Chapitre VII. Le mouvement patriotique parisien et la formation d’un espace démocratique (1790-1791)
p. 155-173
Texte intégral
1Le 31 octobre 1789, le district parisien des Prémontrés précise que « Les Districts réunis sont essentiellement la Commune ; que les Représentants individuellement en forment réellement une partie intégrante », mais ils « ne peuvent exercer que comme ses Mandataires la portion de pouvoir qu’elle leur a confiée » (Genty, 1985 : 143). De nouveau, le 18 novembre, soutenant l’arrêté du district des Cordeliers qui dénonce les abus des Représentants de la Commune, il rappelle « le principe de droit naturel qui assujettit le mandataire à son commettant selon la teneur et la lettre du pouvoir que le premier a reçu du second » (id : 147).
2Ainsi s’affirme, autour de la notion de « mandataire » (ou de « commissaire ») une forme originale de démocratie au quotidien. Cette libre expérience des districts (Genty, 1987), relayée, avec le nouveau régime municipal du printemps 1790, par l’action autonome des sections, introduit, sur la scène politique parisienne, la pratique du gouvernement direct au niveau local.
3Cependant, c’est essentiellement la multiplication à Paris de centres d’opinion, externes à l’espace parlementaire, qui contribue à la formation d’une culture démocratique inédite.
4La diffusion de la presse patriotique avec ses « tribuns » (en particulier Fréron, Marat, Desmoulins, Robert et Bonneville) et surtout l’action des sociétés fraternelles, des cercles patriotiques, en particulier le Cercle social, enfin du Club des Cordeliers, en position de médiateur, favorisent l’émergence, hors de la sphère d’influence encore restreinte des jacobins, d’un espace de discussion critique sur la souveraineté du peuple (Monnier, 1994).
5En effet, dans la perspective ouverte par les travaux sur l’espace public démocratique, il importe de différencier, en 1790-1791, les jacobins, appui essentiel du « côté gauche » de l’Assemblée nationale, du mouvement démocratique proprement dit :
d’un côté les jacobins s’intéressent d’abord et avant tout aux débats à l’Assemblée constituante. Ils inscrivent donc leur action dans une vision positive de la loi1 ;
de l’autre côté, les patriotes radicaux s’autorisent d’une pratique de la discussion réciproque au sein de l’opinion publique pour constituer un espace public élargi au-delà des limites de la représentation parlementaire. Il revient à Louise de Keralio, devenue Louise Robert, d’avoir explicité au mieux, à propos du rôle des sociétés fraternelles, les enjeux de la formation d’un espace public de réciprocité sous la catégorie d’opinion publique :
« Chaque homme étant partie intégrante du souverain, ne pouvant remplir le devoir d’être soumis à la loi, qu’autant qu’il a usé du droit de la faire ou de la consentir, toute société devait être, de droit, société délibérante, sur la nature et les effets de la loi […] La société fraternelle a également senti que le but ne serait pas rempli, si, après avoir établi une opinion dans son sein, elle ne la communiquait pas à ses concitoyens, et si l’opinion publique ne se formait point du concours des différents principes qu’ils auraient adoptés avec elle ou d’après elle » (Mercure national du 23 avril 1791).
6Ainsi, de l’été 1790 à l’été 1791, de la fête de la Fédération au massacre du Champ-de-Mars, un espace public normatif de nature communicationnelle, traduction concrète d’une conception pleine et entière de la citoyenneté, se met en place à partir de la pratique au quotidien de la souveraineté en acte. Réunions, délibérations, appels à l’opinion et pétitions actualisent la part délibérante du droit à la citoyenneté, concrétisent l’acte de faire (parler) la loi détenu par tout citoyen. Il s’agit ici de « fédérer les volontés » autour d’un « point commun », la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et contre les décrets anticonstitutionnels de l’Assemblée nationale (essentiellement la loi martiale, le veto royal et le marc d’argent instaurant le statut de citoyen actif) qui favorisent les actions oppressives de l’exécutif royal.
7Le thème de la fraternité joue un rôle important dans un tel dispositif démocratique (David, 1987). En dépit de l’attitude réservée des Constituants à son égard, la notion de fraternité occupe, dès 1790, une position stratégique avec la pratique égalitaire du serment fédératif qui culmine pendant la fête de la Fédération2.
8Cette fête est en effet, d’après Mona Ozouf, la manifestation exemplaire d’un moment des fédérations, d’une fraternité fédérative où la référence affective procède tout autant des discours qui filent la métaphore de la « chaîne » et des « nœuds » de la fraternité que du serment lui-même. Ainsi « ce qu’imaginent les acteurs des fédérations, en tout cas les orateurs et les rédacteurs des procès-verbaux, c’est une association entre individus en tous points identiques, anneaux interchangeables d’une chaîne indestructible, métaphore constante dans leurs textes »3.
9Du processus de métaphorisation qui se manifeste ainsi autour du thème de la fraternité, retenons également, avec Olivier Le Cour Grandmaison (1989), les images du « fleuve » dont « les flots peuvent s’étendre plus loin que nous ne l’avions prévu » et de la « mer démontée » qui risque de faire « chavirer le vaisseau de l’Etat » si les patriotes ne renforcent pas les « anneaux » de la chaîne fraternelle dans le moment d’enthousiasme du 14 juillet 1790, moment particulièrement propice à la formation de la conscience nationale, à la concrétisation d’une Nation pleinement visible dans les messages qu’elle délivre pendant la fête. Ainsi, « la nation, c’est vous », est-il écrit sur l’une des façades de l’autel de la patrie (Le Cour Grandmaison, 1989 : 274).
10Un tel phénomène de métaphorisation autour du thème de la fraternité mérite donc bien d’être souligné. De fait, il permet de distinguer le dernier terme de la trilogie républicaine de ces deux compagnons, liberté et égalité, immédiatement inscrits à l’horizon du droit naturel déclaré ; il comble son vide sémantique apparent lié à son statut au premier abord plutôt incertain. « Or c’est bien le statut incertain du terme qui vaut que l’on s’y attache », précise Véronique Munoz Dardé (1997) dans son analyse du concept politique de fraternité. A ce titre, elle ajoute : « La métaphore fraternelle et, inséparablement, celle de famille, sont toujours là comme ressources théoriques, prêtes à offrir leur appui imagé aux déficiences d’abstraction conceptuelle générale qui caractérise l’emploi du terme dans le domaine de la citoyenneté » (1995 : 518).
11De fait, le thème de la fraternité nous renvoie, au-delà de la simple relation entre frères à l’idée d’itidentité politique, d’appartenance à un tout. C’est pourquoi il est prioritairement associé à une volonté d’union défensive inscrite dans l’image par les devises des étendards de la garde nationale parisienne : « Union, force, vertu », « Union, force, liberté », « L’union fait notre force », etc.
12Ainsi la fédération devient l’un des symboles majeurs de la figure du nouvel espace public de réciprocité. Le spectacle de la fête de la Fédération équivaut à une mise en scène réflexive du sens donné à l’événement révolutionnaire. A ce titre, l’échange réciproque entre français et étrangers qui s’y manifeste, acquiert une signification majeure (Wahnich, 1994a).
13Le 19 juin 1790, M. de Cloots prend la parole à l’Assemblée nationale au nom d’une députation de 21 peuples différents et demande au titre de « l’afflux inouï d’étrangers de toutes les nations accourues pour respirer l’air de la liberté », leur participation à la fête de la Fédération. Ainsi « Un nombre d’étrangers de toutes les contrées demandent à se ranger au milieu du Champ-de-Mars ». Cette députation cosmopolite, soutenue par une gauche de l’Assemblée à l’écoute des peuples en train de se libérer, est fondatrice d’une « allégorisation du genre humain ». L’historienne conclut la description d’une telle situation interlocutive de la façon suivante : « Ce qui permet aux interlocuteurs de s’entendre le 19 juin 1790, c’est leur capacité commune à assigner un rôle fondamental à la représentation et aux lieux symboliques de parole, de mise en scène, à en faire des tribunes pour l’univers, à faire, par là même, de la Révolution un événement communicatif » (Wahnich, 1994a, 1 : 163).
14Des étrangers évoquent la fête de la Fédération en considérant que l’universalité du genre humain est réalisable par la capacité communicative de la révolution. Ils inscrivent leur partage d’une civilité commune avec les français à l’intérieur d’un « langage de l’Univers »4. La fête de la Fédération est bien le lieu où « la disposition communicative de la Révolution s’est actualisée par l’usage de métaphores et d’allégories, par la scénographie renouvelée d’une prophétie, celle d’un genre humain uni dans la paix et la reconnaissance d’un même droit naturel » (Wahnich, 1994a, 1 : 181).
15Cependant l’enthousiasme associé à une telle disposition en faveur du genre humain cache un différend : l’idée de fusion fédérative, souhaitée par le Président de l’Assemblée qui répond aux Américains (« Que les français et les américains ne fassent plus qu’un peuple, réuni de cœur, réuni de principe »), instaure la nation française comme modèle unique, et renvoie donc l’étranger à la simple position de spectateur.
16Ainsi la majorité modérée des députés de l’Assemblée nationale s’efforce tout à la fois de limiter la présence de la fraternité au temps et à l’espace de la fête, d’en exclure les « aristocrates », et de maintenir dans un rôle passif autant « les étrangers » que « le peuple ». A contrario, Le mouvement démocratique parisien tente d’institutionnaliser la fraternité égalisatrice des moyens d’existence de tous les citoyens par la formation d’un réseau de sociétés fraternelles.
17La réunion, au printemps 1791, d’un Comité central des sociétés fraternelles constitue la manifestation la plus spectaculaire de ce fédéralisme radical5 et de l’émergence concomitante d’un principe fédératif au sein même du mouvement démocratique.
18L’objectif des patriotes radicaux est donc bien de promouvoir, au-delà de l’espace du discours d’assemblée pensé sous le thème de la centralité de la loi, un espace public de réciprocité appréhendé dans son extension maximale, et sous une norme politico-morale acceptable par tous, marquant ainsi le caractère foncièrement intersubjectif de la réalité attestée du droit naturel déclaré.
19En aucun cas, nous ne pouvons réduire ce processus original de formation d’une opinion publique raisonnée à l’imposition d’une volonté hégémonique. En effet l’espace public ainsi constitué correspond à un pouvoir engendré communicativement (Habermas, 1989, 1997) tout à la fois basé sur l’universalité des opinions et non unifié autour d’un centre institutionnel permanent. Le plus remarquable dans un tel processus de formation d’une opinion démocratique, c’est le vaste effort de théorisation qui l’accompagne et qui nous permet de parler de l’émergence d’un projet républicain avant la fuite du Roi à Varennes.
20A ce sujet, nous nous en tiendrons à la caractérisation succincte des ouvrages républicains les plus importants même s’il conviendrait de prendre en compte les articles les plus théoriques de La Bouche de Fer et du Mercure National6.
21L’ouvrage de Lavicomterie, Du Peuple et des Rois, est certainement le premier à citer pour la portée décisive de ses positions théoriques. Paru en septembre 1790, il commence par une véritable profession de foi républicaine : « Je suis républicain et j’écris contre les rois. Je suis républicain, je l’étais avant de naître. Tout homme l’est par nature, est destiné, par elle, à participer à la chose publique »7. La forte valeur performative d’une telle profession de foi justifie le lien étroit qu’il établit entre raison et pratique au sein de la morale publique8.
22L’année suivante, Lavicomterie publie Les Droits du Peuple sur l’Assemblée Nationale où il précise son républicanisme de droit naturel, à l’encontre de toute vision artificialiste de la Constitution : « Je déclare que la Constitution est le seul point où doivent se rallier tous les bons citoyens […] je soutiens qu’elle est toute entière dans la Déclaration des droits de l’homme »9.
23Pour sa part, François Robert, rédacteur du Mercure National avec sa femme Louise, publie, à la fin de l’année 1790, un ouvrage au titre particulièrement explicite, Le Républicanisme adapté à la France, où il décrit un « système de républicanisme » basé sur l’équivalence entre « démocratie » et « gouvernement de tous ».
24Enfin, Baumier, dans son ouvrage De la monarchie française, paru en mai 1791, s’en prend à l’Assemblée nationale qui, « en décrétant le gouvernement monarchique, a décrété l’inconséquence, l’absurdité et la contradiction », démontre que la constitution n’est pas monarchique, mais « populaire et nationale, c’est à dire républicaine » et souhaite enfin que les citoyens fassent « retentir dans toutes les parties de la République ce cri vraiment civique : Plus de Roi ! plus de Roi ! plus de Roi ! »10
25Qu’en est-il plus précisément de la doctrine républicaine, véritable théorie pratique du mouvement démocratique parisien ? Est-elle partagée par l’ensemble du mouvement patriotique ?
26Lavicomterie précise que si « Le corps législatif est tout parce qu’il représente la nation », « l’activité de la puissance législative est nulle en elle-même », elle dépend d’une « puissance active », la « volonté générale » (ou « nationale »), c’est à dire l’opinion publique11. Dans le projet républicain radical, l’opinion publique est une catégorie explicative décisive dans la mesure où elle s’apparente au « tout » (= « la réunion des individus », « la masse générale des volontés », « l’unité générale des opinions », etc.). Et Lavicomterie d’ajouter : « La souveraineté du peuple ne peut être aliénée un seul instant parce qu’elle ne réside que dans le tout ».
27Si « l’opinion publique est la loi », a « force de loi », ce qui revient à affirmer, avec François Robert, que « le principe de toute liberté est le pouvoir de faire la loi » le législateur doit se contenter du « pouvoir de présenter les lois ».
28Il importe également de préciser qu’un tel républicanisme de droit naturel est fondé non pas sur la possession individuelle des biens matériels, garantie par un pacte social entre les individus, mais sur la « morale publique », homologue du « monde moral » des « rapports généraux entre les hommes ». Là où Mably parle des « qualités sociales », issues de « la nature de l’homme », qui « unissent les hommes », actualisent « l’action réciproque » entre les hommes, en vue de définir la morale comme » raison mise en mouvement » (Guilhaumou, 1997a), Lavicomterie précise en quoi la « morale publique », « simple », « invariable », « immense », « insécable » etc., est l’expression du caractère fondamentalement constituant de la Déclaration des droits de 1789. Ainsi la morale, identifiée au droit naturel déclaré et réalisé, est devenue « la raison mise en pratique »12 : il faut donc « fonder la Constitution sur la morale », « établir des chaires de morale calculée ».
29Un tel républicanisme radical s’inscrit dans la perspective du libéralisme de droit naturel, que Florence Gauthier (1992) a clairement distingué du libéralisme bourgeois classique. Il associe la proposition de droit (« chacun limite sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l’autre », Fichte) et la réciprocité du droit (la liberté et sa réciprocité, l’égalité), les droits-libertés et les droits-créances, y subordonne les droits-participations issus de la prononciation de droit13. La règle de droit correspond au simple fait que tout homme doit penser sa liberté comme limitée par la liberté de l’autre. Mais il doit agir en conséquence. Ainsi, au nom de la réciprocité de droit, « l’homme ne devient homme que parmi les hommes » et « c’est seulement par des actions, exprimant leur liberté, qui interviennent dans le monde sensible, que des êtres raisonnables entrent en relation d’action réciproque » (Fichte, 1796-1797 : 70). Il s’agit donc, en affirmant la nécessaire complémentarité entre la règle de droit et la réciprocité du droit, d’affirmer la prépondérance du point de vue de l’égalité, de « maximaliser tout ce qui est donné de liberté et d’égalité » (Rancière, 1990 : 66).
30Il n’en reste pas moins qu’il serait absurde d’affirmer que la théorie pratique du mouvement patriote est maximaliste de bout en bout14. Il existe en 1791 un courant minimaliste possédant son propre réseau d’opinion, et surtout héritier prestigieux, au sein de la nouvelle élite politique, d’un milieu républicain constitué dans les années pré-révolutionnaires. Brissot n’affirme-t-il pas le 19 décembre 1790, dans Le Patriote Français : « Je hais la royauté, et l’ai haïe du moment où j’ai commencé à réfléchir ; rien ne m’a paru plus dégradant pour l’homme ; j’adore le gouvernement républicain ; mais je ne crois pas les Français encore dignes de ce régime ». Pour ce futur girondin, et ses proches (Lanthenas, Roland, Bancal des Issarts...), la Constitution en cours d’élaboration est républicaine en son essence. Aussi, « peut-on prédire que si notre constitution se maintient, la royauté disparaîtra parce que l’effet de cette constitution est de tendre à la perfection » ajoute Brissot.
31Soucieux de privilégier le combat sur les questions du système électoral et du mode de représentation politique, un tel noyau brissotin15 se distingue théoriquement du mouvement démocratique dans la mesure où il voit dans l’organisation démocratique de l’opinion publique une tentative de constituer dans l’immédiat un exécutif républicain à contre-sens du processus constitutionnel en cours. Il privilégie donc la démarche pédagogique, soucieuse de démocratisation de l’opinion publique, sur la lutte frontale contre le pouvoir exécutif royal. Pour autant, les futurs brissotins évoluent dans le même milieu que les démocrates radicaux où ils essaient d’y faire avancer leurs idées, ce qui peut expliquer la position ambivalente de certaines personnalités républicaines. Les liens des républicains minimalistes avec le Cercle social, Bonneville et La Bouche de Fer, François Robert et le Mercure National sont autant de preuves de l’entrelacement, dans un espace libre de discussion, de positions non encore clairement distinctes.
32La fuite du roi, le 21 juin 1791, clarifie le débat au sein du mouvement patriotique. Brissot fait connaître sa Profession de foi sur la monarchie et sur le républicanisme où il affirme l’identification du « gouvernement républicain » au « système représentatif ». De même, Condorcet et Paine publient le 1er juillet 1791 un journal intitulé Le Républicain, et sous-titré significativement Défenseur du gouvernement représentatif. Pour ce courant républicain, la catégorie d’opinion publique est toujours aussi centrale (« L’opinion a produit notre révolution, c’est elle seule qui la soutient », Lanthenas), mais elle s’inscrit dans le contexte d’une politique progressive.
33Désormais, les républicains minimalistes, qualifiés de « brissotinsrolandins » et les républicains prononcés, proches du mouvement démocratique des sociétés patriotiques et du Club des cordeliers, s’affrontent sur la question si complexe de la souveraineté du peuple, et son corollaire la caractérisation de l’opinion publique.
34Principal théoricien de la position minimaliste en matière de souveraineté du peuple, Brissot fait explicitement référence à la nécessité d’établir, en conformité avec la souveraineté nationale, un gouvernement libre, représentatif et républicain. Ce gouvernement républicain trouve sa légitimité dans l’exercice effectif de la souveraineté du peuple sur la base de « la prononciation de droit »16. Ici, la relation du peuple à ses représentants est légitimée par un pacte social récent inauguré par la Déclaration des Droits de 1789, mais actualisé désormais par des lois positives. C’est pourquoi les principes de l’observance de la loi, du respect des personnes et des propriétés y occupent une place centrale. Ce pacte s’actualise certes dans l’exercice du pouvoir par les délégués du peuple, mais aussi, et surtout, au nom de la « prononciation de droit », manifestation exemplaire de « la souveraineté délibérante » qui permet à chaque citoyen d’user du droit de voter, déléguer, nommer, sanctionner. L’accent est donc mis sur les droits-participations.
35« La prononciation de droit viendra par la force de l’opinion publique » précise Brissot dans sa Profession de foi sur le républicanisme. A ce titre, l’opinion publique, distincte du gouvernement représentatif, est tout autant la conséquence du caractère absolu des droits de l’individu que le résultat du progrès des Lumières, de l’instruction publique. Un tel libéralisme conjoint une absolutisation des droits de l’individu, dans le trajet de la reconnaissance de l’existence individuelle (en d’autres termes, la conviction de son autonomie juridique) à la pratique universelle de délibération, et une conception progressive de la formation de l’opinion publique (Raynaud, 1991). Il est en effet bien question de traduire la souveraineté du peuple dans une dynamique d’avant-gardes formatrices d’opinion. Il apparaît ainsi que la manifestation de l’opinion publique est une étape obligatoire dans le passage du principe de la souveraineté nationale à l’exercice de la souveraineté du peuple. Sa présence atteste du caractère progressiste de l’action révolutionnaire, mais aussi des limites posées par le nouvel ordre social. A défaut de pouvoir elle-même gouverner (le contraire nous renvoie à « l’anarchie »17), l’opinion publique, dirigée par ses élites les plus éclairées, privilégie le dialogue avec les autorités constituées.
36Avec les expressions doctrinales du mouvement patriotique, l’espace libéral où il était seulement question au départ d’un passage, par la médiation de l’opinion publique, du principe de la souveraineté à son exercice, de la traduction de l’évidence de la conviction dans la pratique de la délibération, s’élargit à un problème complexe : qu’en est-il, dans la loi elle-même, de la matière de l’identité politique ? Nous sommes ainsi confrontés à un libéralisme de droit naturel où la souveraineté, appréhendée dans son extension maximale, est l’expression de la volonté générale qui dit la loi.
37Au lien causal principe/exercice (de la souveraineté du peuple) à résonance historiciste se substitue le rapport identitaire essence/expression, plus proche d’un droit naturel originaire : l’essence de la souveraineté s’exprime dans l’identité du peuple souverain ; la diversité de l’opinion publique, voire ses divisions, est l’expression même de la souveraineté, de la volonté générale. Dans l’univers doctrinal des républicains radicaux, la référence au gouvernement se scinde, la division politique est une réalité dynamique : d’un côté le peuple souverain s’oppose à un pouvoir exécutif jugé traître à la nation, de l’autre côté ce même peuple instaure un rapport privilégié au législateur. Par ailleurs, alors que le peuple fait (parler) la loi, juge de ce qui dans la loi est conforme au droit naturel déclaré, le législateur ne fait que « des actes conservateurs » de la souveraineté populaire. L’expression de l’identité du peuple souverain, analogue au droit naturel déclaré et réalisé, repose ainsi non pas sur un pacte social artificiel, garantissant à chaque individu la jouissance de ses biens, mais sur une morale publique qui met en valeur les « qualités sociales » de l’homme, comme nous l’avons vu plus haut.
38Une telle vision maximaliste de la souveraineté du peuple se précise, nous semble-t-il, à la lecture du dernier paragraphe de la pétition du Champ-de-Mars, rédigée par des cordeliers, en particulier François Robert, partisans de la déclaration, après la fuite du roi, de la République : il faut « convoquer un nouveau pouvoir constituant pour procéder d’une manière vraiment nationale au jugement du coupable, et surtout au remplacement et à l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif »18.
39Ne s’agit-il pas d’actualiser la « morale publique », expression de l’identité du peuple souverain, par la convocation de l’opinion publique, c’est à dire de la volonté nationale constituante, ce qui reviendrait à organiser un exécutif de nature avant tout communicationnelle, dans son identification au mouvement révolutionnaire lui-même ?
40Cependant, nous le savons, le dépôt de cette pétition, le 17 juillet 1791, sur l’autel de la patrie se termine par un massacre. Faisant face à la foule rassemblée à cette occasion, la garde nationale, en exécution de la loi martiale, tire. Le sang coule : une cinquantaine de personnes trouvent la mort. L’Ami du peuple de Marat titre le 19 juillet : « Massacre affreux des citoyens paisibles, des femmes et des enfants »
41D’emblée la presse modérée s’efforce de justifier un tel déploiement meurtrier de la loi martiale en assimilant les « motionneurs » à des « brigands soudoyés ». Elle organise le récit de cet événement autour d’une situation présumée d’affrontement où s’opposent les cris punitifs de la foule (« A bas le drapeau rouge », « A bas les habits bleus », etc.) et le « courage », le « zèle infatigable » de la garde nationale. Nous sommes ainsi confrontés, selon Marie-Anne Giudicelli (1989), à une fiction idéalisante de la loi martiale, qui va jusqu’à imputer aux brigands la propagation de la rumeur de massacre : « Des émissaires criaient pendant l’action que la garde nationale massacrait les parisiens au Champ-de-Mars, et n’épargnait ni femmes, ni enfants » (Journal Général de Fontenay).
42A l’inverse, la presse démocrate s’en prend à « l’appareil menaçant de la terreur » injustement déployé19, et valorise l’acte pétitionnaire, expression légitime du peuple souverain. La mise hors jeu du thème punitif (« Le peuple ne pend pas ») introduit le thème de l’innocence de la foule et estompe la violence derrière des images de sang où le caractère politique des sujets finit par s’effacer au fur et à mesure que l’horrible s’impose.
43C’est dire aussi que le massacre du Champ-de-Mars constitue un véritable événement traumatique pour le mouvement démocratique : il en sort affaibli, divisé, fragilisé par la répression. Le premier moment républicain y a épuisé ses potentialités pratiques.
44Cependant, l’idée républicaine continue à progresser, mais de façon détournée, en particulier au sein du discours d’assemblée. En effet, elle procède plus d’attitudes, de gestes que d’un discours républicain explicite, qui demeure encore le fait d’une minorité de législateurs. A ce titre, la réception du roi le 14 septembre 1791, demeuré un temps debout devant des députés obstinément assis relève d’une sorte de pratique inconsciente de la république, selon Antoine de Baecque (1994 : 685), et constitue donc une manifestation sublimale des discours antiroyalistes.
45Mais c’est au sein du réseau des sociétés patriotiques, en cours de formation sur l’ensemble du territoire français, que le mouvement républicain trouve son second souffle. Ainsi, le débat, au sein des clubs, sur le décret du 30 septembre 1791 qui tend à restreindre le rôle politique des sociétés patriotiques, nous introduit au problème d’une sociabilité politique d’envergure nationale. Aux 300 sociétés déjà en place en 1790 s’ajoutent 950 créations en 179120.
46Au premier abord, il apparaît qu’un réseau structuré nationalement se met en place autour du Club des jacobins qui a su conserver, après l’épreuve de la scission des feuillants, la confiance de la majorité des sociétés provinciales affiliées. Il n’en reste pas moins que la circulation des hommes et des idées dans un espace de communication réciproque, acquis du premier moment républicain, est plus que jamais à l’ordre du jour.
47Le mouvement démocratique et plus particulièrement les Cordeliers s’investissent prioritairement dans un tel espace de fluidité politique, où l’aspect communicationnel des liens entre les patriotes des sociétés populaires n’est pas réductible à la formation de caractère plus institutionnel du réseau jacobin. Ainsi il importe une nouvelle fois de préciser que la dynamique de l’espace public de réciprocité où se manifeste la parole démocratique ne se confond pas avec le processus hégémonique d’acculturation politique progressivement contrôlé par les jacobins à l’aide du réseau de sociabilité des sociétés patriotiques.
48A vrai dire, la conception ordinaire du jacobinisme laisse peser un double soupçon sur l’hétérogénéité attestée des pratiques démocratiques, et l’espace de parole qui s’y déploie : le soupçon de dissimuler les inégalités sociales et de prendre pour argent comptant l’illusion propre à la conscience spontanée des acteurs. A contrario, l’approche communicationnelle des ressources interprétatives mobilisées par les acteurs s’autorise de la réflexivité de l’action. Certes il ne s’agit pas de s’en tenir à ce que disent les acteurs de l’événement pris individuellement. Mais notre objectif est plutôt de décrire la mise en intrigue de l’action dans l’événement et de restituer, d’un cours d’action à l’autre, la manière dont des sujets inédits s’identifient dans un espace foncièrement intersubjectif21.
49Avec la figure diversifiée du porte-parole (le « grammairien patriote », le « missionnaire patriote », la « citoyenne patriote », etc.), nous quittons le domaine d’un sujet conscient de soi à vocation hégémonique (le patriote, le jacobin, le sans-culotte, etc.) pour nous intéresser à un sujet opérant, apte à maîtriser des procédures de formation de l’opinion et de la volonté au sein d’un espace intersubjectif. La politique démocratique que nous souhaitons donc aborder existe bien par des sujets et des dispositifs de subjectivation spécifiques. Nous nous intéressons à des sujets agissants non identifiables à priori, mais qui se légitiment dans l’action elle-même. Ces sujets « républicains » prennent consistance dans le champ d’expérience inscrit à l’horizon d’attente du droit naturel déclaré22.
50Nous sommes donc amené à différencier, dans la lignée des récentes réflexions d’Habermas, « les acteurs qui émergent pour ainsi dire du public et participent eux-mêmes à la reproduction de l’espace public des acteurs qui investissent un espace public déjà constitué pour s’en servir » (1997 : 391). Ainsi se différencient d’un côté les acteurs émergeants, en l’occurrence les porte-parole, qui ne disposent que de leur capacité persuasive propre au sein d’une opinion publique leur conférant une crédibilité, de l’autre côté les acteurs stratégiques qui s’autorisent d’un système politique déjà constitué. Et Habermas d’ajouter : « Avant d’être investi par des acteurs stratégiques, il faut que l’espace public et le public qui en est la base se soient constitués en tant que structure autonome et se reproduisant par leurs propres moyens. » (id : 392).
51Dans une telle perspective communicationnelle, le rôle des porte-parole consiste bien, pendant la Révolution française, à circonscrire l’espace public républicain sur la base des moyens réciproques accessibles à la totalité des citoyens.
52Cependant, il convient d’abord, dans une enquête sur les langages de la Révolution française, de préciser les fondements de la matérialité propre de la langue révolutionnaire, ses modalités d’insertion dans le projet républicain. C’est pourquoi nous entamons notre parcours descriptif des sujets opérants du moment républicain par la figure du « grammairien patriote ». A partir de l’énoncé « La révolution doit régénérer la langue », et par la médiation du mot d’ordre du « grammairien patriote », « élever notre langue à la hauteur de la Constitution », toute action pour la conquête de la liberté, donc en conformité à la nouvelle entente du droit, actualise au quotidien la langue des droits.
Annexe
Annexe 1 – Lavicomterie – réseau dénoncés

Annexe 2 – Lavicomterie – réseau dénoncés 2

Annexe 3 – Lavicomterie – réseau d’énoncés

Annexe 4
Ma profession de foi sur la Monarchie et sur le Républicanisme par J.P. Brissot, électeur À Paris, le 27 juillet 1791 (extraits)
« Notre constitution est tellement enracinée dans tous les esprits, qu’hors le retour du despotisme, qui ne pourrait s’opérer que par un bouleversement général, nul changement important ne s’y fera que par les délibérations et la conviction.
On a donc rien à craindre des prédications du républicanisme ; ses partisans n’ont point de forces à leurs ordres ; ils n’ont que la raison, et ne veulent employer que la raison.
Croire que leurs prosélytes et le peuple peuvent se révolter en faveur de leurs opinions, c’est oublier que les hommes libres apprennent, par l’usage de la liberté, et le développement de la raison, à rejeter toute idée de révolte contre la loi établie, lors même qu’elle contient des vices ; parce que la constitution ouvre toujours des moyens paisibles pour les faire réformer.
Enfin la vérité n’a jamais rien à redouter des discussions publiques ; elle n’a pour adversaire que des préjugés, et les préjugés ne peuvent soutenir le grand jour.
[…] Et de ces faits [Brissot a longuement défini la république dans le cadre d’une constitution représentative) résulte une conséquence importante, c’est que le passage de l’état où nous sommes à la république sera presque insensible ; ou plutôt on y est déjà sans le savoir.
Relativement à la nécessité d’assimiler au principe de la représentation, le ministère, tous sont encore d’accord ; tous veulent un conseil électif et amovible.
Les patriotes, républicains et monarchistes, sont divisés sur un seul point, sur l’abolition de la royauté. Mais les républicains n’attendent cette opération que du temps, des progrès de la raison, et de la discussion. Ils ne veulent point qu’on la précipite ; ils la voient d’ailleurs abolie par le fait et par la raison ; la prononciation de droit viendra par la force de l’opinion publique. »
Notes de bas de page
1 Ainsi le jacobin Laclos peut-il écrire, dans le Journal des Jacobins, qu’« en jugeant avec liberté toutes les opinions, en combattant avec force celles qui lui paraîtraient erronées, [le Jacobin) doit scrupuleusement respecter celles que les décrets auraient changées ou changeraient en loi ». Le contexte de cette position est précisé par Gérard Maintenant (1984) dans son chapitre sur « Le jacobinisme de 1789-1791. Un club de bourgeois patriotes ».
2 « Telle qu’elle s’est passée, La fête du 14 juillet tend à nous faire regarder, sinon Monsieur Capet comme notre égal, du moins tous les hommes et tous les peuples comme des frères » écrit Camille Desmoulins dans les Révolutions de France et de Brabant, n° 35, p. 509.
3 D’après Mona Ozouf (1988 : 101). Cette historienne signale également que le mot de « fédération », longtemps tombé en désuétude puis repris dans la « science politique » du XVIIIe siècle, s’impose au sein d’une terminologie au départ incertaine (« union », « réconciliation », « coalition des villes » etc). A propos de la fête de la fédération, voir aussi le chapitre II de son ouvrage sur La fête révolutionnaire (1976).
4 Expression contenue dans l’Adresse des Américains du 10 juillet 1790.
5 Expression de Raymonde Monnier dans son intervention au colloque Les fédéralismes (1995), B. Cousin (ed).
6 Pour une présentation d’ensemble des textes doctrinaux du courant républicain, voir Gérard Maintenant (1987).
7 Du Peuple et des Rois, Paris, 1790, p. 12.
8 Voir le tableau sémantique de morale chez Lavicomterie en annexe 1
9 Lyon, 1791, introduction p. III. Pour une appréhension d’ensemble de ses emplois de Constitution, voir le tableau sémantique en annexe 2.
10 Paris, 1791, p. 30.
11 Voir le tableau sémantique d’opinion publique chez Lavicomterie en annexe 3.
12 Voir le champ sémantique de morale en annexe 1.
13 Pour plus de précisions sur ces trois éléments constitutifs du droit naturel déclaré, voir l’introduction du présent ouvrage.
14 La position maximaliste consiste à manifester en permanence l’écart entre la politique effective et une part extérieure non prise en compte, en particulier à travers des sujets réputés passifs. Ainsi la revendication de l’inscription réelle des droits-créances dans l’effectivité du politique fait signe vers un manque à combler constitutif du champ d’expérience de la politique révolutionnaire au terme de l’action effectuée pour inscrire cet écart dans la politique. Les enjeux d’une telle approche de la politique sont précisés par Jacques Rancière (1995).
15 Voir à ce sujet les travaux de Marcel Dorigny (1989a, b, c) sur les Girondins.
16 Voir les extraits de sa Profession de foi en annexe 4 de ce chapitre.
17 Sur l’importance de la notion d’anarchie et de la figure de l’anarchiste pendant la Révolution française, voir Marc Deleplace (1993).
18 Extrait du texte de la pétition reproduite par Gérard Maintenant (1987 : 121-122).
19 Alors que « Dix milles familles goûtaient aux environs de Champ-de-Mars le plaisir de la promenade » (L’Ami des vieillards), « Tout à coup, la troupe fait volteface. Beaucoup ignoraient la loi martiale. On crie à la garde, « on n’a pas besoin de vous ». La garde tire. « On marche sur des cadavres, des femmes et des enfants qui se sauvent » (La Bouche de fer).
20 Voir la synthèse de Boutier, Boutry (1992) sur Les sociétés politiques.
21 C’est ainsi que nous avons décrit les « courses civiques » des « missionnaires patriotes » marseillais en 1792 dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1992b).
22 Nous retrouvons une fois encore les préoccupations de Jacques Rancière lorsqu’il affirme que « la politique est affaire de sujets ou plutôt de modes de subjectivation. Par subjectivation on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification va de pair avec la reconfiguration du champ d’expérience » (1995 : 59).
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