Chapitre IX. L’union autour de la Constitution : le « ministre patriote », la « citoyenne patriote » et le « missionnaire patriote » (printemps 1792)
p. 191-206
Texte intégral
1Le 27 février 1792, la Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins de Paris, diffuse une Adresse aux sociétés affiliées qui commence de la façon suivante : « La patrie réclame de votre zèle civique le service le plus important »1. Il s’agit plus précisément d’inciter les sociétés patriotiques a « être dans l’opinion » en multipliant les missions patriotiques auprès de leurs concitoyens.
2Le même jour, environ 300 « Citoyennes de Paris » déposent sur le bureau de l’Assemblée nationale une Adresse où elles font part aux législateurs de leur droit et de leur volonté de porter les armes dans des bataillons féminins, certes sous la modalité rhétorique d’une demande au premier abord bien modeste (« Nous venons vous demander la permission... »)2.
3Ainsi se manifestent avec vigueur deux nouvelles figures de l’opinion publique, expressions majeures du contexte discursif des premiers mois de 1792 : le « missionnaire patriote » et la « citoyenne patriote ». Elles se réfèrent l’une à l’autre, sur l’axe masculin/féminin, par la complémentarité essentielle de leurs qualités morales et politiques. Ici, la répartition des rôles n’implique pas, bien au contraire, l’exclusion des femmes de la vie politique (Godineau, 1989).
4D’un côté, les femmes s’auto-désignent comme « citoyennes patriotes »3 avant même de formuler leur demande : « Des femmes patriotes se présentent devant vous pour réclamer le droit... Nous sommes citoyennes... Nous venons vous demander la permission de nous procurer des armes ». L’antécédence de la désignation du genre « citoyenne patriote » sur l’acte performatif de demande est fondamentale4 : elle légitime la position de la femme comme acteur politique dans le contexte de la patrie en danger. Nous assistons donc, au printemps 1792, à l’émergence, sous la catégorie de « citoyenne patriote », d’un concept de citoyenneté féminine issu de la reconnaissance du caractère politique de la combinaison des droits de la femme à sa propre défense et de l’obligation civile de protéger et défendre sa patrie, armes à la main (Applewhite, Levy, 1992).
5La présence de citoyennes dans les processions armées du printemps 1792, en particulier le 20 juin, constitue non seulement un élément favorable à la radicalisation du processus révolutionnaire, mais en favorise la coalescence et en explique la force irrésistible face au pouvoir exécutif royal.
6De l’autre côté, les « missionnaires patriotes » contribuent de manière décisive, dans leurs « courses civiques », à la formation d’un nouvel espace de relations politiques par la promotion d’une série d’actes de langage (informer, correspondre, instruire, persuader, etc.) qui concrétisent la capacité de jugement de tout citoyen, traduisent le droit de la communauté des citoyens à faire la loi.
7« Citoyennes patriotes » et « missionnaires patriotes » tendent à organiser, par leur présence permanente au sein des pratiques politiques au quotidien, un espace subjectif propre à la loi conforme au droit et surtout distinct de l’espace législatif au sens restreint.
8Cependant, dans un premier temps, l’initiative jacobine s’avère décisive dans la mise en place d’un tel dispositif subjectif. En effet, au début de l’année 1792, le groupe girondin, constitué autour de Brissot, occupe une place importante au sein du Club des jacobins, et tout particulièrement dans son comité de correspondance. Il contribue donc de manière décisive à ce que l’image d’un club fermé, centré en 1790-1791 sur le débat parlementaire, et quelque peu à l’écart du mouvement patriotique, soit révolue. Porteurs d’un projet cohérent, développé plus spécifiquement par le théoricien du groupe Lanthenas, les brissotins incarnent au printemps 1792 la volonté jacobine de régénérer « l’esprit public » au sein du réseau des sociétés patriotiques en pleine extension (Dorigny, 1989a).
9C’est alors que Lanthenas propose « que des missionnaires patriotes propagent l’instruction publique pour tous les citoyens » dans le but de « répandre les plus vives lumières » en faisant renaître « les magnifiques amphithéâtres des peuples libres de l’Antiquité »5. Il s’agit de mobiliser l’opinion publique (« L’opinion a produit notre révolution ; c’est elle seule qui la soutient ») dans le but d’opérer « le passage de l’état où nous sommes à la république » (Brissot). Qui plus est, ce véritable programme de propagation des idées révolutionnaires est mis en pratique, selon Marcel Dorigny, grâce à la politique du ministère Roland, « ministère patriote » constitué en grande partie sous l’influence de Brissot : autour de Roland, ministre de l’intérieur, nous trouvons Clavières aux Contributions publiques, Servan à la Guerre et Dumouriez, alors proche des girondins, aux Affaires étrangères6.
10Là où Lanthenas préconise la création d’« un centre d’activité pour changer les idées, les opinions anciennes et propager les lumières, avec les principes de la liberté », Roland constitue un « Bureau de l’esprit public », d’abord officieux, fonctionnant sur fonds secrets, en avril 1792. Ce service favorise en priorité la diffusion de journaux et brochures, en particulier les Annales patriotiques et littéraires de Carra et Mercier, le Courrier des départements de Gorsas, la Trompette du Père Duchêne de Lemaire, la Sentinelle de Louvet etc. (Dorigny, 1989b). Des « missionnaires patriotes » rémunérés ont alors pour rôle de diffuser un tel matériel de propagande. Ils correspondent bien à ces « missionnaires à envoyer pour prêcher la Constitution » qui, « armés seulement du goupillon de la raison », doivent prêcher « l’amour du bien de la nation, des Loix et du Roi » selon le girondin Lemaire7.
11Mais ce n’est qu’après le 10 août 1792, au moment de son second ministère, que Roland précise le rôle exact de ces missionnaires propagandistes dans une Instruction destinée à diriger la conduite des commissaires patriotes envoyés dans les départements. Sans entrer dans le détail de cette Instruction, qui constitue à la fois un ordre de mission et un code de conduite, remarquons la manière restrictive dont le ministre définit leur action, dans ses lettres d’accompagnement aux corps administratifs et au secrétaire du conseil exécutif8 :
« Il s’agit uniquement de répandre les lumières par le simple exposé des faits et la plus grande publicité de tout ce qui peut éclairer l’opinion, de rallier les esprits aux principes de la justice et de l’égalité » (13 septembre) ;
« La mission de ces citoyens n’avait rien de politique, était toute morale, et ils l’ont remplie avec des talents différents, mais tous avec un zèle et une utilité à peu près égaux » (15 novembre).
12De fait, l’étude du phénomène original des « missions patriotiques » permet d’évaluer, au printemps 1792, une modalité complexe du rapport nation-province. Des expérimentations politiques inédites, effectuées en province, et plus particulièrement en Provence, mettent en évidence la portée et les limites, face au mouvement démocratique, de l’initiative jacobine centralisée des républicains brissotins9. Ici les mots d’ordre sont simplement amplifiés à partir d’un exécutif parisien centralisateur. Là une véritable alternative politique, au sein même du mouvement jacobin, est mise en place.
13Le cas de la Bourgogne, et plus particulièrement d’Autun, constitue un bon exemple de la manière dont une initiative régionale se greffe, de manière quelque peu répétitive, sur un mot d’ordre parisien pour l’amplifier. Autour de Victor Lanneau, vicaire épiscopal, figure emblématique du clergé rallié à la Révolution (Dorigny, 1988), et l’un des initiateurs du Congrès des sociétés populaires de Saône-et-Loire, tenu à Autun en avril 1792, des « missionnaires patriotes » parcourent les campagnes environnantes au nom de la société populaire. Ils ont pour principal mot d’ordre la défense de la Constitution. C’est à ce titre qu’ils interviennent pour faire respecter la sûreté des personnes et des propriétés, inciter les municipalités à une bonne levée des impôts et faire connaître les droits de l’homme et du citoyen. Enfin, proche des patriotes les plus légalistes, ils veillent au maintien de la liberté totale du commerce, des prix et de la circulation des marchandises. Ils voient donc, dans l’affaire Simonneau d’Étampes, le symbole de cette liberté bafouée par les « anarchistes ».
14Quelle signification faut-il attribuer à cet événement retentissant ? Que s’est-il donc passé de si grave à Étampes ?10
15Le 3 mars, le maire Simonneau se présente à la tête d’une troupe de soldats devant le peuple alarmé par la cherté du blé. A la question du peuple : « Voulez-vous taxer le blé ? », il répond : « Je ne le puis, la loi ne m’y autorise pas ». Et une lettre précise qu’« Aussitôt on lui a porté un coup de bâton qui l’a étourdi. Il a crié : A moi, mes amis ! Soudain un coup de fusil l’atteint aux côtes […] Un brigand lui a tiré un coup de fusil à la tête et lui a fait sauter le crâne ». La répercussion de cet événement, en particulier au sein de l’Assemblée nationale qui décide d’organiser un hommage à Simonneau, est considérable. Une fête funèbre, « consacrée au respect dû à la loi », a lieu le 3 juin dans les rues de Paris. Le buste de Simonneau y est présent auprès du livre de la loi et du glaive de la loi. « L’exemple de ce respectable Simonneau », « magistrat du peuple qui s’est sacrifié pour la loi », tend à rapprocher la majorité de l’Assemblée nationale et les jacobins brissotins dans une même condamnation des mouvements du peuple suscités par la revendication du droit à l’existence. Seuls les démocrates se démarquent d’une telle interprétation légaliste.
16En effet, Robespierre dénonce, dans Le Défenseur de la Constitution, le caractère anti-populaire de la fête funèbre : « Ce n’était point une fête nationale, c’était la fête des fonctionnaires publics. Le public n’était pour rien dans tout cela ». Il s’agit alors de démystifier le langage de la loi, de montrer en quoi il fait obstacle à l’acte de faire (parler) la loi détenu par tout citoyen. Robespierre commence donc par situer Simonneau dans le contexte social : « Eh bien ! Je le déclare : Simonneau n’était point un héros, c’était un citoyen regardé généralement dans son pays comme un avide spéculateur sur les subsistances publiques ». Il légitime ensuite sa position par la publication de la pétition des quarante citoyens des communes voisines d’Étampes. « Tout ce qui est marchand de bled s’indigne de notre démarche » précise le curé Dolivier, rédacteur de cette pétition. Et ce n’est pas tant l’insistance sur la naturalité de la « taxe de blé » qui va choquer les modérés que la mise en cause du dispositif habituel, basé sur la loi martiale, de réponse à l’émeute : « Au lieu de s’appliquer à ramener un peuple égaré, au lieu de chercher à calmer ses alarmes sur les subsistances, Simonneau ne fit que l’aigrir en repoussant durement toute espèce de représentation «, écrit Dolivier11. Pour les républicains prononcés, le refus de toute médiation est bien la cause de la mort de Simonneau.
17De fait, en ce printemps 1792, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander la présence auprès du peuple, pris par moments d’une poussée punitive, de « commissaires pacificateurs », de « philanthropes ambulants » qui auraient pour charge de « faire droit » aux réclamations du peuple, de régler les différends entre les fonctionnaires et les citoyens.
18Désormais, avec l’émergence du porte-parole, il est possible de rendre effective une représentation commune au peuple et à ses mandataires, conforme aux droits inhérents à la personne humaine, en particulier le droit à l’existence et le droit de résistance à l’oppression. Nous sommes ici dans le creuset même où se forme l’opinion républicaine. Précisons un point décisif : une pleine et entière réalisation du droit naturel déclaré nécessite un peuple certes actif, mais hors du cadre de la punitivité. Elle fait appel à un nouveau sujet qui porte la parole au nom du peuple dans l’événement, et exprime par là même l’intersubjectivité fondatrice d’une communauté d’hommes libres. Nous l’appelons le porte-parole12.
19A Paris, la médiation du commissaire-mandataire favorise l’apprentissage de la citoyenneté13. Plus avant, des propagandistes issus de la moyenne bourgeoisie jouent le rôle de médiateurs, transmettent les mots d’ordre au petit peuple impatient d’agir, et plus spécifiquement à ceux qui revendiqueront bientôt l’appellation de « sans-culottes » : tel est le cas du Général de la garde nationale Santerre14.
20En province, au-delà de la répercussion des initiatives du « ministre patriote », les porte-parole du mouvement démocratique se multiplient, participent à des opérations spectaculaires de rétablissement de l’esprit public en appui sur le réseau des sociétés patriotiques. L’espace provençal se dote, à l’occasion de ces événements du printemps-été 1792, d’un réseau exceptionnellement dense de sociétés. Le cas provençal est donc exemplaire en ce domaine ; il mérite l’attention particulière du chercheur (Guilhaumou, 1992b).
21Au début de l’année 1792, « Marseille républicaine » entame une conquête civique de la Provence triplement menacée :
par l’initiative des modérés royalistes, soutenue par les agents du pouvoir exécutif royal et particulièrement importante dans certains centres urbains comme Aix, Apt et Avignon ;
par la poussée contre-révolutionnaire consécutive à la présence de réseaux secrets, en particulier du côté d’Apt, Manosque, Forcalquier, Sisteron et Digne ;
par les poussées punitives du peuple, dispersées autour de divers pôles ruraux.
22Dès février-mars, les patriotes marseillais interviennent, dans les villes provençales sous influence royaliste, en particulier Aix et Arles, pour y rétablir la constitution avec l’aide de la garde nationale. Le ministre de l’intérieur (il ne s’agit pas encore de Roland) leur reproche alors d’être « en révolte déclarée contre la loi ». Mais ces républicains disposent, un temps, de l’appui du mouvement jacobin dans son ensemble. Le girondin Carra, dans les Annales patriotiques et littéraires du 10 mars 1792, précise que les Marseillais n’ont fait que mobiliser, au nom du « droit naturel de l’homme », « le pouvoir exécutif souverain du peuple lui-même ». Plus avant, Robespierre souligne au Club des jacobins le 5 mars que les Marseillais ont su imposer, au-delà de « la lettre de la loi », « le salut de la Constitution », c’est à dire « le salut de la loi elle-même ».
23Les « missions patriotiques » des jacobins marseillais, souvent soutenus par leurs frères aixois, qui sillonnent la Provence pendant le printemps 1792, s’inscrivent dans la même perspective, mais selon des modalités pratiques et discursives spécifiques. Il s’agit alors de constituer un espace unifié conforme à la légalité constitutionnelle, de dire le droit, de faire parler la loi, au nom du peuple, et par là même de mettre en acte la Constitution. C’est au titre de la communauté des citoyens, mobilisée sous l’expression de « mouvement populaire », que les « missionnaires patriotes » provençaux s’efforcent d’instaurer un espace politique conforme à la Constitution et validé en permanence par la dynamique des lois justes, en particulier la loi sur la patrie en danger.
24Lorsque le « missionnaire patriote » Isoard et ses compagnons, à mi-chemin de leur « course civique » dans les Basses-Alpes en mai 179215 s’approchent de Sisteron sous l’emprise des royalistes, ils précisent aux autorités constituées, soucieuses de savoir s’« ils représentaient la troupe annoncée », qu’« ils se faisaient forts d’être approuvés dans tout ce qu’ils diraient et qu’ils feraient » par « le peuple armé de la Constitution » mobilisé par eux tout au long de leur mission. Une fois la Constitution rétablie dans ses droits, un patriote de Sisteron, enfin libéré des menaces, peut interpeller les autorités constituées dans les termes suivants :
« Les patriotes seraient-ils réduits encore à soupirer après des moyens illégaux ? Non, Messieurs, il faut que la loi parle ; il faut qu’une procédure authentique remplace et évite une expédition militaire, la langue des citoyens impartiaux était liée, mais le jour de la liberté commence à luire dans cette malheureuse cité »16.
25Désormais, la langue de la constitution, véritable « langue du droit », supplée aux carences des lois anticonstitutionnelles. Elle s’inscrit dans un mouvement de conquête démocratique de l’espace public de réciprocité, où chaque action illégitime du pouvoir exécutif royal suscite une réappropriation partielle, par la communauté des citoyens, de ses droits bafoués. Ainsi, d’une action civique à l’autre, les citoyens retrouvent leur faculté originaire de dire le droit. La présence du porte-parole, qui œuvre pour la communauté, prouve la réalité d’un tel mouvement populaire. Ici le porte-parole est bien celui qui permet la restitution aux citoyens de leur droit de faire (parler) la loi, en conformité avec l’essence de la souveraineté populaire.
26Plus jeunes que les notables jacobins qui dirigent le club de Marseille, les « missionnaires patriotes » mobilisent les patriotes des sociétés patriotiques, qu’ils contribuent à créer ou à régénérer, autour du mot d’ordre « la force vient de l’union » autour de la Constitution. Nous trouvons la formulation la plus complète de ce mot d’ordre dans les préambules des règlements des sociétés populaires, que ces « missionnaires patriotes » contribuent soit à régénérer (Forcalquier), soit à créer (Riez)17 :
Forcalquier18 :
« L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, c’est l’excès de ces malheurs et de cette corruption qui déterminera la tenue de l’assemblée nationale.
Le besoin d’une discussion préparatoire, le concours des lumières, pour établir une constitution avantageuse à ce vaste empire, ont donné naissance aux sociétés patriotiques. La nécessité d’en imposer aux tenants de l’ancien régime en a augmenté le nombre […] La force vient de l’union. Si ce principe avait besoin detre prouvé, on citerait pour exemple deux ordres qui sans être la nation l’ont gouvernée pendant des siècles par cela seul qu’ils faisaient corps.
La seule chose à opposer aux ennemis de la constitution française, aux tyrans légués pour la renverser, c’est l’accord et l’union des amis de cette même constitution, leur dévouement pour la défendre, leur zèle à en propager les principes et à en expliquer les bienfaits dont elle est la source ».
Riez19 :
« La société n’ayant d’autre but dans son institution que d’inspirer à tous les membres un amour passionné pour la liberté, un profond respect des lois, de défendre jusqu’à la mort les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, en leur rappelant sans cesse leurs devoirs de se rallier autour de la constitution, là où elle sera menacée, de faire usage de tous les moyens qui sont en son pouvoir pour déjouer les infâmes complots des traîtres à la patrie, de protéger de toutes ses forces les personnes et les biens, d’entretenir au-dedans la tranquillité publique et de combattre les ennemis du dehors, enfin ne se proposant dans ses assemblées que d’expliquer, simplifier et commenter publiquement la sublime déclaration des droits des l’homme et la Constitution du Royaume... ».
27Au moment où le mot d’ordre de mise en acte de la Constitution est le mieux formulé, vers la mi-mai 1792, il est donc question de pédagogie des droits de l’homme. C’est ainsi que les « missionnaires patriotes » mettent en œuvre toute une série de moyens de propagande, de la rédaction du règlement des sociétés patriotiques à la publication d’un journal colingue, le Manuel du Laboureur et de l’Artisan, qui contribuent à maintenir en permanence l’existence du « peuple armé de la Constitution ».
28Disposant de moyens d’action d’une grande diversité, ces « apôtres de la paix et amis de l’ordre » tentent avec succès de convoquer l’opinion publique autour de la Constitution par « la maîtrise des opinions ». Constitués en troupes de 10 à 20 personnes, ils n’ont certes que la force de la persuasion comme arme. Mais ils savent intervenir avec succès à l’aide de discours énergiques au cours des séances des sociétés patriotiques auxquelles ils participent, ou pendant les fêtes de l’union qu’ils organisent. Face aux mouvements punitifs, ils demandent l’exclusion des citoyens impliqués de la société patriotique et s’efforcent, dans la mesure du possible, de jouer les médiateurs en s’écriant dans une situation punitive extrême : « Point de justice sans forme. La loi, la loi, vous avez juré d’y être fidèles » ! Leurs discours se veulent foncièrement laconiques (Schlieben-Lange, 1995) : « Discourir laconiquement est le propre du jacobin », précise Isoard. Ces patriotes à l’« âme forte » s’identifient à « l’homme qui parle comme il pense » et dont la devise est « Qui agit bien dit vrai ». Leur parole de vérité nous renvoie à l’adéquation entre le dire et l’action conforme au droit, et les oppose aux « modérés » qui font « parade d’éloquence » pour mieux « méconnaître les droits du peuple ». Ils interpellent ces « hommes égoïstes » dans les termes suivants : « Tu parles bien, mais tu agis mal ». Leur parti-pris anti-rhétorique se précise avec leur usage colingue du français et du provençal, langues complémentaires dans la recherche d’une représentation adéquate et d’expressions justes de la langue des droits, au sein du journal qu’ils publient pendant l’été 1792, le Manuel du Laboureur et de l’Artisan20. Non seulement l’expérience colingue de ce journal est un cas rare dans la presse jacobine, mais la prise en compte du rôle des citoyennes dans la formation d’un espace public de réciprocité ajoute à l’amplitude de son programme civique.
29Ainsi, au moment où Anselme, la figure emblématique des dialogues didactiques insérés dans cette publication éphémère, présente et explique les articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’intervention d’une femme est là pour notifier l’extension de la nouvelle norme juridique à l’ensemble des personnes concernées :
« Hier Anselme s’est rendu auprès des laboureurs, et tenant le livre de la Constitution en main : mes enfants, a-t-il dit, asseyez-vous autour de moi, je vais vous expliquer les droits de l’homme... Une femme… Ces droits sont-ils aussi pour nous ? Anselme... Ils sont pour tous en général, jusque pour les Étrangers » (Manuel du Laboureur et de L’Artisan n° 6 du 11 juillet 1792).
30Ici, le dialogue fictif fait écho à la formule des femmes patriotes : « Les droits de l’homme sont aussi les nôtres » (Godineau, 1986a). Il nous renvoie aussi à une dynamique question-réponse entre le discours d’assemblée, excluant au départ le rôle politique des femmes, et des prises de parole féminines insérées dans un réseau communicationnel démocratique qui intègre la demande féminine dans le dispositif interlocutif d’assemblée.
31Par là même ce dialogue est la traduction du lien désormais permanent qui unit « missionnaires patriotes » dans leurs « courses civiques » et « citoyennes patriotes » dans leurs processions armées. Nous en avons un exemple significatif au cours de la mission du jacobin marseillais Montbrion dans le district d’Apt en mars 1792. Ce « missionnaire patriote » incite à l’union, dans les moments festifs, entre les amis de la Constitution, les gardes nationales et les « compagnies de femmes » sous les armes, le mousquet à l’épaule en l’occurrence. A l’encontre des « dévotes surprises du spectacle qu’offrent ces amazones », il favorise leur prise de parole, et la rapporte dans les termes suivants « Il faut que nous soyons armées des fusils des hommes pour veiller au salut de la chose publique »21.
32Cependant, dans cette rencontre, certes inédite, entre hommes et femmes sur la scène politique républicaine, nous devons assumer le fait que l’exercice du pouvoir politique par les femmes est limité au moment du consensus. Les citoyennes ne peuvent étendre leur action politique sur le terrain de la décision législative, mais leur subjectivité politique et les actions qui en découle nous interdisent de marginaliser leur initiative spécifique et nous permettent d’insister sur le caractère unitaire des expériences politiques qu’elles suscitent22.
33Ainsi, la mise en acte de la Constitution, par un mouvement patriotique où « le peuple armé de la Constitution », hommes et femmes réunis, est uni contre un pouvoir exécutif anticonstitutionnel, repose la question de « l’unité du tiers-état ». N’est-elle pas devenue fictive, avec la dénonciation de « l’aristocratie de la fortune » ? Quelles sont les divisions constatées au sein du Tiers-Etat ? Sur quelles bases sociales et à l’aide de quelles dénominations les patriotes vont-ils s’efforcer de redéfinir une unité ?
Annexe
Annexe 1
Adresse de la Société des Amis de la Constitution Paris, le 27 février 1792 Imprimerie du Patriote français extraits
« Frères et Amis,
La patrie réclame de votre zèle civique le service le plus important [...] Aujourd’hui que les circonstances sont impérieuses, que la guerre civile semble nous menacer et nous presser, il faut une mesure générale, délibérée avec sagesse et exécutée avec toute l’ardeur et le dévouement du patriotisme. […]
Frères et amis, plus les hommes pervers font d’efforts pour allumer la guerre civile, plus nous devons leur opposer de résistance. Pour que cette résistance soit réelle, solide, victorieuse, elle doit être dans l’opinion ; c’est là l’empire unique et si envié des Jacobins. Mais l’opinion n’éclaire pas également toute la terre des Francs ; elle existe dans les villes, elle a peu pénétré dans les campagnes […]
Comment s’est établie la religion chrétienne ? Par les missions des apôtres de l’Évangile.
Comment pouvons-nous établir solidement la constitution ? Par les missions des apôtres de la liberté et de l’égalité.
Nous vous invitons donc, frères et amis, au nom de la patrie, qui nous est si chère, au nom de l’auguste liberté que nous avons conquise, et que nous ne devons plus perdre, au nom de la sainte et douce égalité qui excite la rage de nos ennemis et doit faire notre bonheur, nous vous conjurons d’entreprendre au plus tôt cette mission honorable […]
Quant à nous, s’il nous est permis de vous dire d’avance notre avis, nous pensons que ces moyens sont fort simples, et qu’il suffirait d’envoyer un patriote ayant des lumières et du zèle, avec un règlement qu’il pourrait adapter à chaque lieu, la déclaration des droits, la constitution, l’Almanach du Père Gérard, un bon écrit contre le fanatisme, tel que la Lettre de M. Creuzé de la Touche, un bon journal et un bon modèle de pique. »
Annexe 2
Adresse individuelle à l’Assemblée nationale par des Citoyennes de Paris extraits
« Législateurs,
Des femmes patriotes se présentent devant vous pour réclamer le droit qu’a toute individu de pourvoir à la défense de sa vie et de sa liberté ; tout semble nous annoncer un choc violent et prochain ; nos pères, nos époux, et nos frères seront peut-être les victimes de la fureur de nos ennemis : pourrait-on nous interdire la douceur de les venger ou de périr à leurs côtés ?
Nous sommes Citoyennes, et le sort de la patrie ne saurait nous être indifférent. Vos prédécesseurs ont remis le dépôt de la Constitution dans nos mains aussi bien que dans les vôtres ; eh ! comment conserver ce dépôt, si nous n’avons des armes pour le défendre des attaques de ses ennemis.
Oui, Messieurs, ce sont des armes qu’il nous faut, et nous venons vous demander la permission de nous en procurer. Que notre faiblesse ne soit pas un obstacle ; le courage, et l’intrépidité y suppléeront, et l’amour de la Patrie, la haine des tyrans nous feront aisément braver tous les dangers. Ne croyez pas cependant que notre dessein soit d’abandonner les soins toujours chers à nos cœurs de nos familles et de nos maisons, pour courir à la rencontre de l’ennemi ; non, messieurs, nous voulons seulement être à même de nous défendre.
Vous ne pouvez nous refuser, et la société ne peut nous ôter ce droit que la nature nous donne, à moins que l’on prétende que la déclaration des droits n’a point d’application pour les femmes, et qu’elles doivent se laisser égorger comme des agneaux, sans avoir le droit de se défendre ; car croit-on que les tyrans nous épargneraient ? Non, non, ils se souviendraient des 5 et 6 octobre 1789 […]
Quelle que soient la rage et les complots des aristocrates, ils ne réussiront pas à vaincre tout un peuple de frères réunis et armés pour la défense de ses droits ; aussi ne demandons-nous que l’honneur de partager leurs fatigues et leurs glorieux travaux, et de faire voir aux tyrans que les femmes aussi ont du sang à répandre pour le service de la Patrie en danger. »
Notes de bas de page
1 Voir l’extrait de cette adresse en annexe 1 de ce chapitre. Le titre et la référence de cette adresse sont les suivants : La Société des Amis de la Constitution séante aux Jacobins Saint-Honoré, à Paris, aux sociétés affiliées, reproduite dans A. Aulard, La Société des Jacobins, Paris, tome 3, pages 413 et suivantes.
2 Voir l’extrait de cette adresse en annexe 2 de ce chapitre. Le titre exact de cette adresse est le suivant : Adresse individuelle à l’Assemblée Nationale par des citoyennes de Paris. Nous en trouvons une reproduction dans Les femmes dans la Révolution française (1982, 2, 39).
3 Sur les usages du mot « citoyenne » pendant la Révolution française, et leurs enjeux, nous renvoyons à l’étude de Dominique Godineau, « Autour du mot citoyenne » (1988a).
4 Bernard Conein (1981b : 58) a montré, dans son étude discursive des demandes d’action à l’Assemblée nationale par des pétitionnaires avant la chute de la monarchie, le 10 août 1792, que l’énoncé du porte-parole se construit en deux temps, par la liaison de deux phrases : une première jouant « la fonction d’introducteur de l’énonciation de la demande publique », la seconde formulant l’acte de demande à valeur performative.
5 Dans son opuscule de 18 pages sur Des sociétés populaires considérées comme une branche essentielle de l’instruction publique, Paris, Imprimerie du Cercle social, 1792.
6 Marcel Dorigny, Les Girondins et le libéralisme, ouvrage à paraître aux éditions Albin Michel.
7 Treizième lettre bougrement patriotique du véritable Père Duchêne, s.d.
8 L’ensemble de ces documents se trouve aux Archives Nationales, H1 1448.
9 La question se pose de savoir si l’initiative centralisée des rolandins-brissotins en faveur de la multiplication en province des « missionnaires patriotes » doit être considérée comme une expérience jacobine authentique, constitutive d’un temps fort de l’histoire du mouvement jacobin, ou plus simplement être réduite à un acte de manipulation politique. Nous touchons là au problème de la signification de la politique rolandine en 1792. Si l’on considère que cette politique originale confère un temps sa dynamique au mouvement jacobin, l’appel du comité de correspondance du Club des jacobins à la multiplication des « missionnaires patriotes » ne peut se réduire à un simple acte de propagande politique. Voir sur ce point les travaux de Marcel Dorigny (1989a, b). Cependant, les initiatives des « missionnaires patriotes » provençaux apparaissent, du fait de leur relative autonomie par rapport à l’initiative jacobine centrale, porteuses d’une intelligibilité politique plus large.
10 Sur l’affaire Simonneau, nous renvoyons au chapitre 5 de l’ouvrage collectif sur Etampes en Révolution (1789-1799), Editions Amatteis, 1989. Voir aussi Jean-Claude Bonnet (1985).
11 Robespierre publie la pétition de Dolivier dans le n° 4 du Défenseur de la Constitution.
12 Rappelons que nous avons marqué l’importance du phénomène des porte-parole au sein d’une approche synthétique du moment républicain dès 1991, dans « Décrire la Révolution française : les porte-parole et le moment républicain » (1991b). A vrai dire, c’est un thème qui occupe une place centrale dans nos recherches depuis notre mémoire de maîtrise (1971) sur le Père Duchesne d’Hébert.
13 D’après la perspective ouverte par Maurice Genty (1987) et présentée au début du chapitre VII.
14 Cf. Raymonde Monnier (1989 : 34). Sur le mot « sans-culottes », voir le chapitre suivant.
15 Cette « course civique » est décrite avec minutie dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b : 59-77).
16 Cité dans Marseille républicaine (1992b : 77).
17 Les mises en valeur dans les passages cités ci-dessous sont de notre fait.
18 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 365.
19 Archives départementales des Alpes de Haute-Provence, L 302.
20 Voir le chapitre VI de notre ouvrage La langue politique et la Révolution française (1989a).
21 Textes cités dans notre ouvrage Marseille républicaine (1992b : 241-242).
22 Pour une vue d’ensemble de l’action des femmes pendant la Révolution française, outre les travaux de Dominique Godineau cités dans la bibliographie, nous renvoyons le lecteur à notre contribution, en collaboration avec Martine Lapied, à l’Encyclopédie historique et politique des femmes
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