Liminaires de la deuxième partie
p. 147-154
Texte intégral
« Éclairer le peuple, c’est lui enseigner publiquement ses devoirs et ses droits vis-à-vis de l’État auquel il appartient. Du fait qu’il s’agit ici seulement de droits naturels dérivant du sens commun des hommes, les annonciateurs et les commentateurs naturels en sont dans le peuple non pas des professeurs de droit officiellement établis par l’État, mais des professeurs de droit libres, c’est-à-dire des philosophes qui précisément, grâce à cette liberté qu’ils s’accordent, heurtent l’État qui toujours ne veut que régner, et sont décriés sous le nom de propagateurs des lumières, comme des gens dangereux pour l’État. »
(Kant) 1
Le discours d’Assemblée en devenir
1Désormais, notre objectif est de décrire la manière dont s’autolégitime, sous l’égide des porte-parole, un discours républicain en acte constitutif d’un espace public de réciprocité. Cependant, il serait dommageable pour notre perspective d’ensemble d’aboutir, sur la base de l’échelle d’observation adoptée dans la première partie, à une vision statique d’un discours d’assemblée dont nous n’aurions appréhendé la radicalité que pour mieux en montrer les limites.
2De fait, tout au long du premier moment républicain (1790-1791), et bien sûr au-delà, le discours d’assemblée demeure une réalité dynamique, conflictuelle1. La « centralité législative » qu’il incarne est partie prenante, avec ses modalités propres, dans le développement du mouvement révolutionnaire. Nous pouvons ainsi parler, dès 1790, d’un dispositif interlocutif d’assemblée où se conjuguent la réflexivité du législateur, inscrite dans les débats parlementaires, et l’intelligibilité d’une opinion publique acceptable et dicible dans l’espace de la centralité par la médiation des Adresses déposées sur le bureau de l’Assemblée nationale.
3Certes la restriction imposée par ce discours interlocutif à la profusion des paroles publiques procède d’une grammaire spécifique de la discussion parlementaire (Heurtin, 1994) : retrait et distance du spectateur par rapport à l’orateur, focalisation de l’espace du débat autour de l’orateur, figuration du peuple par l’orateur, etc. Mais le silence imposé aux tribunes lorsqu’un législateur parle, l’absence légale d’interruption et le système strict d’alternance de la parole ne peuvent nous faire oublier l’instauration décisive de la publicité des séances. Cette ouverture majeure du discours d’assemblée est de fait décuplée par l’affluence des Adresses à destination des législateurs. C’est ainsi que Sophie Wahnich (1992) peut montrer comment l’Assemblée nationale occupe une place centrale dans un dispositif de réception et de mise en circulation de l’opinion publique.
4Mieux encore, n’est-ce pas à l’aide d’un tel flux d’Adresses, et de son corollaire l’abondante correspondance conservée dans les papiers de l’Assemblée nationale, que Michel Vovelle (1992) a suivi, grâce à l’habile maniement d’un étonnant jeu de cartes, le chemin de la politisation emprunté par la Révolution française ?
5A son exemple, nous avons entamé notre trajet de la parole révolutionnaire par les cahiers de doléances. Mais l’avons-nous fait vraiment dans le but d’apprécier comment « la prise de conscience politique se charge progressivement de sens » (Vovelle, 1992 : 19) ? S’agissait-il aussi de s’inscrire dans une perspective totalisante ? Retenons d’abord, avant toute prise de distance, la conclusion partagée de ce magistral travail :
« A la fois par la part de liberté qu’elle offre à l’invention spontanée – ou que celle-ci conquiert à force ouverte – comme par le déploiement progressif d’un programme, d’une pédagogie volontariste et de nouvelles pratiques politiques, la Révolution opère la diffusion d’un savoir, de mots d’ordre, elle façonne un nouvel espace proprement politique » (id : 341).
6Cependant les parentés de notre essai de synthèse avec une telle démarche historiographique, qui inscrit l’histoire politique dans une approche sociale de la conscience politique, et son corollaire l’histoire totale, tournent rapidement court tant elles demeurent limitées.
7Du sens en politique, il en est bien évidemment question dans notre essai de synthèse, mais dans un sens fort différent de la démarche historiographique, si l’on nous permet ce mauvais jeu de mots.
8Au nom d’un parti-pris antihistoriographique qui prend racine dans la tradition marxiste, nous ne croyons pas en la possibilité d’une problématique du tout politique ouverte sur l’histoire totale2. Nous présentons, dans la postface, plus d’une raison de renoncer à une telle perspective globalisante.
9Pour autant, soucieux d’expérimentation sociale, nous nous inscrivons dans la revendication actuelle d’une autre histoire sociale (Lepetit, 1995). Dans notre cas spécifique, il s’agit de décrire ce dont les gens sont capables (Boltanski, 1990) à l’encontre de la maîtrise usuelle de l’analyse historienne. Ici s’avère incontournable le passage de l’approche critique de la société par un historien qui privilégie son discours à une description de la société critique qui prenne en compte les opérations discursives réalisées par les acteurs eux-mêmes. Nous nous intéressons donc à la dimension pragmatique de l’événement révolutionnaire, à condition de nous orienter vers une pragmatique de la réflexion, comme nous l’avons souligné dans l’introduction, permettant de suivre au plus près les mouvements des acteurs, et leurs justifications, sans se donner la facilité historienne d’une approche surplombante, donc sans rajouter des sédiments historiographiques aux opérations critiques auxquelles se livrent les acteurs et les spectateurs de l’événement révolutionnaire.
10Nous ne croyons guère plus, avec Florence Gauthier (1996), à la formation progressive d’une conscience politique au nom d’un prétendu passage de la révolution bourgeoise à la révolution démocratique. Et nous pensons pouvoir affirmer, en reprenant les termes de Jacques Rancière, qu’« un sujet politique, ce n’est pas un groupe qui ‘prend conscience’ de lui-même, se donne une voix, impose son poids dans une société. C’est un opérateur qui joint et disjoint les régions, les identités, les fonctions, les capacités existant dans la configuration de l’expérience donnée » (1995 : 65).
11Ainsi, d’une partie à l’autre, du discours d’assemblée au discours républicain en acte, nous opérons un décentrement critique.
12En effet, la figure du législateur, symbolisé en 1789 par Sieyès et la solution nationale, se modifie, à partir de 1791, au contact du mouvement du peuple lui-même tel qu’il est traduit par ses porte-parole, du « grammairien patriote » à la « citoyenne patriote » en passant par « le missionnaire patriote », « l’artiste patriote », « le soldat patriote », etc.
13Si le législateur énonce la loi, il ne la fait pas : « législateur naturel » pour un temps, il prend en compte l’agir du peuple à l’horizon de l’universalité des droits. La figure de Robespierre, tout aussi emblématique de la Révolution française que celle de Sieyès, occupe désormais le devant de la scène. Le couple « énoncer la loi »/ « faire parler la loi » domine la confrontation du discours d’assemblée avec son extérieur souverain. L’acte de faire parler la loi, si caractéristique des manifestations multiformes d’une souveraineté disséminée au sein même de la nouvelle identité démocratique, demeure par là même hors de l’emprise empirique du législateur en tant que réalité constituante de la nouvelle rationalité politique.
14C’est ainsi que lorsque le jeune Marx énonce que « le pouvoir législatif a fait la Révolution française », il précise tout de suite : « le pouvoir législatif ne fait pas la loi : il la découvre et la formule seulement ». Il distingue donc le « pouvoir législatif posé, empirique » du pouvoir législatif organique en tant que « pouvoir d’organiser l’universel » (1843 : 104)3. Cette distinction est très précieuse pour comprendre la manière dont la loi, d’abord simple réalité empirique, devient l’expression directe de l’universalité des droits dans le discours républicain.
15En 1789, le législateur incarne, à travers la figure de Sieyès, l’expression médiate des besoins du peuple dans un ordre national constitué autour du système représentatif. L’hégémonie du discours d’assemblée traduit la centralité de la loi dans l’espace national. Mais, en 1792, avec Robespierre, l’espace critique du législateur, nous le verrons, se modifie : il traduit d’abord l’agir du peuple, il se veut l’expression immédiate du « mouvement populaire ». A ce titre, le législateur-philosophe incarne un agir du pouvoir législatif élargi à l’autoconstitution du peuple par lui-même dans la démocratie. Le rapport de la nation à la constitution n’est plus le lieu exclusif de détermination de la « nouvelle langue politique ». Avec le jeune Marx, nous pouvons dire que « c’est le peuple qui crée la constitution » (1843 : 69) par l’invention, hors de l’enceinte de l’assemblée nationale, d’un espace républicain de réciprocité, et la formation, dans le dialogue critique entre le citoyen et le législateur, d’une « langue du peuple ».
16Compte tenu du fait que le citoyen patriote peut participer par son jugement critique à la formation de la loi, l’acte de juger propre à tout citoyen peut s’arrimer à un discours d’assemblée appréhendé de manière hétérogène dans sa dimension foncièrement interlocutive, communicative.
17Il revient à Sophie Wahnich d’avoir montré récemment, dans le cas de « l’espace politique de l’Assemblée constituante comme espace ouvert sur l’étranger », que « l’assemblée est une scène où s’échangent des paroles, peut-être déjà des quiproquos et des incertitudes dans l’évidence d’une hospitalité qui présuppose l’universalité du genre humain et n’interroge pas les singularités et les particularités. Elle est alors la scène où l’harmonie expérimentée dans les cœurs est un don de la nature, et non un lieu de travail » (1994a : I, 145).
18La reconnaissance d’une place légitime à l’autre, « l’étranger », avec le soutien de la gauche de l’Assemblée nationale aux Adresses présentées par les étrangers favorables à la Révolution française est un exemple particulièrement significatif de l’inscription dès 1790 de la réciprocité dans le discours d’assemblée. Qui plus est, consécutivement au débat sur l’attribution du droit de paix et de guerre en mai 1790, l’Assemblée nationale s’affirme, au-delà du droit à la parole reconnu aux étrangers, comme Congrès du Monde, lieu où l’ensemble des débats internationaux qui intéressent la liberté sont réfractés4. Cependant l’hospitalité de l’assemblée à l’égard de l’étranger est avant tout une émotion : ce qu’il peut y avoir de différent, voire même de contradictoire dans la parole de l’autre n’est pas immédiatement perceptible5. Si l’Assemblée nationale affirme vouloir délibérer en présence de l’univers, et donc des étrangers, ces derniers doivent demeurer de simples spectateurs, certes enthousiastes, ils ne peuvent se substituer à l’identité de la souveraineté nationale. A ce titre, « l’hospitalité d’assemblée rend effective une interlocution symbolique. Elle permet de symboliser l’avènement du droit par le genre humain, d’en représenter une allégorie par la présence d’étrangers, de fonder une spécificité de l’événement révolutionnaire comme événement à valeur communicative » (Wahnich, 1994a : 1, 211).
19Il apparaît bien qu’une interlocution d’assemblée publique s’institue dans un espace public illimité de communication, à condition bien sûr que l’opinion publique universelle mise en place dans le dialogue du législateur et du citoyen via les Adresses puisse se concrétiser hors de l’enceinte de l’Assemblée nationale. Le dispositif interlocutif d’assemblée correspond à l’espace reconnu de la valeur communicative d’une centralité politique inédite.
20Un tel dispositif communicationnel permet donc le déploiement en permanence, au titre du lien qui unit le législateur et le citoyen, d’un acte de juger à l’horizon de l’univers alité du genre humain. Selon Kant, la théorie comme « ensemble des principes pourvus d’une certaine universalité » et la pratique « en tant que « mise en œuvre d’une fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se représente de manière universelle » se conjuguent par la médiation d’« un acte de la faculté de juger »6. Avec la Révolution française, cet acte ne se limite pas aux arguments du mouvement d’identification nationale7. Il s’agit aussi de déclarer, par cet acte, des valeurs communes dans un espace de réciprocité ouvert à l’autre, sans exclusive aucune. La référence commune à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen permet d’argumenter un faveur d’une révolution de dimension universelle.
21Cependant une telle ouverture du discours d’assemblée vers l’illimité du genre humain ne renvoie pas à un processus hégémonique qui donnerait une valeur unitaire aux modalités attestées de la culture démocratique révolutionnaire. La mise en évidence d’une dimension communicative dans le discours d’assemblée signifie bien sa part à la formation d’un espace public de réciprocité, mais n’en affecte pas pour autant le poids politique prépondérant des sans-parts dans les litiges et les conflits gérés par les porte-parole au sein de cet espace créatif8.
22Si l’inflexion majeure de la centralité législative construit un sujet universel limité de l’intérieur du discours d’assemblée, mais illimité par la prise en compte externe de l’autre, il nous reste à décrire cet intérieur de la subjectivité révolutionnaire, le savoir politique issu de l’usage diversifié des pratiques politiques au sein des appareils politiques démocratiques (sections, fédérations, clubs, communes, etc.) qui procède d’un extérieur spécifique, le discours républicain en acte.
Notes de bas de page
1 Le Conflit des facultés (1798), in Opuscules sur l’histoire (1990 : 216).
2 Voir à ce propos notre étude (1996a) significativement intitulée « Révolution française et tradition marxiste : une volonté de refondation ».
3 Citation de la Critique du droit politique hégélien (1843) reprise de la traduction des Editions sociales (1975).
4 D’après Wahnich (1994a), Tome 1, livre 2, chapitre 2.
5 Ainsi l’approche du discours d’assemblée en tant que dispositif interlocutif permet de penser la question des émotions, dans la lignée des travaux actuels de Sophie Wahnich, au-delà même de notre appréhension de la rationalité du discours républicain en acte comme nous le montrons en conclusion.
6 Sur le lieu commun, il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, 1793. Théorie et pratique (1994 : 45). Citons dans l’ensemble du passage concerné dans une autre traduction, celle d’Alain Renaut (Œuvres, 1986 : 253) : « Un ensemble de règles, fussent-elles pratiques, est nommé théorie dès lors que ces règles, en tant que principes, sont pensées avec une certaine universalité, et qu’en cela, on fait abstraction d’une multitude de conditions qui ont pourtant nécessairement de l’influence sur leur application. Inversement, toute occupation ne mérite pas le nom de pratique, mais il convient uniquement à cette production d’une fin qui est pensée comme observation de certains principes de conduite représentés dans leur généralité ».
7 Voir, dans la première partie, la manière dont la synthèse nationale se construit, puis touche à ses limites par le biais du jugement des acteurs eux-mêmes.
8 Rappelons, avec Jacques Rancière, que la politique démocratique, qui n’existe qu’à travers des sujets ou des dispositifs de subjectivation spécifiques « est la pratique dans laquelle la logique du trait égalitaire prend la forme du traitement d’un tort, où elle devient l’argument d’un tort principiel qui vient se nouer à tel litige déterminé dans le partage des occupations, des fonctions et des places » (1995 : 59).
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