nouvelles de représentation en 1790-1792, à la manière d’être, puis d’agir, de spectateurs manifestant les émotions qui conviennent dans les circonstances révolutionnaires de 1793. Ce changement d’échelle d’observation est concomitant d’un élargissement du champ de validation de l’expérience révolutionnaire par son inscription dans l’effort actuel, tant chez les sociologues que chez les philosophes, pour restituer la dimension réflexive, interprétative des émotions dans les jugements à l’encontre de leur rejet hors des normes de la rationalité15.
25La sociologue Marta Nussbaum précise ainsi qu’il faut se donner les moyens d’être « capable d’affirmer la rationalité et la dignité des humanités en insistant sur l’idée qu’après tout l’élément si souvent méprisé de leur fonctionnement a quelque chose à faire avec le jugement, et avec des jugements ayant de bonnes chances d’être à la fois vrais et importants, tout en étant discutables » (1995 : 31). Un tel renversement de la perspective dominante sur les émotions qui faussent le jugement permet de montrer que les émotions sont intelligentes, qu’elles procèdent par là même d’opérations cognitives complexes par leur lien aux jugements de valeur.
26De son coté, la philosophe américaine Annette Baier, relisant Hume, s’interroge sur la portée d’une raison réflexive incorporant la dimension interprétative des sentiments. Elle conçoit ainsi la faculté de jugement moral comme une faculté propice à l’élargissement ultime de la raison, et donc de nos connaissances, elle l’associe étroitement au sentiment moral et à la vertu. Elle précise ainsi que « le sentiment moral est une faculté de jugement moral qui en jugeant quelles habitudes, actions et réactions sont vertueuses doit juger quand le jugement moral ordinaire a été bien ou mal exercé » (1991 : 282). L’expression d’un sentiment moral apparaît ainsi comme une capacité sociale susceptible de transformer, d’élargir, l’exercice de la raison dans l’action pratique, de lui conférer un maximum d’intelligibilité.
27Dans cette perspective, il convient de donner tout son sens au « sentiment d’humanité « sans cesse invoqué par les jacobins radicaux, donc de le prendre au sérieux : il ne s’agit pas d’une formule incantatoire, comme le pensent leurs adversaires. En traduisant, au terme de leur parcours héroïque, par leurs discours et leurs actes, l’existence d’une humanité agissante et souffrante 16,les porte-parole attestent dès le printemps 1792 de la présence sur la scène politique du « peuple des groupes » d’abord spectateur, puis protagoniste de l’événement.
28Reprenons l’exemple de François Isoard, jacobin marseillais et « modèle » des « missionnaires patriotes » provençaux après sa « course civique » dans les Basses-Alpes en mai 1792. Son parcours de commissaire de la société populaire de Marseille, puis du département des Bouches-du-Rhône du printemps 1792 au printemps 1793 est décrit de manière à la fois laconique et authentique dans le long interrogatoire qu’il subit à la fin de l’an III, avant d’être exécuté comme « terroriste » en l’an IV. La référence au « sentiment d’humanité » y désigne la finalité même de son action de commissaire.
29Disposant de pouvoir « assez étendus », et le plus souvent « en continuation » des missions antérieures, Isoard légitime ses actes par le déploiement d’un pouvoir communicatif17 : « faire acte de commissaire », c’est d’abord « propager les principes de liberté et d’égalité », donc contribuer à la formation d’un lien social intersubjectif.
30De fait, il entame ses missions successives par la communication de ses pouvoirs aux autorités et la quête d’informations, auprès de ses mêmes autorités, sur les conflits entre patriotes. Soucieux d’« empêcher de plus grands maux », il correspond en permanence avec diverses autorités, tout en parlant avec les citoyens. Il peut alors raconter les événements dont il est le témoin au nom de « l’intérêt pour la chose publique » et dans le but d’instruire ces concitoyens. Persuader en exposant « la force de la vérité » constitue sa seule arme.
31Isoard explicite également, face à ses accusateurs, la finalité de ses actes. Un commissaire n’agit bien et ne dit vrai que dans la mesure où il met dans sa commission « toute l’humanité qu’exigeait la chose ». Il se dit donc animé d’« un pur sentiment d’humanité ». En insistant sur le « sentiment d’humanité de ne vouloir pas confondre l’innocent du coupable », il marque l’importance de ses actes. En fin de compte, il est celui qui peut distinguer « l’innocent » du » coupable », tracer une ligne de démarcation entre « patriotes » et « aristocrates », y compris et surtout sur le terrain de la justice. Le suivant pas à pas dans ses « courses civiques », ses juges précisent alors que « La société populaire de Marseille n’a pas eu d’émissaire plus actif ; les Jacobins [de Paris) n’ont pas eu de correspondant plus actif à les seconder, la terreur de plus ardent propagateur »18. Sa présence sur le lieu même des actions « terroristes », où il s’efforce d’imposer sa médiation mais dont il ne peut toujours empêcher l’issue macabre, lui vaudra la guillotine, à la différence des notables jacobins restés au sein du club de Marseille.
32A vrai dire, dès l’automne 1792, l’avenir du porte-parole s’assombrit. En effet, le sentiment désormais éprouvé par tout citoyen face au spectacle sublime de la Révolution fonctionne directement comme moment médiateur. Le législateur peut ainsi instaurer un dialogue sans agents intermédiaires avec les nouveaux protagonistes de la Révolution française, marginalisant des porte-parole de plus en plus disqualifiés par l’accusation de « démagogie » et d’« ostentation »19. Le législateur montagnard perçoit dans la volonté des porte-parole d’institutionnaliser leur rôle une volonté exécutive tyrannique manifestée tout particulièrement dans la réunion de Congrès républicains des sociétés populaires20. D’emblée hostile à tout projet étatique, y compris dans les limites d’un pouvoir exécutif populaire, il conçoit le règne du droit sur la base d’Institutions civiles qui procèdent d’un espace intersubjectif où se déploient, par le lien direct de réciprocité entre les citoyens et leurs représentants, des sentiments « universellement communicables » (Kant)21.
33Une approche d’ensemble de ce dialogue dans l’événement même, de ses étapes et des obstacles majeurs qui s’y opposent, en particulier les fédéralismes22, introduit bien un changement d’échelle dans notre propos par le recours à une solution esthétique à la formation de l’universalité du droit dans le cours de la révolution.
34Désormais, au cas où nous donnerions une suite à notre essai de synthèse, nous ne pourrions plus évoluer dans un espace public de réciprocité validé par la seule confrontation entre le discours d’assemblée et le discours républicain en acte. A partir des grands débats à la Convention de l’automne 1792, et surtout avec la mort du roi, le poids des événements s’avère, par le déploiement permanent de l’universel dans le particulier, tout à fait décisif. En conséquence, la dynamique d’assemblée, associée au projet politique montagnard, prend une tournure inédite. C’est pourquoi notre présente étude s’arrête au seuil des grands débats à la Convention de l’automne 1792.
35Terminons par une ultime remarque, à l’aide des réflexions d’une philosophe et d’un sociologue, sur la portée du changement de sensibilité consécutif aux événements de l’été 1792.
36Dans son Essai sur la Révolution (1967), Hanna Arendt, lectrice avertie du Kant23, défend l’idée que les révolutionnaires français ont quelque peu délaissé les politiques de la liberté et de la justice au profit des politiques de la compassion et surtout de la pitié.
37Nous avons montré dans cet ouvrage qu’il n’en est rien, du moins en ce qui concerne les premières années de la Révolution française. Le trajet thématique que nous avons décrit correspond au parcours d’une politique de la liberté en 1789, sous la catégorie de nation, à une politique de justice en 1792, sous la catégorie de souveraineté du peuple24, politiques toutes aussi radicales l’une que l’autre.
38Cependant la politique de la pitié et les émotions qui s’y attachent ne sont pas quantité négligeable dans la politique révolutionnaire. Elles méritent une analyse spécifique.
39Le sociologue Luc Boltanski (1993) constate que la politique de la pitié « vise à la généralité » sans pour autant éluder les situations particulières, et met donc aussi en scène « une pluralité de situations de malheur ». Il marque ainsi le traitement paradoxal de la distance dans une telle politique, « car pour échapper au local, il lui faut nécessairement rassembler des situations particulières et, par là, les transporter, c’est-à-dire leur faire franchir une distance, tout en leur conservant, dans la mesure du possible, les qualités que confère la mise en présence » (1993 : 28).
40La spécificité de la politique de la pitié, c’est sa capacité à intégrer des manifestations sensibles dans un savoir généralisable, tout en maintenant la visibilité des situations particulières qui la justifient. Ainsi, dans le quatrième rapport du Comité de mendicité de l’Assemblée nationale, présenté le 1er décembre 1790, ce savoir est assimilé à une science politique :
« Différente de l’aumône qui, dans les secours qu’elle donne, peut ne voir que le malheureux qu’elle soulage, la bienfaisance publique doit chercher, sans doute, dans l’assistance des pauvres, le soulagement de ceux qui en sont l’objet, mais considérer, avant tout l’intérêt de tous les infortunés, l’intérêt général de la société. Cette bienfaisance n’est pas l’effet d’une sensibilité irréfléchie, elle n’est pas même une vertu compatissante, elle est un devoir, elle est la justice... c’est une science politique qui doit être soigneusement étudiée »25.
41S’occuper des malheureux s’apparente bien ici à une attention au soulagement de chacun d’entre eux, à la prise en compte de leur situation personnelle, tout en maintenant la distance d’un discours savant sur la bienfaisance. Les philanthropes de ce comité n’hésiteront pas à qualifier ces mêmes malheureux d’« enragés », de « factieux » lorsqu’ils sortiront des limites imparties à l’ordre public, en faisant irruption sur la scène politique !
42Tout autre est la manière dont le discours jacobin aborde la question de la « bienfaisance nationale » en 1793, terme préféré à celui de « bienfaisance publique ». Le lien entre le législateur et le malheureux est tout à la fois fraternel, compatissant et respectueux. Placé sous « la sauvegarde de tous », le malheureux n’est plus dans une position inégalitaire : il reçoit une assistance au nom de la réciprocité des services, des « secours réciproques »26.
43Certes nous sommes dans un tout autre contexte. Mais, dès 1791, les porte-parole radicaux refusent la distanciation induite par une politique de pitié. Présents sur le terrain des affrontements sociaux par leurs « missions civiques », ils distinguent les « patriotes » des « aristocrates », les « pauvres » des « riches ». Ils s’en tiennent donc à politique de compassion qui « possède un caractère pratique au sens où elle ne peut s’actualiser que dans des situations particulières qui font se rencontrer et mettent en présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent » (Boltanski, 1993 : 19).
44De fait, ces porte-parole mettent en évidence, dans leurs médiations à caractère essentiellement local de l’été et l’automne 1792, la différence entre l’injustifiable misère des uns et le bonheur usurpé des autres. Ils suscitent ainsi, dans un climat politique où se joignent la parole laconique et le geste expressif, une compassion favorable à l’union, à la concrétisation du corps du peuple par l’agrégation des spectateurs à l’événement27.
45Du changement de souveraineté au changement de sensibilité, la distance n’est donc pas si grande. La mise en acte de « la souveraineté du peuple » prélude à la nouvelle configuration du sensible par l’élargissement annoncé du jugement de droit, spécifique de l’acte de faire parler la loi, au jugement moral déjà attesté dans les diverses manifestations du « sentiment d’humanité » au sein des médiations heureuses des porte-parole.
46Certes l’unité du sensible, ce que les révolutionnaires appellent « l’union des cœurs », et sa capacité à rassembler sont plus directement perceptibles au moment où se confrontent, sur l’axe Paris-province, des expériences fédéralistes, pensées sous la catégorie paradoxale en apparence de « souveraineté locale » (Guilhaumou, 1994a), et un trajet identitaire autour de la fête de l’union à Paris le 10 août 1793, formulé sous l’expression « Tout s’est confondu » (Guilhaumou, 1985c). Mais la part du sensible propre à agréger les spectateurs à l’événement révolutionnaire est présente dès 1792 dans les actions des porte-parole suscitant la création d’un espace républicain unitaire.
Notes de bas de page
1 Moniteur Universel, tome 14, p. 7.
2 Moniteur Universel, tome 14, p. 13. Les passages en italiques le sont de notre fait.
3 « M. Vergniaud : […] Il n’y a pas de bonne administration dans la justice, quand la loi ne règle pas le juge. Il faut donc s’assurer que les organes de la loi auront les connaissances nécessaires pour l’appliquer », Moniteur Universel, tome 14, p. 23.
4 Marcel Dorigny (1989c) écrit à ce propos que « les Girondins attribuaient à l’État la fonction essentielle du maintien de l’ordre public et de l’ordre social ».
5 Voir l’exemple du règlement d’un litige entre particuliers, au détriment de « l’aristocratie des riches », par la « commission électorale » dans le cas de l’affaire d’Eyguières en septembre 1792, abordé dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b : 94) : « Grand nombre de citoyens se présentent ensuite à nous porteurs de différentes réclamations, ils nous exposent que livrés jusqu’à ce jour à l’arbitraire des gens en place, et à l’aristocratie des riches, il leur a été impossible d’obtenir justice sur les demandes les mieux fondées ; nous appelons auprès de nous les personnes contre lesquelles les plaintes sont portées, et, d’après notre médiation, nous éprouvons la douce satisfaction de voir finir amicalement des contestations jusqu’alors interminables ».
6 Une fois encore, nous tenons à marquer notre dette à l’égard des analyses de Jacques Rancière (1995) sur « l’universalité du politique ». Partant du constat de « l’être-ensemble », de l’existence d’une « configuration du sensible dans lequel les uns et les autres s’inscrivent », son approche permet de définir la politique révolutionnaire comme point de rupture avec une idéologie où les places sont présupposées : par exemple les « bons citoyens » d’un côté, les « factieux » de l’autre. Il s’agit donc de mettre en évidence la reconfiguration de l’espace public de réciprocité par une série d’actes où se manifestent à la fois le tort, le litige, l’inégalité et la nécessité d’y remédier.
7 Nous retrouvons ici un critère essentiel de nos recherches sur les langages de la Révolution française, celui de la « traductibilité réciproque » entre la politique jacobine et l’idéalisme allemand. Voir sur ce point notre étude, « Révolution française et tradition marxiste : une volonté de refondation » (1996a).
8 Voir en particulier Jean-François Lyotard (1986). Hanna Harendt, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Vincent Descombes, Jürgen Habermas et bien d’autres ont également commenté un tel rapport esthétique à la politique. Nous avons tenté de préciser les enjeux théoriques de ce tournant esthétique dans l’approche des événements la Révolution française avec notre étude « L’argument philosophique en histoire. Le laboratoire révolution française » (1992e).
9 Nous reproduisons ici la traduction d’Alexis Philonenko (1986 : 45) : « Peu importe si la révolution d’un peuple plein d’esprit, que nous avons vu s’effectuer de nos jours, réussit ou échoue, peu importe si elle accumule misère et atrocités au point qu’un homme sensé qui la referait avec l’espoir de la mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins à tenter l’expérience à ce prix, cette révolution dis-je, trouve quand même dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas eux-mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui frise le véritable enthousiasme et dont la manifestation même comportait un danger ; cette sympathie par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition du genre humain ».
10 Celle d’Alain Renaut dans les Œuvres complètes de Kant, Tome III (1986 : 894).
11 La relation de Kant à la Révolution française a été réexaminée dans l’ouvrage de Domenico Losurdo (1993) qui montre à la fois l’amplitude de ce qui est vraiment dit autour des événements révolutionnaires et la présence d’un non-dit sous l’effet de la censure.
12 Rappelons que l’esthétique kantienne prend principalement appui, dans l’œuvre de Kant, sur l’approche intersubjective de la Critique de la faculté de juger (1790). Nous renvoyons le lecteur à sa récente traduction (1995), enrichie de sa première introduction, par Alain Renaut aux Editions Aubier. Nous avons précisé notre usage kantien de l’approche esthétique des événements révolutionnaires dans notre étude, « Fragment d’une esthétique de l’événement révolutionnaire. Le cas de la ‘mort de Marat’ » (1997d).
13 Haïm Burstin (1986, 1989b) a montré comment, dans l’événement révolutionnaire, les individus ou les groupes (« le peuple des groupes » selon les termes de l’époque), alors même qu’ils sont en position de spectateurs, tendent à intervenir en s’attribuant le rôle de protagonistes. Ce thème du protagonisme est tout à fait essentiel pour apprécier les résultats pratiques de la promotion esthétique de l’universalité du droit dans l’événement révolutionnaire.
14 Voir l’exemple de la mort de Marat que nous avons minutieusement analysé (1989b) Voir aussi notre étude, « Fragment d’une esthétique de l’événement révolutionnaire. Le cas de la ‘mort de Marat’ » (1997d).
15 Une des conséquences majeures du retour à la rationalité des émotions est l’élargissement de nos connaissances sur l’action révolutionnaire par la prise en compte du rôle d’acteurs pendant longtemps sous-estimés, en particulier les citoyennes et les étrangers pendant la Révolution française. Voir en particulier la thèse de Sophie Wahnich (1994a, 1997a) et notre commentaire dans « Histoire des femmes, histoire tout court » (1997e).
16 Rappelons, avec Reinhart Koselleck (1990 : 308), qu’« il n’y a d’histoire qui n’ait été constituée par les expériences vécues et les attentes des hommes agissants et souffrants ».
17 Habermas (1989, 1997) utilise cette expression pour désigner la formation de l’opinion au sein d’un espace public autonome par rapport au « pouvoir appliqué administrativement ». Dans le cas présent, nous l’utilisons pour caractériser la manière dont le porte-parole contribue, par un lien organique avec la communauté des citoyens, à la reproduction autoréférentielle de l’espace public de réciprocité.
18 Jugement d’Isoard par le Tribunal criminel du département des Bouches-du-Rhône, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 3037.
19 Un exemple significatif en ce domaine, celui de la dénonciation du citoyen Mogue, commissaire auprès de l’armée de l’Ouest, par Collot d’Herbois, le 29 avril 1794, au club des Jacobins dans les termes suivants : « Il a des fonctions qu’il néglige, et pendant ce temps, il se fait afficher avec faste et exclusivement propagateur des droits de l’homme. Idée insignifiante : cette propagation est innée dans les cœurs de tous les hommes qui ont le sentiment de leur dignité et de leur caractère ; sentiment dont l’investiture tient à la nature elle-même et non à un propagateur d’office, car la nature ne se propage pas, elle est créatrice, et on ne propage que les espèces de choses créées. Un pareil titre n’est donc qu’une vaine ostentation » (d’après Aulard, Société des Jacobins). La promotion esthétique du sentiment d’humanité dans l’événement révolutionnaire unit les hommes, par l’accord dans la « conscience publique » de la parole de chaque citoyen avec sa conscience intime, à l’encontre de toute autorité intermédiaire externe, jugée tyrannique.
20 Le cas du Congrès républicain de Marseille, tenu pendant l’automne 1793, est le plus significatif en ce domaine. Voir le chapitre 5 de notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b).
21 Voir à ce sujet les travaux de Françoise Brunei (1989, 1992) sur les montagnards.
22 Voir l’exemple de l’attitude du représentant en mission Maignet face aux fédéralismes dans notre étude « Maignet et le fédéralisme (1794). Analyse de discours » (1995c).
23 Cf. ses Lectures on Kant’s Political Philosophy, The University of Chicago Press, 1982. Cet ouvrage traduit en français propose en particulier un commentaire du célèbre passage du Conflit des facultés sur l’instauration dans l’événement révolutionnaire, sous la catégorie d’enthousiasme, d’un espace public au sein duquel se manifeste la disposition morale de l’humanité.
24 Myriam Revault d’Allones (1989 : 164) reprend la thèse d’H. Arendt, il est à vrai à propos de la politique montagnarde Ainsi elle écrit : « La Terreur révèle l’absence d’un espace institutionnel qui autorise ce qu’Hanna Arendt appelle la constitutio libertatis, d’un espace politique où peut se déployer et s’exercer la liberté ». Au contraire, nous pensons que la politique de liberté, telle qu’elle s’est configurée tout au long de l’avènement de la radicalité républicaine, demeure un horizon incontournable de la politique montagnarde. Mais il n’est pas question de nier l’importance du problème de la contrainte dans le moment montagnard, dont la description ne peut se faire que sous une perspective spécifique non développée dans ce premier volet de notre synthèse sur les langages de la Révolution française. Voir sur ce point les travaux déjà cités de Françoise Brunel, et son commentaire particulièrement dense des Principes régénérateurs du système social du montagnard Billaud-Varenne (1992).
25 Texte reproduit dans l’ouvrage de Catherine Duprat (1993 : 305).
26 Cette politique de bienfaisance nationale est minutieusement étudiée par Catherine Duprat (1993 : p. 332 sq).
27 La compassion apparaît donc dans la description d’une situation locale, elle n’a pas vocation immédiate à généralisation. Mais elle ne peut apparaître comme purement locale que dans la mesure où existe un opérateur de la traduction politique, en l’occurrence le porte-parole.
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