Chapitre X. La désignation des classes et des partis. Hommage à Ferdinand Brunot
p. 207-220
Texte intégral
1« Ce n’est pas à ma connaissance avant février 1792 que l’on essaya d’énumérer des partis distingués par leur nom » : en une phrase, située au début du chapitre sur la « Nomenclature des partis » dans le volume consacré à la Révolution et l’Empire dans sa monumentale Histoire de la langue française1, Ferdinand Brunot marque l’importance qu’il accorde, à la manière des historiens, aux événements qui constituent les réseaux communicatifs de la politique.
2Il nous importait en effet de rendre compte, dans l’un des derniers chapitres de cet essai de synthèse, de la grande oeuvre de cet historien de la langue, de son caractère fondateur dans toute approche des langages de la Révolution française.
3Infatigable compilateur de matériaux lexicographiques, au nom de l’histoire externe de la langue, lecteur assidu d’archives, se rapprochant ainsi d’Alphonse Aulard devenu historien en étudiant le discours des révolutionnaires, Ferdinand Brunot construit une histoire sociale de la langue à partir de l’expérience révolutionnaire du peuple ; il contribue ainsi de manière décisive à délimiter l’extension, avec la Révolution française, de la langue du droit (Chevalier, 1994).
4Cependant nous n’allons pas présentement réexaminer, voire même compléter « la liste générale, sinon complète, du moins étendue, des qualifications données aux groupes » (Brunot, 1967 : 835). Une telle tâche scientifique excède un simple essai de synthèse. Il nous importe plutôt de montrer en quoi nous modifions cette perspective d’histoire sociale de langue par l’introduction d’un point de vue sur l’événement linguistique2.
5De la description de l’événement discursif à la caractérisation de l’événement linguistique, il s’agit d’abord de circonscrire la singularité même de l’événement en tant que lieu d’émergence de formes singulières de subjectivation matérialisées par des sujets dénonciation déterminés, ici les diverses figures du porte-parole, puis de montrer que la matérialité même du langage de ces sujets s’investit dans des outils et des capacités linguistiques spécifiques. A ce titre, les acteurs de l’événement évoluent dans un espace intersubjectif propice à l’innovation linguistique : en permanence, des luttes de mots, des réflexions contradictoires sur la « nouvelle langue politique », des interrogations sur l’adéquation des dictionnaires, de la grammaire et de la rhétorique au nouveau modèle politique confèrent une dimension réflexive forte à des significations insolites, des sujets inédits et des thèmes fondateurs.
6Nous l’avons vu, dans un chapitre précédent, les désignants du discours patriotique, et tout particulièrement le couple « patriotes »/ « aristocrates », sont de plus en plus instables face à l’offensive des « royalistes », amis du « bon sens »3. L’appel au bon sens demeure en effet tout au long de l’année 1791 l’arme favorite des publicistes hostiles aux jacobins. Il permet de subvertir les désignations du discours patriotique. Ainsi le dialogue fictif entre un Royaliste et un Démocrate souligne la puissance du « tribunal souverain du bon sens »4 :
« Le Démocrate.... Allons, allons, sortez de vos rêveries aristocratiques.
Le Royaliste. Voilà toujours son mot. Mais je vous l’ai dit cent fois, mille fois, et ne pourrai-je jamais vous le dire pour la dernière ? Je ne suis point aristocrate […] M’entendez-vous ?
Le Démocrate. Fort bien. Mais quelle épithète voulez-vous donc que je vous donne ; car il en faut une aujourd’hui, sous peine d’excommunication civique.
Le Royaliste. Belle demande ! Vous me donnerez l’épithète de royaliste.
Le Démocrate. Royaliste ! Mais je le suis aussi, moi. J’aime bien sincèrement notre monarque.
Le Royaliste. Je sais que vous l’aimez ; mais je sais aussi que vous aimez la démocratie. Ainsi, en accolant les deux épithètes, je vous nommerai le Démocrate-Royaliste.
Le Démocrate. Pouvez-vous faire une telle plaisanterie ! allier deux choses que le bon sens sépare !
Le Royaliste. Vraiment le bon sens ?
Le Démocrate. Oui, le bon sens
Le Royaliste. Hé bien, il faut que vous conveniez que ces députés, si patriotes, […] qui voulaient décréter que la France était une démocratie royale n’avaient pas le sens commun. »
7Cependant l’émergence d’un jugement adéquat à la langue du droit, avec la formation de la Société des amateurs de la langue française, permet d’endiguer un tel abus volontaire des mots5. Par ailleurs, un événement linguistique dont Ferdinand Brunot pressentait l’existence sur la base de sa vaste érudition a bien eu lieu en février 1792. A cette date, un débat sur l’unité et la division du « peuple » entre Pétion, le maire de Paris, et les journalistes enclenche l’énumération distinctive des « classes » et des « partis », démontrant par là même la capacité des révolutionnaires à dénommer des groupes en pleine conscience linguistique.
8Le 6 février 1792, le maire de Paris, Pétion, adresse une lettre à son ami Buzot, publiée quelques jours plus tard par la presse6, dont l’écho retentit dans toute la France.
9Pétion y dénonce « la vraie cause de nos maux », la division du tiers-état, identifié à la nation en 17897. Il s’en prend à ceux qui veulent « créer des partis sans nombre », « diviser les citoyens d’opinions et d’intérêts ». De fait, il a d’emblée pour cible « la bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée », qui « fait scission avec le peuple » en se plaçant « au dessus de lui ». Il s’agit bien de faire sentir à la bourgeoisie « la nécessité de ne faire qu’un avec le peuple », alors « le peuple sentira la nécessité de ne faire qu’un avec la bourgeoisie ». Les patriotes ne doivent « avoir qu’un cri : Alliance de la bourgeoisie et du peuple ; ou si l’on aime mieux : Union du tiers-état contre les privilèges »8.
10De fait, cette lettre est lue d’une manière bien différente d’un patriote à l’autre.
11Les plus modérés y voit un germe de discorde. Ainsi Duquesnoy9, connu pour son attention à la définition des mots (Barny, 1978), reproche à Pétion de vouloir opposer à une « classe d’hommes propriétaires », « classe qui est, partout le royaume, la plus nombreuse », qui veut « chasser loin de la France l’anarchie qui menace les propriétés », les « prolétaires » qui « n’ont rien en propriété foncière » et « sont très en petit nombre » !
12Pétion a pris le risque, dit-il, de paraître « blâmer, taxer d’incivisme » les propriétaires. Déjà « on désigne ceux qui étaient connus sous le nom de bourgeois comme les ennemis du peuple ». « Les citoyens se montrent contre une portion d’eux-mêmes ; ils se divisent arbitrairement dans chaque ville en bourgeois et en peuple, pour adopter la distinction de M. Pétion » dont « il naîtra une guerre, une scission nouvelle » particulièrement funeste.
13Surenchérissant sur les propos de Duquesnoy, le journaliste du quotidien Le Spectateur et le Modérateur ironise sur la découverte par M. Pétion du fait qu’« il existe réellement un plan pour établir, dans la société, deux classes opposées et ennemies, et conséquemment une guerre civile », présupposant ainsi bien gratuitement qu’« il faut distinguer la bourgeoisie d’avec le peuple » (15 février).
14Par réaction, le girondin Brissot, dans Le Patriote Français (25 février) s’efforce de rassurer les propriétaires lorsqu’il précise que le maire de Paris ne veut nullement « faire une nouvelle classe, celle de la bourgeoisie » : « M. Pétion prêche l’union, la fraternité ; il veut, et c’est là l’objet principal de sa lettre, il veut ramener les esprits dans la position où ils étaient lors de la révolution, leur donner la même élévation, la même énergie ».
15Le jacobin Lequinio, plus radical, ne s’embarrasse pas de telles circonvolutions. Il préconise, dans son ouvrage Les préjugés détruits (1792) un changement radical de dénomination, en posant le problème en terme de classe :
« Je ne connais plus ni bourgeois, ni peuple dans le sens ancien, et je ne me servirai pas de ces expressions qui m’ont choqué dans une lettre devenue célèbre ; mais je connais des classes opulentes et des classes manœuvrières et pauvres »10.
16Lorsqu’il aborde la question de l’égalité, il n’hésite donc pas à mettre l’accent sur le « dédain » à l’égard d’autrui des « classes opulentes », et par contraste l’attachement des « classes inférieures » au sentiment d’égalité, délimitant par là même le critère de « la division des intérêts de classe », déjà formulé par Marat11. Il écrit en effet :
« C’est aux classes inférieures à réduire les classes opulentes en s’élevant elles-mêmes […] Tel est l’égal d’autrui, sitôt qu’il ose s’estimer autant […] C’est aux classes inférieures à se remplir de ce sentiment d’égalité parfaite »12.
17« L’effusion des lumières dans toutes les classes » dépend bien de l’action révolutionnaire de « la classe laborieuse et pauvre ». Présupposant que « c’est l’opposition des intérêts divers qui divise les différentes classes de citoyens », il revient en effet à Marat de proposer, dans L’Ami du peuple, une vision systématique et historique de « l’esprit qui anime les différentes classes du peuple, les intérêts opposés des différents ordres de citoyens »13.
18Pourquoi en France « le parti des amis de la liberté ne se trouve plus composé que des classes indigentes, que d’une plèbe sans lumières », alors qu’en Angleterre, en Suisse, en Hollande et en Amérique, « chacun des partis est composé de différentes classes de la société » ?
19Sous l’Ancien régime, les membres de l’État (« la noblesse, le clergé, la robe, la finance, les plébéiens aisés et les indigents ») formaient « plusieurs classes divisées d’intérêt ». Les « ordres oppresseurs » traitaient en ennemi la « multitude ». Avec la Révolution française, les « classes élevées » affectent un sentiment d’égalité à l’égard de « la masse du peuple », le temps de l’insurrection. Mais très vite, elles utilisent contre la « plèbe » leur rapport privilégié à l’éducation, la politique, la fortune et l’autorité. Ainsi, précise Marat, « La Révolution n’a été faite et soutenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par la plèbe » (7 juillet 1792).
20L’Ami du peuple rejoint ici Lequinio lorsqu’il affirme le lien privilégié entre les « classes inférieures » et « l’amour de l’égalité » : « L’amour de la liberté est fondé sur celui de l’égalité : mais l’amour de l’égalité est tout au plus dans le cœur des dernières classes du peuple, que toutes les autres dédaignent et oppriment » (9 juillet). Une fois encore, Marat veut prouver que « le parti des amis de la liberté ne se trouve plus composé que des classes indigentes, que d’une plèbe sans lumières », traitée de « populace, de canaille, de gueux, de SANS-CULOTTES ».
21Une telle caractérisation des forces favorables à la révolution en termes de classes demeure donc dans le champ d’intervention du « parti des amis de la liberté ». Ainsi, le débat sur les dénominations des partis demeure toujours d’actualité. Le passage de la désignation de partis opposés à la caractérisation de classes antagonistes, et vice-versa, n’induit pas une rupture sémantique : elle signifie seulement un clivage doctrinal. En effet, Marat et Lequinio poussent seulement à l’extrême la valeur essentiellement descriptive des emplois du mot « classe », qui ne peut concurrencer, pendant la Révolution française, la dimension fortement réflexive, la valeur organique des emplois du mot « peuple »14.
22L’évolution de la désignation des « partis » constituent donc bien l’une des innovations lexicales majeures de l’année 1792. Il convient alors d’en préciser les enjeux majeurs à l’encontre d’une réflexion historiographique qui s’appuie trop souvent sur une vision rétrospective de la lutte des classes.
23Le jacobin Pierre-Jean Audouin se demande « pourquoi appelle-ton les Jacobins gens sans-culottes ? »15. S’il constate que « les grandes phrases vides de sens » se multiplient, il n’en reste pas moins que « les hommes se prennent aux mots » : ainsi « comme le mot de patriotes est un titre honorable, il fallait les appeler jacobins, factieux, républicains » (6 mai). Rejoignant les préoccupations de Robespierre, il revendique « la propriété des mots » contre les prouesses langagières de ceux qui veulent « diviser les citoyens entre eux, et pour cet effet avilir la classe pauvre, lui donner des noms injurieux, que le riche soit sûr de ne pas partager ; l’appeler peuple pour établir des distinctions qui préparent insensiblement à des castes »16.
24Cependant sa résistance à « l’abus des mots » ne peut l’empêcher de faire le constat d’une évolution lexicale, quelques semaines plus tard17, dans les termes suivants :
« La France est divisée dans ce moment en deux partis distincts, l’un surnommé les honnêtes gens, et l’autre surnommé les sans-culottes. »
25Et, s’appuyant sur des calculs de population, il montre que, dans cette division, l’essentiel est préservé :
« Il résulte de cet exposé que la proportion est de quinze du parti des sans-culottes contre un du parti des honnêtes gens. Or, d’après ces données, il est de toute impossibilité que la guerre civile puisse éclater, et qu’un parti puisse attaquer l’autre, la disproportion est trop grande, et il est extrêmement probable que le parti faible se réunira à l’autre contre l’ennemi commun, soit intérieur, soit extérieur : donc point de guerre civile. »
26Audouin pointe ainsi deux désignants majeurs, « sans-culottes » et « honnêtes gens » qui sont l’objet d’un retournement sémantique dont il convient maintenant de caractériser le mécanisme discursif.
27Historien des sans-culottes parisiens, Albert Soboul (1958, 1982) écrit à propos du référent des mots « sans-culotte », « sans-culotterie » :
« Ce sont ces catégories populaires de type ancien, élément essentiel des foules révolutionnaires, qui furent à l’époque désignées par les mots sans-culottes, sans-culotterie. ces mots peuvent paraître vague par rapport au vocabulaire sociologique actuel : par rapport aux conditions sociales du temps, ils répondaient à une réalité bien précise » (1982 : 253).
28A vrai dire, Annie Geffroy (1988a) montre que le référent du mot « sans-culotte » est plutôt flou en 1790-1791 alors qu’il est essentiellement vu de droite. Puis ce « foutu nom » est soumis en 1792 à une procédure complexe de retournement. C’est ainsi que le trajet du mot « sans-culottes » apparaît exemplaire du fonctionnement de la désignation socio-politique aux yeux du lexicologue : « Ceux d’en bas sont d’abord nommés par les autres, les dominants ; le nom qu’on leur donne est un axiologique dépréciatif, autrement dit une insulte. Quand l’affrontement social est assez vif, les dominés et/ou leurs porte-parole s’emparent de ce nom imposé du dehors, le retournent, le revendiquent comme leur nom ‘propre’ » (Geffroy, 1985 : 172).
29Prenant au mot l’expression péjorée attachée au nouvel intrus sur la scène politique, des sujets opérants la retournent, en font l’expression authentique de la part politique des incomptés de la politique dans une conception de la société dominée par la classe des propriétaires. Le retournement s’effectue en juin 1792 : d’abord au club des jacobins le 4 juin avec l’intervention d’« un citoyen du faubourg Saint-Antoine » qui affirme : « Nous sommes sans-culottes », et surtout au cours de la journée du 20 juin où retentit le cri, parmi les manifestants qui se présentent aux Tuileries devant le roi coiffé du bonnet rouge, « Vivent les patriotes, vivent les sans-culottes, à bas le veto »18.
30Le terme d’« honnêtes gens » connaît une évolution moins spectaculaire. Au début de la Révolution française, « honnêtes-gens désignait, pour les patriotes, ceux qui soutenaient la Révolution, tout en se distinguant par leur fortune et leur culture du peuple » indique Marcel Dorigny (1985). Dès le printemps, à l’initiative du mouvement jacobin, et plus particulièrement des brissotins, le terme prend une valeur négative : il renvoie aux nouveaux ennemis du peuple. Et Marcel Dorigny de préciser que le véritable point de départ de cette inversion systématique fut le discours de Lafayette le 28 juin 1792. Le fait est connu : Lafayette, dénonçant les responsables de l’invasion des Tuileries le 20 juin, lance un appel aux « honnêtes gens » et se présente comme leur représentant indigné : « Je supplie l’Assemblée d’ordonner que les auteurs et instigateurs des événements du 20 juin soient poursuivis comme criminels de lèse nation […] Je les supplie aussi en mon nom et en celui de tous les honnêtes-gens de prendre des mesures efficaces pour faire respecter les autorités constituées’ ». Citant ce texte célèbre, Marcel Dorigny le commente de la façon suivante : « Il semble que le discours de Lafayette eut pour résultat de provoquer le rejet de la formule « honnêtes-gens » par tous ceux qui, à cette date, ne voyaient plus d’issue que dans un renversement du trône » (1985 : 85).
31Ainsi c’est au printemps 1792, et plus particulièrement autour du 20 juin, que se concrétise l’opposition entre sans-culottes et honnêtes gens, ainsi que le note M.-J. Chénier, en évoquant la tradition révolutionnaire des gueux de Hollande :
« J’ai dit que cinq ou six minorités donnaient le nom de factieux à l’immense majorité de la nation. En effet, ce ne sont pas les Jacobins seulement qu’elles appellent ainsi, mais tout ce qui est pauvre, ou même tout ce qui n’est pas propriétaire. Or c’est l’immense majorité de la nation. C’est encore à ce véritable corps du peuple que les ennemis de la chose publique ont donné si ingénieusement le beau surnom de sans-culotte, à peu près comme le duc d’Albe et les honnêtes-gens qui suivaient ses drapeaux appelaient des gueux la presque totalité de la nation batave qui avait l’insolence de secouer le joug autrichien et de vouloir être libre, malgré des moines et des tyrans »19.
32De fait, l’opposition binaire « sans-culottes »/ « honnêtes gens », qui succède à l’opposition plus classique « patriotes »/ « aristocrates », finit par s’imposer face à d’autres solutions au problème de la désignation des partis en 1792.
33Avec Ferdinand Brunot, signalons essentiellement le cas de la division ternaire proposée par Brissot sous la rubrique « Sur les trois partis qui divisent ceux qui soutiennent la constitution »20 dans les termes suivants : « Trois partis divisent maintenant la France, ou plutôt la capitale […] On les appelle enragés, patriotes et modérés ». Et ce dirigeant girondin résume plus loin son propos :
« Voici en deux mots le caractère de ces trois partis :
Patriote – Ami du Peuple, ami de la constitution
Modéré – Faux ami de la constitution, ennemi du peuple
Enragé – Faux ami du peuple, ennemi de la constitution. »
34Brissot prend donc pour critère d’appréciation la Constitution, écartant de sa classification les contre-révolutionnaires, anticonstitutionnels par définition. Nous sommes ainsi renvoyés à la mise en acte de la Constitution qui se trouve au centre, nous venons de le voir dans le chapitre précédent, de la politique jacobine.
35La classification ternaire du journaliste de L’Indicateur ou Journal des causes et des effets est bien différente. S’inquiétant de l’augmentation de la « confusion de classes et de dénominations », ce journaliste propose une rubrique intitulée « Les trois partis »21 qui commence de la façon suivante :
« Trois partis bien distincts divisent à présent la France, comme chacun sait, ou doit savoir : celui des jacobins, celui des coblenciens, celui des modérés ».
36Et il précise :
« Les jacobins s’annoncent comme les ennemis de tous les abus […] ils cherchent continuellement à braver, à intimider et violentent fréquemment quiconque ose agir, parler, penser autrement qu’eux
Les coblenciens sont d’un autre extrême : ils s’annoncent comme les défenseurs zélés de toutes les opinions longtemps accréditées, les observateurs fidèles de toutes les coutumes, les ennemis de toute innovation
Les modérés désirent par dessus tout la paix, l’ordre et la justice […] Ils ne demandent que le règne de la loi et la raison, et non celui des hommes quels qu’ils soient et de leurs passions comme qu’on les colore. »
37Il convient ici de valoriser, à la différence des « Brissotins », les initiatives des « modérés »22, qui se situent à l’extérieur du mouvement jacobin et sur le strict terrain du droit positif, tout en soulignant leur inaptitude à l’action politique : « Quoique leur classe soit incontestablement la plus nombreuse, et quand ils le voudront, la plus puissante […] elle paraît tremblante et indécise ». Cette « classe des modérés », « nombreuse » mais « impuissante », est l’héritière de ce que Philippe-Antoine Grouvelle, membre de la Société de 1789, appelle, dès le début de la Révolution française, la « classe mitoyenne »23. Il s’agissait alors, dans le contexte de la nouveauté de 1789 et la continuité d’un radicalisme des modérés d’ancien régime, si l’on peut dire, de valoriser une « classe nombreuse » dont la « révolution présente » est l’ouvrage dans la mesure où elle lui donne d’emblée un « caractère modéré ». Grouvelle souligne plus précisément l’importance à ses yeux de cette « classe trop méconnue » dans le Journal de la Société de 1789 :
« C’est la classe mitoyenne qui, la première, invoqua la vraie liberté, et la vraie constitution. C’est cette classe trop méconnue, l’asile des mœurs et de la raison publique, qui fera dans tous les empires la révolution que lui doit l’empire Français, et qui seule les sauvera, comme nous, de la tyrannie des grands, et de la licence des populaces en mettant partout les lois à la place de la force, et la paix de l’ordre où l’on ne voyait que le calme de la terreur […] C’est dans cette classe que respire le sentiment de l’égalité naturelle, et l’amour de l’égalité sociale24 ».
38Si Grouvelle peut encore affirmer en 1790 que la « classe mitoyenne », qui s’inscrit dans une tradition politique associant « honnêteté » et « modération »25, est plus familiarisée que les députés à L’Assemblée nationale « avec cette nombreuse partie de la nation que vous appelez peuple », en 1792, la désignation péjorative de « modérés » s’impose dans le mouvement jacobin. Ainsi, terminus incontournable de bien des processus discursifs, Robespierre dénonce à la Convention le 28 octobre 1792 « un parti mitoyen », « faction » réunie autour de La Fayette qui, « connue sous le nom de modérés », tout à la fois s’efforce de « présenter le peuple lui-même comme une faction » et de « travestir la morale de l’égalité et de la justice sociale en système de destruction et d’anarchie »26.
39« Anarchie », le mot est lancé. Et très vite il sera question d’une nouvelle figure, « l’anarchiste ». C’est de fait à la fin de l’année 1792 que le désignant « anarchiste » apparaît dans le corpus des archives parlementaires et des journaux patriotiques dans le contexte des « premières associations explicites d’un groupe politique donné à l’idée d’anarchie »27. Ainsi, c’est bien au moment de l’opposition grandissante entre girondins et montagnards, tant au sein de la Convention que dans les autres espaces démocratiques, en particulier les sections que les dénonciations se multiplient contre les « projets des anarchistes » (Brissot). Marc Deleplace a montré que les sources parlementaires et journalistiques s’accordent pour « désigner le discours girondin comme matrice de la figure de l’anarchiste » (1993 : 298). Ainsi Brissot précise, le 7 janvier 1793, dans le Patriote français, que « la permanence des sections est, dans les mains des anarchistes, l’instrument de la désorganisation ». Mais nous sommes ici hors du cadre chronologique que nous nous sommes fixé, et plus fondamentalement au-delà du contexte discursif d’un discours républicain mis en acte avant la proclamation de la république. Si les confusions patronymiques du type « jacobins aristocrates » n’ont plus cours avec l’adéquation établie entre la langue et la constitution, ce que nous appelons la raison linguistique, la division bipolaire de la dénomination des groupes s’amplifie à l’extrême avec l’instauration de la république. Contradiction apparente qu’il nous faudra prendre en compte dans un travail élargi chronologiquement.
40Cependant Ferdinand Brunot, frappé par une telle enflure des désignants, ajoute un chapitre d’Observations à la suite de son chapitre sur la nomenclature des partis. Ce supplément nous paraît significatif de la difficulté éprouvée par la norme républicaine classique à intégrer la diversité des effets discursifs du processus révolutionnaire.
41Laissons donc la parole, pour finir, à l’éminent linguiste :
« Mon lecteur n’aura pas manqué de faire sur les noms qui précédent, et dont la plupart ont été éphémères, une observation d’ensemble. Où qu’on regarde, on a l’impression de l’émiettement, de la division d’une bataille par pelotons. Chaque groupe se sépare en sous-groupes. Desmoulins reproche à Hébert d’être un « diviseur » de la Montagne. Le vrai diviseur, c’était l’esprit de méfiance, de suspicion, joint à l’indiscipline révolutionnaire. […] Dans ces années où le pouvoir est à personne, rien n’est plus facile à accréditer que la légende de sombres trames ourdies pour s’en emparer » (1967 : 850).
Annexe
Lettre de M. Pétion à M. Buzot Paris le 6 février 1792 (l’an 4 de la liberté) Mercure Universel extraits
« Qu’est ce qu’était le tiers-état avant la révolution ? Tout ce qui n’était pas noblesse et clergé ; le tiers-état avait une force irrésistible, la force de vingt contre un ; aussi, tant qu’il a agi de concert, il a été impossible à la noblesse et au clergé de s’opposer à ce qu’il a voulu, il a dit : « je suis la nation », et il a été la nation […].
La bourgeoisie, cette classe nombreuse et aisée, fait scission avec le peuple, elle se place au-dessus de lui ; elle se croit de niveau avec la noblesse qui la dédaigne […]
Il faut que la bourgeoisie soit bien insensée pour ne pas faire cause commune avec le peuple. Il lui semble dans son égarement que la noblesse n’existe plus, qu’elle ne peut jamais exister ; de sorte qu’elle n’en a aucun ombrage, qu’elle n’aperçoit pas même ses desseins ; le peuple est le seul objet de sa défiance. On lui a tant répété que c’était la guerre de ceux qui avaient contre ceux qui n’avaient pas que cette idée-là le poursuit partout. Le peuple, de son côté, s’irrite contre la bourgeoisie.[…] La bourgeoisie et le peuple réuni ont fait la Révolution, leur réunion seule peut la conserver […] Il est donc temps que le tiers-état ouvre les yeux, qu’il se rallie, ou bien il sera écrasé. Tous les bons citoyens doivent déposer leurs petits ressentiments personnels, faire taire leurs passions particulières, et tout sacrifier à l’intérêt commun. Nous ne devons avoir qu’un cri : Alliance de la bourgeoisie et du peuple ; ou si l’on aime mieux : Union du tiers-état contre les privilèges.
Je ne puis trop vous le répéter : union du tiers-état, et la patrie est sauvée. Elle se fera, je n’en doute pas ; la bourgeoisie sentira la nécessité de ne faire qu’un avec le peuple, et le peuple sentira la nécessité de ne faire qu’un avec la bourgeoisie ; leur intérêt est indivisible, leur bonheur est commun. »
Notes de bas de page
1 Volume IX, deuxième partie (1967 : 837).
2 Nous avons succinctement présenté notre approche des événements linguistiques, et son insertion en analyse de discours, dans l’article collectif, en collaboration avec Sonia Branca-Rosoff, André Collinot, Jacques Guilhaumou et Francine Mazière, sur « Questions d’histoire et de sens », Langages n° 117, Les analyses de discours en France, mars 1995. Pour une présentation plus large et plus explicite, voir notre étude, « Pour une histoire des événements linguistiques. Un nouveau protocole d’accord entre l’historien et le linguiste », HEL, décembre 1996.
3 Voir le chapitre VIII sur la langue de la Constitution à l’ordre du jour.
4 Dialogue publié dans le n° XII de la Correspondance des Mécontents du vendredi 22 avril 1791. Les expressions d’« appel au bon sens » et de « tribunal souverain du bon sens » se trouvent tout particulièrement dans le pamphlet Tirez le Rideau. La farce est jouée, publié en octobre 1791 à Paris
5 A l’initiative des « grammairiens patriotes », nous l’avons vu dans le chapitre VIII.
6 Par exemple dans le Mercure Universel, tome 12, p. 181-183.
7 Voir le chapitre 2 sur la naissance d’une nation.
8 Voir l’extrait en annexe de ce chapitre.
9 Dans L’Ami des patriotes n° 20, p. 111-115.
10 Les préjugés détruits, réédition de 1793 , p. 93.
11 Marat considère « le caractère français, l’esprit qui anime les différentes classes du peuple, les intérêts opposés des différents ordres de citoyens ». Il ne cesse de répéter que « c’est l’opposition des intérêts divers qui divisent les différentes classes de citoyens » (L’Ami du peuple, n° 556 du 21 septembre 1791). Sur ce point, voir notre étude (1990) sur « le peuple est-il divisible en classes ? A propos du débat sur ‘la division des intérêts de classe’ (1789-1793) ».
12 Les préjugés détruits, édition de 1793, pp. 94 et 99.
13 Plus particulièrement dans les numéros des 7 et 9 juillet 1792. Voir les Œuvres politiques de Marat, tome VII.
14 Voir sur ce point les travaux de Marie-France Piguet (1996). De fait, pendant la Révolution française, le terme de « classe » sert surtout, dans une perspective descriptive, à l’enregistrement des combinaisons/divisions qui traversent le corps social.
15 Journal Universel du 4 mai 1792, p. 1734.
16 Id., 6 mai, pp.1749-1751.
17 Id., 6 août 1792, pp. 2484-1485.
18 Soulignons l’importance d’une telle émergence désignative : l’ordre « naturel » des propriétaires, traduit par la domination d’une « classe politique », est bouleversé, entravé par la reconnaissance, sous le désignant sans-culottes, du rôle politique des sans-parts. Désormais, la division issue de l’affirmation permanente de l’égalité, est constitutive de l’expérimentation politique. Voir sur ce point Rancière (1995).
19 Nouvelles réflexions sur les sociétés patriotiques, Moniteur, XII, 694, 19 juin 1792.
20 Le Patriote français du 10 mai 1792, p. 523-534.
21 Livraison du 13 juin 1792, p. 113-114.
22 Remarquons que le terme « modéré », pris dans une tripartition difficilement utilisable dans le combat politique, n’est pas encore le désignant opposé de façon privilégiée au mot « sans-culotte », comme en 1793. Mais les événements de l’été 1792 contribueront de manière décisive à situer les « modérés » du côté des adversaires du « mouvement populaire ». Voir sur ce point, l’étude de Georges Benrekassa (1995) sur « Modéré, modération, modérantisme : le concept de modération de l’âge classique à l’âge bourgeois » en particulier les pages 145 à154 sur « Jacobinisme contre modérantisme ».
23 Dans De l’autorité de Montesquieu, Paris, 1989.
24 Journal de la Société de 1789, n° VI, 10 juillet 1790, reprint Edhis, p. 28.
25 Comme le montre Georges Benrekassa (1995) qui accorde dans cette tradition une place importante à Montesquieu, en tant que théoricien de l’État modéré et de la modération. Ce n’est donc pas un hasard si Grouvelle est l’auteur d’un ouvrage sur De l’autorité de Montesquieu en 1789.
26 Œuvres complètes, Paris, PUF, tome IX, p. 46.
27 D’après Marc Deleplace (1992). C’est seulement au titre de cette association entre l’« anarchie » et la désignation des partis que l’idée d’anarchie, et bien sûr « l’anarchiste », nous concerne dans notre présent propos. Nous ne prétendons donc pas rendre compte de la complexité de l’usage d’une telle notion, sur laquelle nous reviendrons dans une future synthèse sur les années 1793-1794.
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