Chapitre XII. Les massacres de septembre : agents terroristes et juges improvisés
p. 235-247
Texte intégral
1Les événements de l’été 1792 enclenchent un processus dont l’une des étapes majeures, les massacres de septembre, a fortement impressionné les contemporains. Face à la montée des périls intérieur et extérieur, la peur du complot s’investit dans une volonté punitive issue de l’exigence populaire d’une prompte justice des « aristocrates »
2Il nous importe ici de présenter une approche discursive particulièrement novatrice des massacres dans les prisons de Paris entre le 2 et 6 septembre (Conein, 1978). Inscrite dans la perspective d’une sociologie réflexive1, l’analyse du « massacre » comme forme sociale antérieurement à sa traduction politique permet de procéder d’abord à la description inaugurale de la forme scénique et physique de l’exécution terroriste, avant de prendre en compte, dans un second temps, la position du porte-parole dans l’événement même, nettement démarquée de l’attitude de l’agent terroriste.
3En effet les archives disponibles, en particulier les textes judiciaires, parlementaires et journalistiques, donnent accès, selon Bernard Conein, à une dimension double de l’événement du point de vue des acteurs : « Deux langages différents se tiennent sur les faits d’exécutions punitives : un langage de reprise judiciaire qui met en scène la conduite terroriste sous forme de propos et de conduites d’affrontement rapportés ; un langage de reprise politique, sous forme d’un discours de porte-parole comme prédicateur politique s’adressant aux classes populaires »2.
4Il convient donc de cerner d’abord les attitudes de l’agent de la mise à mort dans la crise terroriste. Lorsque se forme un attroupement autour de la prison de l’Abbaye le 2 septembre, tout le monde ne tue pas, un groupe s’isole, celui des agents terroristes. Ces terroristes refusent d’emblée de se définir comme agents politiques en adoptant trois traits extra-politiques :
l’utilisation de conduites carnavalesques et guerrières appuyées en particulier par des références au travail et au plaisir3 ;
l’utilisation purement temporaire d’une position sociale séparée du groupe ;
l’utilisation non différée et non instrumentale de la mise à mort.
5De fait le propos terroriste tend à investir le langage ordinaire d’un contenu contextualisé, sans jamais s’insérer dans le registre spécifiquement politique. Ainsi, à quelques mètres d’un voiturier embourbé qui interpelle la foule dans les termes suivants « Voilà de braves gens, il faut que tout le monde pousse et ça ira », l’agent terroriste s’adresse au groupe qui l’entoure de façon identique : « Voilà des têtes à bas, il en faut encore trente et ça ira ».
6Cependant le « septembriseur » n’est pas le seul acteur présent entre la foule et ses victimes. Au moment où commence à la prison de l’Abbaye le « massacre » des détenus le 2 septembre, des officiers municipaux et des membres des assemblées de section, proches de la Commune de Paris, s’installent derrière des tables, réclament le livre des écrous, forment un jury et nomment des juges, puis interrogent les prisonniers et décident de leur culpabilité.
7Ces « juges » improvisés (Conein, 1981) introduisent donc une scène séparée, un pouvoir intermédiaire (le « tribunal populaire ») légitimé par la référence à la « justice populaire ». A l’inverse du langage terroriste, langage privé sans visée politique, la parole intermédiaire d’un tel porte-parole est un « langage d’explication gouverné par des thèmes et des définitions : la référence à la loi et à la justice, la distinction innocent/coupable, la désignation des « septembriseurs » comme « citoyens », la distinction « ami »/ « ennemi », etc. »4. De même, le vocabulaire terroriste est repris mais sous une forme euphémisée5.
8Ce qui singularise donc les massacres de septembre à Paris, c’est l’introduction d’un porte-parole, le « juge » improvisé, extérieur au groupe des terroristes, par la mise en place de l’interrogatoire des détenus autour d’une table, véritable espace médiateur, et la mise en œuvre d’une opération d’écriture, avec la lecture des écrous.
9En présence du « juge » improvisé, nous assistons ainsi à un double déplacement :
au niveau de l’action, par l’installation d’un tribunal populaire soit en remplacement, soit en complément de la scène d’exécution publique d’après la partition entre « coupables » et « innocents ». Premier déplacement attesté par l’énoncé suivant : « Voulez-vous permettre mes camarades, mes concitoyens, que M. de Rhulières se rende au greffe pour y être interrogé ».
au niveau du langage, par une traduction du « massacre » dans les termes de la « justice populaire » sans qu’il s’agisse pour autant de s’opposer à la mise à mort immédiate des coupables. De fait, les énoncés de porte-parole font explicitement référence à la toute nouvelle légitimité populaire pour justifier les « massacres »6.
10L’instauration de ce tribunal d’un type très particulier vise à contrôler la mise à mort, à éviter le dépeçage et le démembrement des corps. Elle permet également d’isoler une partie des détenus, la moitié environ, de les juger « innocents », et par là même de les soustraire à l’exécution publique dont sont victimes les jugés « coupables ».
11En instaurant une ligne de partage entre « innocents » et « coupables », au sein même des détenus, les porte-parole de la justice populaire rétablissent la force de la loi au nom du droit, tout en manifestant une nouvelle forme de contrainte, certes légale, mais tout aussi terrible dans ses conséquences humaines.
12Reste à s’interroger sur l’attitude des agents parlementaires et des autorités constituées face à l’événement à la fois dans l’action et dans leurs commentaires.
13De fait, leur parole dans l’événement même est presque toujours malheureuse. Dès le 2 septembre au soir, l’Assemblée nationale envoie des « commissaires pacificateurs » dans les prisons de Paris. « Le peuple, [précisent-ils par la voix d’un émissaire), a refusé de leur obéir, et dans l’aveuglement, dans les ombres de la nuit, il a semblé les méconnaître ». Échec immédiat que ces commissaires confirment lorsqu’ils ajoutent de retour à l’Assemblée : « Mes confrères et moi, nous avons inutilement harangué la multitude. Au milieu d’une multitude immense, environnés d’objets effrayants, marchant dans les plus tristes ombres, ou à la lueur d’un jour plus terrible encore, comment pouvions-nous être entendus ? »7.
14Nouvelles députations les 3 et 4 septembre, échecs répétés8 :
– Séance du 3 septembre au soir : « les commissaires envoyés à l’Abbaye ont fait savoir que leurs soins pour ramener le peuple étaient impuissants » ;
– Séance du 4 septembre : « On doit à M. Manuel des éloges pour les efforts soutenus, mais malheureusement inutiles, qu’il a employés afin de calmer les ressentiments et les fureurs du peuple ».
15Enfin, Pétion, le maire de Paris, intervient, en faisant appel en dernier recours au langage de la loi, le 6 septembre à la prison de la Force. Il ne peut que faire le constat après coup de son impuissance à la fois verbale et physique :
« Je leur parlai le langage austère de la loi, je leur parlai avec l’indignation profonde dont j’était pénétré, je les fis tous sortir devant moi ; j’étais à peine moi-même sorti qu’ils rentrèrent »9.
16Face au regain de la punitivité, dont les massacres de septembre marquent le paroxysme, les autorités constituées s’avèrent incapables de faire entendre « le langage de la loi » au moment du massacre, ou de la pendaison, d’« aristocrates » saisis dans les prisons, constat qui permet de souligner d’autant plus l’efficacité discursive des porte-parole dont le champ d’action s’étend désormais à la « justice populaire ».
17Dans des situations moins paroxystiques qu’à Paris, les porte-parole arrivent à représenter au peuple, par la médiation d’une parole heureuse, la distinction entre « innocents » et « coupables », et à valider la nécessaire référence à la loi (mais il s’agit ici de la loi conforme au droit, à la Constitution et non de « la lettre de la loi »). Ils peuvent s’écrier avec succès face au peuple punitif : « Point de justice sans forme. La loi, la loi : vous avez juré d’y être fidèles ».
18Ainsi lorsque le « missionnaire patriote » Isoard, et d’autres commissaires, démantèlent en Provence à la fin du mois d’août 1792 un réseau contre-révolutionnaire par l’arrestation de ses membres, ils s’opposent avec succès à ceux qui veulent faire le procès des citoyens arrêtés sur place (« S’ils étaient coupables, on voulait les punir ici »). Enfin, de retour à Marseille, Isoard lui-même dénonce la proposition faite par un volontaire national, pendant une séance de la société populaire, d’égorger les suspects ramenés et emprisonnés, en mettant en valeur, par son intervention, l’autolégitimation du porte-parole en matière de justice populaire :
« Tous les coupables ne sont pas pris, ceux qui veulent égorger les détenus sont leurs complices qui craignent des révélations, il y en a beaucoup d’autres, attendez qu’ils soient tous arrêtés et alors les coupables seront punis ; d’ailleurs si quelqu’un doit connaître ceux qui sont coupables, c’est moi qui ai tous les papiers, et vous ne voudrez pas faire périr l’innocent »10.
19Qu’en est-il maintenant des commentaires sur l’événement des hommes au pouvoir, en particulier les girondins ?
20Dans un premier temps, la presse girondine justifie dans l’ensemble les « massacres » au nom des « circonstances ». Ainsi Gorsas écrit dès le 3 septembre :
« Le moment terrible est venu ; des hordes de cannibales avides de sang et de pillage ont violé l’asile de la liberté[…] Ils veulent la mort des patriotes […] Qu’ils périssent ! […] Le peuple furieux, qui sait que les prisons sont pleines de conjurés, en fait une justice terrible, mais nécessaire, mais nécessitée ; car il ne faut pas se le dissimuler, nous sommes en guerre ouverte avec les ennemis de notre liberté »11.
21Un autre girondin, Carra, constate avec une certaine sérénité dans les Annales patriotiques et littéraires que « Toutes les prisons sont vides. Les coupables ont péri : les innocents ont été épargnés » (5 septembre)12.
22Ce n’est qu’avec la fameuse dénonciation de Louvet contre Robespierre à la Convention, le 29 octobre, que l’interprétation girondine se modifie, dans la perspective d’une mise en cause globale de l’attitude des Montagnards depuis le 10 août. L’affrontement Louvet-Robespierre, effectif par la réplique de ce dernier le 5 novembre, mérite donc une analyse discursive spécifique13.
23L’attaque de Louvet concerne frontalement Robespierre, « cet homme sur lequel l’opinion publique se développe avec horreur » mais porte aussi plus largement sur la Commune de Paris, « commune désorganisatrice qui prolonge une autorité usurpée ». Il s’agit d’abord de « soigneusement séparer la révolution du 10 août de celle du 2 septembre ». A ce titre, on ne peut confondre le « peuple tout entier » présent au château des Tuileries « dans la magnifique journée du 10 août », et le « peuple égaré », réduit à quelques centaines de personnes entourant les prisons « dans l’horrible journée du 2 septembre ». « La révolution du 10 août est l’ouvrage de tous » : elle justifie le titre glorieux de « patriotes du 10 août », qui sert désormais à désigner les jacobins minimalistes ; elle jette d’autant l’opprobre sur le titre usurpé de « patriotes du 2 septembre », associé aux jacobins radicaux14.
24De fait, le girondin Louvet ne voit dans les efforts des jacobins radicaux en vue de constituer, dans le cours des événements, le savoir politique jacobin sur la base de l’expression identitaire du peuple souverain que « projets d’anarchie et de subversion ».
25C’est pourquoi il parodie le trajet discursif parcouru par Robespierre du 10 août au 1er septembre, lui déniant par là même la position de « législateur naturel » :
« C’est alors qu’on vit des intrigants subalternes déclarer que Robespierre était le seul homme vertueux en France, et que l’on ne devait confier le salut de la patrie qu’à celui qui prodiguait les plus basses flatteries à quelques centaines de citoyens, d’abord qualifiés le peuple de Paris, ensuite seulement le peuple, ensuite le souverain […] à cet homme qui, après avoir vanté la puissance, la souveraineté du peuple, ne manquait jamais d’ajouter qu’il était peuple lui-même, ruse aussi grossière que coupable »15.
26La réplique de Robespierre se construit sur un mode offensif. A partir d’un injonction devenue célèbre, « Citoyens, voulez-vous une révolution sans révolution ? » ce dirigeant jacobin profite de l’occasion que lui donnent ses adversaires politiques pour énoncer les arguments ultimes du trajet discursif qu’il parcourt depuis le 10 août.
27Il commence par qualifier la révolution du 10 août de « sainte insurrection », d’« insurrection populaire ». Puis il introduit le thème de « l’histoire de la (dernière) révolution » pour conclure, sur le 2 septembre, que « C’était un mouvement populaire, et non la sédition partielle de quelques scélérats ». Ici le trajet est provisoirement bouclé. L’argument sur le « mouvement populaire » précède la description du rôle médiateur des officiers municipaux, qui « s’engagèrent à suivre les formes nécessaires », et délimitèrent ainsi une « justice populaire » alors que sa condition de possibilité n’est autre que la présence attestée du « juge » improvisé dans les prisons. Qui plus est cet argument fort du savoir politique jacobin est inséré dans une vision processuelle, « l’histoire de la Révolution ».
28Désormais il est toujours possible de qualifier une action, y compris punitive, de « populaire », si elle est traduite par le porte-parole selon les normes énonciatives du nouveau champ politique légitime, c’est-à-dire dans les termes d’un mouvement populaire. Le peuple prend bien nom de peuple à chaque événement où il manifeste sa souveraineté dans la mesure où la figure du porte-parole, médiateur par excellence, et celle du législateur-philosophe, énonciateur des arguments généraux légitimes, sont consubstantiels à son existence politique.
29Qu’en est-il enfin de l’attitude du girondin Roland, ministre de l’intérieur, et par là même acteur majeur de la mise en acte du projet girondin ? Au moment des massacres de septembre, il les justifie, mais il met en garde ses concitoyens contre les tentatives de donner suite aux mouvements du 10 août et du 2 septembre :
« J’ai admiré le 10 août, j’ai frémi des suites du 2 septembre ; j’ai bien jugé ce que la patience longue et trompée du peuple et ce que sa justice avaient dû produire ; je n’ai point inconsidérément blâmé un terrible et premier mouvement ; j’ai cru qu’il fallait éviter sa continuité »16.
30C’est pourquoi Roland n’a de cesse d’insister dans sa correspondance avec les départements sur le danger d’« anarchie ». Il s’en prend tout particulièrement aux Provençaux s’étonnant « d’une anarchie aussi étonnante et aussi générale »17 dans le ressort du département des Bouches-du-Rhône.
31De fait tout commence avec l’affaire d’Eyguières18. Le 2 septembre, l’Assemblée électorale des Bouches-du-Rhône ne se contente pas d’élire les députés à la future Convention ; elle envoie une « commission électorale » accompagnée de la force armée dans les districts jugés suspects d’incivisme. Cette commission épure les sociétés patriotiques et les administrations municipales des « modérés » qui se trouvent en leur sein, et règle les conflits entre particuliers au détriment de « l’aristocratie des riches ». En réaction à cette politique radicale, les « patriotes du 10 août », présents en nombre grandissant dans les sociétés populaires, constituent une « commission populaire », et s’opposent les armes à la main, près d’Eyguières, aux « commissaires électoraux ». Le résultat est sanglant : 11 morts et 20 blessés.
32Le retentissement de cet événement est énorme en Provence. Alors que les jacobins radicaux, qui se définissent comme des « patriotes de 1789 », justifient les actions de « l’armée de la loi » dirigée par les « commissaires électoraux » au nom de la patrie en danger, du salut public (« C’est en transgressant leurs lois que les Français ont sauvé la patrie »), ceux qu’on appelle parfois « les patriotes du 10 août » dénoncent une telle « dictature commissariale » et insistent sur l’illégalité d’une « mission civique » transformée en « courses de brigands »19.
33Le ministre Roland, qui avait enjoint aux « commissaires patriotes » envoyés par ses soins dans les départements de s’en tenir à des « missions purement apostoliques et aucunement administratives », prend fait et cause pour les « patriotes du 10 août », qualifiés de « modérés » par les jacobins. Il ne voit dans « l’impunité » de la « commission électorale », dans ses actions que « la dissolution la plus affligeante de toutes les autorités constituées » et appelle le département à mobiliser « la vengeance des lois contre les auteurs de ce brigandage » ! Mieux encore, il ne perçoit dans le mouvement populaire provençal, médiatisé en permanence par des porte-parole, que des événements où se « renouvellent sans cesse l’oubli le plus scandaleux des lois ».
34Dans un contexte où les luttes entre les « modérés » et les radicaux sont particulièrement vives, la réponse des administrateurs du département est sans ambage. Ces agents de l’autorité défendent les sociétés populaires, et leurs commissaires20 :
« C’est à elles que nous devons la découverte de tous les complots et de toutes les trames de nos ennemis. C’est dans leur sein que nous avons trouvé d’ardents patriotes pour ramener la paix dans les villes et les campagnes, étouffer les haines, et faire fleurir la révolution » (13 novembre)
35Ils justifient également l’existence de « tribunaux populaires », désignés comme des « monstres nés de l’anarchie » par le ministre, en insistant, sur le rôle décisif des « juges » improvisés, à l’instar des « massacres » de septembre à Paris :
– « Ces tribunaux provisoires ont remédié à la lenteur et la faiblesse des tribunaux ordinaires qui restaient muets sur tous les crimes de contre-révolution. Cette impunité affectée enhardissait nos ennemis, et le peuple indigné de se voir ainsi abusé se faisait souvent à lui-même une justice qu’on lui refusait. C’est en créant des juges dans son sein, des juges auxquels il avait confiance qu’il a suspendu ses vengeances, et que le sang ne coulait plus arbitrairement ; l’innocent n’a plus été confondu avec le coupable. Si ceux qui composent ces tribunaux ne sont pas des gens de loi […] ils ont pour eux le choix du peuple » (13 novembre 1792).
– « L’égalité qui fait la principale base de notre constitution nouvelle donne à chaque individu l’idée et le sentiment de la vraie justice ; et la liberté qu’on lui a promise lui fait chercher les moyens de l’obtenir […] Les sociétés populaires se sont occupées de cet objet suprême ; les tribunaux qu’elles ont établis, se renfermant dans les bornes de formalités indispensables, ont banni ces longueurs qui tenaient à la justice captive, et allant droit au but, elles ont produit des effets salutaires et quelque fois aussi des prodiges » (18 novembre).
36Un tel plaidoyer des autorités départementales pour l’extension des pouvoirs du porte-parole au domaine de la « justice populaire » précise la signification nationale des massacres de septembre, leur inscription par les porte-parole radicaux dans le processus révolutionnaire lui-même.
37Bien sûr, la perspective que nous avons adoptée, centrée autour de l’émergence discursive d’une « justice populaire » désignée comme telle, n’épuise pas l’explication historique des massacres de septembre. Nous avons voulu simplement montrer que la réalité attestée de la « justice populaire », tant à Paris qu’en Province, marque une étape décisive dans le développement du phénomène original des porte-parole. Et l’historien ne peut être indifférent au fait que la catégorie interprétative de « justice populaire » s’inscrit dans le savoir politique jacobin au moment même de l’avènement de la République.
Annexe
Annexe 1
Propos des agents terroristes (d’après les massacres de Meaux, Reims et Versailles, 4-9 septembre 1792)
1 – Voilà des têtes à bas, il en faut trente et ça ira !
2 – Triple nom de Dieu, je ne suis pas venu de 180 lieux pour ne pas foutre 180 têtes au bout d’une pique.
3 – Je hacherai cette viande par morceaux et la fricasserai pour les faire manger aux aristocrates de Cormeilles.
4 – C’est donc toi foutu morpion qui veut nous faire la loi, mais attends je vais m’en faire un haricot de tes os.
5 – Tu ne sais donc pas qui je suis, je suis foutu pour ouvrir le ventre à un homme et lui manger le cœur.
6 – Voilà comment je travaille la marchandise, la lame est entrée dans le ventre d’un des scélérats. Je recommencerai lorsque j’aurai dormi quelques heures.
7 – Il faut que tu prennes un outil qui coupe bien, nous irons là haut, nous nous mettrons à la tête des hussards noirs ; nous descendrons ici chez Carbon, nous assassinerons sa maison, de là nous irons chez Savigny en faire autant.
8 – Vous Monsieur à la peau fine, je vais me régaler d’une verre de ton sang
9 – Tu n’as pas encore vu le cœur d’un aristocrate, je vais t’en faire voir un.
10 – Le sacré coquin, il était tombé, il avait les yeux au ciel comme pour demander pardon ; je les ai renfoncés avec mes talons, et je lui ai écrasé la figure pour le rachever.
Annexe 2
Les discours des porte-parole pendant les massacres de septembre à Paris
1 – Le sang des ennemis est pour les yeux des patriotes l’objet qui les flatte le plus.
2 – Mes amis, vous voulez du sang, vous en aurez.
3 – Debout, debout et que le sang des traîtres commence à couler.
4 – Le peuple étant souverain, il n’y avait aucune force à lui opposer, lorsqu’on lui demandait qu’on lui livre ses ennemis.
5 – Voulez-vous permettre mes camarades, mes concitoyens, que M. de Rhulière se rende au greffe pour y être interrogé.
6 – Qu’on pourrait être tranquille, qu’il donnait sa parole, foi de procureur de la commune, qu’avant la fin de jour ils seraient punis.
7 – Mes camarades, mes amis, vous êtes de bons patriotes […] Vos plaintes sont fondées. Guerre ouverte aux ennemis du bien public […] C’est un combat à mort. Je sais comme vous qu’il faut qu’ils périssent, mais si vous êtes de bons citoyens, vous devez aimer la justice. Il n’est pas un de vous qui ne frémisse à l’idée affreuse de tremper les mains dans le sang de l’innocence.
8 – Que le peuple se plaignait de grandes injustices, qu’il existait dans les prisons des hommes injustement détenus, qu’il y en avait dont il était pressant de faire justice et qu’enfin après les trahisons multipliées et les attentats contre le peuple, il fallait se débarrasser des conspirateurs.
9 – Que le peuple avait à se venger et qu’il serait dangereux de l’arrêter.
10 – Le peuple veut des victimes, il lui en faut, ce serait exposer les autorités que de résister en ce moment à la volonté du peuple.
Notes de bas de page
1 Proche des ethnométhodologues au moment de son enquête sur les massacres de septembre, Bernard Conein s’intéresse à l’archive en tant qu’« artefact représentationnel » qui fournit des catégorisations sur l’événement : le contenu de l’archive est une ressource, il permet de présenter le récit de l’événement à la fois comme une description et une explication. Voir sur ce point son intervention au colloque sur L’événement (1986) intitulée « Les comptes rendus des massacres de septembre : fonction du document dans l’accès à l’événement ».
2 Conein (1978), introduction. Nous reproduisons, en annexe 1 et 2 de ce chapitre, d’une part une série de propos d’agents terroristes issus de l’archive judiciaire, d’autre part une série de formules de porte-parole puisées dans le discours sur l’événement, séries d’énoncés constituées à l’aide des textes cités par B. Conein. Voir également les textes en annexes de son étude sur « Le tribunal et la terreur, du 14 juillet 1789 aux massacres de septembre » (1980).
3 Voir en annexe 1 les propos terroristes 6, 7 et 8.
4 Conein (1978 : 251). Voir des exemples dans l’annexe 2, en particulier les énoncés 7 et 8.
5 Voir en particulier la référence au « sang des ennemis » dans les énoncés 1, 2 et 3 de l’annexe 2.
6 Voir la référence à la souveraineté et la volonté du peuple dans les énoncés 4 et 10 de l’annexe 2.
7 D’après le compte-rendu du Mercure Universel du 4 septembre 1792, p. 57.
8 D’après la Chronique de Paris du 4 septembre 1792, p. 990.
9 Discours sur l’accusation intentée à Robespierre, Moniteur, Tome 14, p. 426.
10 Cité dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b : 114).
11 Cité par Marcel Dorigny dans « Violence et Révolution. Les Girondins et les massacres de septembre » (1980 : 105). Marcel Dorigny précise que le journal de Brissot, Le Patriote Français, fut le plus réservé de toute la presse girondine face aux événements de septembre ; il est même possible d’y déceler une réprobation.
12 Cité par Dorigny (1980 : 106).
13 Les discours de Louvet et Robespierre sont reproduits dans le Moniteur Universel, tome 14, p. 340-344 et 390-395.
14 Louvet précise que ce sont les soi-disants « amis du peuple » qui désignent les « modérés » comme des « patriotes du 10 août » : « Eux-mêmes, avec un mépris féroce, ne nous désignent que comme les patriotes du 10 août, se réservant le titre de patriotes du 2 septembre. Ah !, qu’elle reste, cette distinction, digne en effet de l’espèce de courage, qui leur est propre ! qu’elle reste, et pour notre justification durable, et pour leur long opprobre » (id., p. 342). Louvet propose donc de retourner l’expression de « patriotes du 10 août » au profit des soi-disant « modérés ». Cette proposition de retournement ne nous semble pas avoir été retenue par le courant girondin.
15 Moniteur, 14, p. 342. Les énoncés mis en valeur le sont de notre fait.
16 Cité par Dorigny (1980 : 112).
17 Correspondance du 1er novembre, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 143. Nous avons déjà signalé cet antagonisme entre Roland et les jacobins provençaux dans le chapitre précédent.
18 Voir notre description de cette affaire dans notre ouvrage Marseille républicaine (1992b : 94-107).
19 Dans le contexte provençal, les jacobins radicaux introduisent la distinction entre les « patriotes nouveaux ou de circonstance », désignés par l’expression « patriotes du 10 août » et les « hommes qui depuis quatre ans n’ont jamais dévié des vrais principes », « les patriotes de 1789 ». Voir Avis aux citoyens amis de la liberté et Les électeurs du district de Marseille à leurs concitoyens, Marseille, 1792, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 2076.
20 La correspondance entre le ministre Roland et les administrateurs a été retranscrite dans un registre conservé aux Archives Départementales des Bouches-du-Rhône, L 143.
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